Cet ouvrage de vulgarisation pour la jeunesse est une compilation de plusieurs sources ; il contient également des extraits du « Voyage dans la Palestine de 1806 et 1807 » de Chateaubriand et le « Voyage dans l’Asie mineure et la Terre sainte » du Docteur Clark.
Bien que l’appréciation générale des Turcs soit plutôt négative sur de nombreux points, dont la religion (comme c’est souvent le cas à cette époque), il contient nombre d’informations sur la géographie, l'économie, l'administration et l’histoire, si l’on ne tient pas compte des jugements de valeur. Les considérations sur le physique ou le caractère sont d'ailleurs caricaturales.
« Les jeunes voyageurs en Turquie » était destiné à un large public d’élèves et permet de comprendre la perception du monde ottoman en France au XIXe siècle. Notre exemplaire fut offert comme prix de thème latin en 1851.
Description
Les jeunes voyageurs en Turquie, ou détails intéressants sur les productions naturelles et industrielles, les monuments, les curiosités, les mœurs et usages des habitants de cette contrée, par Prieur, de Sombreuil. Librairie des bons livres, Limoges, Martial Ardant frères, rue des Taules, Paris, Martial Ardant Frères, quai des Augustins, 25, 1851. Frontispice, titre, 236 pages, avec un cartonnage de l’éditeur.
Réédition de l’ouvrage paru en 1842.
Essai de bio-bibliographie
Prieur de Sombreuil (qui est probablement un pseudonyme) est l’auteur d’ouvrages sur les voyages pour les enfants. On n’a aucune information sur sa biographie.
• Les Petits voyageurs en Turquie, ou Détails intéressants sur les productions naturelles et industrielles, les monuments... les mœurs et usages de leurs habitants, 1842
• Les Petits voyageurs en Suisse, 1840
• Les Petits voyageurs en Russie, sans date
• Les Petits voyageurs en Perse et en Arabie, 1842
• Les Jeunes voyageurs dans la Chine et le Japon, ou Détails intéressants sur les productions naturelles et industrielles, les monuments... et usages des habitants de ces contrées, 1851
• Les Petits voyageurs en Chine et au Japon, 1841
• Les Jeunes voyageurs dans l'Inde, 1851
• Les Petits voyageurs dans l'Inde, ou Tableau géographique, industriel, monumental et historique de cette belle contrée, sans date
• La Chine et ses merveilles, ou Détails intéressants sur les productions naturelles et industrielles, les monuments... et usages des habitants de ces contrées, 1866
• Les Beautés et merveilles des Russies d'Europe et d'Asie, 1851
Sommaire
La Turquie d’Europe
- La Moldavie et la Valachie
- La Bulgarie – La Servie
- La Bosnie – L’Albanie
- La Roumélie ou Romélie 45-62 (avec Constantinople / Istanbul)
Turquie d’Asie
• Anatolie ou Asie mineure 62-91
• L’Arménie turque – Le Kurdistan – Le Diarbekir – L’Irak-Arabi 91-110
• La Syrie – Alep – Damad etc 110-150
• Palestine – le mont-Thabor – Jérusalem etc 150-181
• Ile de Chypre – Ile de Rhodes 181-192
• « Voyage dans la Palestine de 1806 et 1807 » de Chateaubriand 192-219
• « Voyage dans l’Asie mineure et la Terre sainte » du Docteur Clark 219-236
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Introduction
Note : Nous avons mis la pagination entre crochets [] et conservé l'orthographe originale en mentionnant la version turque ou française actuelle entre crochets.
