I Grandeurs passées de l'Asie Mineure. Intérêt qu'elle offre encore aux voyageurs. Le firman. Départ de Constantinople. Le golfe d'Izmid [[Izmit]]. Chalcédoine. Nicomédie [[Izmit]]. Sabandja [[Sapanca]].

 

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Détail de la carte avec les leixu décrits dans cette première partie du récit


De toutes les provinces soumises au sceptre du sultan, l'Anatolie est celle où le voyageur peut le mieux étudier les mœurs de la race turque sans aboutir à ces conclusions extrêmes que l'on voit formuler tous les jours.
A Constantinople, il se trouve entre les hommes de la vieille roche, plus méfiants et plus inabordables là que partout ailleurs, et les raffinés qui ont, à Paris ou à Londres, dépouillé l'originalité du caractère national pour en rapporter, avec un grand fond de scepticisme, un goût plus prononcé pour nos plaisirs que pour nos travaux. Les masses populaires s'y ressentent du contact continuel des étrangers.

En Syrie, en Bulgarie, dans les provinces grecques, les Turcs vivent pour ainsi dire en pays ennemi ; on ne saurait les y bien juger, pas plus que les Anglais en Irlande ou aux Indes.

Dans l'Anatolie, au contraire, ils sont chez eux, et leur naturel y apparaît, exempt de contrainte, avec ses qualités et ses défauts.

Le cadre de cette revue ne me permet pas de tracer ici l'esquisse morale dont j'ai pu recueillir les éléments ; j'ai voulu expliquer seulement pourquoi, en quittant Constantinople, je me suis dirigé vers des contrées que les étrangers négligent le plus souvent de visiter.
Et d'ailleurs l'attrait des grands souvenirs ne suffisait-il pas pour m'attirer vers cette Asie Mineure, où depuis les premiers âges historiques, plus de peuples fameux et d'hommes illustres ont passé qu'en aucun autre pays ?

Là, Sésostris, l'Égyptien, se heurta, il y a plus de trois mille ans, contre les Scythes venus des steppes du Nord ; là, les dieux et les héros ont accompli leurs fabuleux exploits. Homère qui chanta cette épopée, le sage Thalès, l'ingénieux Ésope, Hérodote, Apelles, sont des enfants de l'Asie Mineure.

La Grèce y trouva comme une seconde vie dans ses colonies qui, pour la splendeur des arts et des lettres, ne le cédèrent en rien à la mère patrie, et Rome se plaisait à y rencontrer son berceau. Ce sol classique a été le champ de bataille des luttes colossales engagées entre l'Orient et l'Occident, et qui marquent les grandes époques de l'histoire.
Puis, quand la lumière du christianisme vient à luire sur le monde, cette terre, séjour favori des dieux de l'Olympe, en reçoit un nouvel éclat. Saint Paul et saint Barnabé y prêchent l'Évangile et la parcourent plusieurs fois en tous sens. L'apôtre saint Jean occupe le siège d'Éphèse où la sainte Vierge habite quelque temps près de lui ; et l'ange de l'Apocalypse proclame les hautes destinées des sept églises d'Asie.

Le dernier des persécuteurs, Dioclétien, dépouille à Nicomédie la pourpre impériale, et non loin de là, Constantin vient rendre son âme à Dieu.

Le premier concile oecuménique se tient à Nicée ; Éphèse, Chalcédoine, reçoivent à leur tour les Pères de l'Église. Mais bientôt, sur les ruines des temples grecs, sur les ruines des églises chrétiennes, de nouveaux envahisseurs plantent l'étendard de Mahomet.
Pour qu'aucun peuple de la terre ne reste étranger à ces contrées, pour qu'aucune illustration ne leur fasse défaut, la haine du croissant y conduit nos pères, les armées des croisés les traversent à plusieurs reprises ; on y voit Pierre l'Ermite, Godefroy de Bouillon, Louis le Jeune, Frédéric Barberousse.
L'extrême Asie, représentée par Tamerlan, vient à son tour à ce rendez-vous des nations. Non, il n'y a pas sous le soleil un autre pays qui ait une pareille histoire. Le charme des souvenirs devrait donc y appeler les voyageurs, alors même que, dans l'ordre des beautés naturelles, rien ne s'offrirait à leur admiration. Mais il n'en est pas ainsi ; ses montagnes avec leurs épaisses forêts, ses fleuves, ses lacs, au bord desquels gisent les ruines de cités illustres, ses côtes que découpe en mille festons la plus poétique des mers, donnent aux sites de l'Asie Mineure un cachet de grandeur digne de ses hautes destinées.

