VIII Vallée du Rhyndacus, près d'Adriani. Les Yourouks [Yörükler]. Konak d'Harmandjik [Harmancık]. Tombeaux phrygiens. Taouchanli [Tavşanlı]. Arrivée à Aizani.

9 octobre. Nous partons à sept heures. Renonçant à visiter Adriani que nous avons dépassé et dont les ruines offrent d'ailleurs peu d'intérêt, nous invitons notre guide à se diriger vers Harmandjick, où nous comptons coucher.
Après avoir chevauché comme la veille à travers un pays montueux et ombragé, nous sortons des bois vers midi. Une large vallée s'ouvre devant nous ; à nos pieds coule le Rhyndacus au milieu de champs cultivés ; à gauche l'escarpement méridional de l'Olympe nous apparaît comme une gigantesque muraille de marbre blanc. Tout en contemplant ce tableau, nous entrons dans un bourg de cent maisons nommé Oranna, et nous mettons pied à terre auprès d'une fontaine. La population nous entoure bientôt des paysans de bonne mine, bien vêtus, et qui s'empressent de nous apporter des oeufs et du raisin. De l'autre côté de la vallée, nous trouvons des collines couvertes de blocs granitiques comme le plateau supérieur de l'Olympe. Parmi ces rochers poussent des chênes à feuilles longues et profondément laciniées (Quercus Aegylops), variété propre à l'Orient, et dont le fruit, de très-grosse dimension, est contenu dans un calice peluché semblable à un paquet de laine. Ces glands servent à la préparation du cuir ; on les connait dans le commerce sous le nom de vallonnée ou gallon du Levant. Le chêne à vallonnée couvre de grandes étendues en Asie Mineure, où il est considéré comme l'une des richesses du pays. Nous entrons de nouveau dans les montagnes et les forêts, et nous traversons un campement de yourouks [yörükler, nomades]. Depuis six siècles que les Turcs ont quitté les steppes de la Tartarie, quelques-unes de leurs tribus, les plus nobles dit-on [NOTE : La famille turque se rattache à deux souches principales, la tribu du Mouton noir et la tribu du Mouton blanc. Les Ottomans tirent leur origine de celle-ci, les Seljoucides descendaient de la première, à laquelle les nomades prétendent se rattacher aussi.], n'ont pas encore voulu renoncer à la vie errante, et c'est un fait curieux que la coexistence au sein de mêmes contrées, d'une population sédentaire et d'une population nomade.

[Les Yörüks]

Les Turcomans habitent particulièrement la partie méridionale de l'Anatolie aux environs du Taurus ; ils ont des villages, cultivent la terre et conduisent leurs troupeaux dans les montagnes pendant la saison d'été seulement. Quant aux yourouks, ils n'ont point d'antres abris que leurs tentes de poil de chèvre, et ne se fixent pas longtemps dans le même lieu ; ils sont répandus entre le Tmolus et la mer Noire ; le mont Olympe est comme leur quartier général et le centre autour duquel ils gravitent.

En été, ils se tiennent sur les hauteurs, et, tandis que leurs chameaux, leurs boeufs, leurs moutons et leurs chèvres errent à travers les pâturages et les bois, ils s'occupent à exploiter les pins, qu'ils descendent comme ils peuvent jusqu'au fond des vallées ; ils les coupent à un mètre du sol, pour recueillir la résine qui monte à la surface de la souche, et brûlent le plus souvent les arbres qu'ils n'ont pu abattre, afin d'étendre les limites des surfaces gazonnées qui fournissent la nourriture de leurs troupeaux. Quand vient l'hiver, ils descendent dans les vallées et s'y livrent à quelques industries, spécialement à la fabrication des tapis communs (kilims). Ils sont divisés en assirets, composés de cent, deux cents et quelquefois de mille familles. A la tête de chacun des assirets, dont le nombre est, dit-on, de trente-six, se trouve un bey, chef tout-puissant qui gouverne la tribu et la représente dans ses relations avec la Porte. Cet état de choses présente un dernier vestige de l'ancienne organisation féodale qu'a détruite le sultan Mahmoud. On s'efforce, à Constantinople, de régulariser peu à peu la situation des yourouks et de les assimiler le plus possible aux autres sujets du sultan ; c'est ainsi qu'on est parvenu, non sans peine, à leur appliquer la loi du recrutement. Chaque assiret est taxé à une redevance annuelle qui représente à la fois l'impôt et l'indemnité due au trésor pour les droits d'usage dont le domaine public est grevé à leur profit.