La Turquie est une vaste contrée qui se trouve en Europe et en Asie, et forme presque tout ce que l'on nomme l'Empire Ottoman, dans lequel est compris nominalement seulement le pachalic d`Egypte, qui un est au moins actuellement détaché par suite de guerre et d'arrangement entre le Grand-Seigneur et le pacha d'Egypte. Cette contrée s'étend depuis l'Adriatique et le Danube, au nord-ouest, jusqu'au golfe Persique, au sud-est, entre la mer Noire au nord, et la Méditerranée au sud ; elle est coupée par les parties de mer qui joignent ces deux dernières, c'est à dire par I'Archipel, le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara et le canal de Constantinople ; c'est ce qui établit la distinction de la Turquie en deux grandes portions, la Turquie d'Europe et la Turquie d'Asie. Nous décrirons ces deux régions séparément ; mais il paraît convenable de donner d'abord les détails qui appartiennent à la Turquie en général. La Turquie touche au nord-ouest à l'empire d'Autriche, au nord à l'empire de Russie, à l'est au royaume de Perse, au sud-est à l'Arabie, au sud-ouest à la Grèce. La population de la Turquie s'élève à environ vingt millions d'individus, dont six millions sept cent cinquante mille Ottomans ; le reste se compose de nations diverses, telles que Tartares, Turcomans, Arabes, Grecs, Bulgares, Serviens [Serbes], Bosniaques. Monténégrins, Morlaques [Mavro-valaques], Croates, Arméniens, Valaques. Moldaves, Maronites, Druses, Albanais, Juifs, Kurdes, Bohémiens, Géorgiens et Francs ; ceux-ci sont des chrétiens venus pour le commerce, des diverses contrées de l'Europe occidentale. L'Asie mineure est presque la seule partie de la Turquie où les Turcs forment réellement la masse de la population ; quant aux autres points, si l'on en excepte Constantinople, ils n'y ont en quelque sorte que des colonies militaires [cette remarque ne tient pas compte des populations turques installées depuis plusieurs siècles] ; ils occupent les forteresses, remplissent les charges de l'état, jouissent des revenus de leurs fiefs, des salaires du gouvernement, des monopoles qu'ils s'attribuent. Indolents dans la paix, les Turcs deviennent furieux quand le feu de la guerre les anime ; oppresseurs ou pillards avec les rayas, sujets chrétiens ou juifs qui paient la capitation, mais honnêtes avec les étrangers, ils détruisent des villages et fondent des hôpitaux ; ils respectent leurs serments et foulent aux pieds les principes du droit public ; sensibles au point d`honneur, ils sont inaccessibles à la pitié ; attachés à la monarchie, ils déposent et égorgent leurs sultans ; grossiers et sensuels dans l'idée qu'ils se forment des plaisirs, ils sont modérés dans les plaisirs mêmes, et passent sans murmurer du sein des voluptés aux plus pénibles privations ; ils sont bons parents, même bons maris, quoique la polygamie soit permise chez eux. Un harem n'est pour la plupart qu’un objet d’ostentation et de luxe. Atroces dans leur vengeance, les Turcs poussent quelquefois jusqu’å l'héroïsme l'exaltation de l’amitié : leur courage se manifeste tantôt par une témérité chevaleresque, tantôt par une indifférence stoïque ; aussi calmes dans le sacrifice de leur vie que dans le meurtre de leurs victimes, ils se regardent en toute occasion comme les humbles esclaves ou les ministres terribles d'une inflexible fatalité.
Les Turcs portent au plus haut degré le fanatisme religieux ; ils sont hospitaliers et magnifiques par ostentation, graves et sérieux par habitude dédaigneux, vains et ambitieux, avides de richesses, sans avoir cependant l'esprit mercantile. La bonne foi qu'on vante en eux, prend sa source dans le sentiment qu'ils ont de leur prétendue supériorité, et la libéralité dont ils se piquent a l'orgueil pour base.
