CHAPITRE XXI De Constantinople à Smyrne. - Les Turcs en voyage. - Un harem improvisé. — Un déjeuner à la Russe. - L'île de Marmara. - Ce qu'on peut appeler un estomac bien équilibré. - Une mauvaise nuit. - La Turquie et les Turcs jugés par un Grec. - Chio. - L'arrivée à Smyrne.
« Je donnerai votre adresse pour qu'on ne descende pas chez vous ! » dit Larrey au maître de l'hôtel, de Byzance en réglant notre addition, une véritable note d'apothicaire, sur laquelle (détail qui fera juger du reste) le blanchissage de quelques mouchoirs et de quelques chemises est porté pour trente francs. Il faut croire qu'à Constantinople le savon de Marseille n'est pas bon marché !
Je suis, par nature, un voyageur docile et accommodant, le plus accommodant et le plus docile des voyageurs ; mais encore faut-il qu'on ne pousse pas, jusqu'à l'extravagance, l'exploitation de l'individu. Alors je deviens féroce, et moi, qui à l'ordinaire ai la main large et la générosité facile, je me ferais piler plutôt que de donner le moindre bachchich à ces misérables garçons d'hôtels, aussi désagréables et aussi mal complaisants qu'ils sont serviles et quémandeurs.
Si encore on s'était contenté de nous plumer indignement ! Mais jamais infortunés voyageurs ne furent plus mal servis. Ce qu'il m'a fallu de réclamations pour obtenir un simple verre d'eau, un jour que Faïk-bey était venu me voir, est inimaginable ! Une autre fois, un ami arrive pour causer d'affaires avec moi; je le reçois dans le salon de l'hôtel, et, tout naturellement, je ferme la porte derrière nous. Un domestique ne s'avise-t-il pas aussitôt de rouvrir cette porte, pour me faire sentir que je n'avais pas, à moi seul, la libre disposition du salon ?
Bien certainement, ce qui diminuera dans une notable proportion nos regrets de quitter cette merveilleuse ville de Constantinople, où nous sommes depuis quatorze jours, c'est la satisfaction de ne plus avoir affaire à ces hôteliers de Péra et à leurs abominables serviteurs.
Nos adieux au personnel de l'hôtel de Byzance n'eurent donc rien de particulièrement cordial, et ce fut avec une joie mal déguisée que nous secouâmes sur ce seuil inhospitalier la poussière de nos semelles.
Nous partîmes à pied, le long des ruelles en pente rapide de Top-Hané, le fidèle Emmanuel ouvrant la marche, et deux hammals vigoureux venant derrière, avec nos malles et nos sacs sur leurs robustes épaules.
Nous redoutions, non sans quelque apparence de raison, un nouveau conflit avec messieurs de la Douane; mais, contre notre attente, tout se passa le mieux du monde, et il ne nous en coûta guère qu'un medjidié pour voir les portes s'ouvrir sans difficulté devant nos innombrables colis.
Quelques minutes après, une barque nous conduisait, nous et les colis susdits, à bord du Potomac, grand steamer russe qui fait le service d'Odessa à Alexandrie, avec escales à Constantinople et à Smyrne.
[De Constantinople à Smyrne]
La première impression qui nous saisit, en mettant le pied sur ce bateau, c'est une odeur de pétrole qui le remplit tout entier. Voilà qui n'est pas pour nous faire augurer favorablement du confortable de son installation.
Il paraît qu'en revanche, s'il pèche de ce côté, il est très supérieur aux vapeurs français, sous le rapport de la vitesse.
Toujours est-il que l'étroite et obscure cabine à quatre couchettes qui nous est dévolue, à Larrey et à moi, n'a rien d'engageant.
Autre désagrément : à bord, tout le monde à peu près parle russe et italien au choix, seulement personne ne parle français.
Enfin, de tout cela, puisque nous n'y pouvons rien en somme, le mieux est de point nous soucier.
