CHAPITRE XVII Nouvelle visite au Bazar. - Chaque quartier reconnaissable à son odeur. - La tour du Séraskiérat. - La Suleymanyéh. - Je me fais graver un cachet à mon nom. - Zenop.- Ces dames vont visiter un harem. - Ce que c'est qu'un harem.

Je commence la journée par aller présenter mes hommages à notre ambassadeur. Le petit salon, où j'attends mon tour d'audience, est décoré de faïences de Delft posées sur des planchettes à rebord, couvert de jolis tapis de Smyrne et de Turquie, et meublé d'un canapé recouvert en soie de Brousse.

En regagnant l'hôtel, je fais la rencontre de quelques Derviches tourneurs, dont la physionomie de somnambules trahit suffisamment les doubles habitudes d'ivresse et de fanatisme. Un surtout me frappe par sa mine pâle et défaite et son regard atone. Il se traîne contre les murs, en balbutiant des mots inintelligibles.

A déjeuner, nous avons la distraction d'un nouveau voyageur d'une rare originalité. C'est un Anglais bizarre qui couche dans une chambre à deux lits et déjeune avec un second couvert placé à côté de lui, pour un personnage imaginaire. Inutile d'ajouter que le propriétaire de l'hôtel ne se fait pas longtemps prier pour lui compter doubles frais de séjour. Du reste, tout le monde paraît en humeur de rire et de bavarder. Un brave Champenois, dont j'ai déjà parlé, je crois, fait une sortie furibonde contre les gens qui ne voient chez les autres et dans toutes choses que matière à se moquer et à critiquer.

Furibonderie à part, l'excellent homme est dans le vrai. Quant à moi, je ne m'occupe jamais ni des dessous des choses, ni des coulisses des événements. Je voyage en artiste, en rêveur, en poète. Je ne suis pas venu pour faire le procès aux idées, soi-disant arriérées, de l'Orient : tout au contraire, je trouve infiniment plus intéressant de chercher à me faire initier à cette civilisation d'un autre âge. Est-ce que tout n'a pas, d'ailleurs, sa raison d'être, tout ce qui est transmis par tradition, principalement ? Seulement, il s'agit de savoir en dégager le côté sérieux, ou le côté mystique. Rien n'est ridicule en soi, cela dépend des latitudes. L'homme sage doit chercher le sens et l'explication de ce qu'il ne comprend pas, de ce qui le choque au premier abord, voilà tout.

[Nouvelle visite au Bazar]

Après déjeuner, nouvelle visite au Bazar. J'entre chez un marchand de tuyaux de pipe en bois de jasmin et de cerisier et de bouts d'ambre, et je fais l'acquisition d'une nouvelle et superbe tige de jasmin avec laquelle je fumerai le chibouque.

[Chaque quartier reconnaissable à son odeur]

Une remarque curieuse au Bazar, c'est que chaque quartier a son odeur particulière. Le quartier des marchands de chaussures est facile à reconnaitre à l'odeur du cuir ; celui des marchands cordiers à l'odeur du chanvre; celui des marchands de cotonnades à l'odeur de l'indienne; celui des parfumeurs à l'odeur du musc; celui des confiseurs à l'odeur de l'essence de rose.

J'ai déjà dit à ce propos que chaque catégorie de marchandises était cantonnée dans un quartier spécial, où les marchands ont chacun leur boutique avec leur nom sur une planchette, comme nos négociants en vins à Bercy.

A la sortie, un homme à longue barbe nous offre des mouchoirs brodés d'or et des cachemires persans d'un dessin ravissant aux couleurs éteintes.

[La tour du Séraskiérat]

La tour du Séraskiérat, devant laquelle nous passons, domine toute la ville; elle est moins haute que celle de Galata, mais elle est située sur une élévation plus imposante. Avec sa belle couleur blanche, ses cannelures et sa base pyramidale, elle a bien l'aspect oriental. On voit que ce sont des Turcs qui l'ont construite, sans autre souci que de se conformer aux exigences de l'architecture du pays. De là, visite à la Suleymanyéh, ou mosquée de Suleyman. On y arrive par un long porche au bout duquel on nous force à retirer nos bottines, heureusement encore qu'il est permis de garder ses bas.