L'aspect des Turcs est généralement avantageux : des yeux noirs, un nez aquilin, des formes bien proportionnées, produisent un bel ensemble, auquel convient parfaitement un habillement qui tient le milieu entre le vêtement étroit des Européens et les amples draperies des Asiatiques. Cet habillement consiste en une chemise sans col, un pantalon très large qui descend jusqu’à la cheville du pied, un justaucorps à manches étroites qui est serré avec une large ceinture ; par dessus tout, ils portent une large robe, ouverte par devant, très ample, d'un drap léger, d'indienne ou de soie. Les Turcs ont la tête rasée par le commandement exprès de Mahomet ; ils ont pour coiffure une calotte à la grecque, en toile ou en laine, recouverte d'un bonnet assez élevé, de drap ou de velours autour duquel ils mettent une bande de mousseline ; c'est ce qui forme le turban. La chaussure consiste en une simple mule ou pantoufle, ou en des souliers ordinaires, ou en des bottes de maroquin jaune ou rouge. Les femmes portent des chemises de taffetas vert ou cramoisi, ouverte par devant, mais amples et croisées ; par-dessus elles ont une large robe de toile imprimée ou de soie légèrement ouatée. La taille est serrée par une ceinture élégante. Et elles ont en outre une seconde robe aussi ouverte, en soie ou en velours, avec des broderies en soie ou en argent. Leurs souliers sont en maroquin brodés plus ou moins richement. Elles portent les cheveux longs ou repliés en tresses, avec une espèce de couronne ducale d'or ou de broderie, recouverte d'un voile de soie. De crêpe ou de mousseline ; elles ont aussi de riches colliers et des bracelets en perle, en corail et en diamants. Les femmes ne sortent jamais sans être voilées ; elles jouissent du reste d'une grande liberté. Les exemples de polygamie sont rares parmi le peuple. Les Turcs se nourrissent de toutes sortes de viandes, excepté de celle du porc ; ils mangent peu de poisson et de riz, et, parmi les légumes, seulement des choux, des raves, des citrouilles et des melons. Ils aiment beaucoup les fruits de toute espèce. [5] Ils mangent ordinairement avec les doigts, en employant ni couteaux, ni fourchettes ; ils s’assoient à terre sur des tapis pour prendre leurs repas. Il leur est expressément défendu de boire du vin, et la loi punit de trente coups de bâton celui qui contrevient à cette défense. La boisson ordinaire est de l’eau pure, ou mêlée avec quelque sirop ou du miel. Les Turcs se couchent de bonne heure, et se lèvent avec le soleil. Mais l’après-dîner, ils font une ou deux heures de méridienne.
Les Turcs sont mahométans de la secte d’Omar ; la règle de leur foi est le Koran, mélange de doctrines saines et absurdes, de préceptes graves et frivoles. Leurs fêtes sont nombreuses et rigoureusement observées. Durant la principale, connue sous la dénomination de Ramadan, il est défendu de manger et de boire pendant tout le temps que le soleil est sur l’horizon. Les ablutions sont fréquentes en Turquie. On n’y enterre jamais un cadavre au-dessus d’un autre qu’après cent cinquante ou deux cent ans, temps que l’on présume effacé la trace de la dernière sépulture : aussi la Turquie est-elle couverte de cimetières ; on en trouve au milieu des champs et des landes, loin de toute habitation ; au sein des villes, ils remplissent les espaces vides qui sont autour des mosquées ; les tombeaux des riches consistent en sarcophages découverts surmontés de colonnes sculptées et dorées.
Les lumières ne brillent pas en général sous l’empire du Koran ; on peut difficilement de faire une idée de l’ignorance des Turcs. Les sciences sont absolument négligées : cependant un petit nombre de lettrés possèdent les éléments des mathématiques et de l’astronomie.
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L’année turque est lunaire, par conséquent moindre que la nôtre de onze jours. L’ère adoptée par les Turcs est celle de l'Hégire ou de la fuite de Mahomet. Les imprimeries de Constantinople ne publient assez généralement que des Korans turcs et arabes, des histoires de Mahomet et de l'empire turc. La langue turque ne manque pas d'une harmonie grave et sévère ; la bonne compagnie a un langage fleuri dans la composition duquel entrent l'arabe et le persan. La littérature offre quelques monuments relatifs à la théologie, à l'histoire, à la poésie ; celle-ci est pleine d'hyperboles exagérées. Les Turcs ne sont pas moins arriérés sous le rapport des arts que sous celui des sciences et des lettres, et les chefs-d'œuvre de la Grèce ne pouvaient pas tomber en des mains plus profanes et plus barbares.
