Lettre XLV. 

La Princesse étoit assise à la turque, avec trois de ses filles à côté d'elle, âgées d'environ neuf, dix & onze ans. La Princesse en a trente, c'est une très-belle femme, qui ressemble assez à la Duchesse de Gordon ;  ses traits & son air ont cependant plus de douceur; sa peau m'a paru plus blanche  & ses cheveux plus blonds. Elle ne manque pas d'embonpoint, & elle est dans le sixième mois de sa huitième grossesse. Elle me prit par la main &me fit asseoir à côté d'elle. 

Le Prince, pour me donner une preuve extraordinaire de respect, a permis à M. de V. d'entrer dans le harem, & il l'a fait asseoir à côté de lui. Il y avoit près de vingt femmes dans la salle ; une d'elles, au lieu de turban, portoit un grand bonnet de martre, placé derrière ses cheveux qui étoient attaches à une espèce de bourrelet. Cette coiffure ne me parut pas sans agremens. La Princesse me dit que c'étoit une Dame de Valachie, coëffée à la mode du pays. 

Lorsqu'elle m'eut fait toutes les questions ordinaires aux femmes orientales, elle me demanda si j'étois habillée à la françoise, & me dit qu'elle seroit charmée de pouvoir me retenir un an entier en Valachie. Le Prince paroissoit le desirer autant qu'elle ; mais je les assurai que je ne resterois pas vingt-quatre heures à Buccorest. Ils m'invitèrent donc à souper avec eux ; j'acceptai, à condition que j'aurois la liberté de retourner auparavant dans mon logement, pour écrire à Constantinople, ainsi que j'avois promis de le faire aussitôt mon arrivée dans cette Ville. On me conduisit à mon carosse & je traversai les cours avec les mêmes cérémonies. Lorsque je fus dans la voiture, le Secrétaire me dit qu'il avoit ordre de me montrer un beau jardin anglois appartenant à un vieux boyard ; & nous allâmes le voir. 

C'est à-peu-près le jardin potager d'un de nos Curés de campagne. — Le maitre de ce jardin a la figure la plus vénérable, une barbe blanche comme la neige, il est vêtu d'une longue robe de mousseline, & soutenu par les domestiques, car il marche difficilement. Il me fit offrir tous les fruits de son jardin, &  lorsque je fus près de sortir, je rencontrai la même Dame au chapeau de martre que j'avais vue au Palais. Elle témoigna une grande joie de me voir dans la maison de son père, & j'eus beaucoup de peine à me séparer d'elle : elle me tenoit dans ses bras, & m'étouffoit pour ainsi dire, de ses caresses. Le nom de ce respectable père est Bano Dedescolo, un des premiers Nobles de la Valachie. 

Cependant je retournai à mon logement, & à peine avois-je fini une lettre à M. de Choiseul, que deux Officiers du Prince, & plusieurs  autres personnes de sa suite entrèrent avec le Secrétaire. Ils me prièrent de passer dans une galerie qui environne la cour intérieure de la maison. J'y allai & je vis dans la cour, au milieu d'une grande foule, un beau cheval arabe, dont la bride étoit tenue par deux Turcs. — Le Secrétaire me dit que le Prince ayant appris que j'aimois les chevaux, il me prioit d’accepter celui-ci, qu'un Pacha à trois queues lui avoir donné quelques jours auparavant, & qu'il espéroit que je le recevrois avec autant de plaisir, qu'il en avoit eu à me l'offrir. Je lui répondis le plus honnetement qu'il me fut possible, & je distribuai de l'argent aux palfreniers qui l'avoient amené, & à tous les gens de l'écurie. 

Le souper fut servi plus à l'européenne que je ne l'aurois cru. Je ne me ferois pas attendue à trouver une table posée sur des pieds, ni des chaises autour. Le Prince se mit au bout de la table, la Princesse d'un côté, & moi de l'autre. M. V. fut pareillement invité, & on le plaça à ma gauche. Plusieurs Dames souperent avec nous. La Princesse avoit derrière elle neuf femmes pour la servir. — La table étoit ornée d'argenterie évidemment angloise, sallières, &c. Il y avoit en outre quatre superbes chandeliers qui me parurent d'albâtre, garnis de fleurs composées de petits rubis & d'émeraudes. 

Pendant tout le souper, on joua cette maudite musique Turque, mais heureusement, elle fut relevée de tems en tems par des Bohémiens, dont les accens délicieux auroient excité à la danse l'homme le plus lourd. 