Au surplus, cette habitude quelque peu tyrannique s'explique suffisamment par l'aspect boueux des rues de Constantinople. Les nattes et les tapis qui recouvrent partout le sol des mosquées seraient bien vite détériorés. Cette exhibition forcée des pieds des croyants a encore un avantage, c'est de contraindre ceux-ci à une plus grande propreté.

[La Suleymanyéh]

La Suleymaniéh est moins grande que Sainte-Sophie, mais elle affecte la même forme. Au centre, je remarque quatre superbes colonnes monolithes en porphyre; elles sont si larges qu'il ne faudrait pas moins de cinq ou sixhommes pour les embrasser.

L'intérieur de la coupole est décoré d'arabesques sans grand caractère. Il y a aussi quelques vitraux persans assez heureux de ton. Une grosse boule ronde à côtes, en bois peint et doré, d'une jolie forme orientale, avec un œuf d'autruche en pendeloque, est accrochée au plafond par une longue torsade. Cette boule n'a pas moins de trois cents ans ; elle a conservé tout son éclat et l'on peut très bien s'y mirer. Des lampes en verre sont également suspendues au plafond par une chaînette d'étoiles en fil de fer. Comme sièges, je ne vois que les petites tables incrustées de nacre avec les édredons réservés aux imans. Une de ces tables, incrustée d'ivoire, d'un travail vénitien, porte le tourah du Sultan. Deux cierges en cire d'une taille gigantesque, pesant peut- être plus de mille livres, se dressent, comme des factionnaires, de chaque côté du mihrab. Pendant notre visite à la mosquée, des enfants psalmodient des passages du Coran et des croyants font la prière, absorbés profondément par leur mystique occupation. Nous soulevons la lourde portière et nous sortons.

La Suleymaniéh se dégage beaucoup mieux pour la vue que Sainte-Sophie, laquelle est malheureusement enfouie dans des pâtés de maisons. Une grande cour plantée d'arbres lui donne de l'air et de l'espace. A deux pas de là, suivant l'usage constant, un cimetière; sans doute pour que les fidèles ne perdent pas de vue un seul instant, la vanité des choses d'ici-bas. A ce moment, nous apercevons M" Della Suda qui arrive en voiture. Elle s'empare de Mme Larrey et de ma femme et les emmène visiter un harem.

Pour tuer le temps, je retourne au Bazar, sans Larrey qui préfère s'asseoir au pied d'un orme superbe, sur la place même de la mosquée. Déjà transformé en oriental, Achille-bey !

Suivi du fidèle Emmanuel, je traverse la cour du Séraskiérat, je passe devant les bureaux du ministère de la guerre et devant la mosquée du Sultan Bajazet, poursuivi par une foule de mendiants, et j'arrive enfin au Bazar.

[Je me fais graver un cachet à mon nom]

J'entre dans une boutique en plein vent, où un graveur turc me fabrique et me grave séance tenante un cachet en argent avec mon nom, pour la bagatelle de dix piastres. Voici comment il procède. Il place d'abord le cachet dans une sorte d'étau, aplanit la surface d'un coup de lime ; puis, avec un outil fort bien trempé, il mord l'argent, et, au bout de cinq minutes, il me tend l'objet, sur lequel mon nom ressort en lettres resplendissantes, enguirlandées, avec la date, 1289, année de l'hégire. Je ne connais pas de graveurs français qui eussent comme lui montré une pareille sûreté de touche, et réussi leur travail du premier coup, sans hésitation, sans correction, sans retouche.

L'échoppe de cet étonnant artiste ne manque pas non plus de caractère, dans sa simplicité. Une petite cage en verre, placée dans un coin, renferme, avec quelques pierres, un certain nombre de cachets placés sur des soucoupes. Puis une sorte d'établi avec une machine à fouet pour tracer presque instantanément des lignes sur la pierre. A côté, un plateau percé de trous comme une écumoire et rempli de cachets en cuivre du coût de deux piastres.

