X La Lydie. Ruines de Sardes [Sardis]. Crésus et Solon. Cyrus. Autres souvenirs historiques. Le Pactole. Tombeaux des rois de Lydie. Cassaba. Bas-reliefs de Sésostris [hittite]. Les Zeibeks maraudeurs. Nymphi. Voyage nocturne. Arrivée à Smyrne [Izmir].
Le 17, à sept heures du matin, nous nous dirigeons vers les ruines de Sardes, situées à une heure et demie de Salikli. Depuis hier, nous foulons aux pieds cette Lydie qui, personnifiée dans Crésus son plus grand roi, est restée comme un symbole de la richesse. Malgré l'or du Pactole, malgré la fertilité des vallées qu'arrosent le Méandre et l'Hermus, elle connut peu de jours heureux, et fut jadis ce que les plaines non moins fortunées de la Lombardie ont été dans les temps modernes, le champ de bataille des nations.
Les ruines de Sardes sont presque effacées : prise de vive force, incendiée, pillée sept fois au moins par les Scythes, les Perses, les Grecs, les Goths, les Sarrasins ; ébranlée jusque dans ses fondements lors du grand tremblement de terre qui, sous le règne de Tibère, désola toute l'Asie Mineure ; elle a été enfin, en 1402, l'objet d'une dévastation si complète de la part des soldats de Tamerlan, qu'elle n'a jamais connu depuis lors d'autres habitants que les Yourouks [yörükler], installés sous leurs tentes au milieu de ces ruines [NOTE : On voit aussi dans le voisinage un moulin au bord de l'un des deux ruisseaux qui passent à Sardes ; un peu plus loin un café et quelques maisons éparses dans la plaine.].
[Sardes]
A l'exception des deux magnifiques colonnes [NOTE : On en voyait encore six au siècle dernier. Celles qui restent sont enterrées du tiers au moins de leur hauteur.], reste d'un temple de Cybèle construit sous le règne d'Alexandre le Grand, tous les édifices dont on retrouve les débris (théâtre, stade, gymnase, églises), datent seulement des premiers siècles de notre ère. La plupart de ces monuments sont reproduits ici et je ne m'arrêterai point à les décrire. Il ne semble pas d'ailleurs que le luxe des constructions ait été celui que les Lydieris estimaient le plus. [NOTE : "La Lydie n'a point, comme d'autres contrées, d'objets merveilleux que l'on doive décrire." (HÉRODOTE, liv. 1, 93.) "Il y avait à Sardes un grand nombre de maisons construites en roseaux celles de briques étaient aussi couvertes en roseaux." (HÉRODOTE, liv. V, 101.)]
Si les ruines de Sardes offrent encore aujourd'hui un aspect imposant, c'est grâce à la manière dont elles sont encadrées. Elles s'étagent au bord, d'une large vallée, sur les premières pentes du Tmolus. Les cimes granitiques qui les dominent s'élancent du sein de sables accumulés, dont la masse, par suite d'éboulements successifs, est sillonnée de profondes déchirures ; auprès des ruines d'une ville on dirait les ruines d'une montagne. Le mamelon qui portait l'acropole fournit un exemple frappant de cette disposition du terrain. Toute sa paroi septentrionale a glissé jusqu'auprès du théâtre, emportant dans sa chute une partie de la plate-forme supérieure où l'on ne trouve plus que des pans de murs peu anciens.
Ces dégradations doivent être attribuées à l'action des eaux, mais surtout aux commotions souterraines.
En face de cette décadence générale, comment ne pas évoquer l'ombre de Solon?
Un jour, il y a plus de deux mille ans, dans le cours de ses voyages, il avait reçu l'hospitalité sous les lambris du palais de Crésus : "O mon hôte athénien, lui dit le roi, le désir m'est venu de te demander quel est, de tous les hommes que tu as vus, le plus heureux ? Solon parla longtemps de la fragilité du bonheur, et il ajouta « O Crésus! tu questionnes sur les affaires humaines un homme qui n'ignore pas combien la divinité est jalouse et se plaît à tout bouleverser. Tant qu'il n'est pas mort, on ne peut dire qu'un homme a été heureux. En toute chose il faut considérer la fin." [Hérodote, liv. I, 31 et 32]
La fin de Crésus et celle de Sardes ont, en effet, cruellement démenti les espérances dorées dont on eût cru pouvoir les bercer au moment où parlait Solon. Crésus monte sur le trône lorsqu'a déjà pris fin la longue période de migrations, de luttes héroïques, de premières aspirations vers la civilisation \et les arts qui constitue l'enfance de tous les peuples, et que marquèrent en Lydie ces épisodes à demi fabuleux où la poésie et la peinture ont puisé tant d'inspirations Midas, changeant en or l'eau du Pactole, mais impuissant à cacher ses oreilles d'âne Hercule filant aux pieds de la reine Omphale ; l'invisible Gygès ; le vaniteux Candaule. Alyatte, père de Crésus, dans le cours d'un règne de cinquante-sept ans, avait assuré définitivement la suprématie de la Lydie sur les autres contrées de la Péninsule ;
cependant les colonies grecques résistaient encore Crésus rendit Éphèse tributaire, Milet seule conserva son indépendance, et l'on peut dire, sans trop d'exagération, que la Lydie comprit alors tous les pays qui s'étendent entre le fleuve Halys et les trois mers.
