Lettre L.
JE VIENS d'être témoin d'un spectacle effrayant, qui n'est pas nouveau pour les habitans de Péra ou de Constantinople. — J'allai hier sur le canal voir le départ du Capitan-Pacha, qui commande la flotte Turque, faisant voile pour l'Egypte. — La nuit suivante, un incendie affreux éclata dans Constantinople, — Ce feu a été probablement allumé par les Partisans du Capitan-Pacha, pour persuader au Sultan, que dans l'absence de son favori, il n'est plus aussi en sureté. —
Ne soyez pas surpris de cette supposition ; rien de plus commun ici que ces fortes de manœuvres. — Je montai avec l'Ambassadeur & plusieurs autres personnes sur son observatoire, & j'y restai jusqu’à trois heures du matin, pour y faire mes remarques. Les maisons brûloient comme des allumettes, tant le bois dont elles sont construites est sec & léger. L'incendie offroit une scène horrible de confusion ; & quoiqu'il eût commencé sur les bords de l'eau, & que les Janissaires eussent montré une grande activité, il y eue plus de soixante maisons de brûlées. —
Lorsque le Sultan veut faire croire au peuple qu'il n'a pas peur, il sort incognito, avec deux ou trois personnes de sa fuite, dans un bateau qu'il loue.
Je le vis ainsi sortir de son jardin, par une porte de derrière, au moment où la flotte eut mis à la voile, le feu de la nuit dernière dut renouveller ses craintes, & toutefois il étoit déjà rassuré. On fait ici, quand il fort sans garde & sans cérémonie : n'est-ce pas ressembler aux enfans qui chantent dans les ténèbres pour faire croire à leurs nourrices qu'ils n'ont pas peur? —
Les Turcs superstitieux s'imaginent que les regards d'un Chrétien sont fatals à un bâtiment neuf, ou aux enfans. —
Aussi, pour les préserver de cette funeste vue, ils ont soin de suspendre aux maisons, une boule, ou quelque chose de ridicule qui puisse attirer l'attention des passans, & les empêcher de considérer trop long-tems le bâtiment. —
Quant aux enfans, sur-tout ceux du Sultan, les gardes les cachent, lorsqu’un chrétien pourroit les voir.
Que ces précautions sont puériles ! Les Turcs ont encore mille idées superstitieuses, relativement aux Francs, (c'est le nom qu'ils donnent à tous ceux qui portent l'habit Européen). Ils croient, entr'autres choses, qu'ils ont tous une connoissance spéculative de la Médecine, & le plus souvent, s'ils demandent quelque chose aux chrétiens, ce sont des recettes pour leurs maladies.
Les jolis porte-feuilles de maroquin rouge, brodés en or, sont ici à fort bon marché. Les plus chers ne coûtent pas plus d'une demi-guinée, ou de quinze schellings. Je vous en enverrai un ou deux, en vous priant d'y renfermer mes Lettres. Je me doute bien que leur magnificence extérieure vous plaira moins que le griffonnage qui sera dedans.
Parmi toutes les absurdités dont les Turcs font esclaves, il en est une sur-tout, donc je ne puis deviner la raison. Autrefois, les Sultans avoient fait bâtir différens palais sur les bords du canal, & qui depuis ont été abandonnés. Il y en a un sur la côte d'Asie, au milieu d'un très-beau jardin qui tombe en ruine. — On a laissé dans ce palais, des glaces & des meubles de prix, que les vents & le tems dégradent tous les jours ; comme il est défendu d'y toucher, la Porte & le public perdent également : le jardin assez grand pour en faire un très-beau parc, est sauvagé & désert, & comme on ne peut y entrer, personne ne peut jouir d'un des plus beaux coups-d'œil de cette cote, de la vue du sérail qui est vis-à-vis. —
C'est ce qui arrive à toutes les maisons Royales. Si un Souverain capricieux les abandonne, on ne les démolit pas, on n'en retire pas les meubles ; mais on les laisse dépérir.
Si les Turcs ont quelques usages absurdes, ils sont généreux &c magnifiques dans l'opulence. — Jamais un Ministre de la Porte n'a d'entrevue avec un Ambassadeur d'une autre Puissance, ou un Etranger de distinction, sans leur faire un présent ; & ceux-ci répondent à cette honnêteté, d'une manière proportionnée à leur fortune, ou leur générosité.