Je circule ensuite à l'aventure dans les divers quartiers du Bazar, lorgnant au passage les armures anciennes et modernes, les aiguières, et des armes de diverses provenances. Il me semble que toutes ces richesses sont cotées à des prix excessivement élevés.

[Zenop]

Une des plus vieilles réputations du Bazar, c'est l'Arménien Zenop, dont le magasin est rempli d'armes splendides et de superbes étoffes.

A l'heure où ces dames nous ont donné rendez- vous je cours à la porte près du Séraskiérat, et, ne voyant personne, j'entre, pour attendre, dans un café dont un large divan fait tout le tour.

Je ne peux pas me faire à l'habitude de m'asseoir les jambes croisées comme un tailleur et je préfère me servir d'un tabouret. Les consommateurs assis autour de moi, des Turcs, des Albanais, des Bulgares, fument tous le narghilé avec une gravité qui prouve quel sérieux ils attachent à cette importante occupation. De l'intérieur du café, je vois la foule passer et repasser sur la place. Une vingtaine d'individus, en costumes variés, sortent du ministère des finances, le dos courbé sous de lourdes sacoches gonflées de piastres. Sans doute le Sultan a quelque nouvelle dépense à faire, car on sait qu'il ne se refuse aucune prodigalité.

Cependant le temps passe. Voilà près d'une heure déjà que j'attends dans le café, et je ne vois personne arriver. On m'avait dit une demi-heure, mais je m'aperçois qu'une demi-heure de dame compte bien autant, sinon plus, qu'une heure et demie d'homme. Larrey relit maintenant de guerre lasse son journal à la turque, c'est-à-dire à l'envers.

Tout d'un coup j'entends un coup de canon. Est-ce pour saluer la sortie du Sultan ? ou pour signaler un incendie ? Cependant la tour du Séraskiérat n'arbore aucun signal.

Mais ces dames reviennent enfin. Elles sont ravies de leur visite au harem et nous en parlent avec enthousiasme, si bien que nous n'avons pas le courage de leur faire une scène pour le considérable marmot qu'elles nous ont laissé croquer.

Je pousse même la faiblesse jusqu'à retourner une troisième fois au Bazar avec elles, pour acheter des babouches en velours bleu, vert, jaune et rouge brodées d'or, comme en portent les dames turques. Ce brave Emmanuel n'a pas les bras assez forts pour rapporter toutes ces petites merveilles de couleur et de goût, que nous destinons dans notre pensée à nos belles amies de France.

Nous y joignons deux grandes boîtes remplies de Rahat-loukoum, que nous achetons chez le confiseur en renom, puis nous reprenons le chemin de l'hôtel par le pont de la Sultane Validéh, encombré pour le quart d'heure d'aveugles, d'ankylosés, de paralytiques, de culs de jatte, une vraie cour des Miracles !

On est en train de monter sur ses piles un nouveau pont, expédié directement de Marseille et destiné à remplacer celui de la Sultane Validéh. Il est déjà posé aux deux tiers de sa longueur. Quelques mois encore et ces vieilles planches inégales, usées, raboteuses, qui donnent à ce pont antique un aspect si pittoresque, auront disparu. Plus d'un fantaisiste comme moi regrettera l'ancien état de choses, tout en reconnaissant les incontestables avantages du nouveau, ne serait-ce que la facilité d'aller de Stamboul à Péra sans descendre de tramway. Mais le progrès est comme le ver qui ronge les carcasses pourries des vieux navires; il a beau aller lentement quelquefois, c'est à lui que reste toujours le dernier mot. On m'apprend, même, à ce propos, qu'il est question de construire prochainement un chemin de fer souterrain, qui permettra de gravir sans la moindre fatigue la pente en forme d'échelle de Galata. Alors, plus de chaises à porteurs ! plus même de chevaux, qu'un domestique en turban aiguillonne du geste et de la voix ! En deux minutes un prosaïque wagon, glissant tout bêtement sur un double rail, vous montera, comme la Ficelle à Lyon, de l'échelle de Top Hané au cimetière de Péra.

