Extrait de l'ouvrage "Les Jeunes voyageurs en Turquie" destiné aux jeunes et paru en 1851, consacré à la Roumélie (Turquie d'Asie, Izmir, Bursa, Ankara, Amasya, Tokat etc)

TURQUIE D’ASlE.

Anatolie – Asie Mineure

De Constantinople nous passâmes dans l’Anatolie, grande presqu'île entre la mer Noire, la mer de Marmara et la Méditerranée. Cette péninsule, jadis très florissante, comprenait le Pont au nord ; l'Eolie, la Mysie, la Bythinie, la Paphlagonie, l'lonie, la Lydie, la Phrygie, la Lycaonie, la Galatie, la Cappadoce, la petite Arménie, la Doride, la Curie, la Pamphilie et la Pisidie, l`Isaurie et la Cilicie, au sud. L'Anatolie, aujourd'hui languissante sous la domination des Turcs, est divisée en trois grandes provinces, sous les noms de Caramanie, d'Amasie et d'Aladulie, et gouvernée par un nombre de pachas proportionné à I'étendue plus ou moins grande de ces provinces.

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Nos premiers pas se portèrent vers l'endroit où était autrefois la ville d'Abid, connue par le naufrage de Léandre. On voit encore sur le bord de la mer une petite tour appelée la Tour de Léandre. Ce lieu n'est remarquable que par un puits d'eau douce, consacre aux mânes de l'amant infortuné de la tendre Hero. Nous bûmes à sa mémoire de l'eau de ce puits,  qui nous rappelait la fontaine de Vaucluse et les amours de Pétrarque. Vis à vis du château des Sept Tours sont les restes de l’ancienne Chalcédoine. Cette ville, renommée par le quatrième concile général qui y fut tenu, n'est plus maintenant qu'un misérable village. En suivant le rivage de la mer, nous gagnâmes un petit village qui nous conduisit à Isnik-Mid [Izmit], située sur la pente d'une montagne. A l'extrémité d`un golfe qui s'étend fort loin dans l'Asie. Cette ville, autrefois incendiée, fut bâtie par Nicomède, roi de Bythinie, allié du peuple romain : elle fut une des premières qui embrassèrent le christianisme; elle est devenue plus célèbre encore par la multitude des martyrs qui ont répondu leur sang pour le triomphe de leur foi. Ce fut dans cette même ville que mourut l`empereur Constantin-le-Grand. Ses ruines n'offrent plus rien qui puisse donner la moindre idée de son ancienne grandeur, encore moins de sa magnificence. Sa population actuelle se compose d'environ 700 familles; le pays qui l’entoure est charmant et pittoresque. ll est entrecoupé de montagnes et de vallées fertiles; on y voit de beaux vignobles, de jolis vergers, et des mets superbes.

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Après avoir traversé la rivière de Sangariu [Sakarya], qui est le Sangarius des anciens, nous poussâmes jusqu’à Isnik [Iznik], l'ancienne Nicée; cette ville, appelée d'abord Antigonie, du nom d'Antigone, son fondateur, reçut dans la suite celui de Nicée que lui donna Lysimaque, pour plaire à sa femme qui s'appelait Nicéa. Sa magnificence et sa grandeur ne furent pas les seules choses qui rendirent cette ville célèbre. Ce qui a le plus contribue a lui donner celle célébrité dont elle jouit encore, ce sont les deux conciles généraux qui y ont été tenus, le premier, sous le règne de Constantin-le-Grand ; le second, sous le pontificat d'Adrien Ier. Ces deux conciles l'ont immortalisée dans les fastes de l'Eglise. On y trouve encore une assez grande quantité de ruines très belles, et des murs construits par les Romains, lesquels ont acquis la solidité du roc, et ont sans doute résisté aux efforts des Barbares. Cette ville, située sur un lac qui communique avec la mer de Marmara, est le siège d'un archevêque grec. On y voit encore trois cents maisons. Le commerce cependant y est assez considérable, et consiste principalement en soies,  en vins et en faïence. Ses environs sont fertiles. Isnik est la patrie de l'astronome Hipparque. A une journée de Nicée est Boli [Bolu], capitale d'un petit canton de l'Anatolie. Cette ville portait, du temps des Romains, le nom d'Andrianopolis. Elle est située dans une belle plaine, environnée de hautes montagnes, couvertes de sapins, de platanes et de quantité d'arbres fruitiers. Boli est célèbre par ses bains d`eaux minérales qui sont dans un village éloigne de quatre milles vers le sud-est, et sont très fréquentés. 

[65]  La plaine de Bull renferme elle-même des eaux thermales que l`on y trouve en abondance. Après avoir traversé de grandes plaines assez bien cultivées, nous arrivâmes à Brousa [Bursa]. Cette ville, appelée autrefois Burse ou Pruse, et située dans une vaste plante, au pied du mont Olympe, fut, dit-on, fondée par Prusias, roi de Bithynie, dont elle était la capitale et le siège de l'empire ottoman avant la prise de Constantinople; aujourd'hui elle est la résidence d'un muphti, d'un pacha, d'un aga et d'un cadi. On voit encore à Brousa les mêmes murailles que sous les empereurs grecs. Les Turcs se sont abstenus de les détruire par respect pour Orkan, le premier sultan qui mourut dans cette ville, et y est enterre. On nous montra le mausolée de ce prince dans une belle mosquée dont tout le chœur est de marbre. La mosquée d'Aladin, une des curiosités de Brousa, est grande, carrée et bâtie en pierres de taille. La voûte est formée par vingt petits dômes d'égale hauteur, et d`une architecture solide et agréable. On en compte un grand nombre d'autres qui méritent d’être vues. Cette ville renferme un très beau sérail, des caravansérails, des églises grecques et arméniennes, des synagogues, des bains magnifiques, des fontaines très multipliées; elle est environnée de beaux jardins arroses par trois ruisseaux différents qui sont remplis de belles truites, et dont l'eau est a la fois claire et toujours abondante. Ces jardins sont ombragés de châtaigners, de noyers et de mûriers qui nourrissent une quantité immense de vers à soie.   [66]

