CHAPITRE XVI Le commerce de Constantinople et les Grecs. - Nous allons voir encore le Sultan se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi. - Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline... - Les Eaux-Douces d'Europe. - Le retour du Bois de Boulogne à Constantinople.

[Le commerce de Constantinople et les Grecs]

Je descends de bonne heure à Galata par la rue en escaliers et vais faire visite à la maison Lebet et fils Victor. Ces messieurs me donnent des renseignements sur le commerce de Constantinople, qu'ils prétendent accaparé tout entier par les Grecs. Ils me parlent aussi des tapis turcs et de ceux de Smyrne. Cette dernière ville possède une fabrique importante, dont une succursale est établie à Constantinople. Ce qui fait le mérite de ces tapis, c'est qu'ils durent au moins quinze ou vingt ans, et que plus ils vieillissent et plus leurs couleurs prennent de l'éclat. J'apprends également par eux que les approvisionnements pour le Palais du Sultan font l'objet de grosses affaires, et de toute sorte de trafics, où certains intermédiaires étrangers jouent un rôle rien moins que désintéressé.

Je rentre ensuite à l'hôtel pour le déjeuner. L'uniformité invariable du menu commence à me paraître absolument insupportable.

Une remarque en passant. L'heure turque n'est pas la même que la nôtre, en raison de la différence des méridiens. C'est pour cela que les montres que l'on voit ici possèdent un double cadran.

[Nous allons voir encore le Sultan se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi]

C'est vendredi aujourd'hui, c'est-à-dire le jour où le Sultan sort pour aller faire publiquement sa prière à la mosquée.

Il est convenu que nous irons tous nous mettre sur son passage. Seulement, nous ne savons pas encore à quelle mosquée il doit se rendre. Nous le saurons tout à l'heure au palais, où nous allons nous rendre en tramway pour arriver à temps.

En route, on nous apprend que l'Archiduc Charles-Louis est sorti ce matin pour aller faire visite au Sultan dans une voiture de la cour que celui-ci lui avait envoyée. En descendant une rue très en pente, un des chevaux s'est abattu, et la voiture a été brisée. Quant à l'Archiduc, il n'a reçu aucune blessure, car nous le voyons revenir du palais dans la voiture de gala du Sultan, précédé d'officiers à cheval, et suivi d'autres voitures occupées par sa suite. C'est égal, cette chute n'est pas d'un heureux présage.

Au palais, nous apprenons que la mosquée où le Sultan se rendra aujourd'hui est celle de Fundund Kly [Fındıklı]; elle est située près du palais de Khalil bey, celui qui fut ambassadeur en Autriche; c'est dans ce palais que lord Stradford a demeuré.

Quand nous arrivons sur les lieux, les troupes sont déjà rangées en bataille et la musique à son poste. Ce n'est pas sans peine que je réussis à faire passer ces dames. La foule est considérable et j'y remarque des Anglais et des Américains qui viennent du Caire et qui ont encore le casque indien, ou le chapeau enveloppé de mousseline blanche.

L'Hyrvoix du Sultan se multiplie. Les soldats se hâtent de balayer et d'arroser la place où doit passer Sa Hautesse, afin de mieux la tromper sur l'état de propreté des rues de la ville. On étend en outre un long tapis noir, depuis le débarcadère du quai jusqu'au seuil de la mosquée.

La foule augmente de minute en minute. Elle est émaillée maintenant de prêtres égyptiens coiffés d'un turban blanc, de hadjis (c'est-à-dire de fidèles qui ont été à La Mecque) revêtus d'un long sarreau de soie rose et chaussés de sandales. Ils ont le teint fortement olivâtre, mais point bronzé.

Les marchands d'eau fraîche circulent en choquant leurs deux verres l'un contre l'autre, et poussant leur cri bien connu : Sou bouss ! Sou bouss !

Les ministres de la guerre et de la marine, en attendant l'arrivée du Sultan, se promènent côte à côte sur la plate-forme du quai. En dépit des vingt-cinq degrés de chaleur, ils sont revêtus de leur caban.

On me montre les gardiens des soldats, espèce de policemen de l'armée. Ces bizarres fonctionnaires ont pour signe distinctif un hausse-col surmonté d'un croissant.

Grâce à l'amabilité du chef de la police, nous apprenons qu'en sortant de la mosquée, le sultan doit se rendre aux Eaux-Douces d'Europe avec l'Archiduc d'Autriche et je me hâte de retenir un caïque pour que nous puissions nous y faire conduire de notre côté.