[Gouvernement]
La Turquie est gouvernée par un sultan, héritier du pouvoir théocratique et despotique du prophète Mahomet et des kalifes ; il est assisté par un divan ou conseil qui se composait autrefois de six ministres ou visirs ; mais, depuis le règne de Selim Ill. trente officiers civils et militaires siègent au divan. Cette innovation, sans balancer le pouvoir du sultan, a détruit l’inviolabilité des secrets de l'état. Outre ce conseil, il en est un autre dont le pouvoir occulte a souvent une influence décisive : c'est ce qu'on nomme à Constantinople le parti du sérail, qui se forme des personnes de la cour. Le gouvernement est connu sous la dénomination de Porte Ottomane, ou Sublime Porte, à cause de la principale porte du sérail. Le sultan se nomme aussi « Grand-Turc », ou « Grand Seigneur » : on lui donne le titre de Hautesse ; il prend encore ceux de « Ombre de Dieu », « Frère du soleil et de la lune », etc. [7]
Les armes de l'empire sont un croissant. Le Grand-Seigneur est souverain absolu, législateur suprême, pontife, maitre de la vie de ses sujets: son pouvoir n'est limite que par l’opinion. Ici l’opinion n'est pas un vain mot : c’est une véritable puissance d'autant plus redoutable qu'elle marche appuyée sur une religion dont le dogme et la morale sont profondément gravés dans le cœur des peuples. La force de l'opinion se fait sentir suivant des formes non écrites dans le livre de la loi, mais consacrées par de grands exemples et par la tradition.
La loi religieuse et la loi civile ne font qu'une. Les ulémas sont les ministres de la loi : ils jugent sans appel au civil et au criminel : ils abandonnent à l’ordre des imans les fonctions du sacerdoce, et se réservent les emplois judiciaires plus lucratifs et plus importants. C'est au grand visir pour l'administration civile, et au muphti pour l'administration religieuse, que le sultan délègue immédiatement son autorité. Le reiss effendi est le ministre des affaires étrangères. Les provinces sont gouvernées par des pachas dont l’autorité est à peu près aussi absolue que celle du sultan lui-même. Celui-ci leur donne pour marque d`honneur une, deux ou trois enseignes ; ce sont des bâtons au bout desquels est attachée une queue de cheval. Les villes n'ont pas toutes la même forme d'administration. Les unes sont gouvernées par un lieutenant du pacha, d'autres sont soumises à des oligarchies formées par des hommes a qui leurs richesses et leur position donnent de l`influence sur leurs concitoyens :
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d'autres ont une aristocratie constituée et régulière, résultant du balancement des pouvoirs de plusieurs fonctionnaires indépendants les uns des autres ; d'antres enfin, et c'est le plus grand nombre, ont à leur tête des ayans qui sont de grands propriétaires. Les bourgs sont gouvernés par des commandants de territoire dont la plupart ont aussi le titre d`ayans ; les villages ont des kiayas, qui ressortissent à l'ayan du bourg de leur arrondissement. La population mahométane, dans les lieux où elle est assez nombreuse, est divisée en corps de métiers dont les chefs remplissent des fonctions municipales. Les villes, les bourgs, les villages, ont un mollah, un cadi ou un naib. Ce juge, assisté de plusieurs greffiers, forme un tribunal. Il n’y a point d'appel d’un juge à un autre. La justice criminelle est exercée de deux manières, par les naibs, cadis ou mollahs: c'est la voie habituelle ; par l'exercice du pouvoir du glaive qu'ont les agents supérieurs du gouvernement: c'est la voie extraordinaire. Aucun emploi public n'est salarié. Les grandes places ne sont conférées que pour un an. Le sultan hérite de tous les fonctionnaires civils et militaires, excepté des ulémas. La Turquie n'est pas à proprement parler, une monarchie, c'est un composé hétérogène de principautés et même de républiques, unies par la loi de Mahomet, lien puissant chez un peuple essentiellement religieux, et esclave de l'habitude.