Ce n'était pas assez ; redoutant l'ambition de Cyrus, Crésus voulut le prévenir et franchit l'Halys avec une nombreuse armée. Alors commença cette série de revers aussi éclatants que rapides, dont il faut lire dans Hérodote le dramatique récit [Hérodote, liv. l, 79 à 100] : la bataille de Thymbrée (548), la prise de Sardes, la scène si émouvante du bûcher [NOTE : Cette partie du récit d'Hérodote est toutefois contestable, Xénophon l'a rectifiée au commencement de la Cyropédie] d'où Crésus descendit pour demeurer le prisonnier et l'ami de son vainqueur.
Sardes devint le chef-lieu de la grande satrapie d'Asie Mineure ; mais elle fut encore témoin d'événements importants. Xerxès y rassembla son armée avant d'envahir la Grèce (480) ; Cyrus le Jeune organisa dans ses murs cette expédition qu'a immortalisée Xénophon, le général et l'historien des Dix mille (401) ; Alexandre y entra après la bataille du Granique (334) ; Scipion, peut-être, après celle de Magnésie (190) Frédéric Barberousse, enfin, vit Sardes déjà déchue, avant d'aller, moins heureux qu'Alexandre, périr dans les eaux du Cydnus (1190).
Nous avons peine à nous éloigner de ces lieux où revivent tant de magnifiques souvenirs ; nous nous asseyons quelque temps en face des ruines, devant un café qu'ombragent de beaux platanes, et dont le péristyle est porté sur des colonnes antiques. Un ruisseau coule devant nous sur un lit de sable ; est-ce le Pactole? Deux petits cours d'eau traversent l'emplacement de Sardes ; divers passages des historiens anciens semblent désigner comme ayant porté ce nom célèbre, le torrent, desséché pendant l'été, qui passe à l'ouest du temple de Cybèle ; mais le ruisseau près duquel nous nous reposons peut aussi faire valoir ses droits : "adhuc sub judice lis est". Tous deux sans doute ont charrié ces paillettes d'or arrachées aux filons que leur eau lavait en se frayant un passage à travers les masses granitiques du Tmolus ; ces filons sont depuis longtemps épuisés.
Nos domestiques, avec les bagages, ont pris les devants sous la conduite de l'un des zaptiés ; guidés par l'autre, nous marchons rapidement dans la direction de Cassaba où nous arrivons à six heures et demie, après avoir traversé un pays riant, entre les montagnes et l'Hermus. Au-delà du fleuve nous voyons se dresser les tumulus gazonnés qui servent de tombeaux aux rois de Lydie. Construits au bord du lac Gygès, à l'exemple des nécropoles égyptiennes voisines du lac Moeris, ils sont si nombreux que les Turcs appellent ce lieu Ben-Tépé (les mille collines). La plus élevée de ces éminences a été décrite par Hérodote comme étant le tombeau d'Alyatte, père de Crésus ; sa circonférence est de près de mille mètres. On y a tenté, dernièrement, des fouilles qui n'ont pas amené de découvertes importantes.
Cassaba est une petite ville commerçante ; on dit que ses habitants cultivent bien leur territoire ; ils envoient à Smyrne des melons et des pastèques renommés à juste titre. Nous y recevons la plus cordiale hospitalité chez un négociant catholique élevé à Smyrne et parlant assez bien le français. Un enfant lui est né dans la nuit qui a précédé notre arrivée. Il doit aller à Smyrne chercher un prêtre pour le baptiser, et se décide à faire route avec nous.