Les habitants, au nombre d'environ soixante mille, sont très industrieux: ils excellent à broder en or et en argent, sur le velours et sur d'autres étoffes précieuses ; les sophas, les coussins, les tapis les plus estimés de la Turquie, se fabriquent dans cette ville. La farine dont on fait le pain du Grand-Seigneur et des sultanes, est apportée toute moulue de cette province, et provient du blé qu'on recueille sur des terres qui appartiennent en propre au sultan. Ce blé passe pour le meilleur du Levant, et la manière de le moudre en Bithynie l'emporte sur celle qui est en usage la Constantinople même. A une demi-lieue de Brousa, est un village où se trouvent des bains chauds fort renommés dans tous les environs. Les Turcs y ont construit plusieurs édifices, dont les moindres sont pavés et lambrissés de marbre. Le principal, appelé le Grand-Bain, est un bâtiment surmonté d'un dôme dans le genre de ceux des mosquées. ll est orné en dedans de marbre et de porphyre. L'eau qui coule naturellement dans les bassins est d'une chaleur si violente qu'on a été obligé d'y conduire un filet d’eau froide pour la rendre supportable. Ces bains sont très fréquentés dans toutes les saisons, et on les prend avec succès dans diverses maladies. Ils sont également salutaires pour les personnes qui jouissent d'une bonne sante. Nous eûmes le plaisir de nous y baigner. Les plus beaux bains des principales villes de la Turquie sont entièrement semblables à celui-ci; et, en vous le faisant connaître, j'aurai réussi a vous donner une idée juste de tous les autres. Ce bain est composé de deux grandes salles couvertes en voûtes, embellies de tables et de colonnes «le marbre varié.  [67]  Chacune des salles a plusieurs petits cabinets destinés à différents usages; au milieu de la première est un grand bassin de porphyre, et dans un des angles est placé un fourneau qui sert à sécher le linge de ceux qui viennent se baigner. Le long des murs sont rangés, de distance en distance, plusieurs sièges couverts de tapis, sur lesquels on se place pour se déshabiller commodément. Quand on s'est bien lavé dans le bassin, on passe dans une petite salle fort chaude, où l'on sue tant qu'on le juge a propos. On va de la dans la seconde pièce du bain, où est encore un bassin de marbre; et tout auprès une large table de même matière, sur laquelle on se couche pour se faire tirer et étendre les membres. A cette opération en succède une autre, qui se fait dans un cabinet voisin, médiocrement, échauffé. On se rase le poil par tout le corps, ou bien on le fait tomber avec une sorte de pâte appelée Rusma, après quoi, les mêmes valets qui vous ont étendu les jointures viennent vous frotter, depuis les pieds jusqu'à la tête, avec un morceau de flanelle ou de camelot. Il n'est pas de moyen plus propre à guérir les douleurs causées par ce que nous appelons le rhumatisme. Loubadi, où nous n’arrivâmes qu'après deux journées de marche, n'est cependant qu'a seize lieues de Brousa. Cette ville, de figure carrée, est mal bâtie, et ne contient que très peu d'habitants. Ses murs, ou plutôt ses débris, laissent entrevoir quelques formes de bastions. Les morceaux de marbre dont ils sont incrustés pourraient bien être les restes de la ville d'Apollonie. Nous traversâmes les belles plaines de la Mysie, et vînmes camper sur les bords du Granique.  

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Cette rivière, le premier théâtre de la gloire d'Alexandre, et que la défaite de Darius a rendue aussi fameuse que le Tigre el l°Euphrate, était alors presque à sec. Nous la passâmes deux fois à gué, la première dans la Mysie, la seconde dans les champs phrygiens. A une journée et demie de Loubadi, nous fîmes encore quatorze à quinze lieues, à travers des collines et des vallées jusqu'a Basculembei, gros bourg où il se fait un grand commerce de coton. Nous avions fait route jusque la avec une compagnie de marchands; nous nous en séparâmes pour visiter Sardes et Thiatire peu éloignés de la route de Smyrne; La ville de Sardes, cette célèbre capitale de la Lydie, a joué un grand rôle dans l'antiquité. Tout le monde sait comment Gigès fit mourir Candaule et s'empara de son trône. L'histoire de Crésus vaincu par Cyrus est ignorée de bien peu de monde. Sardes se rendit à Alexandre après la bataille du Granique, et passa successivement à différents maitres après la mort de ce conquérant, jusqu'à ce qu'elle tombât sous le joug des Romains. Plusieurs empereurs favorisèrent cette ville de leurs bienfaits, ainsi que le témoignent diverses inscriptions qui subsistent encore. Elle fut une des sept églises citées dans l'Apocalypse. Le territoire de Sardes était renommé pour certaines productions. La pierre précieuse qui a retenu son nom, et que nous appelons sarde ou sardoine, y a été découverte; ce fut la qu’on en trouva les premières mines. D'après ce qui reste des ruines de cette ancienne ville,  on peut juger qu'elle était située sur le flanc septentrional du mont Tmolus, et qu'elle ne minait cette vaste plaine.  [69]  Les Turcs ont conservé le nom de Sart au chétif village qui lui a succédé. Le plus beau monument qui reste de l'ancienne Sardes consiste dans les débris d'un temple construit par les Romains. On y voit encore cinq colonnes d'ordre ionique, d'une pierre froide de couleur d'ardoise et extrêmement dure. Elles ont environ trente pieds de hauteur, et soutiennent une corniche et un architrave. Aux environs, une infinité de pièces rondes, de la même pierre, indiquent que cet édifice était orne d`un grand nombre d’autres colonnes qui ont été successivement renversées. Apres avoir visité ce lieu et examiné les autres ruines qui sont en grand nombre, ainsi que les inscriptions, nous gravîmes le mont Tmolus pour y voir la citadelle dont les restes subsistent encore. Nous trouvâmes plusieurs inscriptions qui prouvent qu'elle a été bâtie dans le moyen-âge. Thiatire est ainsi que Sardes une des sept églises de I'Asie dont par le I'Apocalypse. Les apôtres y répandirent les lumières de l'Evangile. Les Turcs, après avoir détruit cette ville, en rebâtirent une nouvelle la laquelle ils donnèrent le nom d'Ak-hissar [Akhisar]. Celui de Thiatire ne subsiste plus que sur quelques marbres échappés à la destruction. Plusieurs inscriptions que nous y avons vues, ne laissent aucun doute sur le lieu où elle était bâtie. Elles prouvent aussi que Diane y était spécialement honorée. Quelques unes sont attachées aux murailles, plusieurs sont placées de haut en bas, de façon qu'il est impossible de les lire. Celles que l'on a pu déchiffrer, ont été faites à la gloire de particuliers qui, dans l`exercice de leurs charge ont bien mérité de la patrie.  [70] Le caravansérail où nous étions logés conserve aussi des vestiges de quelque ancien monument. Ce sont des colonnes de marbre avec leurs bases et leurs chapiteaux. Elles ont été mises sans ordre et sans symétrie pour soutenir le bâtiment, et il paraît qu'on les a relevées et apportées dans ce lieu selon le besoin qu'on en avait. Les mosquées, les bains, les cimetières, sont pareillement construits en partie de ces anciens marbres; mais la même confusion règne partout, et ils ne contribuent en rien à l’embellissement de la ville. Ak-hissar contient environ quarante mille habitants qui font un commerce considérable de coton, de tapis et d'opium, et sont généralement dans l'aisance. Cette ville est arrosée par sept ruisseaux qui s'échappent de l'Hermus, se partagent dans différentes rues et se rejoignent à son extrémité. Nous ne restâmes que quelques jours dans cette ville qui n'offrait aucun aliment à la curiosité; nous passâmes ensuite l'Hermus [Gediz], qui prend sa source dans la Phrygie, arrose la campagne de Smyrne, et se décharge dans la mer de Phocide, après avoir joint ses eaux a celles du Pactole. Ces deux fleuves ont singulièrement dégénéré, car si l'on en croit les poètes, ils roulaient l'un et l'autre des paillettes d'or, la fertilité du pays a sans doute donné lien à cette fiction. A une demi-lieue de l'Hermus est la ville de Magnisa ou Manachie, l'ancienne Magnésie que les Grecs appelaient Magnetes, à cause des mines d'aimant qui y étaient abondantes. C'est le seul endroit de la Turquie où il y ait une maison pour les fous. On y renferme tous ceux qu'on y amène de toutes les parties de l'empire. 