Regardons plutôt le curieux spectacle qu'offre le pont, sur lequel le capitaine, coiffé d'une casquette blanche galonnée, se promène de long en large, les mains derrière le dos.
La dunette regorge de passagers. J'aperçois un officier en uniforme noir tout brodé, avec d'énormes moustaches, et, adossées contre la claire-voie, trois cadines de tournure fort gracieuse; l'une a le visage couvert d'un voile noir, et les deux autres d'un foulard.
Deux timonniers en chemise blanche, une cravate roulée comme une corde autour du cou, se tiennent à la barre.
Pendant que les passagers de deuxième classe s'entassent le moins mal qu'ils peuvent au milieu de leurs bagages, une scène touchante se passe à l'autre extrémité du bateau, à quelques pas de nous. Une pauvre petite cadine fait ses adieux à deux femmes qui l'ont accompagnée jusqu'ici, et les embrasse en pleurant; elle tient, sur ses genoux, enveloppé d'un couvre-pied doublé de soie blanche, un petit enfant qui geint et se lamente comme un enfant nouveau-né.
Son mari, un gros pacha, de courte taille, au large front luisant, aux lunettes d'or, vêtu d'un paletot bleu, la gronde et la rabroue avec brutalité. Il a l'air de très méchante humeur, parce qu'il n'y a point de harem de préparé pour les dames; aussi il arpente le pont, suivi d'un horrible nègre qui ne le quitte pas d'une semelle, criant, gesticulant, se démenant comme un beau diable et s'en prenant à tout le monde.
Enfin, à force d'importunités, il obtient qu'on organise sur le panneau de l'avant, à l'aide de matelas empilés les uns sur les autres et de planches de sapin, une sorte de petite retraite, où sa cadine n'aura pas à redouter les regards des mécréants. Elle n'en sera pas mieux pour cela, du reste.
Il est vrai que, de leur côté, ma femme et Mme Larrey se plaignent amèrement de l'affreuse cabine qu'on leur a donnée, une cabine qui n'a que deux couchettes et deux lavabos qu'elles doivent partager avec six autres voyageuses.
— Jamais, disent-elles, nous ne pourrons passer la nuit dans cet étroit compartiment.
— Bah! répondons-nous pour leur remonter le moral, une mauvaise nuit est bientôt passée. »
Cependant le bateau lève l'ancre et fend les eaux du Bosphore, laissant derrière lui une flottille de caïques et d'embarcations de tout genre : sur le quai, des gens agitent des mouchoirs en signe d'adieu.
Péra, Galata, la Corne d'Or, et Constantinople tout entier, avec ses mosquées, ses tours, et son Sérail imposant, commencent à s'éloigner.
Mais quelle singulière direction prend le steamer ? Est-ce qu'il retournerait à Odessa ? Non, il cingle simplement vers le yacht de la princesse Olga, tante d'Alexandre III et reine de Wurtemberg, pour la saluer au passage. Les matelots montent dans les vergues et poussent trois hurrahs retentissants, au moment où nous arrivons à la hauteur du yacht, auprès duquel un caïque blanc du Sultan est en observation.
Puis, le bateau évite, décrit une courbe et reprend la direction de la mer de Marmara.
Nous croisons des navires aux voiles gonflées, qui gouvernent droit sur l'entrée du Bosphore. Déjà celui-ci se voit moins distinctement dans le lointain, avec Dolma Baghtché, la Pointe du Sérail, la Tour de Léandre, le Kiosque du Sultan, où nous fîmes il y a quelques jours cette visite que j'ai racontée; Sainte-Sophie et ses quatre minarets; puis les Iles des Princes, la côte d'Asie et la grande caserne de Chalcédoine.
Le gros Turc aux lunettes d'or continue à se promener sur le pont, pestant, tempêtant, sacrant comme un païen. Les barricades de bagages, qu'il avait dressées contre les bastingages, se sont écroulées, entraînant dans leur chute trois ou quatre ballots de tapis de Smyrne, une provision de pain, d'oignons, des cafetières et des bassins en cuivre, avec lesquels il voyage.