Le 18, nous partons à huit heures du matin. Nous sommes dans la vallée qui sépare le Tmolus du Sypile ; au-delà de cette montagne est Magnésie, où Scipion l'Asiatique battit Antiochus le Grand.
La campagne est en partie cultivée, couverte en partie de lauriers-roses. Nous rencontrons à chaque instant de longues files de chameaux ; on sent le voisinage de la ville la plus commerçante de l'Anatolie.
Après avoir traversé à gué une rivière, près des ruines d'un ancien pont, nous nous arrêtons à un café, et, laissant nos domestiques et les surudjis gagner Smyrne directement nous prenons un guide et nous nous dirigeons avec notre compagnon de voyage et les zaptiés vers les montagnes situées à l'est de Nymphi [Kemalpaşa] ; nous voulons y visiter le bas-relief sculpté sur le flanc de l'un des rochers de la vallée de Kara-Bell [Karabel], et qui, au dire d'Hérodote, représenterait Sésostris le Conquérant [Hérodote, liv. II,106.].
Malgré la vitesse de nos chevaux, nous arrivons au but de notre excursion peu de temps seulement avant le coucher du soleil ; notre guide a peine à trouver la gorge étroite où est situé le bas-relief ; nous rencontrons un zeibek qui nous y conduit. Un rayon de lumière éclaire encore le rocher, et je puis, à travers des pierres et des broussailles, hisser et installer ma chambre obscure à peu près en face du bas-relief, pour le reproduire par la photographie. Le dessin que l'on voit page 266 me dispense d'une description. Le lecteur remarquera que la roche calcaire a subi l'action du temps ; la poitrine du guerrier ne porte plus cette inscription dont Hérodote signalait l'existence les caractères hiéroglyphiques sculptés entre la tête du personnage et le fer de sa lance sont à peine perceptibles aujourd'hui.
[Bas-relief hittite de Karabel]
L'ensemble et les détails de ce bas-relief répondent exactement à la description d'Hérodote, si ce n'est que la lance est dans la main gauche et l'arc dans la main droite, à l'inverse des indications fournies par le grand historien. Nul doute, cependant, qu'il n'ait entendu désigner le bas-relief de Kara-Bell ; mais ne s'est-il pas trompé en l'attribuant à Sésostris, n'est-ce pas plutôt un monument assyrien ? Quelques voyageurs penchent pour la seconde hypothèse je n'entreprendrai point de trancher cette question, mais elle est digne de toute l'attention des savants. [NDLR : en fait, il s'agit d'un bas-relief hittite représentant Tarkašnawa, roi de Mira, fils d'Alantalli, roi de Mira, avec une inscription en louvite hiéroglyphique]
Nous repartons sans tarder, chevauchant au crépuscule à travers des ravins tapissés de touffes de myrte. Tout à coup, au-dessus des buissons, nous voyons briller les canons de quatre fusils, et ceux qui en sont armés, des zeibeks costumés à ravir, se présentent en travers de notre passage. Nous sommes cinq, nous avons déjà la main sur nos armes ; les zeibeks sont gens à juger rapidement une situation ; ils se rangent et nous font un salut que les zaptiés leur rendent avec courtoisie. Mais nous n'avons pas fait une demi-lieue qu'une bande plus nombreuse vient à nous. Dix hommes armés nous environnent, parlant tous ensemble avec volubilité nous pourrions croire à une rencontre plus fâcheuse que la première, si la tenue des assaillants, différente de celle des zeibeks, et les éclaircissements que notre compagnon de voyage nous fournit, ne venaient aussitôt nous rassurer. Nous avons affaire cette fois au mudir de Nymphi ; à la tête de ses zaptiés, il poursuit les zeibeks que nous avons rencontrés ; il les accuse d'avoir, le matin, fait un mauvais coup dans le voisinage. Après nous avoir demandé des renseignements, cette troupe repart trop bruyamment pour avoir chance d'atteindre sa proie. Il est presque nuit quand nous traversons Nymphi (Nif) [Kemalpaşa], village pittoresque serré de près par de grands rochers. A quelque cent mètres en dehors, sont les ruines d'un vaste bâtiment carré, palais construit par l'empereur Andronic le Jeune.
A partir de ce point nous cheminons à tâtons par des sentiers pierreux et accidentés ; il nous faut, de temps à autre, mettre pied à terre pour reconnaître notre route. Parfois nous passons près d'un campement de yourouks dont les gros chiens, éveillés en sursaut, accourent vers nous et nous poursuivent de leurs aboiements. Mais les bivacs les plus nombreux sont établis sur le penchant des montagnes qui relient le Tmolus à la mer, et dont nous longeons la base. On y voit briller une ligne de feux non interrompue, sur une longueur de plusieurs lieues ; c'est une illumination d'un effet grandiose, dont les reflets lointains ne peuvent toutefois éclairer notre marche.