[71]  Elle est située dans la Carie, au pied du mont Sypile, où Scipion l'Africain défit Antiochus, roi de Syrie. La ville est grande, bien bâtie et très peuplée. On y voyait autrefois un temple magnifique de Diane Leucophryne, dont il ne reste aucun vestige. Cette ville renferme cependant un château, de beaux bazars, quelques mosquées assez belles, des hôpitaux, etc. Son commerce est considérable, car indépendamment des avantages que lui procure le voisinage de Smyrne [Izmir], qui n'est qu'à huit lieues de distance, son territoire est très fertile et produit une grande quantité de coton et de froment. Nous ne quittâmes cette ville que pour nous rendre directement à Smyrne.

[Izmir]

Cette grande cité est une des plus anciennes de l'Orient. Une Amazone appelée Smyrna en fut, dit-on, la fondatrice. Les Lydiens l’ayant prise et détruite, Alexandre-le-Grand, d'autres disent Antigonus, fit rebâtir une autre ville à deux lieues de la première. Elle fut souvent ruinée depuis par les fréquents tremblements de terre auxquels elle est exposée; mais sa position avantageuse et son port favorable au commerce ont engagé les rois et les empereurs à la rétablir. Elle est située sur la petite d'une colline, au fond d'une grande baie de l`Archipel, le long de laquelle elle s'étend l'espace de huit cents toises. C'est une des plus belles, des plus grandes et des plus florissantes du Levant, dont elle est la première échelle. Le golfe qui lui sert de port est le centre du commerce de l'Europe et de l'Asie. ll a huit lieues et demie de circuit, et les vaisseaux y sont partout à l'abri des tempêtes. Cette ville compte environ cent vingt mille habitants, Turcs, Grecs, Juifs, Arméniens et Francs.   [72]  On y voit un collège grec, des bazars nombreux, deux superbes caravansérails, des boutiques bâties en voûte et fort belles, un concours prodigieux de marchands et des comptoirs de presque toutes les nations européennes. On y voit aussi des maisons magnifiques le long de la mer avec des pavillons et des jardins. Nous logeâmes chez un juif des plus riches de la ville, à qui nous avions été recommandés. Ce bon israélite nous traita civilement, et nous ne le quittâmes qu'avec la persuasion qu'on peut trouver chez cette nation de la générosité et même de la politesse. Durant le temps que nous restâmes à Smyrne nous fîmes une partie de promenade sur la rade, et nous y fûmes témoins d'un accident aussi singulier que malheureux. Un matelot qui se baignait, dans la mer eut la jambe emportée par un marsouin. Peut-être que, dans la posture où l'animal le vit nager, il le prit pour un poisson d'une autre espèce que la sienne; car il passe pour être fort ami de l'homme, et il se plait a venir jouer auprès des vaisseaux. Le marsouin est le cochon de mer, il aime à prendre l'air et à sauter hors de l'eau, mais d'un saut lent et posé, comme s'il voulait donner aux gens de l’équipage la facilité de le considérer à loisir. La tête parait d'abord, on aperçoit ensuite le corps courbé en forme d'arc, la queue est la dernière qu'on voit en l’air, lorsque la tête et le corps sont déjà replongés dans la mer. En faisant ainsi des sauts de distance en distance il tombe ordinairement vers l'endroit d'où le vent doit venir, et les marins se règlent là-dessus pour juger, dans la bonace, de quel coté il viendra effectivement. 