Mais bientôt le muezzin monte au balcon de son minaret, et presque aussitôt on commence à entendre les salves tirées par les vaisseaux de guerre et les hourras poussés par la foule et par les marins, et répétés par les échos du Bosphore. La musique attaque une marche triomphale d'une façon discordante.

La flottille approche : en tête, les deux caïques, conduits par des capitaines à la veste verte brodée d'or, font jaillir l'eau sous l'effort des rameurs. Les gardes refoulent les embarcations indiscrètes chargées d'Anglais qui veulent absolument voir Sa Hautesse de trop près.

Voici le Sultan Abdul-Azis. Il est petit, ramassé de taille et d'aspect épais et lourd. Il porte la redingote boutonnée et le pantalon blanc. Il est précédé par son fils aîné, dont la poitrine est constellée d'une éblouissante étoile en diamant, la grande plaque de l'ordre du Medjidié sans doute. Descendu le premier, il se retourne et salue respectueusement son père.

[Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline...]

Les troupes sont rangées en bataille de chaque côté de la place, tenant les curieux à distance. Toutefois, grâce à la complaisance des officiers, ces dames peuvent s'approcher d'assez près pour suivre le cérémonial dans tous ses détails. Sur le passage du Sultan, tous les vizirs, les pachas et autres fonctionnaires saluent à la turque, c'est-à-dire en portant la main à leur fez et en se baissant profondément comme s'ils voulaient ramasser quelque chose par terre. Rien de curieux à voir comme ces gros pachas s'efforçant de se courber malgré leur corpulence.

Il faut qu'un courtisan s'incline, cline, cline,

Autant qu'il peut s'incliner.

Le Sultan passe devant tout ce monde aussi droit que ses rhumatismes lui permettent de se tenir et arrive rapidement à la porte de la mosquée.

[Les Eaux-Douces d'Europe]

Nous quittons aussitôt la place et gagnons le quai où se trouvent les deux caïques impériaux ; je dis deux, parce que Sa Hautesse ne revient jamais dans la même embarcation que celle qu'elle a prise pour aller. Ils sont d'une beauté merveilleuse ces deux caïques, avec leur col de cygne d'une blancheur immaculée, leur aigle doré sur la proue, leur bec allongé comme un bec d'espadon, leur dais rouge parsemé et bordé de franges d'or.

 

A l'escale de Top-Hané où nous arrivons, nous sommes assaillis par une foule de Grecs et d'Arméniens qui nous crient aux oreilles : « Moussiou, moussiou, une barque ! Trois medjidiés et demi ! Une livre turque ! Un napoléon ! Soixante-quinze piastres ! » Bien sûr, on nous prend pour des lords Anglais.

Je profite de ce que je passe devant les bureaux des Messageries pour m'informer du prix du passage de Constantinople à Smyrne. On me demande 82 francs par voyageur, plus cinq piastres pour nous transporter à bord avec nos bagages.

A l'Échelle du Lloyd Autrichien, je manque encore d'être étouffé par la foule et ce n'est pas sans peine que je parviens à me procurer un canot à deux rameurs, moyennant huit francs.

Notre caïque gagne le milieu du Bosphore, où les goélands et les mouettes, ces âmes en peine vont et viennent comme les ombres sur le styx. Nous passons sous l'arche du pont de la Sultane Validéh et nous franchissons la sortie du pont de Mahmoud.

Laissant Galata sur notre droite et la Suleimaniéh sur notre gauche, nous dépassons les vaisseaux turcs avec leur pavillon rouge, le kiosque blanc, or et rouge du Sultan, au bas du ministère de la marine et, tout auprès, un gros vaisseau à trois batteries peint en blanc.

Voici encore le quartier du Phanar et la mosquée d'Eyoub. Voici le vieux Stamboul, avec ses moucharabies variés, et tous grillés, les uns semblables aux miradores espagnols, les autres renflés comme des violoncelles, d'autres avec la forme d'une rôtissoire, d'autres enfin perpétuant la vieille tradition, c'est-à-dire faisant triangle avec la façade et permettant d'appuyer les bras pour voir dans la rue. J'ai déjà raconté le trajet de la Corne d'Or aux Eaux-Douces d'Europe. Je ne m'y arrêterai pas longuement.

