Lettre XLVIII
Il semble que la nature ait voulu placer à côté des avantages les plus considérables, des désagrémens aussi grands, pour contre-balancer en quelque sorte le bien, & mettre de niveau le bonheur & l'infortune.
— La beauté enchanteresse de ce pays, le climat, les objets, la situation, tout en fait un paradis terrestre : mais la peste... mais les tremblemens de terre. Ces maux effrayans ne devroient-ils pas éloigner pour jamais de ces belles contrées, l'homme qui réfléchit. Permettez-moi une comparaison. Ne peut-on pas appeller belle, une femme qui surpasse son sexe en beauté, & qui réunit les qualités les plus brillantes à tous les agrémens extérieurs, quoique le monde qui l'environne porte envie aux avantages qui la distinguent î Mais les viles passions qui l'obsèdent ne doivent-elles pas effrayer ses plus grands adorateurs, & les empêcher de se fier à ses charmes décevans.
Les isles de la Grèce que je veux visiter, m'ont donné l'idée de cette comparaison — On me dit que ce sont toutes des volcans ; quelques-unes même ont disparu : & celles qui ont fourni à la Grèce les plus sublimes génies, semblables à ces grands hommes, ne subsistent plus que dans les livres.
Il nous arriva hier une avanture au port de Tophana ; sur le bord de l'eau font de petites plates-formes de bois, où l'on prend & l’on quitte les bateaux. Comme nous approchions, arrive un bateau rempli de Turcs, avec un cadavre : ils sembloient très-pressés, & en passant, ils touchèrent M. de Choiseul & moi ce qui le fît tressaillir : je lui en demandai la cause, & il me répondit qu'il étoit sur que c'étoit un homme mort de la peste. Jugez combien un pareil accident dût être désagréable à une personne qui n’est pas sortie depuis six mois. — J'ai vu la Mosquée de Sainte-Sophie ; & deux autres ; le dôme de Sainte-Sophie est très-grand, & mérite l'attention des amateurs : mais plusieurs de ses plus beaux piliers font posés sans-dessus-dessous, ou bien ils ont des chapiteaux d'architecture Turque. On ne voit dans ces saints Temples, ni ces superbes statues de l'antiquité Payenne, ni ces somptueux ornemens de Rome moderne. Quelques lampes mesquines, suspendues irrégulièrement ; voilà la seule dépense que se permettent les Mahométans, en l'honneur de la Divinité, ou de son Prophète.
— Je m'avançai sur les degrés, & je m'y assis pour voir l'intérieur du Temple. — J'apperçus quelques Turcs & plusieurs femmes à genoux, qui sembloient prier avec beaucoup de dévotion. Les Mosquées font toujours ouvertes : & leur manière de prier me parut très-propre à favoriser une intrigue.
— Une personne enveloppée comme une momie, peut aisément s'agenouiller près d'une autre, sans être suspecte, & marmoter tout ce qu'elle veut : & plus la conversation dure, plus elle édifie ceux qui l’observent en silence. — Il n'y a pas d'heure fixée pour le service divin, ni de Ministres pour officier dans la Mosquée. Il est vrai qu'à certaines heures du jour, des hommes du haut des minarets crient à tous les bons Musulmans, que c'est l'heure de la prière: mais chacun prend son tems, n'écoute que sa dévotion, & dit ses prières, & à l'heure & au lieu qu'il juge à propos. — Car j'ai vu plusieurs Turcs dans les places les plus bruyantes & les plus peuplées de Constantinople, prier à genoux, sans être dérangés par la variété des objets, & par le bruit qui le etoit autour d'eux. L'Ambassadeur fut obligé de demander une permission pour que je pusse entrer dans l'interieur des Mosquées. La Porte l'accorda gracieusement, & me permit d'en voir soixante-cinq. — Les cimetières sont très-nombreux : ils forment, autour de Constantinople & de Péra, une triste promenade, singulière cependant, car les arbres & les tombeaux sont confondus ensemble, & offrent une grande variété à ceux qui les visitent. — Tous les tombeaux sont couronnés d’un turban, donc la forme indique l'emploi & la qualité du défunt. — Je vous enverrai un dessin qui suffira pour vous en donnée une idée.