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Il y a une si grande quantité de marsouins dans le port de Smyrne, que quelquefois, en sautant à la queue l'un de l'autre, ils retombent dans les bateaux qui traversent, et deviennent la proie des mariniers. Nous vîmes un de ces poissons qui venait d'être pris et tué. Il avait huit à dix pieds de longueur, son corps était de la grosseur d'un homme. il pesait environ quatre cents livres, et avait quarante-deux dents à chaque mâchoire; sa peau était sans écailles, sa tête longue, ses yeux assez petits, à peu près comme ceux d'un cochon. Cet animal a sur le cou une ouverture par laquelle il respire. 0n le dépouilla et ou tira deux bandes de lard ou d'une graisse ferme de trois pouces d'épaisseur, et qui, étant fondues, produisirent une quantité d'huile considérable. On mange aussi sa chair, mais elle est fade et insipide. La majeure partie des habitants de Smyrne se compose de  marchands dont quelques uns y ont amassé des richesses immenses. Le bazar est un des édifices les plus curieux : il est très vaste, long de plus de cent soixante toises, et perce de plusieurs petits dômes qui donnent entrée à la lumière. La voûte, ainsi que les murs, sont de pierre de taille. On trouve dans ce marché tout ce que l'Orient et l'Occident ont de plus précieux. l.es caravanes y apportent du coton file, des toisons soyeuses d'Angora, des tapis de Perse, de la suie, du fil de chanvre, des éponges, des laines de chevreau, des camelots, des drogues de toute espèce, du mastic, de la térébenthine de Scio, de la cire, des figues, de beaux raisins secs. Les marchands de I'lnde y apportent des diamants,  des perles, des pierres précieuses. 

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Les vaisseaux y importent des piastres, des draps, des serges, des bonnets, du papier, de la cochenille, du tartre, du verdet,  de l'indigo, de l’étain, du plomb, du bois de teinture, des épiceries, du sucre. On y voit des parfums d'Arabie, du vernis, des porcelaines de la Chine; enfin tout y abonde. Smyrne serait peut-être une des plus belles et des plus puissantes villes du monde, si les tremblements de terre, Ia peste et les incendies n'y faisaient d'affreux ravages. On dit qu'avant le dernier tremblement qui arriva, toutes les rues étaient larges, bien percées et coupées à angles droits. Celle qu'on appelle la rue des Francs, où logent les Européens, surpassait en beauté toutes les autres; elle est encore aujourd'hui la plus belle; mais les maisons n'en sont pas, a beaucoup près, aussi grandes ni aussi régulières qu'elles étaient alors. Le caravansérail, qui est près du bazar, est grand et majestueux. ll est aussi bâti en pierres de taille, et contient une infinité de chambres et d'appartements bien distribués. Les deux édifices, situés sur le penchant d'une colline et montant à la forteresse, ont été construits des débris d'un théâtre antique qui faisait un des monuments les plus curieux de la ville : il était de marbre blanc et d'une très belle architecture. Nous vîmes aussi l'emplacement, de l'ancien cirque ou stadium. Ll est creusé profondément dans la montagne, au couchant de la citadelle. Sa longueur est d'environ cent toises sur dix-huit de largeur. A l'extrémité de la ville la plus proche du port, on voit, en grosses pierres, une espèce de portique où était, dit-on, la statue d'Homère, qui, selon I’opinion la plus commune, prit naissance dans Smyrne.  [75]  Le nom de Mélésigènes, donné à ce grand poète, vient de la rivière de Mélés qui borde les murs de cette ville. Une jeune aventurière nommée Chritéis, eut, à ce qu'on rapporte, le malheur d'être chassée de la ville de Cumes pour une faiblesse. Un reste de pudeur l’empêcha de chercher des secours que l'intérêt universellement inspiré par sa beauté aurait pu lui procurer. Elle erra pendant quelque temps dans la campagne, se nourrissant de fruits et de racines, et mit au monde un fils sur les bords du Mélés. L’enfant devint aveugle dans la suite, et pour cette raison fut appelé Homère. Les Grecs de Smyrne embellissent cette histoire de quantité de traits qui prouvent combien ils sont jaloux de la gloire d'avoir pour compatriote le père des poètes. Ils se vantent aussi d'avoir eu pour évêque saint Polycarpe qui a écrit sur l'Apocalypse. Les Turcs forment il peu près la moitié de la population de cette ville, les Grecs le tiers; le reste se compose de Juifs, d'Arméniens et de Francs, nom que les Turcs donnent indifféremment à tous les étrangers européens qui habitent leur empire. On souffre ici toutes les religions. Le même quartier vous offre indistinctement un temple, une église, une mosquée et une synagogue. Vous voyez que ces Turcs, tout en nous qualifiant de chiens de chrétiens, nous donnent quelquefois de beaux exemples de tolérance. L’agriculture n'est pas moins en honneur à Smyrne que le commerce. Les campagnes sont bien cultivées, et la terre produit en abondance du blé, du coton, du vin et des olives. La viande, le poisson, in gibier, et toutes les denrées nécessaires à la vie y sont excellentes et généralement à très bas prix, non seulement pour les habitants, mais pour les étrangers que le commerce y amène en grand nombre.

On trouve dans les ruines de l’ancienne ville l’animal singulier appelé caméléon. Notre hôte nous mena chez un caloyer ou prêtre grec de ses amis ; qui en avait rassemblé plusieurs. Nous les observâmes avec beaucoup d'attention et fûmes témoin des changements qu’ils contractent. Ils prennent plus aisément les couleurs foncées, telles que le vert, le brun, le noir et le pourpre. Le plus souvent ces couleurs sont confondues et nuancées de taches rouges et blanches. Le caloyer nous fit remarquer que ces changements sont plus ou moins sensibles selon qu'on irrite plus ou moins l'animal. ll est cependant certain que sur un gazon il devient d'un beau vert: et que si on le met ensuite sur une pièce de toile blanche, la couleur verte s'éclaircit et est tachetée de blanc en plusieurs endroits. Le caméléon est à peu près de la figure d’un grand lézard, il a les jambes plus longues et les épaules plus relevés. Sa tête n'a aucun mouvement, mais il a les yeux d'une vivacité surprenante. ll se nourrit de mouches qui s'attachent à une sorte de glu qu'il a sur la langue.