Nous rencontrons, en passant devant la tour de Galata, huit hommes en train de porter une pipe de trois-six. La futaille est fixée par de forts cordages à deux bambous vigoureux, que les porteurs soutiennent sur leurs épaules. Ils marchent tous les huit en cadence et s'arrêtent pour souffler de temps en temps. C'est le seul procédé que l'on puisse employer pour monter ou descendre les lourds fardeaux; car jamais un lourd camion ne s'aventura sur la pente raide de Galata.

Nous dînons ce soir avec notre ami l'aimable Lysbeth et un oncle à lui, qui nous offre de nous faire visiter le nouveau palais du Sultan, ce que nous acceptons bien entendu avec empressement. « Si je rencontre le Grand Vizir, dis-je au marchand de vin de Champagne qui est assis à table à côté de moi, je lui demanderai pour vous l'autorisation de coller sur vos flacons l'étiquette suivante en caractères turcs : Champagne du Grand Vizir ! »

[Ces dames vont visiter un harem]

Après dîner, je m'exerce, non sans succès, ce dont je suis très fier, à fumer le chibouque avec le tuyau de jasmin dont j'ai fait l'acquisition à l'entrée du Bazar. Puis, sur notre demande, ces dames veulent bien nous donner quelques détails sur la curieuse visite qu'elles ont faite cette après-midi, en compagnie de Mme Della Suda.

- A notre premier coup de cloche, disent-elles, la porte cochère s'ouvre immédiatement, tirée par une main invisible. Nous nous trouvons alors devant deux portes, une à droite, qui mène au selamlik, et une à gauche réservée aux femmes et qui conduit au harem.

Un nègre nous ouvre celle-ci et, nous précédant, monte un petit escalier en bois.

Sur le palier, le nègre nous quitte et nous laisse entre les mains de quatre esclaves blanches, dont les deux plus jeunes, une brune et une châtain clair, paraissent environ dix-sept ans. Elles portent un jupon en tarlatane jaune, qui laisse apercevoir un large pantalon bouffant de même étoffe et de même couleur, serré à la cheville.

[Ce que c'est qu'un harem]

On nous introduit dans un grand vestibule meublé d'un piano, d'une console en acajou, de deux candélabres et de quatre ou cinq chaises en fer recouvertes de velours.

La maîtresse du logis nous reçoit sur le seuil, en nous saluant à la turque, c'est-à-dire en portant successivement la main sur la bouche et sur le front; puis, d'un geste aimable et gracieux, elle prend Mme Della Suda par la main et l'entraîne dans un salon, dont une partie forme une galerie vitrée et s'avance sur un jardin. L'ameublement est tout français et se compose d'un canapé, de quatre fauteuils et de six chaises dans le style de 1830, recouverts en laine grenat. Les murs et le plafond sont peints en jaune. Deux tableaux seulement, une vue du Bosphore et une photographie d'homme, celle du seigneur et maître, sans doute.

Les jeunes esclaves nous débarrassent de nos ombrelles, de nos manteaux et de nos chapeaux, et la maîtresse nous invite du geste à nous asseoir à côté d'elle sur le canapé.

La conversation s'engage, par l'intermédiaire de Mme Della Suda, qui traduit alternativement les demandes et les réponses. Après divers compliments échangés sur nos santés respectives, on nous présente une jeune femme mariée depuis quatre mois au fils de la maison, et une jeune nièce qui demeure aussi dans le harem.

Avez-vous des enfants ? nous demande-t-on.

- Non.

- Pourquoi ?

Voilà une singulière question ! mais en Orient !

- Quant à ma bru, continue sévèrement la cadine, je l'ai prévenue. Si dans cinq mois elle n'a pas d'enfant, j'engagerai mon fils à recevoir une autre femme au harem.

