Lettre LIX. 

J 'ai été voir la forêt de Belgrade, où les chênes sont très-vénérables. La superstition a toujours empêché de les abattre, aussi la plus grande partie en est dégradée. L'Ambassadeur de Hollande & celui d'Angleterre y ont deux maisons. Je leur ai promis d'aller dîner chez eux. 

A la fin de l'été, ces maisons de campagnes sont abandonnées, car dans la forêt est un lac d'où sortent des exhalaisons si dangereuses, que ceux qui restent dans le voisinage ont généralement des fièvres terribles. 

Le Sultan a un kiosk à l’extrémité du lac, qui seroit assez joli avec quelques changemens. Nous sommes à présent au commencement de ce qu'on appelle le Ramazan, le jeûne des Turcs, qu'ils observent avec un grand scrupule. Depuis le lever du soleil, jusqu'à son coucher, aucun Turc ne touche à aucune nourriture, ne boit pas même une goutte d'eau : mais lorsque la nuit est arrivée, toutes les salles de Traiteurs & les cafés sont illuminés d'une infinité de petites lampes ; & c'est un charmant spectacle que d’aller en bateau le long du canal, quand le soleil est couché. — Terrapia, Buyekdere & tous les lieux habités par plusieurs  personnes, ressemblent à autant de Wauxhalls ; & si le bateau s'approche assez du bord, on est tenté de croire que tout le monde est réuni pour souper ensemble, tant est forte l’odeur du poisson frit, du mouton & des autres mets turcs. Le premier batelier de l’Ambassadeur est un vieux Turc vénérable, avec une longue barbe blanche, qui rame au Palais de France depuis quarante ans, & c'est avec la plus grande peine, & les ordres les plus séveres, que M. de Choiseul peut f empêcher de faire son service ordinaire pendant le ramazan : on ne peut penser sans frémir, que s'il avoit la permission d'entrer dans son bateau, il rameroit quelques heures par jour, pendant la chaleur du soleil, sans avaler une goutte d'eau pour se rafraîchir, car les Turcs sont obligés d'observer la loi du Ramazan, quelques pénibles que soient leurs travaux. Ce jeûne dure six semaines. 

Le café, qui est excellent en Turquie, devient une fort mauvaise potion, lorsqu'il est préparé par les Turcs ; ils le font foible & trouble, & le boivent sans sucre. — Quant au moka, il n'en arrive pas assez à Constantinople pour la consommation du serrail ; c'est la France qui fournie le reste de ses isles d'Amérique. Vous pourrez croire que c'est une branche considérable de commerce, quand je vous dirai que de cinquante en cinquante verges, sur une grande route, à l’ombre d'un arbre ou d'une tente, on vend du café, & que les Turcs qui voyagent, ou qui vont en ville, s'arrêtent souvent dans ces endroits pour en prendre une tasse. Il est vrai que les tasses ne sont guères plus grandes qu'un coquetier, mais vingt-quatre tasses par jour à chaque personne qui voyage, qui fait des visites, ou qui reste dans sa maison y cela doit en consommer une quantité énorme. 

M. de Bukalow m'a donné un bal superbe à sa maison de Buyekdere : son jardin est grand comme un petit parc : j'y ai vu un arbre, dont les feuilles ont la même forme & la même propriété que la sensitive, elles tremblent, & se ferment quand on les touche. — M. d'Herbert a aussi une jolie maison & un beau jardin à Buyekdere. — N'avez-vous jamais entendu parler à Paris, d'Isaac Bey, Turc, qui y a tait un long séjour? M. de Choiseul me le présenta hier matin : il entra dans ma chambre, suivi de cet Isaac, homme vif & de bonne mine, qui, après s'être assis quelques minutes, & se prosterna à mes pieds, baisa le bord de ma robe, & m’offrit un très-beau mouchoir de mousseline brodée. 

Il a été à Pétersbourg & à Londres. — Ce sont les deux Villes du Monde qu'il aime le moins, parce que la populace ne le voyoit pas se promener dans les rues, sans l'appeler ‘’chien de Turc François’’. Il dit qu'il n'y retournera pas. Mais Paris est un paradis — paradis Paris ; il veut y retourner. Vous pouvez bien croire que les sirènes de l'opéra l'ont enchanté sur la scène ; & hors du théâtre. 

Il me divertit beaucoup ; il resta à dîner, & causa librement, aussi bien qu'il le pouvoit. Adieu. 

Votre affectionnée Sœur, &c. 

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