On rétablit à grand'peine l'échafaudage; il n'était pas remis en place qu'une manœuvre le renverse de nouveau. N'y a-t-il pas là de quoi rendre fou le pauvre pacha? Il ôte son paletot bleu, il ôte son gilet. Si son nègre n'était pas si noir, sans nul doute il le dévorerait; histoire de passer sa colère furibonde sur quelqu'un !
Cet épisode tragi-comique nous distrait, et nous empêche de donner un dernier regard à Constantinople, qui s'éloigne de plus en plus. Les fortifications, qui partent de la Pointe du Sérail et vont aboutir au Château des Sept Tours, n'apparaissent plus déjà que comme une ligne brune de moins en moins distincte. Sainte-Sophie, avec sa masse imposante, teintée de jaune, s'aperçoit encore, et, à côté d'elle, sa voisine, Sultan Achmet, toute blanche avec ses six minarets.
Enfin, vers dix heures et demie, les minarets ont disparu dans la brume. Adieu, Constantinople ! Adieu !
[Les Turcs en voyage]
Nous revenons à notre enragé pacha, qui, sans se décourager, recommence l'édifice de son installation. Ce petit homme au front bombé, aux lunettes d'or est étonnant; il a retroussé les manches de sa chemise jusqu'au coude, et se démène comme un beau diable, occupant et amusant, à lui seul, tout le bateau avec son agitation et sa mauvaise humeur.
Il continue par organiser une sorte de cabine, au moyen de ses malles et de ses paquets, contre le bord du navire ; puis il déroule ses matelas, étend ses tapis, dispose ici et là toute une provision d'édredons et d'oreillers, attache des cordes d'un bout à l'autre de son installation, et, sur ces haubans improvisés, étend des feredgés et un supplément de tapis qui achèvent de constituer un véritable petit ajoupa, où la cadine pourra défier tous les regards et s'étendre isolée et abritée, au milieu de la foule des passagers.
Ceci achevé, notre brave Turc s'installe lui-même sur un matelas, les jambes croisées, avec toute une collection de paniers, d'où il tire successivement quatre pains, deux gigots, des brochettes de viande entourées de feuilles de vigne, un saladier plein d'artichauts, des verres, des assiettes, et je ne sais quoi encore.
Il pense tout d'abord à sa cadine et lui envoie, par le nègre, un plateau chargé d'artichauts et d'un gros morceau de mouton rôti. Après quoi, il attaque lui-même des oignons, qu'il fait disparaître avec dextérité dans sa bouche sans se servir du reste d'autre fourchette que celle de ses dix doigts. Derrière lui, en revanche, j'aperçois le col de deux flacons de vin de Bordeaux.
Décidément, voilà un bon père de famille qui n'oublie rien, et qui se fait suivre, en voyage, de tous ses tenants et aboutissants. C'est un véritable déménagement qui l'accompagne, et ses malles, dont quelques-unes sont des armoires, m'ont tout l'air de recéler un mobilier entier.
Allons, bon ! il était écrit que l'infortuné ne serait jamais tranquille ! Le capitaine vient de donner l'ordre de faire descendre tous les bagages à fond de cale.
En quelques minutes, l'échafaudage, si péniblement relevé, est démoli; malles, matelas, coffres et le reste, tout disparaît dans les profondeurs du bateau.
[Un harem improvisé]
Le pauvre Turc reprend, avec une rage concentrée, son repas interrompu; et, pour mieux défendre contre les regards indiscrets sa cadine qui a dû enlever son yachmak pour manger, il n'a d'autre ressource que de faire tenir, par la négresse qui la sert, une ombrelle ouverte devant elle.