[Le sultan]
L’autorité du Grand-Seigneur n'est positive et entière qu'à Constantinople, et dans un rayon de trente à quarante lieues autour de cette capitale, et dans quelques grandes villes de l'empire ; partout ailleurs, son nom est révéré parce qu'il est le successeur des kalifes, le chef de la religion, l'ombre de Dieu ;
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mais son pouvoir est peu de chose, soit parce que les pachas ne lui obéissent pas, soit parce que les villes ou les chefs particuliers de territoires n'obéissent pas aux pachas. Il y a une noblesse très respectée: elle se compose des émirs. Ce sont des descendants de Mahomet ; pour marque de cette illustre origine, ils portent le turban vert, et jouissent de grands privilèges.
[L’esclavage]
L’esclavage se recrute par le moyen de la guerre: les armées qui vont en campagne, sont accompagnées de marchands d'esclaves à qui les captifs sont livrés, et qui sont obligés d'en donner le dixième à l'étal, en nature ou en argent. Ceux que les marchands gardent sont conduits dans les bazards ou sur la place publique pour être vendus. En général, on ne les force pas à changer de religion. Ceux qui sont chrétiens, et qui conservent leur foi, reçoivent ordinairement la liberté après un certain nombre d'années de service. Il en est qui peuvent se racheter, et les maitres leur procurent tous les moyens de correspondre avec leur famille, pour parvenir à ce but. Mais tes renégats ne peuvent plus se faire racheter et leur liberté dépend de la volonté de leurs maitres. S'ils l'obtiennent, ils entrent dans la condition des sujets turcs, si ce n'est qu’ils ne peuvent exercer aucun emploi public non plus que leurs enfants jusqu'à la troisième génération. Les Turcs sont une nation fort ancienne, sortie de la Tartarie. Ce n'est que dans le moyen âge qu'ils furent connus sous le nom de Turcs ; ils ne le regardent pas eux-mêmes comme leur étant propre, mais comme un titre d`honneur.
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[Histoire]
Leur prince nommé Ordogrul, mort l'an de l'Hégire 687, ou de J.-C. 1288, laissa un fils du nom d'Osman, homme plein d'ambition et de bravoure, qui jeta les fondements de l'empire qu'on appelle par corruption Empire Ottoman. Il fit de grandes conquêtes tant en Asie qu'en Europe. Profitant des querelles qui régnaient entre les soudans de Perse et les Sarrasins, il sut encore se servir de la désunion de tous les petits souverains qui s'étaient approprié de grandes provinces, et qui, en qualité de membre de l'empire grec, usurpaient le titre de duc, de despote ou de roi. Ces petits souverains n'eurent point d'autre ressource, dans leur désespoir, que de se jeter entre les bras des Turcs, de s'accommoder à leurs lois, à leurs rites, à leurs principes. Une branche de cette nation établit au treizième siècle dans l'Anatolie, un petit royaume dont la capitale fut Coniéh [Konya]. Au commencement du quatorzième siècle Osman ou Othman s'empara de la plus grande partie de l'Anatolie, et porta ses vues sur Brousse ou Brousa, capitale de la Bithynie, pour y établir le siège de son empire. De là les successeurs de ce prince, surtout Orkan, Amurat Ier, et Bajazet Ier étendirent leurs conquête ; en Europe, quoique souvent battus par Huniade, chef de Hongrois, et par Scanderberg, chef des Albanais. Scanderberg gagna vingt-deux batailles, et fit paraitre une force si extraordinaire qu'on attribua à son sabre une vertu surnaturelle. Mahomet ll le lui ayant demandé, il le lui envoya. Mahomet, après l'avoir examiné, le lui fit rendre en disant qu'il ne concevait pas que Scanderberg eût fait tant de choses avec ce sabre-la, et que pour lui il en avait de meilleurs.
