CHAPITRE XIII Les Églises grecques et arméniennes. - Le couvent des Derviches Tourneurs. - Le tour des Murs. - Le Château des Sept-Tours. - Le cimetière de Stamboul. - L'église et le couvent de Balouki. - Nous retrouvons un ami.
Le programme de la journée n'est pas peu de chose : le matin, visite aux Églises arméniennes et grecques ; après déjeuner, visite aux Derviches Tourneurs et tour des Murs de Stamboul.
Aussi nous levons-nous de bonne heure. Je commence par expédier quelques lettres, que je porte moi-même à la poste. Chose peu ordinaire dans tous les pays du monde, sans excepter le nôtre, les employés sont ici d'une politesse et d'une urbanité parfaites. »
[Les Églises grecques et arméniennes]
La première église où nous entrons est l'Eglise grecque de la Marie Vierge. Le sol est pavé de pierres tumulaires, et l'on y remarque, dès l'entrée, un tableau en argent repoussé au marteau. On raconte, à propos de sa construction, un fait assez curieux. Le sultan Mahmoud ne voulait pas donner d'autorisation : enfin, sur les instances du ministre de Russie, il l'accorda, mais à la condition que ladite église serait bâtie en quarante jours. Les Grecs, qui avaient leurs matériaux prêts, firent les diligences nécessaires et, le quarantième jour, l'église de la Marie Vierge était achevée.
Tout autour de l'église règne une galerie, réservée aux dames; elle ressemble vaguement aux filets qui ornent nos wagons de première classe. Je note encore un baldaquin en bois qui sert à l'exposition du Vendredi saint, un étendard en soie violette, et un tableau byzantin qui représente la Résurrection.
Pendant les cérémonies du culte, l'église est éclairée par des lampes en argent ciselé et doré, et par des lustres en verre de Venise. Au centre du plafond, brille un grand soleil, puis le Père et le Fils, et, au-dessus, le Saint-Esprit représenté par un oiseau doré qui plane.
L'autel est caché par une cloison, que l'on fait glisser dans une rainure. Il est chargé d'une croix, de trois flambeaux et de chérubins en bronze argenté. Le siège épiscopal se trouve derrière. Voici le chandelier à sept branches, puis celui à trois branches qui personnifie la Sainte Trinité. Je remarque aussi des tableaux religieux, peints sur fond d'or et incrustés de pierreries. Ces peintures byzantines, avec leurs auréoles dorées, rappellent la manière des Fiesole et des Fra Bartolomeo.
N'oublions pas, non plus, des chimères dorées et très tourmentées, portant des torchères.
En quittant cette église, qui méritait bien certainement une visite, nous traversons une rue d'une malpropreté hideuse, ce qui n'empêche pas cette stupéfiante inscription de s'étaler sur une muraille : « Défense de salir ! »
L'église arménienne de Saint-Augustin, que nous allons voir ensuite, est tout entière encore parfumée d'encens. Avec ses peintures jaunes et bleues et ses arcades en plein cintre, elle est d'un goût déplorable. Comme toutes les églises arméniennes, elle n'a pas de confessionnaux, ni de chaises. Une grande natte couvre le sol, et le vaisseau est éclairé par deux ou trois lustres en cristal, et une vingtaine de lampes des plus simples.
L'autel ressemble à celui de nos églises; le devant est surchargé d'objets précieux, tels que l'Évangile, un ostensoir, une main de justice en argent, dans le goût du moyen âge. On baise pieusement ces reliques, comme en France le crucifix le jour du Vendredi saint; et, comme en France également, après avoir baisé les reliques, on dépose quelques piastres dans un petit plateau placé à côté.
Les murs de l'église sont ornés d'assez mauvaises peintures modernes représentant la Cène, des Anges, et Saint Michel terrassant le démon. Ici, contrairement aux églises byzantines, les femmes ne sont pas séparées des hommes.
[Le couvent des Derviches Tourneurs]
Maintenant il s'agit d'aller faire visite au Teké, ou couvent, des Derviches Tourneurs.
Il existe deux couvents de Derviches Tourneurs à Constantinople, le premier à Eyoub et l'autre dans Péra. C'est ce dernier que nous allons voir. On y pénètre par une cour, ombragée de beaux arbres, qui donne accès directement à la salle, où ont lieu les exercices des Derviches.
Cette salle, au parquet poli comme un miroir, tient à la fois de la salle de bal et de la salle de spectacle : elle est carrée et entourée de colonnes doriques peintes en vert, qui encadrent les compartiments où se tient le public. En haut, une tribune avec un grillage doré pour les femmes, et, sur la droite, une galerie dorée réservée au Sultan.