ILL. Ephèse - Vue d'ensemble des ruines prise du mont Prion (voy. p. 271)
A onze heures seulement, nous entrons dans Smyrne après avoir franchi, sur le pont des caravanes, ce poétique Mélès aux bords duquel naquit Homère. [NOTE : Les poètes de l'antiquité ont souvent attribué à Homère le surnom de Mélèsigène ; on n'ignore pas toutefois que sept villes se disputaient l'honneur de lui avoir donné le jour : "Smyrna, Chios, Colophon, Salamis, Rhodos, Argos, Athenae, / Orbis de patrià certat Homere, tuâ."]
Vers minuit, nous dînons à l'hôtel des deux Auguste où nous savourons bientôt, comme à Brousse quinze jours auparavant, le bien-être d'une installation confortable. Du reste, il est prudent, en général, de ne point entreprendre d'excursions nocturnes aux environs de Smyrne ; on y est moins en sûreté qu'au cœur même de l'Anatolie des aventuriers, et souvent des bandes organisées, s'y tiennent presque toujours aux aguets ; il y a peu d'années, deux chefs de brigands fameux, Yani Caterdgi et Simos, Grecs tous deux, y répandirent longtemps la terreur [NOTE : On peut lire le récit dramatique de l'une des expéditions de Simos dans l'ouvrage intitulé "La Turquie contemporaine", par William Senior ].
XI Smyrne [Izmir]. Aspect. La ville ancienne. Tombeau de Tantale. Ruines du mont Pagus. Les chemins de fer de la Turquie. Aya-Slouk [Ayasoluk]. Ruines d'Ephèse.
Je ne m'arrêterai pas à donner la description de Smyrne ; cette ville est connue de tous ceux qui ont navigué dans le Levant. En arrivant d'Europe, on y trouve un spécimen intéressant des moeurs orientales ; quand on vient, au contraire, de l'intérieur du pays, on peut déjà se croire à Marseille. Si, en effet, sur les 115 000 habitants qui peuplent Smyrne, les Turcs comptent presque pour moitié, les Grecs, les Arméniens, les Juifs et les Européens prennent seuls part au mouvement extérieur ; eux seuls y sont en scène, pour ainsi dire ; leurs quartiers bordent le port ; quelques-unes de leurs rues sont bien pavées et garnies de jolies maisons devant lesquelles les femmes aiment à se reposer. Le soir, les tavernes demeurent ouvertes ; des matelots de toutes les nations s'y donnent rendez-vous, et l'on entend des chants joyeux jusque bien avant dans la nuit. Aussi les Turcs, saisis d'horreur, l'appellent-ils Smyrne l'infidèle (Giaour-Izmir) ; les Grecs et les Francs la nomment le Paris de l'Orient.
Ses mosquées n'ont rien de particulièrement remarquable, son bazar n'est pas aussi bien fourni que celui de Constantinople, et, sous le rapport commercial, elle a beaucoup perdu depuis qu'un service de bateaux à vapeur relie directement avec la capitale les ports de la Syrie et ceux de la mer Noire.
Mais ce qu'on ne peut lui enlever, c'est la beauté de son climat et le charme de sa situation au fond d'un golfe admirable, au pied des montagnes, dans un pays couvert d'une riche végétation. Aussi méritera-t-elle toujours les épithètes dont les poètes se sont plu à la gratifier la couronne de l'Ionie, Smyrne l'aimable, l'oeil de l'Anatolie, La perle de l'Orient.
Le mont Pagus seul offre des vestiges d'antiquités: quelques débris des murs de l'Acropole et d'un théâtre, et les ruines du château construit, au moyen âge, par les empereurs de Byzance et occupé, dit-on, quelque temps, par les Génois [NOTE : Les Génois, au moyen âge, parvinrent, le plus souvent à prix d'argent, à établir beaucoup de comptoirs fortifiés sur les côtes de l'Asie Mineure ; leur souvenir y est demeuré présent ; aussi toute ruine située dans le voisinage de la mer est, pour les habitants du pays, un château génois ; il ne faut pas se laisser prendre à ces indications.].