Pour comble de malheur, quelques-unes des malles se sont ouvertes, pendant qu'on les transportait à fond de cale, et il s'en est échappé des cafetières, des casseroles, des aiguières et autres objets de ménage.
Enfin, l'ordre se rétablit peu à peu : le pacha, son repas achevé tant bien que mal, se fait apporter un plateau, dans lequel il fait ses ablutions à grand renfort d'eau de savon; puis il allume un narghilé au tuyau long de dix pieds, s'étend sur des matelas, renverse la tête en arrière et aspire à longs traits la fumée bleuâtre de son latakié.
Le nègre songe, à son tour, à se restaurer. Il avale d'abord, coup sur coup, plusieurs oranges, et continue en s'ingurgitant d'énormes oignons verts avec du pain. Un menu bizarre, comme vous voyez.
Cependant ce spectacle original ne laisse pas de nous mettre nous-mêmes en appétit. Heureusement, la cloche du déjeuner a sonné et nous descendons à la salle à manger.
Nous nous trouvons une dizaine autour de la table, dont quelques dames et un Grec qui se rend à Samos. De capitaine, point. Nous sommes sans doute de trop petits personnages pour qu'il daigne venir présider notre table.
[ Un déjeuner à la Russe]
Le déjeuner est servi à la Russe, et se compose de caviar (un condiment auquel je commence à m'habituer), d'oignons cuits, de langue farcie, de poisson bouilli, de côtelettes rôties, d'oranges exquises, et d'excellent café; pour vin, un vin blanc d'Odessa, d'un goût fort agréable.
Après le déjeuner, nous remontons sur le pont et j'allume mon chibouque; car en bas, dans le salon, il est interdit de fumer.
Les autres passagers se promènent de long en large, ou font le kief. D'autres encore jouent au trictrac, ou aux cartes. Ceux qui sont de nationalité turque demeurent immobiles, accroupis comme des singes et les jambes croisées, une posture que nous trouverons toujours fort incommode, nous autres Occidentaux blasés par l'usage des sièges capitonnés.
Des enfants jouent en se poursuivant sur le pont. Ils portent des amulettes suspendues autour de leur cou, et, dans les cheveux, des médailles et des gousses d'ail pour se préserver du mauvais œil.
La chaleur commence à devenir insupportable vers une heure et je descends prendre un repos, fortement interrompu par les secousses formidables de l'hélice et le ronronnement infernal de la machine.
A trois heures, je reparais sur le pont, dont l'aspect n'a guère changé. A l'avant, seulement, des Grecs psalmodient des airs nationaux.
Le steamer ne semble pas marcher avec une vitesse exagérée. Il file huit nœuds à l'heure, me dit-on. En revanche, sa dunette est armée de deux petits canons à la gueule menaçante, comme deux roquets toujours prêts à aboyer.
[L'île de Marmara]
Nous passons devant l'île de Marmara, puis devant trois autres îles, dont l'une nous cache la célèbre Cyzique, qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir. Ces îles renferment des carrières de marbre, dit de Marmara, très riches et très productives. où Constantinople tout entier vient s'approvisionner.
Vers les quatre heures, le pacha que l'on sait procède de nouveau à son occupation favorite, qui est de manger. Il coupe cette fois ses oignons crus en tranches et déchiquète avec ses doigts son agneau rôti, sans plus de gène que s'il était dans la salle à manger de sa propre maison; puis, il fait passer un plateau chargé de ces étranges victuailles à sa cadine, et à la négresse aux mamelles pendantes, qui sert de suivante à celle-ci.
Le dîner qu'on sert aux passagers, à cinq heures et demie, n'offre rien de particulièrement intéressant, sauf ce détail que les hors-d'œuvre sont offerts dès le début, avant même le potage, comme c'est l'usage en Russie. Je me souviens aussi de certaine gelée aromatisée au kirch, qui n'était pas à dédaigner.