Tel est le pays que j'ai trop rapidement parcouru. Sans en avoir visité toutes les parties, j'ai pu suivre un itinéraire qui touchait aux points principaux, et saisir ainsi les traits les plus remarquables de sa physionomie. Je ne saurais prétendre à écrire sur l'Asie Mineure un livre complet ; je dirai seulement ce que j'ai vu, et dans l'ordre où je l'ai vu. C'est un simple journal de voyage que je vais transcrire ici.

Le 24 septembre 1862, à la chute du jour, je double la pointe du Sérail sur l'Ajaccio, aviso à vapeur, en station dans le Bosphore. M. de Vernouillet, secrétaire d'ambassade à Constantinople, attaché précédemment à la mission de Chine, et habitué de longue date aux explorations aventureuses, a bien voulu se joindre à moi pour visiter l'Asie Mineure.

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Nicomédie (Izmid), vue de la mer (voy. p. 228).


Un domestique français et un drogman grec nous accompagnent ; ce dernier doit remplir au besoin les fonctions de pourvoyeur et même de cuisinier. Nos bagages sont renfermés dans quatre cantines sur lesquelles sont roulés des lits de camp.

[Un firman]

Nous avons négligé de nous munir de tentes. Nous devons chaque soir rencontrer quelque lieu habité, et le firman du sultan nous donne lieu de compter partout sur un bon accueil.
Cette pièce, comme spécimen du style de la chancellerie ottomane et des coutumes orientales, mérite d'être reproduite ici.

En tête est le thougra [tugra] impérial, ce signe vénéré, dont les lignes, contournées en arabesques bizarres, représentent dit-on l'empreinte des cinq doigts que les premiers sultans apposaient au bas des actes, et que Mahomet II imprima, tout humides de sang, sur l'une des colonnes de Sainte-Sophie.
Ces arabesques encadrent le nom du souverain

LE SULTAN FILS DE SULTAN ABDUL AZIZ KHAN, FlLS DE SULTAN MAHMOUD KHAN
« Gloire aux oulémas érudits, cadis et muftis des districts qui se rencontrent sur la route de Brousse à Kioutaiah et à Smyrne (que le Très-Haut augmente leur science !).
Gloire à leurs semblables et à leurs égaux, mudirs des districts et membres des medjlis (que leur autorité s'affermisse !).
A la réception de ce signe élevé et impérial, sachez que
Il a été annoncé que M. le comte de Moustier, l'un des Leïzadés [Titre de courtoisie, qui signifie proprement issu d'une famille de Beys.] du glorieux pays de France, et M. de Vernouillet, l'un des secrétaires de l'ambassade, désiraient se rendre pour se distraire de Constantinople à Brousse, à Kioutaiah, Smyrne et dans les environs.
En conséquence, vous, cadis, muftis et autres susnommés, quand les beïzadés de Moustier et de Vernouillet entreront sur le territoire de qui que ce soit d'entre vous, vous aurez pour eux tous les égards qui leur sont dus, vous leur ferez donner tout ce qui leur sera nécessaire pour leur nourriture et préparer les chevaux dont ils auront besoin.
Et, les faisant accompagner par le nombre nécessaire de zaptiés, vous veillerez à ce qu'ils voyagent en toute sécurité, et vous mettrez tous vos soins à ce qu'ils ne soient troublés ou dérangés en quoi que ce soit.
C'est à cet effet que ce firman est émané ; agissez donc en conséquence, sachez-le et ajoutez foi en ce noble signe.
Écrit dans la dernière décade du mois de Rebi ul evvel 1279 (septembre 1862),
A Constantinople la bien gardée. »

Le 25, au lever du soleil, nous naviguons dans le Golfe de Nicomédie, l'Astacus sinus des anciens. Comme le Bosphore, il est encadré de collines boisées sur lesquelles s'étageaient autrefois les villas des patriciens de Bysance ; on n'y aperçoit aujourd'hui que de rares villages sans importance, mais dont les noms furent célèbres jadis.

A l'entrée du golfe, en face de Constantinople, est Kadi-Keuï (l'ancienne Chalcédoine) [Kadiköy], mêlée à toutes les guerres de l'antiquité, assiégée par Pharnabase, par Alcibiade, par Mithridate ; elle était florissante sous les successeurs de Constantin.

C'est là que Rufin, cet indigne ministre des empereurs Théodose et Arcadius, avait établi sa résidence dans une villa si magnifique et si vaste qu'on l'appelait Rufinopolis. Le quatrième concile général s'y assembla pour condamner Eutichès (451). Les monuments de l'ancienne Chalcédoine ont tous disparu ; leurs débris, transportés à Constantinople, ont fourni des matériaux pour la grande mosquée de Soliman.