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Je le crois répondit le chef des Albanais, mais en lui envoyant mon sabre, je ne lui ai pas envoyé mon bras. En 1453, Constantinople fut prise par Mahomet II sur le dernier des empereurs grecs, Constantin XII. Les armes des Turcs furent constamment victorieuses jusqu'à la fin du dix-septième siècle ; ils s'emparèrent successivement de la Morée, des îles de I'Archipel, de Candie, de la Moldavie, de la Valachie, du midi de la Hongrie, et Vienne elle-même allait tomber en leur pouvoir, lorsque le roi de Pologne, Jean Sobieski, les obligea la faire retraite.
Ce fut sous Soliman ll que l'empire ottoman atteignit le zénith de sa puissance. Par le traité de paix de Carlowitz en 1699, les Turcs cédèrent la Transylvanie à l'Autriche, la Morée aux Vénitiens, qui l’ont restituée depuis, et Azow aux Russes ; malheureux contre les Autrichiens en 1716 et 1717, ils furent forcés de signer une paix honteuse à Passarowitz. Dès lors, cette puissance a décliné sensiblement, attaquée tour a tour par les Persans, qui se sont emparés de quelques provinces de la Turquie d'Asie ; par les Français qui ont été un moment maîtres de l’Egypte ; par les Russes qui ont obtenu la Crimée et la Bessarabie, et par les Grecs, qui, avec leur indépendance, disputaient aux Turcs les belles contrées possédées par leurs ancêtres. Depuis quelques années, cet empire a essuyé de rudes échecs, malgré le caractère énergique du dernier souverain, Mahmoud ll, qui entreprit de réformer son pays, et qui, par un horrible massacre, est parvenu à se débarrasser de la milice turbulente et impérieuse des Janissaires.
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En 1827, la flotte turco-égyptienne été anéantie devant le port de Navarin. par la flotte combinée de la France, de l'Angleterre et de la Russie. Le résultat de cette défaite a été la cession de la Grèce à ses habitants. En 1828 et 1829, la Russie, sous prétexte de la violation d'un traité, a fait une irruption en Turquie ; son armée, malgré une vigoureuse résistance, s'est avancée jusqu’à Andrinople, pendant que d'autres troupes remportaient aussi de grands avantages dans la Turquie d'Asie. Cette campagne s'est terminée par le traité d'Andrinople, dont les résultats furent quelques portions de territoire cédées ii la Russie, en Europe et en Asie, et les principautés de Valachie et de Moldavie placées sous un régime plus indépendant de la Porte. La Turquie d'Asie est bornée au nord-ouest par le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara et la canal de Constantinople qui la séparent de la Turquie d'Europe ; au nord, par la mer Noire et l'empire de Russie ; à l'est, par ce même empire et la Perse: au sud-est, par le golfe Persique ; au sud, par l'Arabie ; au sud-ouest, par la mer Méditerranée ; et à l'ouest par l'ArchipeI. Elle renferme la grande presqu'île de l'Asie mineure resserrée entre la mer Noire et la Méditerranée. La Turquie d'Asie est un des plus beaux et des plus riches pays de l`univers. La douceur de son climat, la fécondité de son sol, l'abondance de ses productions, ont été de tout temps célèbres, elle renferme les régions que l'on regarde comme le berceau du genre humain, celles qu'arrosent le Tigre et l'Euphrate ;
