Lettre XLVI. 

25 Avril 1786. 

JE GOUTE une double satisfaction en logeant au palais de France. Monsieur de Choiseul, malade depuis six mois, n'étoit point sorti ; mais il va mieux, & reçoit des visites à cause de moi. Il va aussi se promener, ce qui ne peut manquer de lui faire beaucoup de bien. Il a avec lui plusieurs Artistes, dont il emploie les talens à dessiner & peindre les plus belles ruines qui subsistent encore en Europe & en Asie, & par-tout où ces Artistes peuvent pénétrer. M. Casas, l'un d'eux, a été volé plusieurs fois par les Arabes, mais la beauté & la précision de ses destins s'immortaliseront. La collection du Comte de Choiseul est unique dans son genre. Il veut, à son retour à Paris, faire exécuter en plâtre, ou en quelqu'autre matière qui imite le marbre, toutes les ruines & les temples dont il a les dessins; il placera ensuite ces petits modèles sur des tables dans une galerie. 

L'Ambassadeur m'assure que le plus ancien & le plus magnifique amphithéâtre du monde est à Pola en Istrie, à trois journées de navigation, au sud-est de Venise ; il est près du port & bien conservé. Le temple d'Auguste & l'arc triomphal d'ordre Corinthien dans la même ville, font aussi de superbes monumens de l'antiquité. —  M. Casas les a dessinés. — Le soir, lorsque je ne reçois point de visites, & que l'Ambassadeur a fini toutes ses affaires, il vient dans mon appartement avec M. Casas & d'autres personnes. Il fait apporter de grands porte-feuilles remplis de dessins, & nous passons trois ou quatre heures à les regarder & à converser sur des sujets dont j'aime à m'entretenir. 

Croiroit-on qu'un François ait eu assez de goût pour passer dix ans de sa vie à faire une collection d'objets d'architecture ancienne, vraiment admirables ? — Le voyage pittoresque de la Grèce, entrepris par M. de Choiseul, à l’âge de vingt-deux ans, au milieu de dangers sans nombre, pour découvrir de nouvelles antiquités, si je puis m'exprimer ainsi, suffiroit pour le rendre cher à tous les amateurs des beaux-arts. — Mais aujourd'hui que son jugement est formé, & que tous ses matériaux sont rassemblés, je ne doute pas que le fécond  ouvrage qu'il va mettre au jour ne soit un chef-d'œuvre, le plus partait en ce genre. 

— Vous serez étonné que je ne commence pas cette Lettre par vous faire une magnifique description de tous les objets que j'apperçois de mes fenêtres ; mais mes yeux & mes oreilles sont-ils satisfaits au-dedans, que je fuis plus disposée à vous parler d'abord de ce qui se passe dans l'extérieur du palais. M. de Choiseul n'est pas seulement un homme-de-lettres distingué, c'est encore un homme aimable & poli. 

Il ne connoît point ces attentions odieuses & fatigantes des jeunes François qui se font un devoir de dire aux femmes de jolies choses, ou de les admirer, lors même qu'ils les connoissent à peine. 

Il a toute la dignité de la vieille Cour, & les manières aisées de la nouvelle. Quand je serois l'Impératrice de Russie, il ne me traiteroit pas avec plus de respect & avec plus d'égards si j'étois sa Sœur. Sa maison ressemble à un bel hôtel François ; elle est bâtie en pierre &c en bois solides, matériaux bien rares dans un pays où les maisons sont construites aussi légèrement qu'un théâtre. 

— De quelques-unes de mes fenêtres, je vois ce port que les Anciens appeloient la Corne d'Or ; & de quelques autres j'apperçois la mer de Marmara, les flots qui la couvrent, & une partie du sérail. — Je vis hier le Sultan assis sur un sopha d'argent, tandis que tous ceux qui l'accompagnoient etoient sur les bancs du jardin. Le coup-d'œil étoit magnifique, car ces bancs font d’une forme légère, dorés & peints élégamment. 

Nous avions un excellent télescope, & nous contemplâmes très-distinctement la splendeur Ottomane. Le Sultan se teint la barbe en noir, afin de se donner l'air plus jeune ; ce qui le fit reconnoître de loin, par le contraste singulier qu'elle fait avec son visage pâle & livide. — Le kiosk où il étoit avec son sopha d'argent, ressemble à beaucoup d'autres qui sont sur les bords du canal. 

— Admirez combien les mots se dénaturent & changent de signification dans un pays étranger. Nous entendons par sérail l'habitation ou plutôt la prison des femmes : ici, c'est la résidence du Sultan. On ne peut l'appeler son palais, car les kiosks, les jardins, les cours & les écuries se confondent tellement, qu'on pourroit dire que ce sont autant de maisons & de jardins séparés. 

