Voyage de Constantinople à Ephèse, Bithynie, Phrygie, Lydie, Ionie, par le comte de Moustier, 1862 - II Le lac de Sabandja. Le pont de Sophon. Ada-Bazar. Le fleuve Sangarius. Kemer-Kupru
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- Catégorie : Relations franco-turques
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II Le lac de Sabandja. Le pont de Sophon. Ada-Bazar. Le fleuve Sangarius. Kemer-Kupru. [Lac de Sapanca (Sapanca gölü, Marmara), Adapazari, Sakarya, Kemer köprü]
Nous traversons une partie de la petite ville, dont les cafés sont déjà pleins de ces oisifs qui tapissent les rues des villes turques, et, tirant vers le nord, nous gagnons le lac de Sabandja situé à quelques cents mètres du bourg.
Nous suivons la grève que de hautes falaises resserrent ; il nous faut parfois entrer dans l'eau qui vient en baigner le pied.
Il fut question, du temps de Pline, comme on le voit dans sa correspondance avec l'empereur Trajan, d'ouvrir un canal entre le Sangarius et le golfe de Nicomédie, au moyen du lac de Sabandja qui les domine tous deux. Ce projet, après avoir sommeillé pendant sept ou huit siècles, sera repris un jour, il n'en faut pas douter. A neuf heures et demie, nous sommes à l'entrée du pont de Sophon.
[Le pont de Sophon]
Il fut construit au milieu du sixième siècle par l'empereur Justinien sur le Sangarius qui depuis s'est frayé, à l'est, un autre passage. L'ancien lit n'est plus qu'un large marécage avec un filet d'eau courante. Les atterrissements, que tapisse une épaisse végétation, recouvrent le soubassement des arches et s'élèvent presque jusqu'à la naissance des voûtes ; cette circonstance prive le monument d'une partie de sa grandeur, mais c'est encore un spectacle imposant que celui d'un édifice de cette importance perdu dans la solitude et à demi caché sous les vignes et les figuiers.
Un proverbe turc, que nous a cité le kaïmakam, dit : "Qui n'a pas vu le pont de Nahmet n'a rien vu." Et, ce qu'en rapportent Procope et Constantin Porphyrogénète, prouve que l'admiration des Grecs du Bas-Empire ne le cédait en rien à celle des maîtres actuels du pays.
La longueur de ce viaduc est de plus de quatre cents mètres ; il a douze arches en plein cintre, de diamètres différents, mais d'égale hauteur, et présente une surface horizontale pavée de larges dalles.
Un arc de triomphe, dont un voyageur [NOTE : M. Texier, "L'Asie Mineure", 1 vol. in-8, Didot, 1863. M. Texier est un des hommes qui connaissent le mieux et qui ont le mieux fait connaitre l'Asie Mineure.] constatait, il y a vingt-cinq ans, l'existence à l'extrémité la plus rapprochée du lac, a complétement disparu ; mais, du côté opposé, on voit toujours un monument en forme de demi-coupole ou de niche, à l'intersection des deux angles droits que la route décrit par rapport à l'axe du pont et dont les côtés se dirigent, l'un vers la mer Noire, l'autre vers le Taurus.
On remarque encore près de là, accolées à la face méridionale de l'une des arches, des constructions voûtées qui se dressent dans le lit même du fleuve ; elles ont dû servir de base à un édifice, temple ou hôtellerie.
Nous laissons nos chevaux à l'ombre, sous la coupole byzantine, et, après avoir dessiné et photographié, nous nous y installons nous-mêmes, sur quelques débris de pilastres, pour prendre notre frugale collation.
Devant nous passent sans interruption de longues files de cavaliers, hommes et femmes, dont les costumes et les attitudes offrent une grande variété. Ce sont, nous dit-on, des Arméniens ; ils vont en pèlerinage dans un village voisin.
Nous repartons à deux heures, par un sentier qui serpente au milieu de touffes de lentisques, et bientôt les minarets d'Ada-Bazar, ou Ada-Keuï, nous apparaissent au-delà d'un joli vallon.