Cependant, le soleil commence à se coucher; son disque rouge disparaît peu à peu derrière les montagnes de la rive d'Europe : car nous filons maintenant entre deux lignes de côtes qui se dessinent capricieusement. Pour m'orienter, j'ouvre mon Guide, et j'y lis quantité de noms de localités, de montagnes, et de cours d'eau; malheureusement, on ne voit plus rien du tout et je suis forcé de suppléer par l'imagination à cette navrante obscurité.
En descendant dîner, nous avions laissé un groupe de Grecs fort occupés d'une partie de cartes qu'ils avaient commencée dès le milieu de la journée. En remontant sur le pont, nous retrouvons ces joueurs forcenés exactement dans la même position.
Ainsi pour notre gros pacha. Bien qu'il ait commencé longtemps avant nous son dîner, il ne l'a pas encore terminé quand nous le revoyons. Il en est pour le quart d'heure à la salade, qu'il arrose largement de raki.
Quant à son harem, il ne donne pas signe de vie. Sans doute, il se prépare au sommeil. Elle n'aura pas trop chaud, cette nuit, la cadine : car elle couche, à peu près, à la belle étoile. Tout le monde autour de nous, d'ailleurs, prend ses dispositions pour la nuit. Un vieux musulman étale devant lui un petit tapis, en l'orientant dans la direction de La Mecque, le baise à trois reprises différentes, puis le relève et commence enfin sa prière.
Un autre vieux Turc, à barbe grise peu fournie, à figure parcheminée, se fait débarrasser par son domestique de son paletot de dessus, car il est vêtu à l'européenne. Puis il endosse une longue robe de chambre blanche, et, par-dessus celle-ci, une seconde robe de cachemire. Vous croyez que c'est fini ? Pas du tout. Par-dessus ces deux robes il passe une grande pelisse, après quoi il se roule dans sa couverture. Je commence à croire qu'on peut dormir ainsi en plein air sans craindre d'avoir froid.
[Ce qu'on peut appeler un estomac bien équilibré]
Je me retourne ensuite et qu'est-ce que je vois ? Notre gargantua qui, son repas à peine terminé, a accepté l'invitation de coreligionnaires à lui et recommence à dîner avec une vigueur qui me donne une haute idée de la capacité de son estomac. Ce second dîner absorbé, il se couche nonchalamment sur ses tapis et absorbe coup sur coup, pour faciliter la digestion, des gorgées de mastic et d'eau. Il me semble d'ailleurs qu'à la faveur de l'ombre ces braves musulmans escamotent volontiers en voyage, les prescriptions du Coran et font sauter, sans trop de scrupule, les bouchons de nombreuses bouteilles de vin.
Pendant que notre homme digère laborieusement l'effroyable quantité de victuailles qu'il a ingurgitée, j'aperçois de loin son nègre qui allume un fanal à deux bougies et l'accroche à des haubans disposés au-dessus du petit harem.
Le pont commence d'ailleurs à ressembler de plus en plus à un campement. Les Turcs règlent leurs énormes montres sur le coucher du soleil et s'enroulent dans leurs couvertures pour dormir, au milieu de paquets de toute sorte et de grandes malles en cuivre qui ressemblent à des tambours de janissaires et s'ouvrent comme des œufs de Pâques.
Un Moscovite, à longue redingote plissée à la taille, se roule en rond comme un chien de Stamboul et s'endort, le nez contre la machine.
Nous tenons bon plus longtemps, nous autres Français, et nous nous promenons en causant, jusqu'à ce que l'heure du thé nous appelle en bas de nouveau.
On nous sert, dans le carré, le thé à la Russe ; c'est-à-dire qu'on nous verse d'abord de l'extrait de thé, que l'on additionne ensuite d'eau bouillante, de tranches de citron et de lait parfumé.
Tout à coup, un bruit épouvantable éclate contre la porte.
