Lettre LII.
Péra, 11 Mai 1786, à minuit.
Je n'avois pas envie de vous écrire avant d'être arrivée au moins aux rivages Troyens ; mais je vais vous envoyer quelques détails intéressans sur le Sultan. — C'est un homme extrêmement craintif, timide & ignorant, incapable de réprimer les petites intrigues des Ministres, & de diriger la police intérieure de son cabinet ou de son empire. —
Son excessive ignorance ne lui permet pas d'imaginer qu'il lui seroit nécessaire d'être instruit de ce qui se palle hors de Constantinople. - — Il a une confiance aveugle en son Capitan-Pacha. — La bravoure personnelle de cet homme est en quelque sorte la sauve- garde du Sultan qui tremble toujours. — Le Corps des Janissaires se révolte quelquefois. — Plusieurs Gouverneurs de province ou Pachas se sont révoltés tous ensemble. — Les incendies sont si fréquens à Constantinople, & la Cour de Russie est aujourd'hui si exigeante, que le moment approche où les Turcs doivent être écrasés, ou s'enfuir de leur pays avec indignation. Une grande partie murmure hautement contre la patience de la Porte. Doit-on s'étonner qu'au milieu de cette contusion un homme qui n'est jamais sorti du serrail, d'un caractère plus irrésolu que la moitié des femmes, tremble sur son trône?
Selim son neveu, & son héritier présomptif, a environ vingt-six ans. On m'a dit que son intelligence perce à travers l'éducation efféminée qu'il a reçue. Voici une preuve de la fermeté de son caractère & de ses intentions bienfaisantes : lorsqu'il fut instruit de l’horrible coutume d'étrangler tous les enfans nés dans le serrail excepté ceux du Sultan régnant, il déclara qu'il ne causeroit jamais la mort d'une créature humaine, & il a constamment évité les occasions de devenir père.
Toutes les personnes qui m'avoient été présentées, vinrent ce soir me souhaiter un heureux voyage … …
M. *** vint ainsi avec l'air du cousin Hogresten m'assurer que les isles de Naxos & de Smyrne sont dans ce moment ravagées par la peste, & que les rochers de l'Archipel sont très dangereux, & les tempêtes fréquentes. Il me souhaita un heureux retour, & m'avertit que mon voyage m'exposoit à de grands périls. — Un sourire malin que j'apperçus sur tous les visages, & la réputation qu'il s'est faite, me rassurèrent parfaitement, & si son intention étoit de me faire changer de résolution, il n'a pas réussi. —
On ne put s'empêcher d'éclater de rire, quand cet Hogresten salua la compagnie pour se retirer.
L'Ambassadeur de Venise est un homme de mérite, mais qui déteste le lieu de son ambassade. Il n'aime que Rome, où il peut satisfaire son goût pour les Beaux- Arts. — Il est d'une société charmante, & comme M. de Choiseul, il se trouve ici dans le même cas que ce Prince des nuits arabes qui étoit descendu dans un pays où tous les hommes étoient changés en pierres. — Car, en vérité, une Nation qui n’est pas sociable, est une collection de statues pour un étranger qui est forcé d'y rester ; excepté seulement que ces statues se promènent, montent à cheval, & donc dans des bateaux.
Les Musiciens de M. de Choiseul nous ont donné d'excellens concerts : quelques Dames y ont chanté. Pour moi qui suis toujours réservée sur cet article, je n'ai rien dit à personne de mes connoissances en musique. — Je vous souhaite une bonne nuit.
Adieu.