Les rues de Péra, de Constantinople sont si étroites, qu'on n'y peut aller en voiture. — A chaque étage, les fenêtres s'avancent sur la rue, beaucoup plus que celles de l'étage inférieur, de sorte que ceux qui habitent le haut des maisons, peuvent facilement se donner la main d'une maison à l’autre, à travers la rue. 

Jamais un Turc, pour peu qu'il soit d'une condition relevée, ne fait de visite à quatre pas de chez lui, sans y aller à cheval. A mon arrivée, j'en vis un qui sortoit d'un bateau, & qui monta gravement, pour quelques instans, un superbe cheval gris, que quatre Esclaves lui avoient amené. 

On voit dans les rues au moins autant de femmes que d’hommes, mais elles ont l'air de momies mouvantes. Une longue robe de drap, d'un verd foncé, les couvre depuis le col jusqu'aux talons ; elles portent par-dessus une grande pièce de mousseline, qui enveloppe leurs épaules & leurs bras, & une autre qui leur cache le haut de la tête & les yeux; jugez si toutes ces étoffes ne doivent pas tellement déguiser l'air & la taille, que l'on ne puisse plus distinguer femmes, hommes, Princesses ou esclaves. 

Je ne connois pas de pays où les femmes puissent jouir de plus de liberté, & être à l'abri de tout reproche. Un mari Turc qui voit une paire de pantoufles à la porte de son harem ne doit pas y entrer : son respect pour le sexe l’en empêche, quand une étrangère rend visite à son épouse ; combien n'est-il pas facile à un homme de se déguiser en femme pour rendre de pareilles visites ? Si je voulois me promener dans les rues,  je m'habillerois de même, car les femmes Turques ont coutume de dire des injures à celles qu'elles rencontrent le visage découvert. 

Si je sors, c'est dans la chaise-à-porteur de l'Ambassadeur, semblable à celle que j'ai à Londres, excepté qu'elle est dorée & vernillée comme un carrosse François. Je suis portée par six Turcs, parce qu'on imagine ici qu'il n'est pas possible que deux ou quatre hommes suffisent pour porter une personne seule : deux Janissaires me précèdent, la tête couverte de grands bonnets fourrés. — Les Janissaires servent ici de gardes aux Ambassadeurs. — Dieu merci : Je n'ai pas beaucoup de chemin à faire avec toute cette pompe i &: cependant, je crains à chaque instant qu'ils ne me laissent tomber, tant ils sont mal-adroits ! — La plate-forme, d'où l'on s'embarque, & où l'on aborde, n'est heureusement pas loin du Palais. J'y trouve le bateau de l'Ambassadeur toujours tout prêt. 

On loue ici un bateau comme, on loue à Londres un carrosse de place. Ils sont tous très-bien sculptés, & plusieurs font ornés de dorures ; la forme en est légère & agréable : les Bateliers Turcs rament fort bien, ce qui contraste entièrement avec l'indolence visible du peuple de tout état. — 

Je vis dernièrement dans la boutique d'un Maréchal-ferrant un Turc couché sur des coussins, frappant nonchalamment un fer qu'il travailloit, & la pipe à la bouche. Les Turcs, d'un rang plus distingué, ne prennent pas la peine de tenir leur pipe. Par le moyen de deux petites roues attachées aux deux côtés de la pipe, elle est soutenue, & le fumeur n'a d'autre peine que d'aspirer & de souffler, ou de poser la pipe sur la lèvre inférieure lorsqu'il veut remuer la tête, — C'est peut-être un bonheur pour l'Europe, que les Turcs soient paresseux & ignorans. L'immense pouvoir dont jouiroit cet empire, s'il étoit peuplé d'hommes industrieux & ambitieux, le rendroit bientôt maître de l'Univers. — Il ne sert aujourd'hui qu'à intercepter le commerce & les guerres des autres Puissances. — Le paisible & stupide Turc peut rester un jour entier assis sur le bord du canal, occupé à contempler des cerfs-volans dans les airs, ou des enfans qui se promènent dans leurs petits bateaux. — J'en ai vu un qui, couché à l'ombre d'un immense platane, avoit les yeux fixés sur une espèce de bouteille que l'eau agitoit & qui s'amusoit du bruit qu'elle faisoit. Je ne devine pas comment peuvent aller les affaires d'Etat, car le Cabinet Turc est généralement composé d'ignorans mercenaires. Le Visir étoit autrefois batelier d'Hassan Bey, Capitan Pacha, ou Grand- Amiral. — Hassan, lui-même, n'avoit été qu'esclave à Alger. L'intrigue conduit ici à toutes les places. — Chaque Ministre a ses créatures, chaque Sultane a les siennes ; & pour les placer, il n'est pas de manœuvres que les uns & les autres n'emploient. Versailles n'est certainement pas agité d'autant d'intrigues que la Porte. Un Pacha rébelle lève des troupes, & fait une guerre ouverte à son Souverain, qui l'a revêtu de toute son autorité. Il en est un dans ce moment, à la tête de quarante mille Albaniens, qui peut aisément se faire Roi d'un très-grand pays. — Son nom est Mamoud : il n'a pas encore trente ans : — il a succédé à son père, dans son gouvernement, & il résiste aujourd'hui ouvertement à la Porte. — Doit-on s'étonner que les Turcs croient à la fatalité, puisque la naissance & les talens ne conduisent ni aux places, ni à l'autorité ? — N'est-ce pas pour cela qu'on tranche ici tant de têtes? —  Voici un exemple récent, qui prouve que l’amitié particulière du Sultan n'est pas un moyen sur d'éviter une mort prompte & inattendue. — Un Grec, nommé Pétraki, parent du Banquier de la Cour, avoir, par son accès facile auprès d'Achmet, excité la jalousie du Ministère. 