[Les Eaux-Douces d'Europe]

A mesure que nous approchons, nous défilons devant la foule bigarrée des femmes turques assises sur des tapis le long de la rive. Elles sont voilées soigneusement. Mais, grâce à l'indiscrétion du vent, nous apercevons sous le feredjé quelques mollets se détachant sur des jupons brodés.

Les hommes sont assis sur des tabourets, un peu plus loin, et regardent passer les caïques. En voici justement un magnifique qui file rapidement. Il est occupé par deux cadines en feredjé noir et toutes chargées de bijoux et de parures. Un tapis de velours rouge à franges d'argent dépasse le bord de l'embarcation.

Bientôt les caïques deviennent si nombreux qu'ils cachent entièrement la rivière. On ne voit qu'ombrelles jaunes qui servent à défendre les dames contre le soleil. Nous sommes même abordés à certain moment par un bateau mal dirigé qui enlève une partie de notre bordage; d'où un échange homérique d'aménités qui rappelle les explications entre cochers parisiens ou canotiers d'Asnières.

Nous dépassons le cimetière juif, un peu avant le pont, puis nous atteignons le kiosque du Sultan. ll est peint tout en jaune et il affecte la forme d'un chalet suisse.

L'endroit où l'on débarque est rempli de petits garçons et de petites filles habillés en arlequins et en bayadères, de marchands ambulants qui vendent des poissons frits, du maïs grillé, des œufs durs, des sorbets et des gâteaux saupoudrés de graines de sésame, d'almées dont j'ai parlé déjà, qui dansent sur place, en remuant les seins et le ventre avec des contorsions lascives.

Plus loin le chekerdjirou, confiseur ambulant, se promène avec son pliant et son plateau, toujours prêt à ouvrir son pliant, et à faire son étalage de berlingots, de dragées, de pralines grillées et de rahat-loukoum, à l'essence de rose.

Nous nous asseyons dans un petit café, pour déguster une tasse de café avec des macarons et des gâteaux aux graines de sésame. On m'apporte un narghilé que j'essaye de fumer, mais en vain. J'ai beau m'épuiser en efforts réitérés, impossible de l'allumer.

Nous jouissons quelque temps du pittoresque spectacle que nous avons sous les yeux ; après quoi, il nous faut regagner notre caïque au travers des musiciens de tout ordre qui remplissent les airs d'accords plus ou moins mélodieux.

Le retour ressemble, toutes proportions gardées et abstraction faite de la couleur locale, au retour du Bois de Boulogne. C'est un véritable défilé de belles dames, voilées, il est vrai, entre deux rangées de spectateurs, échelonnés sur les deux rives. De l'intérieur de notre caïque, sculpté comme une crédence, nous regardons ceux-ci, qui offrent également un spectacle des plus curieux. Des groupes sont formés autour des marchands de sorbets, des bohémiennes qui chantent et des nains qui dansent. A chaque pas, ce sont des scènes originales, des croquis pris sur le vif de la vie orientale. Ici, un Grec armé d'un immense parapluie rouge comme ceux des marchands de chansons de nos places publiques. Là, une femme en feredjé vert et en gants de même nuance en train de fumer une cigarette. On aperçoit, jusque sur les flancs de la montagne, des promeneurs en habits de fête, dont les couleurs vives tranchent crûment au milieu du fond de verdure.

Sur la rivière le coup d'œil n'est ni moins animé ni moins joyeux. Tout le monde a l'air heureux de vivre. Les caïques se croisent, s'accostent, naviguent de conserve. On cause d'une embarcation à l'autre, on échange des plaisanteries et des cigarettes, et le petit voyage s'achève sans qu'on y pense.

Voici Taïké, le quartier juif, et ses maisons sordides, qui recèlent des millions dans leur intérieur.

Au moment où nous débarquons, le soleil se couche derrière Ay Fassari et empourpre de ses reflets les eaux de la Corne d'Or. Les nuages, fouettés par le vent, prennent l'aspect d'une couche de sable éparpillé au hasard sur un fond brun foncé.

Nous rentrons par le cimetière de Péra à l'hôtel, et juste pour la table d'hôte. Chose digne de remarque, le menu est quelque peu meilleur qu'à l'ordinaire.

Après dîner, nous attendons en vain Faïk Bey qui avait annoncé sa visite. La soirée se passe à égrener le chapelet des théories les plus extraordinaires sur l'athéisme et le matérialisme, ce qui nous mène tout doucement à l'heure d'aller chercher dans nos chambres un repos réparateur.

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