Comme décoration, un lustre en cristal de roche au centre de la salle, et, sur le devant de la tribune des femmes, des tableaux représentant des ifs et des cyprès au milieu de paysages d'une perspective absolument primitive; ces tableaux servent d'écran aux dames turques pour mieux se dissimuler.
Les Derviches Mévélawites occupent le centre de la salle; ils sont coiffés d'un bonnet de feutre épais d'un pouce, brun-roux, qui ressemble à un Pineau, dont on aurait coupé les bords. Ils sont assis, les jambes croisées, les yeux levés vers le Mirab, au-dessus duquel des versets du Coran sont écrits en lettres d'or sur de larges tables vertes. Je distingue, parmi eux, un vieux Derviche, la barbe noire, les tempes rasées, et la figure d'un ton jaune bilieux. Il est enveloppé d'un caftan noir, et coiffé d'un chapeau gris sans bord avec un léger turban vert.
Le chef de la communauté se tient assis, au fond de la salle et en face du commun des Derviches, les jambes croisées sur un tapis rouge.
Il commence à psalmodier d'une voix lente, comme celle des prêtres catholiques quand ils célèbrent l'office des morts, et qui va s'éteignant peu à peu. D'une tribune, des voix lui répondent sur un ton plaintif et s'élèvent peu à peu; - ce chant rappelle celui par lequel commencent les Vêpres chez nous. Pendant ce temps, le chef des Derviches continue son monotone récitatif.
Derrière lui, une fenêtre ouverte offre une échappée sur le Bosphore, avec Scutari doré par le soleil dans le fond et, plus loin encore, un vapeur dont la fumée monte en tournoyant. Par d'autres fenêtres, également ouvertes, on aperçoit Top-Hané, avec ses maisons blanches entourées de verdure, et son aspect civilisé qui fait trouver plus étrange encore, par le contraste, le spectacle essentiellement oriental que nous avons sous les yeux.
Cependant les chants ont cessé; un silence imposant règne, au milieu duquel s'élève peu à peu le son d'une flûte modulant un chant plaintif, bientôt accompagné en faux bourdon par le trombone. Le bruit s'accentue insensiblement.
Enfin, le vieux Derviche, chef de la communauté, frappe dans ses mains. A ce signal, tous les Derviches se lèvent, s'inclinent respectueusement devant leur chef et défilent processionnellement autour de la salle. Il y en a de tous les âges, depuis des vieillards au visage ridé, à l'œil morne, jusqu'à des jeunes hommes, presque des enfants. En passant devant le Mirab, ils se saluent réciproquement. Celui qui vient le dernier se retourne et salue le tapis.
La musique accélère son mouvement. Les Derviches, sans s'arrêter, se débarrassent de leur manteau, sous lequel ils portent des robes bleues, et commencent à tourner plus vite, en accompagnant la flûte de la voix. Puis, ils étendent les bras et se mettent à valser doucement, sans quitter le sol de leurs talons. Bientôt, ils cessent de chanter et continuent à valser, la tête penchée, les yeux fermés à demi, et le visage empreint d'un air de profonde béatitude.
Enfin, ils s'arrêtent, saluent, les bras étendus, l'une des mains ouverte, l'autre fermée.
La cérémonie est terminée, et nous quittons la salle, vivement impressionnés par cet étrange spectacle. Il nous reste maintenant à exécuter la dernière partie de notre programme, c'est-à-dire à faire le tour des Murs de la vieille Bysance.
[Le tour des Murs]
Nous montons dans une grande voiture à quatre places, attelée de deux chevaux blancs et conduite par un cocher turc. Notre guide Emmanuel nous suit au petit trot de son cheval, aussi fier qu'Artaban, comme s'il avait l'honneur d'accompagner des gens de haute volée.
Nous franchissons cahin-caha, non sans d'horribles secousses, le Pont de Stamboul, et bientôt nous sommes en plein cœur de l'antique et curieuse capitale. Nous plongeons, au passage, dans les intérieurs des cafés, des boutiques de tailleurs, des marchands de tabac, des fabricants de moucharabis qui travaillent sous l'auvent de leurs boutiques. Ici, du reste, toutes les boutiques sont en plein air, et séparées les unes des autres par des colonnettes.
Notre équipage va d'une assez bonne allure; il ne tarde pas, cependant, à se laisser dépasser par la voiture d'un seigneur circassien, mollement étendu sur les coussins, et accompagné, par devant et par derrière, de deux piqueurs coiffés d'un bonnet d'astrakan comme nos anciens hussards, et la poitrine garnie d'une étincelante cartouchière.
Le pavé est terriblement pointu. On voit qu'il date de toute éternité, et que ce n'est point la main des humains qui l'a incrusté çà et là.