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on y trouve aussi la patrie autrefois si riche des Hébreux. Mais bien des contrées jadis fameuses par leur abondance et leur beauté sont aujourd'hui livrées à la stérilité et la la désolation. En général. les montagnes sont couvertes de magnifiques forêts, et les plaines sont d’une fertilité peu commune. ll règne dans l'Asie mineure une température douce et pure qu'on ne retrouve même plus de l'autre côté de I'Archipel, sur la côte européenne ; la chaleur de l'été est considérablement modérée par les nombreuses chaines de montagne, et le voisinage de quatre mers adoucit l’intensité du froid. L’industrie et le commerce sont en général peu florissants. Il n’y a que les ports où les nations européennes entretiennent encore un commerce assez animé. Elles y ont des consuls. des facteurs, et elles en tirent des cuirs, des maroquins, des étoffes de soie, des étoffes d'or et d'argent, du coton filé, de la rhubarbe, du café, de l’opium, diverses sortes de gommes, etc. La Turquie d’Asie compte environ onze millions d’habitants. Cette partie de la Turquie forme cinq grandes contrées divisées en pachaliks, subdivisés en sandjaks. Elle renferme une infinité de contrées célèbre dans l'antiquité. C'est la que l'histoire nous fait voir les premières villes s'élever, les premiers empires se former. Babylone, Ninive, Troie ont à peine laissé des vestiges ; Jérusalem est encore debout. L'Assyrie, la Babylonie ou Chaldée, l’Arménie, la Mésopotamie, la Syrie, la Phénicie, la Palestine ou Judée ; enfin l'Asie mineure, qui comprenait la Mysie, la Lydie, la Carie, la Bythinie, la Paphlagonie, le Pont, la Phrygie, la Galatie, la Cappadoce, la Lycie, la Pamphylie et la Cilicie ;
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tels sont les anciens pays englobés aujourd'hui dans la Turquie d'Asie. Après avoir formé des royaumes indépendants, ils passèrent sous la domination des rois de Perse, puis sous celle d'Alexandre le Grand, se divisèrent de nouveau sous les successeurs de ce dernier, et subirent ensuite le joug des Romains, un peu avant J. C. Puis ils dépendirent des Arabes, dont les souverains ou kalifes résidaient a Bagdad, et ils furent enfin envahis par les Turcs, dont les Mongols abaissèrent un moment la puissance, mais qui, se relevant bientôt, étendirent leur domination dans cette contrée, et en reculèrent longtemps les limites aux dépens de la Perse ; cependant, depuis environ un siècle, ils ont été obligés de lui céder, ainsi qu'a la Russie, plusieurs de leurs provinces.
La Turquie d'Europe est bornée au nord par l'empire de Russie, dont elle est séparée par le Danube et la Pruth. et par l'empire d'Autriche dont elle est séparée en grande partie par les monts Carpathes, le Danube et la Save ; à l'ouest par ce même empire, la mer Adriatique, le canal d'Otrante et la mer lonienne ; au sud par I'Archipel et par la Grèce ; au sud-est par le détroit des Dardanelles, la mer de Marmara et le canal de Constantinople ; et à l'est par la mer Noire. Le climat de la Turquie d'Europe est généralement moins chaud que ne le ferait supposer sa latitude. La chaine du Balkan établit une différence marquée pour la température entre la partie située au nord et celle qui s`étend au midi. Cette dernière est sensiblement plus chaude ; la température y est la même que dans les provinces méridionales de la France.