Les moeurs des yourouks [yörükler] sont patriarcales, et les étrangers, pas plus que les habitants du pays, n'ont généralement lien à craindre de leur part ; mais, lorsqu'ils ont à se reprocher quelque méfait, ils ne souffrent pas volontiers qu'un autre que leur bey en fasse justice. Un négociant grec m'a raconté qu'il fut, il y a peu d'années, surpris par des malfaiteurs qui l'environnèrent à l'improviste et lui enlevèrent une forte somme d'argent. Quelques jours après, il reconnait, au marché ses agresseurs ; ce sont des yourouks ; il les désigne au mudir qui, ne se souciant pas de les faire arrêter sur la place publique, les attire adroitement chez lui et les retient prisonniers. Grand tumulte dans la tribu. La nuit venue, le bey s'introduit dans la maison du négociant, lui demande quelle somme il a perdue et promet de la lui restituer dès le lendemain, le menaçant en même temps d'une éclatante vengeance, s'il n'obtient pas la liberté des inculpés. Le négociant ne ménagea pas ses démarches et le mudir se fit peu prier pour relâcher d'incommodes prisonniers ; l'affaire fut ainsi réglée en famille.
En traversant un torrent, l'un des chevaux de charge trébuche, nos cantines se détachent et les voici dans l'eau embarras, temps perdu ; la nuit vient et nous surprend dans la forêt où nos guides ont peine à se diriger ; la lune se lève heureusement, et nous permet de reconnaître que nous touchons à la lisière des bois. La vallée du Rhyadacus s'ouvre devant nous, toute illuminée des feux allumés par les yourouks ; à sept heures et demie, nous entrons dans le konak d'Harmandjik.

C'est le plus remarquable des édifices de ce genre que nous ayons rencontrés, et le vrai type d'une maison turque soignée. Sans parler de l'élégance des dispositions extérieures, il contient intérieurement plusieurs grandes salles avec des boiseries sculptées, et d'épais tapis. Le mudir est un fonctionnaire de la nouvelle école, comme il est facile de le voir à son costume et à ses manières.
Après un souper rapidement improvisé, il se retire discrètement et nous laisse jouir des bienfaits du sommeil, Le 10 octobre, nous voyageons encore une partie du jour à travers les montagnes et les bois ; nous franchissons plusieurs torrents, affluents du Rhyndacus. Les galets amoncelés au fond de ces ravins, les rochers qui les encadrent présentent des spécimens intéressants des éléments si variés qu'ont rapprochés, mélangés, les bouleversements contemporains de la formation du mont Olympe le gneiss, la serpentine, le marbre, le quartz siliceux, voisin de l'agate, s'y montrent tour à tour. A midi, nous descendons de nouveau vers le Rhyndacus ; la pente qui relie le plateau supérieur à la vallée est hérissée de rochers aux formes bizarres provenant d'un épanchement volcanique. Un beau bloc de ce tuf a reçu à son sommet la forme d'un fronton, et, sur les parois, on a creusé un enfoncement dont les contours sont arrêtés par deux pilastres supportant un linteau. Entre ces ornements et le fronton, se trouve une ouverture par laquelle on descendait les corps dans une chambre intérieure. Ce monument, en effet, est un ancien tombeau, datant de l'époque phrygienne et tel qu'on en trouve dans plusieurs vallées de l'Asie Mineure, spécialement dans les environs d'Ouschak et de Kara-Hissar.

ILL. Tchavdir-Hissar (Allani) - Le konak (voy. p. 256).

 
Nous arrivons sur les bords du Rhyndacus, près du bourg de Mahimoul. Une heure après, à cinq heures, nous sommes à Taouchanly.

[Tavşanlı]

Cette petite ville contient six cents maisons ; une vingtaine occupées par des Arméniens ne se distinguent en rien de celles des Turcs ; les femmes s'y tiennent derrière des fenêtres étroitement grillées, et n'en sortent que la tête voilée. Dans les villes où les chrétiens sont peu nombreux, la prudence leur commande de s'effacer le plus possible.
Le mudir de Taouchanly s'excuse, pour ne pas nous recevoir, sur l'exiguïté et le délabrement de son konak ; il nous conduit chez un banquier arménien, vieillard octogénaire, à la figure vénérable, qu'une nombreuse famille entoure des témoignages d'un profond respect ; nous sommes l'objet des plus touchantes prévenances dans cette maison patriarcale.
Partout, en Anatolie, chez les musulmans comme chez les chrétiens, le respect des enfants pour leurs parents nous a paru remarquable ; ils se tiennent debout en leur présence, attendant pour s'asseoir qu'ils y soient invités.