Sur la même rive, se montrent successivement Guébisé [Gebze], l'ancienne Lybisba, où Annibal eut recours au poison pour ne pas tomber entre les mains des Romains.
Pline dit qu'il y a visité son tombeau ; sans doute le tumulus gazonné qu'on voit encore aujourd'hui ; Héréké (Ancyron), toute voisine de Nicomédie ; Constantin y avait une villa, et c'est là qu'il rendit le dernier soupir.

[[Izmit]]

A huit heures du matin, nous jetons l'ancre en face de Nicomédie (Izmid).
La ville présente un aspect gracieux ; elle couvre les flancs d'une colline des masses de verdure, des coupoles, des minarets se montrent çà et là parmi les groupes de maisons.

A mi-côte, est le kiosque du sultan, construction récente et sans importance il ne rappelle en aucune façon ni le palais de Dioclétien incendié l'année même où l'empereur signa l'édit de persécution contre les chrétiens, ni celui qui fut édifié au dix-septième siècle par Mourad IV et dont les derniers vestiges ont disparu. Près de là, se trouvent les chantiers de la marine. Durant des siècles ils ont produit ces flottes vaillantes que la chrétienté redoutait. Les temps ont bien changé, ils ne recèlent plus aucun danger pour l'Europe ; et d'ailleurs, aujourd'hui, l'armement des principaux navires a lieu à Constantinople. Cependant Nicomédie fournit encore son contingent nous avons en face de nous une frégate en construction. Le sultan qui, depuis le commencement de son règne, témoigne d'un vif intérêt pour l'armée et la marine, doit venir la visiter dans peu de jours.
De l'ancienne Nicomédie, capitale de la Bithynie, fondée par Nicomède I à la fin du quatrième siècle avant notre ère, embellie par Pline le Jeune, préteur pour l'empereur Trajan, et par Dioclétien qui, après y avoir proscrit les chrétiens, y résigna la dignité impériale (305), il ne reste rien que des débris de murailles ou d'égouts à peine dignes de l'attention du voyageur.
Nicomédie est aujourd'hui le chef-lieu du Kodja-Ili on peut y compter de quinze à vingt mille habitants, et les chrétiens, grecs ou arméniens, forment à peu près le sixième de cette population.

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ILL. Kemer-Kupru, pont sur le Sangarius entre Sabandja et Gheïveh (voy. p. 233).
 

Les formalité de douane et de santé nous retiennent sur l'Ajaccio jusqu'après déjeuner, et, vers onze heures seulement, nous descendons à terre. Nous y trouvons le kaïmakam établi sous la tente pendant que l'on reconstruit son konak. Il est entouré des membres du medjlis et nous fait un gracieux accueil. Les tchibouks, le café, les politesses d'usage, la conversation, que nous mettons à profit pour recueillir des renseignements et arrêter notre itinéraire, remplissent une heure pendant laquelle les zaptiés, désignés par le kaïmakam pour nous escorter, nous font préparer des chevaux de poste.

NOTES
1/ Les divisions territoriales de l'empire ottoman, anciennes déjà, mais régularisées et uniformisées par le Tanzimat, consistent en
>> 1. Eyalets (gouvernements), à la tête desquels est un vali ou mutésarrif. Les étrangers donnent habituellement au gouverneur d'une grande circonscription le nom de pacha ; mais ce titre, aujourd'hui, tout en marquant le rang hiérarchique de celui qui l'a reçu, ne se rapporte à aucune fonction spéciale.
>> 2. Sandjaks ou livas (provinces), administrés par un kaïmakam.
>> 3. Kazas (districts), que dirige un mudir.
>> 4. Nahiyès (communes), à la tête desquelles est le mouktar.
Chacun de ces magistrats est assisté par un medjlis, conseil composé des principaux fonctionnaires et des notables de la circonscription. Les communions chrétiennes et les juifs y sont représentés par les évêques, les rabbins, ou par leurs délégués. Les attributions de ces conseils consistent principalement dans la répartition de l'impôt ; ils siègent aussi dans certains cas comme tribunaux.
2/ Hôtel (konak). A Constantinople, on donne ce nom aux habitations particulières des principaux fonctionnaires ; dans les villes de province, il désigne la résidence officielle du premier magistrat ; dans les villages, la maison commune.
3/ L'organisation des postes, dans l'Asie Mineure, date du temps de la domination persane ; les empereurs romains l'avaient perfectionnée on trouve dans leurs codes plusieurs lois relatives à ce service. Les stations de postes étaient alors pourvues de chars à deux et à quatre roues ; on voit, dans les lettres de Pline, qu'il fit en voiture une partie de son voyage d'Ephèse à Nicomédie.
Les routes, fort négligées au temps du Bas-Empire, peu entretenues par les premiers sultans, n'existent plus aujourd'hui ; on ne rencontre que des sentiers, et les transports se font tous à dos de cheval et de chameau.
Les voyageurs qui ne sont point pressés font bien d'user de leurs propres montures. Dans les grands centres de population, il y a des loueurs (katerdjis) avec lesquels on peut faire marché pour un ou plusieurs jours.
Quant aux stations de poste, il en existe sur les principales lignes de communication, espacées entre elles de 25 à 30 kilomètres. Les chevaux qu'on y entretient sont réservés pour les services publics, spécialement pour porter les courriers (tatars) ; mais, ainsi que l'avaient réglé les empereurs romains, les particuliers munis d'un permis (bouyourouldi) peuvent aussi en faire usage. Le tarif de la poste est de cinq piastres autour de la capitale, et de trois piastres et demie (environ soixante-quinze centimes) dans le reste de l'empire, par heure et par cheval. Les heures ne sont point calculées d'après le temps réellement employé pour se transporter d'un point à un autre, mais en raison de celui qui est nécessaire à un chameau de caravane pour parcourir le même espace.