[Ephèse, Efes]

Nous étions trop près d'Éphèse, qui n’est éloignée de Smyrne que d'une journée et demie, pour ne pas y faire excursion. Nous traversâmes les rochers du mont Mimas, par un chemin que saint Paul coupe, dit-on, de son épée, et le lendemain, nous nous trouvâmes a la vue d'Ephèse sur les bords du Caistre. Celle petite rivière est parfaitement semblable au Méandre. Elle roule ses eaux transparentes dans une belle plaine qu'elle fertilise et fait mille replis sur elle-même. Les cignes ont quitté le Caistre depuis que les Grecs n'ont plus de poètes.

En approchant d'Ephèse on est frappé d'admiration. La quantité prodigieuse de marbres  dont la plaine est couverte, rappelle à l'esprit la splendeur originelle de cette ville fameuse qui, réduite aujourd'hui à une forteresse, ne présente à l'œil étonné qu'un méchant village à peine habité. Si je ne craignais de paraître trop savant, je dirais qu'Éphèse fut fondée par les Amazones, et considérablement agrandie et embellie par Andronic, fils de Codrus ; que l'architecte Ctésiphon commença la construction de ce fameux temple de Diane qui passait pour une des sept merveilles du monde ; qu'on employa deux cents ans à le bâtir, et que toutes les villes de l'Asie-Mineure contribuèrent aux frais de cet édifice. Il avait, dit-on, quatre cent vingt pieds de long sur deux cent vingt de large. Il était orné de cent vingt colonnes hautes de soixante pieds; et ce qu'elles avaient de plus remarquable, c'est qu'elles avaient été élevées par cent vingt-sept rois. L'insensé Erostrate, dans le dessein de s'immortaliser par un crime éclatant, mit le feu à ce temple la nuit même que naquit Alexandre. Les Ioniens qui excellaient dans l’architecture, et auxquels cet art dut l'invention de ses ordres, s'étaient surpassés eux-mêmes dans la construction de ce monument.

Ephèse est encore célèbre par le troisième concile qui y fut tenu au cinquième siècle, à l'occasion de Nestorius, qui n'admettait qu'une nature en Jésus-Christ. Le village qui remplace cette ville est appelée par les Turcs, Ayasaluc [Ayasoluk] ; il est assis au milieu d`une infinité de débris précieux, où l'on rencontre a chaque pas des pièces de statues, des chapiteaux, des bases de colonnes; et le sol a cet endroit est jonché des images mutilées des dieux de l'antiquité.

C’est à travers ces ruines que nous arrivâmes il la grotte des Sept-Dormants, qui est au bas de la montagne, du côté du temple de Diane. Un raconte que sept chrétiens, fuyant la persécution exercée par l'empereur Dioclétien, se retirèrent dans cette grotte, où ils s'endormirent d'un sommeil si profond, qu'il dura deux cents ans. A leur réveil, ils trouvèrent les choses si changées à Ephèse, qu'ils ne reconnaissaient plus les monuments et n'entendaient plus la langue de leur pays De la grotte des Sept-Dormants, nous allâmes visiter le temple de Diane, qui est proche. Il n`en reste plus que les fondements, dans lesquels nous descendîmes avec beaucoup de peine, parce que le terrain est fangeux et humide. Nous nous trouvâmes bientôt sous une si grande multitude de voûtes, que nous eussions couru le risque de nous égarer, si nous n’avions été accompagnés d'un guide qui en connaissait parfaitement tous les détours. Mais les chauves souris dont ces lieux souterrains sont remplis, et que la lumière de nos flambeaux attirait sur nous, précipitèrent notre retraite. 

Kara-Hissar, que nous vîmes ensuite, est bâtie au point où la chaîne du Kalder-Dagh tourne au nord. Cette ville, qui contient environ douze mille familles  est assez bien bâtie pour une ville turque. Ses rues sont cependant étroites, et difficiles

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A gravir dans quelques endroits. Kara-Hissar est une place fortifiée. Elle fut dans son origine le premier domaine d'0thman, fondateur de l'empire turc. Elle est le chef lieu du pachalic de son nom. On y voit de belles mosquées, des manufactures de draps, de tapis, d'armes de toute espèce; ses fabriques de feutre noir lui donnent une sorte de célébrité. Son territoire produit une très grande quantité d'opium, denrée précieuse en Turquie, où l'on en fait un fréquent usage.

[Kütahya]

Kutaieh, où nous arrivâmes après une marche aussi ennuyeuse que pénible, est une grande ville, capitale du pachalic de ce nom. Elle est située en partie sur la peinte d'une montagne, en partie sur le bord d'une plaine fertile. Les maisons sont grandes et jolies. Le château, qui a dû être fort, occupe l’emplacement de l'ancienne Cotíoeum. On voit dans cette place de belles fontaines, des bains publics au nombre de trente, cinquante mosquées, plusieurs églises  vingt caravansérails. Tous ces édifices sont fort beaux, et méritent d'être vus.

On compte dans Kutaieh cinquante à soixante-mille habitants.

Sur le golfe de Satalíe, est une ville du même nom qui fut jadis grande et très forte, et qui, ainsi que toutes les places soumises au despotisme de la Turquie, est aujourd'hui bien déchue de son premier état. Elle est située au pied d'une forêt d'orangers et de citronniers, et adossée à une colline. Ses rues s’élèvent en amphithéâtre, les fortifications y sont encore en assez bon état; mais les maisons particulières paraissent tout fait négligées. Le seul édifice public digne de remarque est une mosquée véritablement belle, et qui contraste singulièrement avec le reste de la ville. 

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Le port, fermé par deux jetées, est rétréci et très dangereux. Les habitants sont presque tous grecs: le nombre s'élève tout au plus a dix mille. Les environs de cette place sont fertiles; surtout en citronniers et en orangers. Elle est assez florissante par le commerce d'exportation qui consiste principalement en fruits, laine, coton, opium, et surtout en cire jaune, la plus estimée du Levant.

[Konya]

Konieh, l'ancienne Iconium, située à l'extrémité d'une plaine immense, et dans le voisinage de montagnes toujours couvertes de neige, est le chef-lieu d'un pachalic. Elle est entourée de murailles, et a une citadelle en très mauvais état.