Mais quelle est cette nouvelle mosquée toute blanche et couverte d'arabesques d'un très bon style ? C'est la Mosquée du sultan Achmet et son tombeau.
Le quartier paraît très désert ; personne dans les rues, encombrées de tas de boue ; pas une tête aux fenêtres des maisons d'un gris sale et partout des moucharabis grillés comme des portes de couvent ou de prison.
Dans le lointain apparaît la ligne du chemin de fer d'Andrinople, puis, aussitôt après, les vieux murs surgissent tout démantelés, laissant voir le ciel à travers leurs créneaux démolis.
Nous descendons pour permettre à la voiture de franchir un remblai qui ressemble à une vraie banquette irlandaise. Le cocher excite les chevaux qui raidissent leurs jarrets et grimpent comme des cabris une côte à pic. Tout autour de nous des cimetières entourés de cyprès. Le paysage n'est pas précisément folâtre.
Nous sommes rendus au faubourg de Psomatia [Samatya] habité par des Grecs. Là, plus de moucharabis. Les femmes se penchent curieusement pour voir passer les voitures et ceux qui les occupent. Elles semblent fort coquettes; avec leurs fleurs dans les cheveux, leurs yeux noirs et leurs lèvres qui sourient aux voyageurs, elles se rapprochent beaucoup des femmes juives.
[Le Château des Sept-Tours]
Voici maintenant le Château des Sept Tours, bâti par Constantin. L'une des tours, celle qui était destinée à s'ouvrir devant les Ambassadeurs d'humeur incommode, a été transformée, depuis que ce procédé un peu sommaire n'est plus admis dans les mœurs, en un collège de jeunes filles. Moyennant un bachchich de quelques piastres, on permet aux voyageurs de jeter un regard indiscret par le volet pratiqué dans la porte.
Les autres tours sont toutes droites et d'un caractère sévère ; aucune ornementation. Seule, la Tour dite des Prisonniers est surmontée d'une petite tourelle crénelée laissant voir à sa base un chemin de ronde ; des bâtiments de construction moderne s'élèvent au centre de la cour de cette ruine imposante et en défigurent l'aspect.
D'autres tours sont octogones, d'autres rondes, d'autres carrées. Elles sont espacées de cent mètres en cent mètres, de façon à pouvoir riposter aux attaques sur tous les points. C'est un ensemble stratégique, en somme, que Vauban n'eût pas renié. Il est entouré d'une triple enceinte de hauteurs différentes ; la première, basse avec un remblai presque à la hauteur de la muraille, la deuxième crénelée, la troisième suivant la ligne même de défense avec des enfoncements pour servir d'abri.
Les anciens fossés sont remplacés par des jardins fort mal entretenus ; aucune culture, des ronces, des arbrisseaux malingres et des herbes parasites. La tradition prétend qu'autrefois la mer venait jusqu'à ces fossés.
Toutes ces ruines, toutes ces murailles fendillées, craquelées, déchiquetées par le temps, et tapissées du haut en bas de lierre, de jasmin et de lilas, ont encore une assez fière tournure. On peut y lire (quand on sait lire le turc) de nombreuses inscriptions, parmi lesquelles il y en a de très anciennes et de fort curieuses.
[Le cimetière de Stamboul]
A gauche du vieux château, un cimetière où reposent le fameux Pacha de Janina, Ali, ses deux fils et ses neveux ; leurs corps du moins, car leurs têtes furent exposées sur le rempart.
Puis encore un autre cimetière, le grand cimetière de Stamboul, immense champ de repos où dorment du dernier sommeil une vingtaine de générations. Une voie digne de Pompéi le traverse et mène au couvent de Balouki, où eut lieu, d'après la légende, le miracle des poissons frits, dont je parlerai plus loin.
[L'église et le couvent de Balouki]
A la descente de la voiture, un long couloir conduit à la porte d'une église grecque, auprès de laquelle se tient une armée de mendiants. Vous passez fièrement devant le premier, le second vous interpelle, le troisième vous arrête, au quatrième vous mettez la main à la poche, et, quand le cinquième vous tend son fez graisseux, vous y laissez tomber quelques piastres. Chose bizarre, c'est toujours celui-là qui encaisse et point les autres. Espérons, pour l'honneur de la noble corporation des mendiants, qu'il partage avec ses congénères.