[Adapazari]
Ada-Bazar, situé sur la rive gauche du Sangarius, compte une population de 10 000 âmes, dont un tiers d'Arméniens et un millier de Grecs.
L'un de nos zaptiés, détaché en éclaireur, n'a pas trouvé le mudir ; mais le tchorbadji [çorbaci] grec (magistrat municipal chargé d'administrer la communauté chrétienne), vient au-devant de nous, et nous conduit chez un de ses coreligionnaires, bon négociant, qui nous installe dans une pièce garnie de divans.
Confitures, café, cigarettes (chez les Grecs elles remplacent le tchibouk) nous y sont offerts sans interruption ; notre hôte nous témoigne, par des gestes animés, le désir qu'il a de nous être agréable ; il se tient accroupi à nos pieds répétant sans cesse "Que puis-je donc faire pour qu'ils soient contents ?" Ses enfants, jeunes garçons à la physionomie vive et intelligente, arrivent avec tous les parents et amis qu'ils ont été chercher.
Nous demandons à visiter la ville ; on nous mène à l'église grecque, grande pièce bariolée de mille couleurs. Une grille et un rideau cachent l'autel ; les murailles disparaissent sous les images de saints, peintures plates rehaussées de paillettes d'or et de pierres fausses, dans ce style byzantin dont le type s'est conservé invariable jusqu'à nos jours, aussi bien en Russie qu'en Grèce et en Orient.
Dans la pièce principale du logis de notre hôte, se trouve l'une de ces images représentant Jérusalem, entre le ciel et l'enfer, avec une longue légende. Une lampe brûle à côté jour et nuit.
Nous allons voir ensuite la scierie à vapeur que vient de monter un négociant de Péra, protégé anglais, M. Raffaéli. Il nous en fait les honneurs avec beaucoup d'obligeance. Il fabrique pour l'Europe des crosses de fusil en bois de noyer. Cet arbre, dans le pays, est commun et atteint à une grosseur peu ordinaire. On n'y exploite, il est vrai, que des sujets séculaires venus sans doute à l'état sauvage. S'ils ont été plantés de main d'homme, ceux qui préparèrent cette richesse à leurs descendants sont restés depuis longtemps sans imitateurs on ne rencontre pas de jeunes arbres. La veine finira donc par s'épuiser autour d'Ada-Bazar, et les transports sont trop difficiles pour qu'on aille s'en approvisionner au loin.
Cette industrie est très-lucrative ; on m'en a déduit les bénéfices en des chiffres que je n'ose citer, tant ils m'ont paru fabuleux. Mais toute entreprise dans ce pays exige que l'on risque quelque chose du côté de la sécurité, et voilà pourquoi aucun commerce ne peut s'y épanouir complétement. Il y a quelques années, un négociant français était allé à une certaine distance d'Ada-Bazar surveiller l'exploitation de ses noyers ; il fut massacré sous sa tente avec plusieurs de ses employés.
Les femmes grecques et arméniennes d'Ada-Bazar portent de larges pantalons et de petites vestes de couleur unie et très-voyante bleu, rose, jaune. Elles sont coiffées d'un fez rouge qu'entoure un foulard roulé comme un turban ; leurs cheveux pendent sur leurs épaules, et souvent au-delà, en tresses fines et nombreuses, ornées de petits coquillages. Quelques-unes portent autour du cou et sur le front des parures composées de pièces d'or.
Les bijoux des femmes tiennent lieu de caisse d'épargne chez les peuples primitifs.
Après un repas auquel notre hôte a donné tous ses soins, on étend sur le plancher des matelas et des couvertures, et le repos succède bientôt, dans cette maison hospitalière, à l'agitation que notre arrivée y a causée.
Le lendemain 27 septembre à six heures et demie, nous sommes en selle. Les chevaux sont bons, les surudjis et les zaptiés ne manquent pas d'activité, et nous marchons d'un meilleur pas que la veille.