Cette ville est bien déchue de ce qu'elle était à l'époque où les sultans ottomans y faisaient leur résidence. Cependant on y compte encore environ trente mille habitants. Elle est grande; le nombre de ses mosquées, leur situation pittoresque, ses collèges, et divers autres édifices publics lui donnent un aspect imposant. Mais ces bâtiments superbes tombent en ruines, autant par la négligence que par l'avarice des gouverneurs. Les maisons des particuliers offrent un mélange de huttes construites en briques séchées au soleil, et de misérables chaumières couvertes de roseaux. Les murs de la ville paraissent avoir été construits avec les débris des monuments anciens. Il se fait dans cette ville un commerce assez actif en soieries. Ses environs abondent en fruits excellents.

Le territoire produit des olives, du riz, du coton, et malgré ces avantages, le pays est généralement misérable Les chaleurs de l'été sont si grandes, que les habitants sont obligés d'abandonner leurs 

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villages et de se retirer dans les montagnes où ils respirent un air plus salubre. 

[Ankara]

Angora, ville renommée pour la finesse du poil de ses chèvres, et située sur le ruisseau de Tabana compte environ trente mille habitants dans son sein. La plupart sont Arméniens. Les rues y sont larges, et pavées d'assez grands morceaux de granit. On y voit d'assez beaux restes d’antiquité, entre autres, le fameux temple construit en l’honneur de l'empereur Auguste. C'est de son règne que date la grandeur de cette ville, qui, auparavant, était peu considérable. Elle est ceinte  une forte muraille, et l'on remarque sur plusieurs portes des inscriptions grecques. Plusieurs conciles ont été tenus à Angora qui portait autrefois le nom d'Ancyre. Le peuple y est plus doux et plus policé que dans aucune autre ville de l’Anatolie.

Un archevêque grec y fait sa résidence. Le commerce n'y manque pas d'une certaine activité. Il consiste en poils de chèvre, en châles, en camelot et en soieries qui se fabriquent dans la ville même. C'est près d'Angora que Tamerlan vainquit Bajazet en l'année 1402.

A moitié chemin, entre Angora et Tokat, résidait un pacha qui, contrairement à l’usage des autres fonctionnaires du même rang, se faisait adorer des peuples soumis à son autorité. Ieuzgatt [Yozgat], sa capitale, qu'il a presque entièrement bâtie, est située dans une vallée profonde, et renfermait près de seize mille habitants, dont le nombre s’accroissait sans cesse de la désertion des peuples voisins que la bonté de son gouvernement attirait. 

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L’ordre qu'il avait établi dans son pachalic, la justice rendue à chacun avec la plus stricte équité l’impôt fixé de manière à ne point léser les contribuables, et la certitude de conserver le fruit de ses travaux, avait changé un territoire naguère inculte, en un pays fertile. C'en fut assez pour exciter la jalousie des autres pachas, qui trouvèrent plus facile de perdre cet homme estimable que de l'imiter. Son palais était vaste et magnifique, et il avait trouvé moyen de l'embellir et de l'orner sans fouler le peuple confié ä ses soins. Ce palais leur a servi de prétexte pour le présenter à la cour comme un sujet à craindre.

Un prince, vraiment digne de régner, aurait pris des informations sur la conduite de ce pacha, et la voix du peuple lui aurait appris qu'il ne méritait que des éloges. Mais un monarque insouciant, accoutumé à s'en rapporter à des ministres et à des courtisans qui se font un jeu de le tromper, qui s'occupe lâchement de ses plaisirs, et sacrifie le bien général à une poignée de misérables qui l'entourent et qui l'encensent, ne cherche point les occasions de connaître la vérité; il les fuit au contraire, et laisse commettre sous son nom toute espèce d'injustices. C'est ainsi que sur une simple délation, le pacha le plus digne d'éloges fut dépouillé de son gouvernement; toute sa famille a été enveloppée dans sa disgrâce, et ceux qui l'avaient desservi ont été mis en possession de ses dépouilles.

Nous étions à Kastamouní, quand nous apprîmes la nouvelle de cette disgrâce. La ville de Kastamouni, ancienne capitale de la Paphlagonie, fit, sous l'empire grec, partie des domaines patrimoniaux de la maison des Comnènes. 

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Elle est située dans un enfoncement au centre duquel s'élève, à une hauteur considérable, un rocher à pic couronné d'une forteresse en ruines. Kastamouni, aujourd'hui capitale du Sangiakat de ce nom, et toute peuplée de Turcs, voit fleurir, dans ses remparts, divers genres d'industrie. On y fabrique principalement de la vaisselle de cuivre, dont il y a des mines assez abondantes dans son territoire.

La population y est évaluée à cinquante mille habitants, mais je crois ce chiffre exagéré. Avant d'arriver au cap Karampé, pointe septentrionale de l'Asie Mineure, on trouve la célèbre ville de Sinope, située sur un isthme, couverte au nord par une presqu`île, et ayant à l'est une excellente rade avec des chantiers pour la marine. Cette ville autrefois très florissante, et ancienne station de la flotte turque, n'a guère que cinq mille habitants, nombre auquel elle se trouve réduite par suite des émigrations des Grecs. On y fait des chargements de bois de construction et de charpente.

Ses autres objets d'exportation consistent, en goudron, riz, peaux, étoffes de soie et indiennes, toiles, fruits, etc. On trouve encore quelques débris de son ancienne splendeur mêlés avec la pierre brute dans ses murailles. Elle porte aujourd’hui le nom de Sinub. L'ancienne Sinope fut fondée par une princesse des Amazones; elle fut le séjour des rois de Pont, quand ils eurent soumis ce pays. Mithridate et Diogène y reçurent la naissance. 

[Samsun]

Samsoun est une des villes turques qui se présentent avec le plus d'avantages  en raison de sa position a l’extrémité occidentale d'une baie de la mer Noire  qui peut avoir quatre milles de longueur. 

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Samsoun est entourée d'une muraille qui tombe en ruine; ses maisons en bois, couvertes de plâtre, et crépies à blanc, offrent un aspect assez agréable, lorsqu'on les aperçoit de loin entre les arbres et la mer. Cette ville, qu'on ne peut plus regarder que comme un bourg, a remplacé Amisus qui, après Sinope  était la plus riche du Pont. Mithridate, roi de Pont, l'habitait souvent.