Du reste, la Smyrne du mont Pagus ne date que des princes successeurs d'Alexandre ; la ville primitive était située, à une lieue au nord de la ville actuelle, sur l'emplacement de l'antique Sypile, là où se voient encore plusieurs tumulus. Le plus élevé de ces tertres est considéré généralement comme étant le tombeau du roi Tantale dont la Fable s'est plus occupé que l'histoire. Des hauteurs du Pagus, on jouit d'une vue magnifique sur la ville et sur le golfe. Parmi les autres ruines, on y remarque une construction voûtée ; elle passe pour un débris de l'église dédiée à saint Polycarpe, disciple de saint Jean et premier évêque de Smyrne, martyrisé près de là, dans l'amphithéâtre, à l'âge de quatre-vingt-six ans.
Que de changements, que de révolutions depuis lors ! Cependant, la religion prêchée par saint Polycarpe, n'est point entièrement bannie de Smyrne ; on y compte douze mille catholiques, plusieurs églises, des collèges et des écoles tenus par les Lazaristes, les frères de la doctrine chrétienne, les soeurs de Saint-Vincent de Paul, et un hôpital français qui contient soixante lits. Il fallait autrefois deux jours pour se rendre à cheval de Smyrne à Ephèse ; c'était un voyage périlleux ; mais, très-peu de temps avant notre arrivée, avait eu lieu l'ouverture de la première section du chemin de fer de Smyrne à Aïdin.
Il existe aujourd'hui deux chemins de fer dans l'empire ottoman celui dont il est ici question, et un autre en Europe, aux bouches du Danube, entre Tchernavoda et Kustendjé.
ILL. Éphèse Ruines du Gymnase (voy. p. 272).
Tous deux appartiennent à des compagnies anglaises. La ligne de Smyrne à Aïdin doit avoir un développement de cent dix kilomètres ; elle vient d'être livrée à la circulation sur une longueur de soixante, environ. La province d'Aïdin, comprend tout le bassin du Méandre ; elle est fertile en produits agricoles, raisins, figues, tabacs. Le transport de ces denrées, effectué jusqu'ici à dos de chameau, coûtera dix fois moins cher quand le chemin de fer pourra s'en charger. Rien n'est curieux comme le bariolage que présente le personnel des voyageurs et des employés. Ceux-ci, pour la plupart, arrivent d'Angleterre ; mais, parmi les agents inférieurs, se trouvent des indigènes ; c'est une vraie tour de Babel ; un zeibek, encore hérissé de poignards, ouvre une portière, porte un paquet, transmet en langue turque quelque recommandation, tandis que le chef du train s'adresse en anglais à ses subordonnés pour les encourager ou les gourmander. On ferme les voitures à clef, car les gens du pays ne sont point façonnés aux précautions qu'exige l'emploi de la vapeur.
Nous marchons avec une lenteur extrême et mettons quatre heures à franchir un espace de quinze lieues. La vallée que l'on suit, d'abord couverte de figuiers, devient bientôt sauvage ; elle est bordée de rochers nus. Au sommet du plus abrupt d'entre eux, se dressent les ruines d'une ancienne forteresse qui servait naguère de retraite au brigand Yani-Katerdji.
La voie ferrée passe au-dessus du Caistre, un peu avant la station d'Aya-Slouk. Les atterrissements qui ont obstrué le cours de la rivière et comblé l'ancien port d'Éphèse, ont transformé la plage en un marais d'où s'exhalent des émanations pernicieuses. La malaria règne sur cette contrée ; l'étranger fera bien de ne point y passer la nuit.
Aussi la ville musulmane d'Aya-Slouk, qui avait pris la place d'Ephèse a-t-elle été abandonnée à son tour. On en voit les débris en face de la station : un grand aqueduc, un château du moyen âge au sommet du mont Yalessus à mi-côte, une mosquée construite à la fin du seizième siècle, et qui fut un magnifique édifice ; on admire à l'intérieur quatre colonnes de granit provenant sans doute du temple de Diane ; enfin d'autres mosquées, des. bains, des imarets, dont les coupoles montrent çà et là au milieu des arbres et des champs, mêlées à quelques cabanes ; tel est Aya-Slouk [Ayasoluk] aujourd'hui.
A un kilomètre de là, un mamelon isolé se dresse au milieu de la vallée. C'est le mont Prion, qu'il faut gravir pour dominer les ruines de la vieille Éphèse. Que de souvenirs nous pouvions évoquer quand nous promenions nos regards des montagnes à la mer, sur cette vaste étendue couverte des débris de l'une des cités les plus célèbres, les plus florissantes, les plus populeuses de l'antiquité !