M. de Choiseul ne s'enrichira pas de ces présens, car on m'a dit qu'il n'en reçoit jamais, sans rendre le double de ce qu'on lui a envoyé ; & je suis persuadée que c'est moins pour l'honneur de son Roi & de son Pays, que par délicatesse & grandeur d'ame, quoiqu'il soit bien jaloux de l'honneur de son Souverain & de sa Patrie.
Il n'en est pas de même de l'Ambassadeur de ***
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Rien de plus facile ici à un Ministre étranger que de changer les entrevues & les conversations politiques en or solide. —
La conduite des Turcs, à l'égard de notre sexe, devroit servir de modèle à toutes les nations. — On coupe la tête à un Turc. — Ses papiers sont examinés. — On saisit tous les meubles. — Mais on a soin de sa femme : on lui laisse ses bijoux. —
Le harem est sacré, même pour ce despote qui en fait périr le maître, parce qu'il est riche. — On peut dire aussi que les femmes Turques n'ont rien à craindre de l'impertinence d'un Public curieux & oisif, & que ce que nous appelions le Monde, ne trouble jamais leur repos.
L'observateur mal-intentionné ne connoît ni leurs talens, ni leurs charmes, ni leur bonheur, ni leur misère. — Quant à la misère, il faut qu'une femme Turque soit bien déraisonnable, si elle n'est pas contente de son sort, car les femmes même des Porteur-d'eau & des Porte-faix sont assises dans leur maison chargées de bijoux ; elles vont par-tout où elles veulent, & disposent entièrement de l'argent que gagnent leurs malheureux maris. —
Dans les grandes maisons, les femmes qui composent le harem sont subordonnée à la première femme, qui les traite comme elle le juge à propos. —
J'ai oui dire que l'épouse d'un Turc n'est pas long-tems l’objet unique de ses soins & de sa passion, mais en qualité d'épouse, elle jouit de tous les agrémens que peut lui procurer sa fortune ; &, je le répète, je ne crois pas qu'il y ait de pays où les femmes soient plus libres qu'en Turquie ; elles sont, à mon avis, les créatures du monde les plus heureuses.
J'ai été voir ici deux Grecques le jour de leur mariage. Chacun peut aller voir leurs robes de noces. Toutes deux étoient habillées magnifiquement. Leur beauté m'a singulièrement frappée. Le contraste de leurs traits les rendoit encore plus jolies à mes yeux. L'une avoit une vraie figure Grecque; la tête petite, le nez droite de grands yeux bleus, des paupières & des cheveux plutôt noirs que bruns, des sourcils bien dessinés, le col long & d'une rondeur proportionnée, plus de maigreur que d'embonpoint, & un air de douceur & de sensibilité. — L'autre avoit plus d'embonpoint, des yeux noirs, pleins de vivacité, une figure riante. Elle paroissoit plus adive que sa Belle-sœur ; sa bouche plus large laissoit appercevoir de belles dents, & paroissoit toujours disposée à rire, tandis que l'autre, avec une bouche plus petite & de plus jolies dents, sembloit vouloir les cacher, & n'embellir ses traits que d'un foudre léger. — Elles avoient toutes deux très-peu de couleurs, & la pâleur de la Grecque délicate lui convenoit parfaitement. — L'autre rougissoit souvent. — Elles auroient pu représenter Melpomène & Thalie.
J'aurois voulu que Sir Josué fût à côté de moi -, ses comportions sont allez belles pour satisfaire l'imagination d'un jeune Poète, mais son pinceau n'auroit pas dédaigné de copier ces deux charmans originaux.
Rien de plus rare ici que des cheveux blonds ou châtains, & l'on m'a dit qu'une Esclave qui en auroit de tels, seroit achetée beaucoup plus de bourses (c'est la manière de compter les sommes considérables).
Adieu. Puisse la lecture de mes Lettres vous communiquer moitié du plaisir que je goûte à vous consacrer mes instans de loisir. —
Je suis pour jamais, votre attentionnée Sœur.