Lettre LIII.
Athènes, 20 Mai 1786.
Je m'embarquai le 12, à six heures & demie du soir, à bord du Tartelon, avec M. de Choiseul, une grande partie de ses Domestiques, mon Compagnon de voyage & les Officiers. Je ne sais comment cette pettite frégate pouvoit nous contenir & toute notre fuite. — Il faisoit le plus beau tems du monde & nous laissâmes à gauche ces isles appelées les Princes, à sept milles & demie de Constantinople. De ces isles au Cap Bourbouron, promontoire qui forme une partie du port de Moudagna, il y a vingt-quatre milles de demie, & treize du Cap de Bourbouron au port de Moudagna. — Comme nous n'avions pas beaucoup de vent, il nous fallut dix-sept heures pour faire ces quarante-cinq milles.
Après avoir débarqué notre aimable malade, nous remîmes à la voile, & à peine remîmes-nous en pleine-mer, que nous essuyâmes une violente tempête. Ce ne fut pas sans de grandes difficultés que nous évitâmes l’isle de Marmora, le rocher le plus effrayant, qui ne semble placé au milieu de cette mer que pour être écrasé par la foudre.
J’étois malade, car le roulis d'un si petit vaisseau m'avoit horriblement fatiguée. Lorsque nous fûmes sur la côte de Troie, j'aurois voulu descendre, mais comme il n'y a rien de curieux, & que nous n'avions pas le tems de nous arrêter, ni de chercher les cendres des Héros qui y sont enterrés, nous nous contentâmes de supposer que nous aurions pu les découvrir. En traversant le détroit, nous déplorâmes le fort du malheureux Léandre, & nous y rencontrâmes la flotte du Capîtan-Pacha. — Notre petite frégate le salua, de il répondit à notre honnêteté.
Nous passâmes à la pointe occidentale des ides de Mételin (autrefois Lesbos) & d'Ypséra, laissant à gauche celle de Scio; à droite celle de Miconie, la petite isle de Dragonisse, & nous abordâmes à celle de Naxie ou Naxos. Je n'y vis que quelques restes de l'ancien temple dédié à Bacchus, sur la pointe d'un rocher qui faisoit probablement partie de l'isle lorsque le temple y fut bâti, mais où l'on ne peut arriver aujourd'hui qu'en bateau.
Les belles proportions des ruines donnent lieu de supposer que cet édifice croit très-majestueux. - — On me montra la fontaine, sur les bords de laquelle Ariane délaissée, pleuroit la fuite de son amant, lorsque Bacchus la trouva. Elle est de marbre blanc, & trop dégradée par le tems, pour qu'il soit possible d'en faire une description.
La ville de Naxos n’est qu'un endroit très-misérable. Nous attendîmes près de quatre heures pour voir une Naxiote avec ses habits de fête, qui ne sont ni jolis, ni décens. — Une chemise très-courte, qui ne descendoit qu'à ses genoux, lui servoit de jupe. — Des perles, des plumes & de petits grains attachés sur sa veste y formoient différens dessins. — Deux ailes semblables à celles d'un papillon, placées entre ses épaules, rendoient encore plus bizarre son ajustement singulier. — Sa tête & son col étoient ornés de diamans, de perles, de rubans, d'or & de pierres. — Je n'ai jamais vu de ma vie une figure plus ridicule. —
Nous la quittâmes, en lui faisant mille excuses de la peine que nous venions de lui donner, & nous partîmes pour la petite isle d'Antipiros, qui est à droite de celle de Paros, où il me fera facile de découvrir les ouvertures de quelques carrières de ce marbre fameux. Si j'avois la baguette d'une Fée, j'en porterais plusieurs blocs en Angleterre, & je les mettrois aux pieds de mon amie Madame Damer, aussi distinguée dans la sculpture que dans tous les arts auxquels elle s'est appliquée, quoique sa modestie ait dérobé au Public beaucoup de ses talens.
Les Artistes de M. de Choiseul dévoient faire des observations géométriques & astronomiques sur cette fameuse grotte, & j'avois promis d'y descendre avec eux. Un âne, conduit par deux Grecques, m'attendoit sur le rivage, car la chaleur étoit excessive, & mes Compagnons craignoient que la marche ne me fatiguât trop. Cette grotte est, en effet, à une lieue du rivage, & il faut monter continuellement. En tournant tout-à-coup à gauche, nous descendîmes un peu, & un magnifique spectacle s’offrit à nos yeux. Une voûte demi-circulaire, formée par des rochers escarpés ont l'air de colonnes qui semblent soutenir cette voûte suspendue ; des cavernes fraîches, qui offrent une ombre bienfaisante aux troupeaux de chèvres que les Bergers Grecs y conduisent, & ces Bergers eux-mêmes couchés à l'entrée.
Tous ces objets ravissans étoient bien dignes du pinceau de mes compagnons. — Nous nous reposâmes, & on me montra une petite ouverture que l'on me dit être l'entrée de la grotte. Je ne pus entrer qu'en rampant.
Une forte corde étoit attachée en dehors, & plusieurs Matelots Grecs nous précédoient avec des flambeaux. Il falloit beaucoup de courage & d'adresse pour avancer. Quelque-fois je m'asseyois & glissois sur de petites pointes de rochers. Dans deux endroits la descente étoit perpendiculaire. On attacha des échelles de cordes, & par des ouvertures pratiquées à gauche, nous pouvions voir la grotte perpendiculairement. J'y arrivai heureusement, sans avoir voulu être aidée, car je me fiois plus à mes pieds & à mes mains, qu'aux secours des autres qui étoient assez occupés à s'empêcher de glisser.
Tournefort dit que la grotte est à trois cens toises perpendiculaires de l'entrée ; mais elle n'est qu'à trois cens pieds. Comme il y a plusieurs détours, l'erreur étoit facile dans un tems où les calculs mathématiques étoient moins parfaits qu'aujourd'hui.
Il faut que je remette à un autre moment la foible description que ma plume vous tracera de cette grotte fameuse. Je me souviens encore avec plaisir de sa ténébreuse fraîcheur, de la source d'eau pure que nous y trouvâmes, & qui nous fit trouver délicieuse notre collation.
La longue & tranquille contemplation des objets que la main silencieuse du tems a pu seule produire, fut très-favorable à l’Artiste qui dessinoit l'intérieur de la grotte, pour le second volume du Voyage pittoresque de la Grèce, où l'on me verra assise aux pieds de ce qu'ils appellent le grand autel. Je souhaitois, mon très-honoré Frère, que vous fussiez assis à côté de moi, car nul pinceau ne pourra jamais rendre exactement la multitude des objets que j'y ai vus, ni leur beauté. En me rappellant la fraîcheur de mon siège, je me sens encore plus fatiguée de la chaleur presque insupportable que j'éprouve ici : ainsi, je quitte la plume.
Adieu ; mon très-cher frère, je vous laisse à deviner le plaisir que j'ai à vous écrire. Votre très-fidelle Amie, &c.