C'est encore le gros pacha turc, auquel il est dit que nous n'échapperons jamais. Il gesticule avec une vivacité, à laquelle le vin de Bordeaux n'est peut-être pas étranger, et vocifère je ne sais quelles objurgations, parmi lesquelles le mot billette revient à chaque instant. Pour comble de complication, le garçon n'entend que le russe.
Heureusement, un de nos compagnons de table parle le turc et s'offre à servir de truchement. Voici ce qui ressort des explications qu'il parvient à se faire donner :
Après avoir pris la moitié du pont pour installer son harem, ce voyageur grincheux n'en veut plus, sa cadine est malade, son enfant, un pauvre bébé de deux mois, tousse à rendre l'âme. Bref, il réclame maintenant une cabine entière, à laquelle il prétend avoir droit.
« J'ai payé à Constantinople, dit-il en hurlant de plus belle, pour ma cadine et pour Selim Effendi, mon domestique. Voici mes billets. Je veux une cabine ; ou alors, qu'on me rende mon argent ! Du reste, je me plaindrai en arrivant à Smyrne ! »
De guerre lasse, le capitaine lui fait dire qu'on l'autorise, par faveur spéciale, à s'installer pour la nuit sur le canapé du salon .
Cette offre ne le satisfait guère. Ses billets lui donnent droit à une cabine entière; il veut une cabine entière. Il finit pourtant par se calmer, et va prendre possession du canapé, où s'achèvera dans le silence de la nuit sa laborieuse digestion.
C'est, nous dit-on, un haut fonctionnaire de Tripoli qui va rejoindre son poste. Il est tellement furieux qu'il quittera le steamer à Smyrne et continuera son voyage sur un vapeur français.
Après cette scène de haute comédie, nous allons faire encore les cent pas sur le pont avant de nous coucher. La nuit est très obscure, et c'est à peine si nous apercevons les lignes noires des deux rives entre lesquelles nous naviguons, et que les phares éclairent de distance en distance. Nous croisons à plusieurs reprises des vapeurs qui portent un feu rouge à gauche et un feu vert à droite.
Le steamer continue à marcher avec une vitesse très modérée; aussi n'arriverons-nous à Gallipoli qu'à minuit. On nous avait dit que la traversée de Constantinople à Smyrne ne durerait que vingt-six heures; elle en durera trente-six.
Dix heures sonnent. Nous regagnons, Larrey et moi, notre cabine occupée par quatre couchettes et un lavabo microscopique. Espérons que le tic tac de la machine et le bruit de l'hélice ne nous empêcheront pas de dormir. En tout cas, dans le voisinage de ce terrible ronronnement, on peut ronfler soi-même impunément, sans que personne songe à s'en plaindre.
[Une mauvaise nuit]
Hélas ! notre espoir a été trompé. Nous avons eu une nuit horrible, infernale. Des légions d'insectes sont venues nous dévorer et les secousses de l'hélice ne nous ont pas laissé un instant de repos. A peine avons-nous pu accrocher quelques heures d'un mauvais sommeil, troublé par d'affreux cauchemars.
Aussi saluons-nous le retour de l'aurore avec un véritable soulagement. Nous sommes à ce moment en face de l'île de Mételin, l'antique Lesbos, Mytilène, la ville de la poésie, la patrie de Sapho qui fonda une école de courtisanes. Pendant la nuit nous avons passé devant les côtes de la Troade : Campos ubi Troja fuit.
Après avoir avalé une tasse de thé à la hâte, nous montons sur le pont. Il est livré pour le moment aux hommes de service qui le lavent à grande eau. Il a même fallu, pour leur laisser le champ libre, que notre fameux pacha défît de nouveau toute son installation; ce n'est pas sans peine qu'il s'y est décidé, naturellement, et avant de s'y résoudre, il a attendu que ses malles et ses matelas fussent déjà baignés par l'eau.
Il paraît que cette nuit, comme sa cadine avait fini par se réfugier dans une des cabines réservées aux dames, il a placé par prudence son nègre, en faction, à la porte de cette cabine.