Cette belle-mère originale paraît quarante-cinq ans environ : elle est coiffée d'un turban vert, orné sur le devant de trois diamants et d'une branche d'acacia naturel, et recouvert d'une espèce de toque également verte. Elle porte, par dessous un jupon en mousseline, un large pantalon également en mousseline rayée bleu et blanc. Tout cela forme un ensemble assez grotesque et donne à sa démarche une allure gauche et embarrassée.

La nièce et la bru sont habillées toutes deux d'amples robes en mousseline blanche également, et coiffées de petites toques blanches, par dessus leurs cheveux frisés et réunis en chignon ; la toque de la seconde, fixée par une broche en diamant, est ornée d'une branche d'acacia.

Quant aux esclaves, elles ne sont pas toutes vêtues de même; elles portent un pantalon de même couleur que leur robe, mais cette couleur varie, elle est tantôt jaune ou bleue, tantôt verte ou pompadour.

Il paraît que c'est en notre honneur que ces dames ont revêtu leur costume national. Ordinairement elles s'habillent à la française, et portent même des bottines qui viennent de chez un de nos meilleurs faiseurs de Paris.

Mais voici une esclave qui entre : elle tient à la main un plateau en argent chargé d'un pot de confitures de cerises, de verres d'eau et d'un petit panier en argent à compartiments pour les cuillers.

Après celle-ci, une autre nous présente un second plateau en argent ciselé, recouvert d'un petit tapis de velours brodé d'or, avec une cafetière en cuivre d'un modèle assez simple et des tasses de café dans des zarfs d'argent.

Confitures et café sont exquis. Nous en adressons tous nos compliments aux deux jeunes femmes, la nièce et la bru de la maison, qui nous font les honneurs de la petite collation avec beaucoup de grâce et d'amabilité.

La vieille dame se récrie que c'est par politesse que nous parlons ainsi. Et nous voilà forcées, en recommençant, de protester de la sincérité de nos appréciations.

Le café enlevé, une troisième esclave apporte des cigarettes et une quatrième un cendrier avec un charbon pour les allumer. Nous déclinons l'offre, au grand étonnement de la maitresse de la maison, qui ne jette une cigarette que pour en allumer une autre, tout en soutenant la conversation avec Mme Della Suda.

Puis, la cadine dit à ses femmes de chanter. La jeune nièce se met au piano sur lequel repose la méthode Carpentier et les esclaves attaquent avec assurance quelques airs turcs d'une voix abominablement nasillarde. Ajoutez à cela que le piano semble n'avoir pas été accordé depuis dix ans et plus. Vous pouvez juger de la belle cacophonie qui écorche nos oreilles. Naturellement, nous ne laissons rien paraître de l'agrément que nous procure cette musique un peu trop orientale; bien au contraire, nous ne tarissons pas en compliments.

Mais ce n'est pas fini; deux nouvelles esclaves entrent dans le salon et viennent s'accroupir sur le tapis; la première avec un canon, sorte d'instrument à cordes obliques dont elle joue en égratignant les cordes avec un ongle en écaille adapté à l'extrémité de son index; la seconde avec une mandoline italienne qu'elle gratte à l'aide d'un bec de plume.

Cette dernière se lève bientôt et se met à danser, pieds nus; elle tourne sur elle-même, presque aussi rapidement que les Derviches, en s'accompagnant " avec des castagnettes, et en baissant et relevant les bras en cadence. Tout d'abord, sa mimique a des allures presque timides; elle affecte à tout moment de ramener par pudeur ses mains sur son visage pour le cacher; puis, le mouvement s'accentue peu à peu, la danse prend une animation plus grande, et les attitudes deviennent passablement provocantes.

La danse terminée, on nous offre de nous faire visiter les appartements. Une seule chambre à coucher possède un lit français avec une moustiquaire, et une table toilette chargée de toutes les variétés de la parfumerie orientale. Les autres ont simplement des canapés, ou plutôt de larges divans recouverts en calicot blanc. Ces dames passent la nuit sans doute sur des matelas qu'on relève ensuite et qu'on cache dans les coins.