Un jour de Conseil, les Ministres, sous différens prétextes, demandent la tête de Pétraki. Le Sultan allègue des raisons particulières & plus fortes que celles des Ministres, pour sauver Pétraki : mais le Capitan Pacha & ses amis osent dire qu'ils ne sortiront du Conseil, que quand Achmet aura signé l'ordre ; & l'ordre fatal est signé les larmes aux yeux. — Alors une personne est chargée d'aller examiner les papiers de l'infortuné qui venoit de périr, parce qu'il avoir eu des relations avec le Cabinet Ottoman. — Celui qui étoit chargé de cet examen; en trouva quelques-uns qu'il scella de quatre grands sceaux, & qu'il voulut remettre dans les mains mêmes du Sultan, Il étoit au désespoir de les avoir vus ; car ce Pétraki étoit l'Agent particulier du Sultan, à qui il remettoit l'argent des places que son crédit faisoit obtenir : & les comptes de Pétraki étoient si bien en règle, que les femmes qu'il avoit données au Sultan, les dates, les places, tout étoit enrégistré. 

On ne concevroit jamais les basses intrigues des Ministres de la Porte. — Le Sultan a la plus haute opinion du jugement & du courage du Capitan Pacha. Lorsque celui-ci sort de Constantinople, le Sultan croit sa Capitale en danger. — Tout le monde convient, à la vérité, qu'il a établi une meilleure police. — A un incendie, les Janissaires ne faisant pas bien leur devoir, il en fit jeter quatre dans les flammes, pour encourager les autres ; comme Voltaire l'a observé dans d'autres occasions. — Il est toujours suivi d'un lion comme d'un chien. — L'autre jour, le lion l'accompagna au Divan: mais les Ministres eurent si peur, que plusieurs sautèrent par les fenêtres, & que l'un se cassa presque le col en descendant l'escalier avec précipitation. On laissa le Grand-Amiral & son lion tenir seuls le Conseil ce jour-là. 

Je regarde comme un grand bonheur pour les Ambassadeurs, que les Turcs ne reçoivent, ni ne rendent de visites. — En effet, pourroit-on concevoir rien de plus désagréable que de vivre avec les hommes les plus ignorans de la terre? — Vous savez sûrement que les Turcs surent toujours persuadés qu'il étoit impossible à une flotte Russe de venir à Constantinople, autrement que par la mer Noire, quoique les François eussent essayé de leur faire voir sur la carte un passage pour leurs ennemis dans l'Archipel. Jusqu’au moment où leur flotte fut engagée avec celle des Russes, dans la Baie de Tchesme, on en révoquoit en doute la possibilité. 

On m'a dit qu'un M. Bouverie qui vouloit voir Constantinople, regarda cette Ville de dessus sa frégate, sans débarquer. Je crois qu'il n'avoir pas tort : car Constantinople & l'entrée du Bosphore, par la mer de Marmara, offrent le coup-d'œil le plus magnifique & le plus majestueux que l'imagination la plus brillante puisse se figurer. — 

Il n'est pas étonnant que Constantin ait choisi ce lieu pour la Capitale de son Empire. La nature semble avoir réuni la terre & l'eau pour orner un paysage que le goût, dégagé de réflexions ambitieuses, voudroit peindre comme des grâces vivantes. Mais moi, qui suppose volontiers tout ce qui est possible, j'aime à me représenter sur les bords du canal, Pétersbourg, Paris, Londres, Moscou, Amsterdam, & toutes les grandes Villes que j'ai vues : je me les figure séparées les unes des autres, & il y a assez de place pour les contenir toutes.— 

Je finis mes suppositions, & je pense que l’homme a agi sagement, en faisant peu dans un lieu où la nature a tant fait, & que tout est comme il doit être, Personne ne doit être plus persuadé de cette vérité que moi, qui ai le bonheur de vous avoir pour ami & pour Frère. Mais, de peur que vous ne soyez pas de mon sentiment, à cause de la longueur de cette Lettre, je la finis, en vous assurant que je serai toujours & par-tout, votre affectionnée Sœur, &c. 

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