Nous traversons tour à tour, en quittant Adar-Bazar, des landes désertes, puis un pays couvert de beaux vieux noyers ; ils ombragent des pâturages et des terres cultivées ; et bientôt nous voyons, éparses au milieu des groupes d'arbres et sur les bords d'un ruisseau, les maisons d'un village ; nos zaptiés le nomment Kiré-Keuï ; il y a, dans son aspect, quelque chose qui rappelle la Normandie.
Mais ce mirage qui reporte un instant notre pensée vers des contrées où l'homme sait imposer à la nature une physionomie de son choix, ce mirage s'évanouit presque aussitôt.
Une gorge profonde s'ouvre devant nous, et nous apercevons le Sangarius (Sakaria) [NOTE : Le Sangarius est, par la longueur de son cours, le second fleuve de l'Asie Mineure ; il présente un développement d'environ cent cinquante lieues ; l'Halys en mesure plus de deux cent cinquante. Il ne semble pas pouvoir servir pour la navigation, bien que les anciens aient vanté l'abondance de ses eaux.] dont les eaux se précipitent tumultueusement, resserrées entre deux berges escarpées. Il débouche en cet endroit des montagnes, où il semble s'être frayé à grand'peine un passage entre les deux chaînes du Karmaly-Dagh et du Gok-Dagh.
Celle-ci, comme la plupart des terrains qui, autour de Nicomédie et de Sabandjah, dépassent le niveau des alluvions, se compose principalement de masses de grès rouge, et les sables dont le Sangarius se charge en passant, teignent ses eaux d'une couleur pourprée.
Nous descendons jusqu'au bord du fleuve et nous entrons dans un étroite vallée que dominent, de tous côtés, des cimes escarpées ; elles sont couronnées de forêts où le pin se mêle aux essences feuillues. C'est un site très-pittoresque.
Le sentier que nous suivons est, le plus souvent, taillé en corniche dans le flanc du rocher et suspendu au-dessus du Sangarius. Deux cavaliers peuvent, à peine, y passer de front, et voilà qu'une caravane vient à notre rencontre. Il faut rétrograder pour trouver un terrain moins resserré, et nous garer pendant que, d'un pas indolent, défilent cent chameaux qui portent à Constantinople les produits d'Angora ou de Bagdad.
Après une heure de marche, le vallon s'élargit et nous arrivons à un pont en tête duquel se trouve un vaste caravansérail où nous mettons pied à terre pour le repos de midi. Ce pont, connu sous le nom de Kemer-Kupru (Pont de l'Arche, Kemer köprü), est un beau travail de l'époque ottomane. Il n'a pas cependant l'ampleur de celui de Sophon.
Le sultan Bajazet I, vainqueur de l'Europe à Nicopolis, vaincu par les hordes mongoles à Ancyre [Ankara], le construisit dans les dernières années du quatorzième siècle.
Le temps où l'on pouvait traverser l'Asie Mineure en char, n'était déjà plus ; le pont de Kemer, destiné seulement à des cavaliers, présente un tablier étroit et anguleux. Il se compose de quinze arches d'inégale grandeur et de forme ogivale. Deux de ces arches rompues, sans doute par suite d'un tremblement de terre, sont remplacées par des supports en bois assez gauchement enchevêtrés. Ce que le moyen âge a pu bâtir, le siècle présent, en Turquie, ne sait même pas le réparer.
Un petit monument construit sur un terre-plein, aux deux tiers de la longueur du pont, porte une inscription en l'honneur de Bajazet. Je vis des conducteurs de caravane s'y arrêter en passant, et se prosterner pour prier. D'autres vaquaient sur la rive à leurs devoirs religieux parmi leurs chameaux couchés dans une prairie.
Le caravansérail, où nos montures avaient été introduites, est un type curieux du genre. Il présente intérieurement une vaste écurie, d'environ quarante mètres de long, sur quinze de large, entourée d'auges où les chameaux reçoivent leurs rations. En arrière, et à la hauteur de ces auges, passe un corridor qu'une balustrade en sépare, et sur lequel s'ouvrent, de loin en loin, des niches de la dimension de petites alcôves, munies chacune, dans l'un des angles, d'un corps de cheminée ; c'est là que s'installent les chameliers pour préparer leurs aliments et pour dormir.