Du coté de la mer  on retrouve encore les vestiges d'une muraille ancienne  dont une partie est couverte parles vagues. On y voit fort peu d'antiquités. Samsoun serait probablement nulle  si elle n'avait une rade par où l'on exporte les cuivres de Tokat, les soies et les toiles d'Amasie, et méme les cotons d'Adana qui vont en Crimée. La population de ce bourg s'élève a deux mille individus.

Nous ne fîmes que passer à Ounieh, l'ancienne Oenoé  dont les habitants, placés dans un territoire stérile  se livrent à un cabotage fort actif, soit avec les ports russes, soit avec la cote des Abases. Cette ville dépendante du pachalic. De Sivas  se présente aux regards au milieu de beaux vergers. Elle est agréablement située, près de l’embouchure d'une rivière de son nom dans la mer Noire. Elle fait un grand commerce de chanvres  de soies  de cuirs de bœufs et de buffles  et tire un parti très avantageux du bel alun de roche, seul produit de son territoire.

[Amasya]

Une des villes les plus remarquables de la Turquie asiatique, celle où nous times le plus long séjour depuis notre départ de Constantinople, est Amasia, dans la province de Sivas. On croit qu`elle fut ainsi appelée du nom d’une princesse qui en possédait la souveraineté. Cette ville est dans un beau vallon, entourée de collines, et de montagnes élevées.

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Les maisons y sont plus belles qu'à Constantinople, mais les édifices publics y sont moins vastes et moins somptueux; l'air y est vif et salubre, le peuple spirituel et poli. Ce territoire abonde en fruits, en grains et en raisins excellents. Toute la campagne est couverte de vergers et de jardins qui ajoutent à l'agrément de cette ville. On nous fit voir un chemin taille dans le roc sur une montagne voisine. Cet ouvrage a dû coûter des peines et des travaux immenses. Amasia est la patrie de Strabon  géographe habile et judicieux historien, qui florissait du temps de l'empereur Auguste. Le commerce de cette ville est assez considérable et consiste en blé  en poils de chèvre et en cuivre. On y voit des fabriques de scieries et de toiles peintes. La population s'élève à trente mille habitants, la plupart chrétiens.

[Tokat]

Au sortir d'Amasie, nous nous mimes en route pour aller à Tokat, autre ville de la province de Sivas. Cette ville appartient à une princesse de la famille du grand seigneur, et est gouvernée par un waivode. Elle est la résidence d'un cadi et d`un aga  et le siège d'un archevêque grec. C'est une des places les plus peuplées et des plus commerçantes de la Turquie asiatique. On y compte environ soixante mille habitants turcs  arméniens ou grecs. Elle fait un commerce fort étendu  par caravanes, avec diverses parties de l'Asie-Mineure, le Diarbékir, Sinope, Brouza et Smyrne. On y voit des fabriques de chaudronneries, de toiles peintes, de soieries, de maroquin bleu. Cette ville tire aussi de grandes richesses des toiles des Indes qui lui viennent de l'Arabie ; elle n dans ses environs de vastes forêts de sapins et de pins  et son territoire produit du vin et des fruits d'une excellente qualité.

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[Sivas]

Il nous a fallu traverser plusieurs montagnes couvertes de pins, et essuyer bien des fatigues avant d'arriver à Sivas, résidence d'un pacha, pour qui nous avions une lettre de recommandation qui nous valut une bonne réception. Nous fûmes logés dans son palais  où nous eûmes à souhait tout ce qui pouvait nous être nécessaire et agréable.

L'autorité du gouverneur d'un pachalic est d'une haute importance, et lui fait jouer un très grand rôle. Non seulement il y commande en maître, mais il inflige des peines capitales à ses administrés. C'est une espèce de vice-sultan qui, le plus souvent, abuse de sa puissance pour vexer le peuple, en tirer le plus d'argent possible et accumuler des trésors.

La ville de Sivas  située dans une plaine assez belle, sur la rivière appelée Kizilirmak, et a peu de distance de sa source  est le chef-lieu du pachalic de son nom. Elle est sale et n'a que des rues étroites. Les murs qui l'environnaient autrefois sont entièrement ruinés. Elle est bien déchue de ce qu’elle était avant qu'elle eût été ravagée par Tamerlan  qui y vainquit et fit prisonnier Bajazet.

On y fait cependant un commerce assez actif, surtout en coton. Le voisinage de l'Arabie y attire les caravanes qui viennent de Bagdad ou de Constantinople. Sivas renferme environ deux mille maisons. Il est remarquable que ce pachalic, par un caprice du destin, a conservé le grand nom de Roum, ou pays des Romains.

[Kayseri]

Kaisarièh, l’ancienne Césarée de Cappadoce, nous appelait dans la Caramanie. 

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C'est une grande ville, située au pied du mont Ardahis  dans une belle plaine très fertile, et près de la rivière de Koremos. Les bâtiments particuliers et les édifices publics sont loin de répondre à l`étendue de la ville. Cependant elle est assez bien peuplée, et les habitants, en grande partie, sont livrés au commerce, qui est très considérable, surtout en coton et en maroquin. Les environs offrent, pour principal objet de curiosité, des montagnes percées de grottes, qui ont probablement servi de demeure d'été aux anciens habitants de ce pays. Cette manière de se loger, pendant les grandes chaleurs, a été commune a beaucoup de peuples. Non loin de Césarée  dans les environs d'Yrkup [Ürgüp], on voit un assez grand nombre de petites pyramides, munies de portes et de fenêtres. Elles sont absolument inoccupées, et l'on n'a pas su nous dire le motif qui a donné lieu a leur construction. 