En traversant l'Anatolie, j'ai trouvé à chaque pas l'occasion d'envisager quelque grande époque de l'histoire. Ici, dans la métropole et la plus ancienne des villes de l'Ionie, je pourrais rendre la vie à ces enfants de l'Attique transplantés sur la côte d'Asie, guerriers, philosophes, poètes, artistes, commerçants habiles, dont les brillantes qualités sont encore l'objet de notre admiration.
Mais les fatigues du voyage ont sans doute gagné le lecteur ; qu'il me suffise de faire appel à des souvenirs qui n'ont pu sortir d'aucune mémoire.
ILL. Ayaslouk [Ayasoluk] - Ruines du château et des aqueducs.
Quant aux traces qu'Éphèse a laissées sur le sol, elles sont, grâce aux révolutions et aux tremblements de terre, bien effacées et bien confuses aujourd'hui.
Depuis le jour où les Amazones, ces fabuleuses héroïnes, en jetèrent les premiers fondements, la ville a été sept fois détruite, reconstruite sept fois son emplacement a varié sans cesse.
Sur la crête du mont Corissus, qui borde la plaine au midi, on voit encore une portion importante des murailles construites par Lysimaque à la fin du troisième siècle avant notre ère. Une tour, qui faisait sans doute, partie de cette enceinte, est connue depuis longtemps sous le nom de prison de saint Paul ; cette désignation provient de quelque tradition pieuse, mais aucun document historique ne la justifie. Voilà, avec les jetées du port, aujourd'hui perdues dans les marais, tout ce qui reste à Éphèse de l'époque grecque.
Le temple de Diane, cette merveille que l'antiquité admirait, a été détruit deux fois. Le premier temple, dû aux libéralités du roi Crésus, fut brûlé l'année de la naissance d'Alexandre (356). L'incendiaire Érostrate subit lui-même le supplice du feu ; mais, à ce prix, il put acquérir la célébrité à laquelle il aspirait. Édifié de nouveau à frais communs par toutes les villes de l'Asie avec un surcroît de magnificence [NOTE : Alexandre le Grand voulait se charger de cette construction à la condition d'être déclaré fondateur du temple ; les éphésiens refusèrent et lui répondirent: "Il ne convient pas à un dieu de faire construire des temples pour les dieux."], le temple de Diane fut renversé, pense-t-on, sous le règne de Constantin, et ses matériaux employés par Justinien à la construction de Sainte-Sophie. Aucun vestige ne permet de déterminer son emplacement.
Les autres ruines sont d'origine romaine. On voit encore les restes de l'Agora, un gymnase dont les massives arcades présentent un aspect imposant, le stade, et tout auprès le théâtre creusé dans les flancs du mont Prion. Un grand intérêt s'attache à ce monument ; il date incontestablement du temps où saint Paul vint à Éphèse, et c'est là sans doute que l'apôtre prit le plus souvent la parole, puisqu'on voit le peuple, ameuté par l'orfèvre Démétrius, y accourir comme en un lieu où il devait le rencontrerl.
Cette ville, le centre religieux le plus important de l'Asie païenne, grâce au culte de Diane la grande déesse, devint le principal foyer d'où le christianisme rayonna dans l'Asie Mineure.
ILL. Ayaslouk [Ayasoluk] - Ruines de la grande mosquée (intérieur). Dessin de Guiaud d'après une photographie de M. Svoboda.
Saint Jean, sauf le temps de son exil à Pathmos, y passa la plus grande partie de sa vie, et la sainte Vierge demeura quelques années près de lui. Je pourrais parler encore du concile d'Ephèse (Nestorius y fut condamné), des luttes du moyen âge, du passage du roi Louis VII. Mais, je l'ai déjà dit, le cadre restreint où je dois me renfermer, ne se prête point à de pareils développements en visitant les ruines de l'Asie Mineure, j'ai cité quelques-uns des faits principaux dont elles furent le théâtre, j'en passe un plus grand nombre sous silence le lecteur pourra puiser dans ses propres souvenirs et travailler lui-même sur le canevas dont j'ai essayé de réunir les fils ; il pourra méditer longtemps en face de ces dessins qui reproduisent l'aspect d'une terre classique ; mieux que mon récit, ils auront fixé son attention sur des contrées où tant de grandes choses se sont accomplies, et auxquelles la Providence réserve peut-être encore de hautes destinées.
A. DE MOUSTIER