Les Turcs, d'ailleurs, aiment la vie de famille où ils apportent des mœurs beaucoup plus contenues qu'on ne le pense généralement. La polygamie, tolérée par le Coran, ne se produit qu'à titre d'exception, et toutes les femmes qui peuplent les harems ne sont pas des esclaves livrées au caprice du maître, mais les servantes et les compagnes de l'épouse qui exerce à leur égard une surveillance jalouse.
Nous partons le 11 à dix heures du matin. Nous avons conservé les mêmes chevaux depuis Brousse ; ils sont fatigués, et les surudgis ne se décident qu'à grand'peine à nous les louer pour deux journées encore.
Renonçant à visiter Kioutaya, chef-lieu du sandjak de Kermian, mais où rien d'intéressant ne semble devoir s'offrir à nous, nous prenons, en quittant Taouchanly, la direction des ruines d'Aizani.
La vallée de Taouchanly [NOTE : Mot qui signifie plaine du lièvre ces animaux y sont communs en effet.] est fertile et paraît mieux cultivée qu'aucune de celles que nous avons traversées jusqu'ici. Après deux heures de marche, nous passons le Rhyndacus sur un pont de bois et côtoyons une suite de collines formées de monceaux de cendres grises et blanches auxquelles succèdent des épanchements volcaniques taillés à pic en forme de hautes falaises dont une rivière baigne le pied.
Là est le village d'Ak-Scheer [Aksehir], nous y déjeunons auprès d'une fontaine.

A Doudesch, petit village où nous faisons halte pour chercher un guide, la population nous entoure avec méfiance, et les zaptiés parviennent difficilement à déterminer l'un des habitants à nous accompagner. Enfin, un homme se laisse séduire par nos promesses, grand gaillard dont les traits accentués rappellent le type kabyle. Il s'arme d'un long fusil et part devant nous d'un pas allègre dont la rapidité met en défaut l’allure de nos chevaux de charge ; nous avons eu déjà les jours précédents l'occasion de remarquer combien ces montagnards sont bons marcheurs.
Nous traversons des collines calcaires sur le penchant desquelles des paysans s'occupent à exploiter les bois. Leurs chariots, composés par fois d'un simple tronc d'arbre creusé, sont portés sur deux roues massives, sortes de plateaux cylindriques détachés de quelque gros chêne qu'on a scié par tranches près de sa base. Ces roues, mal ajustées autour d'un essieu de bois, produisent, en tournant, un bruit étrange semblable aux gémissements de quelque créature en détresse, et que l'on entend de fort loin.

ILL. Aizani - Ruines du théâtre et du stade.

 
A Gueuk-Keuï, hameau situé dans un vallon sauvage, nous voyons un bas-relief antique représentant un lion et servant de façade à une fontaine quelques autres marbres du même genre gisent dans les champs. Ils proviennent, sans doute, du théâtre d'Aizani où l'on en trouve de semblables.
Nous montons, nous descendons, Aizani ne paraît pas. Le soleil se couche dans un ciel de feu, et bientôt les étoiles seules nous éclairent ; mais leur scintillement est si vif, à travers l'atmosphère limpide, qu'en nous serrant à la file derrière notre guide, nous cheminons assez sûrement. Nous avons heureusement dépassé la région des forêts, nous côtoyons la vallée du Rhyndacus sur un terrain de couleur blanchâtre qui reflète les faibles clartés de la nuit. A huit heures, la lune se montre à l'horizon, et ses premiers rayons font apparaître, à peu de distance devant nous, la colonnade du temple de Jupiter et le pont de marbre du Rhyndacus. Nous traversons les ruines d'Aizani pour pénétrer dans le petit village de Tchavdir-Hissar. Ce n'est pas sans peine que les zaptiés découvrent le Mouktar, car, à la nuit tombante en Turquie, chacun est enfermé chez soi. Vers neuf heures cependant, nous sommes introduits dans un konak pauvre, mais qui ne manque pas d'originalité ; nous y prenons une fort modeste collation et nous nous y accommodons pour la nuit.

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