Lettre LVI.
LES Bains d'Athènes sont excellens pour guérir les rhumatismes, mais je ne conçois pas comment les femmes peuvent en supporter la chaleur. Nous entrâmes. Madame Gaspari, épouse du Consul, & moi dans une salle qui précède les bains.
C'est là que les femmes s'habillent & se déshabillent, assises sur des tables comme des tailleurs. — Il y en avoir environ cinquante. Quelques-unes lavoient leurs cheveux ; d'autres les teignoient ou les tressoient.
Plusieurs achevoient leur toilette, & avec une belle aiguille d'or noircissaient leurs sourcils. En un mot, j'ai vu dans ces bains la Nature Grecque & Turque dans son primitif état, & avec toutes les gradations de l'art qui la déguise. — Les femmes qui étoient dans la salle intérieure, étoient entièrement nues, & en sortant du bain, leur chair parassoit bouillie.
Le bain est le plus grand plaisir des femmes. Elles y restent ordinairement cinq heures, tant à leur toilette que dans l'eau. Je ne crois pas avoir jamais vu tant de femmes grasses ensemble, ni même d'aussi grasses que celles-là. Elles mettent beaucoup d'art & de coquetterie dans leur manière de s'habiller. Leur chemise sur-tout se ferme avec des crochets entre les épaules, & s'attache ensuite autour de leur veste ; elles portent aussi une espèce de corset dont je n'avois pas d'idée, mais qui me parut nécessaire à des femmes d'un embonpoint si considérable. On nous fit mille instances pour nous engager à nous déshabiller & nous baigner, mais j'avoue qu'une vue aussi dégoûtante m'auroit détournée pour la vie de goûter avec d'autres femmes le plaisir du bain. — Peu de ces femmes avoient la peau délicate ou les formes gracieuses. Je pourrois même dire qu'aucune n'avoit cet avantage. Madame Gaspari me dit qu'une jolie femme qui viendroit se baigner, seroit accablée d’éloges & de flatteries.
Je restai quelque tems dans l’embrasure de la porte, entre la salle où l'on s'habille & celle des bains. Celle-ci est circulaire, & garnie tout autour de niches pour asseoir les baigneuses. Cette salle est fort belle, & elle reçoit le jour par de pentes fenêtres qui sont au dôme.
Le soir, on invita les jeunes Athéniennes à exécuter devant moi l'ancienne danse appelée la danse d’Ariadne. Je n'en vis jamais de plus stupide ; je conçois seulement que la pantomime représente le désespoir d'Ariadne, lorsqu'elle se vit abandonnée de son amant. — La plus habile danseuse tenant un mouchoir, l'agite d'une manière languissante ; elle donne l'autre main à une féconde danseuse, qui en conduit une troisième, & ainsi de fuite. — Ces femmes forment un cercle de dix, douze, six ou huit danseuses, car le nombre en est indifférent, & elles suivent toutes les mouvemens qu'il plaît à celle qui tient le mouchoir de leur donner. Les yeux de ceux-ci sont fixés vers la terre ; ses pas, comme la musique, sont tristes & uniformes, &, comme ses yeux, ses pieds ne quittent pas la terre.
Une petite Grecque, enfant de cinq ans, fille adoptive de Madame Rogne; sœur du Consul François, qui accompagnoit les danseuses, les quitta pour venir s'asseoir sur mes genoux, & s'endormit dans mes bras. — Elle ressemble assez à mon petit Keppel, & ses petites caresses m'amuserent mille fois plus que les languissantes figures des danseuses. — Je pars demain pour aller de nouveau parcourir ces mers, où l'ignorance des Turcs a substitué de mornes tableaux aux scènes brillantes de l'ancienne Grèce, dans ces tems où Athènes encourageoit les héros & les sages.
« Ces mers où la science parut dans son printems, & qui surent les témoins de l'enfance des Arts, où la Poésie ornée des fleurs de la jeunesse, de l'aimable fiction, embellirent l'austere vérité. C'est-là qu'Ariadne pleuroit la fuite de son amant, que Thésée soumettoit la fière Amazone, que les charmes de Phryné respiroient encore sur le marbre de Paros, & que les Déesses & les Dieux trouvoient des vainqueurs. Là vécut Aristote, ce génie sublime, dont la profonde sagesse instruisit & charma la jeunesse d'Athènes, & dont le nom honore encore aujourd'hui l'antique de célèbre Lycée. Ici Homère dicta les ordres sévères du destin aux Divinités que sa brillante imagination avoit créées.
Il parcourut ces isles sous la conduite des Muses, & l'Olympe entier obéit à sa voix.
A propos d'Homère, chaque ville réclame l’honneur d'avoir reçu son dernier soupir, & toutes prétendent avoir possédé ce grand Homme pendant sa vie, ou renfermer ses cendres. Si son génie vouloir m'apparoître & m'instruire de la vérité, je vous en parlerois d'une manière plus certaine ; mais aujourd'hui je finirai ma lettre en vous protestant que la seule chose dont je sois sûre, c’est de l'estime avec laquelle je fuis votre attentionnée Sœur, &c,