Un fort joli petit salon est meublé d'un immense divan avec des nattes et des tapis de Smyrne, et de quelques autres meubles d'une forme tout à fait nouvelle pour nous. Sur les murs, des miroirs encadrés d'argent ciselé ou de filigrane tressé à la main. Un petit escalier intérieur mène dans une jolie pièce décorée d'un tapis de peluche rouge à franges d'or, et, de là, dans une salle de bains qui renferme une piscine carrée en marbre blanc. Revenues dans le grand salon, nous faisons mine de vouloir nous retirer, mais la vieille dame ne l'entend pas ainsi. Il paraît que les visites durent la journée entière, ici. Elle voudrait d'ailleurs, nous dit-elle, montrer à des dames françaises comment on s'y prend pour manger sans autre fourchette que ses doigts. Elle refuse absolument de nous laisser partir, prétendant que si nous nous en allons, c'est pour aller rendre visite à un autre harem.

Nous sommes obligées de nous rasseoir et de reprendre la conversation. La bonne dame paraît s'étonner beaucoup qu'en France les enfants, une fois mariés, n'habitent pas toujours avec leurs parents ; elle échange à ce propos avec sa bru force coups d'oeil d'intelligence.

Puis nous parlons des deux jeunes esclaves qui continuent toujours à jouer du canon et de la mandoline et nous paraissent tout à fait gentilles et très bonnes musiciennes. Elles ont d'ailleurs un professeur chargé de les perfectionner dans l'art de charmer les oreilles de leurs maîtresses. Celles-ci se louent beaucoup d'elles; il paraît que, depuis quatre ans, elles n'ont donné lieu à aucune sorte de reproche. Aussi ne les céderait-on pas pour moins d'une dizaine de mille francs.

La vieille dame s'étonne encore très fort que nous ne connaissions pas la belle sœur de Mme Della Suda, qui habite je ne sais quelle ville du midi de la France. Elle se figurait que Paris et la France, c'était quelque chose comme Stamboul et Péra, c'est-à-dire les deux quartiers d'une même ville, et que par conséquent tout le monde se connaissait. Ses notions en matière de géographie ne sont rien moins que développées; elle n'apprécie Paris que pour ses modes qu'elle déclare admirables.

Pendant que nous causons ainsi, la jeune femme mariée ne se mêle guère à la conversation : de temps en temps, elle se lève, va rire avec ses esclaves, puis revient s'asseoir à côté de nous, avec un visage sérieux et froid.

Nous faisons compliment de sa jolie figure à sa belle-mère qui nous répond :

- Mon fils est bien mieux, c'est un homme tout à fait remarquable. Il a été à Paris, du reste.

- Est-ce que les dames de la maison dînent avec les messieurs ?

- Non. L'Effendi n'a guère faim le soir, car il boit du cognac toute la journée. »

M"° Della Suda, en nous traduisant cette réplique originale, nous explique que, le vin étant interdit, les croyants se rattrapent volontiers sur le cognac.

Avant notre départ la vieille dame nous force d'avaler encore une tasse de café (voilà ce que c'est que de nous être extasiées sur sa saveur exquise !), et nous ne savons quel sirop, qu'une jeune esclave est venue apporter dans des tasses en porcelaine dorée avec couvercles et soucoupes, une serviette à coins brodés d'or sur le bras.

Il paraît que ces dames ne sortent presque jamais. Elles ne peuvent même pas se mettre à un balcon de leur maison, de peur d'être aperçues par un domestique appartenant au sexe moustachu. Cependant la mère nous dit être allée aux Eaux-Douces d'Asie en compagnie de sa bru, qui ne fait jamais un pas sans elle, comme si la même chaîne les rivait l'une à l'autre.

Enfin, nous prenons congé. En regagnant l'escalier, nous apercevons, par une porte entr'ouverte, une veille femme assise à la turque dans un coin et fumant paisiblement son chibouque.

Sur le palier, nous échangeons force salamalecks, force poignées de main et force sourires puis une jeune esclave nous reconduit jusqu'au bas de l'escalier.

La porte, tirée par une main invisible, s'ouvre devant nous et se referme aussitôt.

Voilà ce que c'est qu'un harem !

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