On descend ensuite un escalier dont les marches sont en fer, pour qu'elles durent plus longtemps sans doute (en revanche les parois sont en marbre), et l'on arrive dans une sorte de caveau où deux femmes se livrent à je ne sais quelle occupation de ménage ; en face, un bassin recouvert d'une espèce de velum, bien que le soleil ne pénètre jamais jusqu'à ces profondeurs. Un prêtre grec se penche sur le bassin, écarte le velum et nous montre quelques points noirs qui grouillent dans une flaque d'eau. Ce sont les poissons miraculeux, qu'une légende très accréditée a rendus célèbres. Emmanuel, notre guide, convaincu de leur puissance merveilleuse, fait inscrire, moyennant une somme modique, un vœu qui lui tient fort au cœur, puis il avale consciencieusement une gorgée de l'eau sainte qui guérit, non pas les maux présents, mais les maux à venir,
Quant à l'église elle-même, elle ne diffère en rien de celles que j'ai déjà décrites avec ses peintures murales racontant la bible. J'avise près de la sortie, non sans quelque surprise, des planchettes garnies de fioles, de bouteilles et de pots destinés à recevoir une provision du précieux liquide, qui doit s'exporter comme l'eau de Vichy.
Nous retombons ensuite dans une série de cimetières turcs, arméniens et grecs, qui se touchent les uns les autres ; il paraît que ce voisinage donna lieu jadis à des conflits sanglants qui coûtèrent la vie à plus de trois mille combattants.
Tout près de là, un chien ronge tranquillement une carcasse de cheval, sans se soucier des passants, ni des autres chiens qui le regardent avec envie.
Il faut repasser ensuite sous les vieux murs, que leurs bandes de briques rouges rendent encore plus pittoresques , après avoir franchi la porte d'Eventako Ressoul, que gardent deux factionnaires, on entre dans un quartier absolument désert, où règne un silence de mort. La voiture longe des harems entourés de hautes murailles comme des couvents clos hermétiquement, si bien qu'on pourrait se croire dans une ville endormie par les maléfices de quelque méchant génie enchanteur. Le cimetière, avec ses débris de pierres tombales, ses fragments de planches de bière et ses morceaux de pierres peintes en bleu sur lesquels viennent se jouer les rayons du soleil, est assurément moins triste et moins lugubre.
Nous rentrons par la porte d'Edressa Kapoussi et nous nous retrouvons dans un dédale de ruelles désertes, où passent avec lenteur des chariots traînés par des attelages de buffles, qui rappellent les chars romains.
Puis c'est une femme qui pleure et gémit, appuyée contre la porte grillée d'un harem. A-t-elle été chassée par son maître ? Plus loin, un aveugle se recommande à la pitié des passants, en roulant entre ses doigts les perles d'un chapelet musulman.
Voici encore le défilé monotone des portes fermées, des maisons closes, des cafés vides, des remises d'arabas, des mosquées et des cimetières qui recommence, et toujours un silence absolu.
Enfin nous atteignons un quartier de plus en plus animé et la voiture dépasse un grand khan, vaste caravansérail, qui donne l'hospitalité à quantité de voyageurs de toute race, de toute provenance. Presque à chaque pas, nous rencontrons de jolies fontaines, destinées, les unes aux ablutions des croyants et à l'apaisement de la soif des chiens, les autres à l'approvisionnement des sérails ; ces dernières sont entourées d'une grille ouvragée et dorée, à laquelle sont attachées des sébilles en bronze.
Nous approchons du Seraskierat (Ministère de la Guerre), construction hardie et gracieuse, et du tombeau de Mahmoud, très riche d'aspect avec ses grilles dorées. Sur la route, encore et toujours des cimetières aux larges ouvertures.
Contraste piquant, voici un magasin de bandages herniaires; puis des boutiques de marchands de tabac où sont accrochés en bonne place des tableaux représentant des odalisques. Et moi qui me figurais que la loi du Prophète interdisant la reproduction des visages et des êtres humains était fidèlement observée! O décadence ! Mahomet doit tressaillir dans sa tombe !
Un peu plus loin s'élève une mosquée circassienne, d'une splendide architecture avec ses balcons, ses minarets sculptés comme des stalactites.
Enfin, la voiture repasse au pas le pont de la Sultane Validéh, au bas duquel s'amarrent les bateaux à vapeur et nous gagnons Galata et Péra.
Je fais la remarque qu'ici les cochers tiennent leur gauche, tandis que chez nous ils tiennent leur droite. Une autre observation encore. Les rues et les places sont éclairées au pétrole, et non au gaz. C'est un progrès encore inconnu ici.
Nous rentrons à l'hôtel, après avoir exécuté de bout en bout notre programme. Nous avons visité trois églises, la mosquée des Derviches tourneurs et fait le tour des murs. On ne dira pas que nous ayons perdu notre journée.
[Nous retrouvons un ami.]
A dîner, nous retrouvons le baron Lysbeth, une connaissance faite sur le bateau à vapeur entre Pesth et Routchouk. Il nous avait quittés pour aller voir Bucharest, dont il raconte des merveilles. Peut-être avons-nous eu tort de négliger cette occasion de visiter la capitale roumaine.