 


A midi, nous sommes en selle et, les derniers téménas échangés avec les autorités de Nicomédie, notre petite troupe sort de la ville.

Les deux zaptiés qui formaient notre escorte étaient, comme la plupart de leurs confrères, des gens de fort bonne mine, je veux dire solidement bâtis, d'une physionomie martiale, fièrement campés sur leurs chevaux, vêtus et armés avec recherche.

[Les zaptiés]

Les zaptiés remplissent en Turquie le rôle de nos gendarmes mais on suppose facilement que si le but général de leur organisation est le même protection des personnes et maintien de l'ordre public, il n'y a, quant aux détails, aucune assimilation possible. Ils ne sont pas astreints à l'uniforme- ; leur costume est celui du cavalier turc, si ce n'est qu'ils remplacent le vieux turban national par le fez d'ordonnance ; la couleur des vêtements, le dessin des broderies, le choix des armes de toute forme et de toute taille qui sont plantées dans leur ceinture rouge comme des épingles sur une pelotte, dépendent de la fantaisie de chacun.

La condition du zaptié est en parfaite harmonie avec les goûts favoris de l'Osmanli caracoler sur un bon cheval, étaler des armes brillantes, errer par monts et par vaux en fumant le tchibouk [çubuk] ; se faire servir dans chaque village du café et parfois une poule et du pilav ; c'est un genre de vie fort apprécié en Turquie. Aussi chaque bourg, résidence d'un mudir, a-t-il ses zaptiés qui se fournissent de chevaux, s'équipent, pourvoient à leur entretien, moyennant une solde de 65 piastres (15 fr.) par mois, m'a-t-on assuré.

Malgré leur sobriété et le bon marché de toutes choses, de pareils appointements ne pourraient leur suffire s'ils n'y ajoutaient quelques profits, par exemple des gratifications accordées par les voyageurs qu'ils escortent. Ces gratifications montent très-haut lorsqu'il s'agit d'un raya, porteur de valeurs, et qui réclame la protection des zaptiés sans avoir le droit de les requérir ; il leur donne alors, en un jour, plus que le gouvernement dans tout le mois. Il est rare aussi qu'ils partent à jeun d'un village où ils ont fait halte ; et souvent, au konak, les restes de la table du kaïmakam ou du mudir suffisent à leurs repas. Les profits vont-ils au-delà ? Existe-t-il entre les brigands et eux de secrètes intelligences, comme de mauvaises langues nous l'ont parfois laissé entendre ?
J'aime à me persuader le contraire et à penser que si cela s'est vu, ç'a été à titre d'exception. Ils peuvent bien éviter la rencontre des bandes qu'ils seraient impuissants à disperser, ils peuvent fermer les yeux sur les méfaits de quelques petits tyrans, peu scrupuleux dans leurs rapports avec des voisins rayas ; mais plusieurs, tout récemment, se sont fait tuer en défendant des convois dont ils avaient la garde, et lorsqu'un voyageur s'est confié à eux, il a raison, je le crois, de compter, sinon sur une complète sécurité, du moins sur leur loyauté. Je n'ai pas le souvenir de les avoir vus brutaliser ou rançonner les gens de la campagne, et ceux à qui nous avons eu affaire se sont toujours montrés honnêtes, alertes, pleins de soins et d'attentions à notre égard.