Le Prince s'apperçut de l'impression que cette musique faisoit sur moi, & il voulut que les Bohémiens jouassent plus souvent que les Turcs. Il semble que ces Bohémiens soient nés esclaves, & qu'ils fassent partie des possessions du Prince de Valachie, tant que dure son pouvoir. Il me dit lui-même qu'il n'en restoit que cinq mille, de vingt-cinq mille qu'ils étoient autrefois. Le souper fini, nous passâmes dans la première salle, où la Princesse m'avoit reçue d'abord ; mais le Prince & M. V. se placèrent d'un côté, & la Princesse, les autres femmes & moi, nous nous assîmes de l'autre. La Princesse crut que j'usois du droit des Voyageurs, quand je lui dis que les Dames, chez nous, apprenoient à danser & à écrire. Je lui dis encore beaucoup d'autres choses dont elle douta pareillement.

… …

Son mari fumoit sa pipe, & j'étois fâchée qu'elle n'en fît pas de même, car je vis que c'étoit par civilité qu'elle s'en abstenoit. Le Prince me demanda si je connoissois l'Empereur & le Prince de Kaunitz. Je lui répondis que j'avois cet honneur. Les reverrez-vous, me dit-il ? — Probablement. — Eh bien, dites au Prince que je suis dévoué à ses ordres ; dites aussi à l'Empereur que j'espere qu'actuellement que nous sommes voisins, nous vivrons en bonne amitié. — La singularité de ce message manqua de me faire rire, mais je l'assurai gravement que je m'en acquitterois fidèlement, si j'en trouvois l'occasion. 

Vers onze heures & demie, je me levai pour prendre congé, & la Princesse me fit présent de quelques beaux mouchoirs brodés. Je fus encore obligée de m'excuser de ne pouvoir rester avec elle un an entier, ce qui lui auroit été très-agréable, attendu, disoit-elle, que ma compagnie étoit charmante. — Je sortis du palais avec le même cortège qui m'avoit accompagnée d'abord. On y ajouta, je crois, une centaine de flambeaux, & toute la musique Turque & Bohémienne aux deux côtés du grand carosse doré. Cet horrible concert & cette comique procession triomphèrent de toute ma gravite, & quoique le Secrétaire fût présent, je ne fis qu'éclater de rire jusqu'à la maison du Consul François, qui m'avoit offert un lit avec beaucoup d'instances ; & c’est de chez lui que je vous écris. 

Mes éclats de rire avoient tellement dérouté les idées de M. V. ** sur le savoir-vivre, qu'il dit au Secrétaire que j'avois l'oreille si délicate, que la moindre cacophonie me faisoit rire. Il le répéta de toutes les manières possibles. Je disois, oh oui ! c’est bien vrai, & puis, j'ajoutois en anglois, que voulez-vous que je fasse ? J'ai l'air d'un polichinel que l'on promène dans les rues avec ces trompettes & cette foule autour de moi. Cependant la maladie gagna le Secrétaire & M. V. & nous arrivâmes en riant tous trois à la maison du Consul, dont l'épouse m'avoit fait préparer un excellent lit. Je me débarrassai des Musiciens en leur donnant une poignée de monnoie. — L'extrême chaleur m'empêche de dormir; & j'emploie ces momens d'insomnie à vous écrire. — 

Buccorest est une Ville considérable, & dont la situation est magnifique. — Il seroit à la vérité difficile de trouver dans tout le pays un site desagréable. 

La Valachie paie à la Porte un tribut annuel de quatre cents bourses (la bourse est de 100 sequins), sans compter le grain, la laine, & plusieurs milliers de moutons. Les bergers paient en outre tous les ans, un tribut de quatre-vingt mille peaux de bétail, avec du beurre, du fromage & du suif. 

S'il n'arrive pas de bled d'Egypte à Constantinople, la Valachie est obligée d'y suppléer. Je dirai toujours que sur la terre, tour ce qui est supérieur de si nature, animé ou inanimé, est cruellement taxé. — Ce pays superbe, dont le fol & le climat fournissent d'abondantes productions, est malheureusement fournis à un pouvoir despotique, qui arrache tout, sans pitié, à ses habitans. L'avarice de leurs Princes, leur enlève ce qui avoit échappé aux besoins de Constantinople ; elle tarit d'abondance jusques dans la source, en forçant les infortunés Valaques à s'enfuir dans les montagnes, où ils évitent au moins pour quelque tems, les cruautés d'un Gouvernement tyrannique, qui les punit de l'impossibilité où il les a mis, de satisfaire à de nouvelles exactions. 

Je pars demain de grand matin, & je vous écrirai d'Hermanstadt, la première Ville impériale que je trouverai. J'ai de plus à ma suite une espèce de Négociant de d'interprète, qui parle parfaitement la langue de ce pays, de qui va jusqu'à Hermanstadt. 

Adieu. 

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