L'occasion d'une compagnie de voyageurs nous mit à même de parcourir le pays connu sous le nom d'Aladulíe  ou Marash. C'est une province considérable, entre Amasie et la Méditerranée, à l'est de la Caramanie. Cette contrée, qui portait anciennement le nom de Petite-Arménie, est presque impraticable a cause des montagnes dont elle est hérissée. Elle est d'ailleurs habitée par un peuple guerrier et voleur. Les pâturages y sont excellents, et on y élève de fort beaux chevaux et un grand nombre de chameaux. Les villes principales sont Adana, qui compte six mille habitants, et est la résidence d'un pacha ; Malvatía, l'ancienne Mélitène, et autrefois ville principale de la Petite-Arménie, qui renferme douze à quinze cents maisons, et Marash, qui n`en a pas davantage et n'est remarquable que par ses mosquées et par la naissance du fameux Nestorius, comme Semizat, autre ville du même pachalic, est la patrie de Lucien.

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[Tarsus]

Je me borne à citer ces villes qui n'offrent pas le moindre intérêt. Nous espérions trouver un dédommagement de nos peines dans la visite de Tarsous, l'ancienne Tarsus, la docte rivale d'Athènes et d'Alexandrie  qui a donné naissance à l'apôtre saint Paul ; mais elle a été si souvent saccagée qu'il n'est resté presque plus que des ruines. Sa situation dans une plaine fertile, sur la rivière de Cydnus, et près de son embouchure dans la Méditerranée, aurait engagé un peuple moins insouciant que les Turcs à réparer cette célèbre capitale de la Cilicie, qui renferme encore trente mille habitants; mais ils se plaisent dans les décombres  et tout ce qui a quelque rapport avec l'antiquité blesse l'orgueil de ce peuple ignorant. L'espérance de découvrir dans ces ruines quelques inscriptions ou quelques restes de monuments de l'art, nous a fait prolonger notre séjour dans cette ville  mais nos recherches ont été vaines.

Comme les communications ne sont pas faciles dans ce pays presque désert, et que l’on n'y a point, différentes routes à choisir, nous avons repris les chemins que nous avions déjà pratiqués, et qui nous étaient connus, bien qu'ils fussent infestés de brigands qui mettent à contribution les voyageurs, les bourgs et les villes. La première ville où nous avons séjourné, est Divrigni [Divriği], située dans un grand vallon entrecoupé de ruisseaux qui vont se jeter dans l'Euphrate. C'est l'ancienne Nicopolis, bâtie par Pompée. Elle renferme une quantité de jolis jardins; ses environs sont très fertiles, mais mal cultivés, par la crainte qu'inspirent les montagnards.

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Une des grandes richesses du pays vient des mines de fer et d'aimant qui y sont très abondantes. Plus avant, entre des montagnes presque impraticables, on trouve aussi des mines d'or et d'argent, dont l'état tirait autrefois un grand produit. Elles sont aujourd'hui très mal exploitées  soit à cause du manque de bois, soit par un effet de la négligence des Turcs. Nous eûmes la curiosité de descendre dans celle de Kiéban, après avoir passé l'Euphrate qui coule au bas de la mine. Nous vîmes une multitude d'ouvriers, et quantité de souterrains, de chambres, de voûtes, mais peu d'or et d'argent.

La plus considérable des mines était celle d'Argana  gros bourg au delà de Kiéban  où l'on fait aussi d’excellent vin. Le Tigre baigne le pied de la montagne sur laquelle Argana est située, mais il est si étroit et si resserré dans cet endroit, qu'il a plutôt l'air d'un ruisseau que d'un fleuve.

[Giresun]

A quelque distance de Keresoun, où nous nous arrêtâmes, s'élance une masse effrayante de montagnes entrecoupées de golfes profonds, et de vallées étroites  ombragées de hêtres superbes. Les espaces découverts offrent de belles prairies  près desquels les maisons des habitants  entourées de jardins remplis de cerisiers  s'élèvent sur la pente escarpée des coteaux. Keresoun, l'ancienne Gerasus, est bâtie sur le sommet d'un haut promontoire rocailleux. Une partie de sa population est composée d'Arméniens. Ce sont les plus riches; mais ils sont tellement opprimés  qu'ils n'osent ni se pourvoir d'une maison commode, ni faire la moindre dépense apparente, de peur de révéler leur aisance.

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Ils sont réduits à la cacher sous le voile de la pauvreté. C'est à cette cause qu'il faut attribuer l`état misérable de la plupart des villes  dans les provinces turques éloignées de la capitale, parce que les gouverneurs y abusent plus hardiment de l'autorité qui leur est confiée. 

[Trabzon]

Nous nous embarquâmes à Keresoun  et, en suivant les sinuosités de la côte, nous entrâmes après trois jours de navigation dans le port de Trébisonde. C'est une ville très ancienne dont Xénophon parle dans son histoire de la retraite des dix mille. Les Romains en tirent la capitale de la province de Pontus Cappadocius. Après la prise de Constantinople par les Latins, Trébisonde devint le siège d'un empire grec qui, sous le règne d'Alexis Comnéne, s'étendait depuis l’embouchure du Phasis jusqu'à celle de l'Halys, et auquel Mahomet II mit fin. C'est une grande ville avantageusement située  au pied d'une montagne  sur la mer Noire. Son port est excellent; ses maisons presque toutes bâties en pierres, sont couvertes en petites tuiles rouges. On y voit dix-huit grandes mosquées, huit khans, dix églises grecques et cinq bains publics. Le Besestein est un vaste bâtiment carré, construit, dit-on, par les Génois, pour servir de magasin a poudre, et à l'extrémité méridionale de la ville est une citadelle solidement construite. On y trouve aussi plusieurs antiquités romaines, parmi lesquelles on remarque une très belle église. La population de cette ville, au nombre de soixante mille habitants, se compose de Turcs, de Grecs, de Juifs, d'Arméniens, de Géorgiens  de Mingréliens  de Tcherkesses et de Tartares, mélange tout a fait hétérogène qui, a ce qu'il paraît  n'exclut pas la tranquillité publique,

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et contribue probablement au commerce considérable qui a lieu dans cette place. Les exportations consistent en étoiles de soie et de coton, en fruits, en vins, en cuirs, et en beaucoup d'ouvrages en cuivre. Les importations se font en sucre, café, blé, fer, et étoffes de laine. Le pays voisin produit une grande quantité de soie et de coton.

 

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