D'Izmid à Sabandja la distance est de trente kilomètres ; nous mettons six heures à la franchir. La route, large d'environ quatre mètres, pavée de pierres plates ou rondes, est tellement dégradée que les chevaux ne peuvent y marcher ; il faut presque constamment se tenir dans les sentiers latéraux devenus, à la suite de quelques jours de pluie, de véritables fondrières. La chaussée d'ailleurs est rompue et disparaît sur plus d'un point.
C'est l'ancienne voie romaine qui traversait l'Asie Mineure du nord-ouest au sud-est jusqu'aux confins de la Syrie, l'artère principale d'où rayonnent encore aujourd'hui les différentes lignes qui relient le golfe Persique au Bosphore, les grandes villes de l'Arménie, de la Mésopotamie, de l'Anatolie à la capitale de l'empire. Les premiers sultans l'ont sans doute entretenue, mais elle est tombée depuis longtemps dans un état de complet abandon, partageant en cela le sort qu'ont éprouvé, en Turquie, tous les ouvrages du même genre.

Nous rencontrons, tantôt des attelages de boeufs épuisant leurs forces à tirer hors des bourbiers deux ou trois paires de roues sur lesquelles sont assujettis d'énormes troncs d'arbres ; tantôt des convois de chameaux, les uns en marche, les autres se préparant à bivouaquer dans quelque clairière.

Les taillis qui bordent la route, étouffés sous les lianes et les vignes sauvages, offrent à l'oeil une série de buissons épais, mêlés de pelouses sur lesquelles se dressent d'énormes platanes. La tige de ces arbres est mutilée, le plus souvent, à quelques toises du sol, ce qui nuit à la beauté de leurs proportions. A sa base, le tronc présente ordinairement une excavation servant aux chameliers de guérite et de cheminée.

Notre marche n'est interrompue que par un repos de quelques instants devant un derbend [NOTE : ce mot veut dire proprement défilé ; il sert aussi à désigner de petits bâtiments, moitié corps de garde, moitié cafés, répandus sur les lignes que suivent les courriers et les caravanes, pour servir de stations aux zaptiés et d'abri aux voyageurs.] situé dans les bois, à l'ombre de grands platanes, et nous entrons, vers six heures et demie, à la nuit presque close, dans le bourg de Sabandja. Les rues, comme dans la plupart des villes turques, y sont fort étroites et pour ainsi dire recouvertes par la saillie que forment les toits des maisons. Nous le traversons dans toute sa longueur pour gagner à l'autre extrémité un bâtiment isolé, perdu au milieu des arbres, et qu'on nous dit être un khan nouvellement construit pour héberger les étrangers. Il y a peu de villes en Turquie, et même de gros bourgs, qui ne possèdent un établissement semblable. C'est une œuvre pie que de pourvoir à leur fondation, et la charité privée en fait le plus souvent les frais.

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NOTES

1. Les téménas sont les saluts. Il y en a de plusieurs degrés le téména humble exige que l'on se courbe à demi et que, de la main, on fasse le geste de ramasser de la poussière aux pieds de celui qu'on salue et de la verser sur son front ; pour le téména respectueux, on porte la main au cœur, à la bouche et au front. La main portée seulement au cœur ou au front constitue le téména familier.
Généralement, en Orient, le supérieur salue le premier son inférieur celui-ci attend ce signal pour être certain que ses politesses ne seront point importunes. Les étrangers, faute d'être au courant de cet usage, sont tentés de taxer de grossièreté ce qui, au fond, n'est qu'un l'affinement d'humilité (voy. t. VIII, p. 150).
2. Les appointements d'un mudir sont de 300 piastres (75 francs) par mois.

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Le khan ne contient ordinairement aucun meuble, n'offre aucune ressource pour la subsistance du voyageur. On le lui ouvre et il s'y installe et s'y nourrit comme il l'entend. Celui de Sabandja est encore dans toute sa fraîcheur ; par une heureuse exception, nous y trouvons deux salles entourées de nattes et de divans, et un cavedji [Cafetier] qui a eu le bon esprit de s'établir au rez-de-chaussée, nous fournit, en prenant son temps, une omelette et une poule au riz. Notre première journée se termine ainsi dans de fort bonnes conditions.

Le mudir de Sabandja est absent, mais son vékil [Lieutenant, adjoint] nous rend visite, et nous promet de bons chevaux et deux zaptiés, pour le lendemain à six heures. Ils ne sont pas toutefois, avant sept heures, dans la cour du caravansérail.

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ILL. Mausolée antique près de Badjikeuï, entre Ak-Séraï [Aksaray] et Nicée (voy. p. 235)
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