Il est défendu de toucher aux arbres qui sont dans ces cimetières ; aussi, la quantité de leurs branches, & leur désordre, ne font pas sans agrément. Comme aucunes bornes ne marquent ni la forme, ni le terrein de ces cimetières ; plusieurs s'étendent à un ou deux milles ; & s'ils ne donnoient lieu à de tristes réflexions, ce seroit pour les étrangers & les Turcs, un objet fort agréable. Mais quand on pense que la terre que l'on fouie aux pieds est pestiférée, & que chaque tombeau contient un corps infecté de la peste, & le peu de terre dont on les couvre par la précipitation avec laquelle on les ensevelit ; on ne doit pas raisonnablement s'y promener.
Les Turcs qui croient à la prédestination, s'imaginent que c'est le destin & non les soins des chrétiens dans leurs maisons, qui les empêche de mourir d'une si horrible maladie ; en conséquence, ils se promènent sans crainte à l'ombre de ces arbres plantés près des tombeaux de leurs voisins.
Constantinople est environné dans presque toute sa circonférence, d'un très-grand mur flanqué de tours & de bastions construits par les Empereurs Grecs. — La construction ressemble exactement à celle des châteaux de Warwick & de Berkeley, mais plusieurs de ces tours, qui servent de portes, tombent en ruines, par la négligence des Turcs, plusieurs, sur la foi d'une ancienne prédiction, croyant que l'Impératrice de Russie doit entrer dans Constantinople en triomphe, par une de ces tours, comme Impératrice de la Grèce, ont pris des mesures pour se transporter en Asie par le Bosphore. Quelques-uns ont été jusqu'à nommer la porte par laquelle elle doit passer.
Plusieurs Nations verroient avec plaisir les Turcs chassés d'un pays que la nature semble avoir formé pour être le passage commun de tous les peuples commerçans, & que l'indolence des Turcs a si longtems fermée — Tous ceux qui portent encore quelque respect aux plus beaux monumens de sculpture, doivent desirer qu'Athènes & tout ce qu'elle renferme, ne soient pas détruits entièrement par l'ignorance des Mahométans. Les Turcs jettent aujourd'hui dans des fours à chaux, des ruines qui pourroient orner le cabinet d'un amateur, & des chefs-d'œuvre servent à bâtir des murailles ou des fontaines. A peine reste-t-il quelques fragmens de cette fameuse colonne, qui fut, autrefois le plus bel ornement de l'atmeïdan, ou marché aux chevaux.
J'ai vu le Sultan aller à la Mosquée en grande cérémonie, quoiqu'il n'y ait que quelques pas de la porte du serrail à celle de la Mosquée. — Il étoit précédé par deux rangs de Janissaires, d'environ cent cinquante hommes, & d'autres personnes qui formoient le cortège.
Il montoit un cheval gris, ténu par deux Ecuyers, & étoit suivi de son fils, qui me paroit d'un mauvais tempérament, sur un cheval d'un blanc de lait : on portait au-dessus de sa tête un parasol vert, garni de diamans. — Les diamans sont la chose du monde que les Turcs aiment le plus passionnément. — Tandis que la Porte differe à dresser des batteries dans les ports les plus importans, sous prétexte qu'elle manque d'argent pour faire exécuter les ouvrages nécessaires à la défense de l'Empire, les Joailliers ne peuvent trouver assez de diamans pour satisfaire les demandes du harem, & on les paie argent comptant. C'est la quantité & non la qualité qu'on estime ici, car, à peine en trouveroit-on d'autres que des diamans roses. —
J'ai été en grande compagnie rendre visite à la femme du Capitan Pacha : mais comme cette Lettre ne pourroit contenir le récit de cette curieuse ville, je le réserverai pour la première. Je suis votre fidèle Soeur & Amie.