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Il fait froid et il tombe beaucoup de neige dans les contrées qu'arrose le Danube. On respire un air mal sain dans plusieurs contrées de cette partie de l'empire. La peste y sévit souvent, surtout à Constantinople ; on peut attribuer ses ravages soit à l'accumulation des eaux stagnantes, soit à la malpropreté, et en général à I’incurie des habitants. Le sol est presque partout propre à la culture: il consiste principalement dans un terreau gras. Ce pays abonde en oranges, citrons, grenades, figues, olives, vin, froment, mais, riz, coton. Le riz forme la principale nourriture des riches comme des pauvres. Les Turcs aiment passionnément les fruits ; pendant l'été, et une partie de l'automne, ils font une consommation prodigieuse de melons, de pastèques, de concombres. On cultive partout les plantes de la famille des cucurbitacées ; mais elles abondent surtout au bord de l'Archipel et de la mer de Marmara. On cultive la vigne dans la Romélie ; les musulmans, à qui le Koran défend de boire du vin, se contentent de manger le raisin, et d'en extraire une boisson non fermentée. Les jardins turcs sont très bien cultivés, surtout dans Constantinople et dans ses environs ; on y a de très beaux fruits et beaucoup de fleurs que les femmes aiment singulièrement. Les bosquets de ruses y sont d'autant plus soignés que la fleur produit l’essence précieuse dont il se fait un grand commerce dans le Levant. On rencontre partout de nombreux troupeaux de moutons ; on voit aussi des bœufs et des vaches en grand nombre, mais d`une espèce assez médiocre ; dans les montagnes on trouve de beaux troupeaux de chèvres. [16] Les chevaux turcs sont petits, ardents. vigoureux, infatigables ; les Turcs aiment beaucoup les animaux et les montent avec intrépidité. Les grands ont des chevaux arabes ou turcomans. La Turquie d'Europe est riche en mines de fer qui étaient exploitées autrefois. Et qui sont aujourd'hui totalement négligées. Les manufactures ne sont pas très avancées: les principaux objets sur lesquels roule l'industrie turque sont la préparation des cuirs et surtout du maroquin, la filature du coton, l'emploi de la soie, le tissage des toiles de chanvre, de lin et de coton: la fabrication d'étoffes de chèvres et de draps grossier qui ont remplacé les draps du Languedoc pour l'usage des classes les moins riches. La population de la Turquie d'Europe peut-être évaluée à neuf millions d'habitants, composés de Grecs, de Slaves, d'Albanais, de Valaques et de Turcs. Les villes de Turquie ne ressemblent pas aux villes du reste de l'Europe ; elles occupent des espaces immenses ; les maisons sont entourées de jardins, de vergers, et même de champs cultivés ; leur peinture extérieure donne de l'éclat au paysage. Les formes arrondies des dames des mosquées, accompagnées par des minarets élancés, s'harmonisent agréablement avec la verdure des arbres ; vues de loin, les villes turques paraissent être un séjour enchanté ; quand on y entre le prestige est entièrement dissipe, car elles n`offrent guère que des rues étroites, tortueuses et sales, des maisons, même les plus opulentes, bâties en terre ou en bois: on n'emploie la pierre que pour les fondations, et quelquefois pour élever le premier étage. Les tchiffliks [çiftlik] sont à la fois des maisons de campagne et des larmes ;
[17] ils sont hauts bien bâtis et placés au milieu de la propriété. Les barraques des paysans qui cultivent la terre sont éparses autour des murs. Plusieurs tchiflliks sont construits de manière à pouvoir servir de forteresse. La Turquie d'Europe est divisée politiquement en deux beglerbegs [beylerbeylik], savoir : la Romanie et la Bosnie. Ces beglerbegs sont divisés en pachaliks [paşalık] et en sangiacats [sandjak, sancak], et gouvernés par un pacha et un sangiac. Ce sont les provinces connues sous les dénominations de Moldavie. Valachie, Bulgarie, Servie, Albanie et Roumélie. Constantinople est la capitale de la Turquie d’Europe et de tout l'empire ottoman. La Moldavie et la Valachie sont premières provinces turques que nous avons visitées.
Mœurs religieuses des Turcs
Les Musulmans commencent l’année par une pénitence ; ils restent rigoureusement depuis le lever jusqu’au coucher du soleil sans manger, sans boire et sans fumer. De temps en temps on découvre, dans des cafés grecs dont les portes sont soigneusement closes, quelques renégats qui violent secrètement les préceptes du prophète ; mais, toutefois, personne n’oserait rompre publiquement les austérités du mois de Ramadan. La résignation de ce peuple est vraiment merveilleuse ; il attend patiemment que le canon du gouverneur ait annoncé le coucher du soleil. On peut juger alors de ce qu’il a souffert, par l’empressement de tous à boire d’abord un grand verre d’eau, et ensuite à fumer une pipe ; la nécessité de manger ne se fait sentir que plus tard.