Mme Larrey et ma femme viennent nous demander l'hospitalité, pour pouvoir faire à leur aise leur toilette; elles n'ont, en effet, chez elles qu'un petit lavabo pour huit personnes, ce qui ne laisse pas d'être excessivement incommode, on en conviendra. Nous cédons la place à ces dames.
La mer est d'un beau bleu indigo, mais elle commence à danser légèrement. Gare au mal de mer, tout à l'heure ! Déjà une jeune Grecque, qui s'est hasardée sur le pont, en redescend précipitamment avec une pâleur caractéristique.
On jette le loch. Le steamer file ses huit nœuds, soit deux lieues trois quarts environ à l'heure.
Le second, coiffé d'une casquette blanche, se promène sur l'étroite passerelle du commandant comme un écureuil dans sa cage.
[La Turquie et les Turcs jugés par un Grec]
Un Grec d'humeur bavarde nous aborde et engage la conversation avec nous. Comme de juste, il daube d'importance sur les Turcs et la Turquie.
A propos des femmes turques, dont nous lui parlons avec sympathie, il se révolte contre l'usage barbare qui permet aux Musulmans de prendre douze femmes à la fois, et un nombre illimité d'esclaves, qu'ils peuvent ensuite vendre en les séparant de leurs enfants, si bon leur semble. Il tient aussi à ce que nous ne gardions aucune illusion : selon lui, il n'y aurait pas à Constantinople dix femmes turques qui comprennent le français : lorsqu'on attend dans un harem la visite de dames françaises, dit-il, on a soin de ſaire venir des femmes grecques parlant également bien le turc et le français, jouant du piano, au courant de notre littérature — et le tour est joué.
Quant au Gouvernement, ajoute-t-il, il n'y en a pas de plus arriéré. La Turquie n'a pas d'avenir. C'est un pays très malade. La Russie le guette, et tôt ou tard essaiera de s'en emparer. Cela ne se fera pas toutefois sans qu'on en ressente le contre-coup en Europe. Cependant il n'est guère probable que la France et l'Angleterre prendraient les armes de nouveau. La meilleure solution serait peut-être d'enlever le Gouvernement des mains des Osmanlis, pour le donner aux Grecs du pays (voilà le bout de l'oreille !). Déjà, du reste, beaucoup de pachas sont grecs ou arméniens, et c'est par ce côté-là que la civilisation s'infiltrera rapidement en Turquie.
Pour nous donner une idée de l'ignorance des Turcs en général, et des marins turcs en particulier, notre Grec, intarissable dans ses récriminations, raconte que dernièrement le capitaine d'un vapeur en rade, voulant montrer, à un prince étranger de passage, un système de pompe qui permettait de prendre l'eau des chaudières dans la mer, fit tourner le robinet qui ouvrait la communication. Le mécanicien, un Anglais, se trouvait justement à terre. Quand on voulut ensuite fermer la communication, personne ne sut comment tourner la vis en sens contraire. L'eau, débordant des réservoirs, envahit le navire qui s'enfonçait peu à peu; il allait couler bas lorsque, par grand bonheur, le mécanicien revint à bord, juste à temps pour le sauver d'une perte certaine.
Ce Grec, si peu entiché de la Turquie, comme tous ses compatriotes, du reste, se rend à Samos, sur la côte d'Asie, une île qui paie une redevance à la Sublime Porte, mais s'administre elle-même. C'est un homme lettré, d'ailleurs, et qui connaît notre littérature; il me parle de George Sand, qu'il compare à la Sapho grecque.
Vers neuf heures et demie, nous passons devant le port de Mytilène, tapi au fond d'une baie encadrée de bouquets de cyprès. L'île elle-même a un ton blanchâtre et des lignes qui se découpent sur l'horizon, tantôt arrondies comme des coupoles tantôt pointues comme des minarets. Dans la montagne, on aperçoit de petites maisons éparses qui ressemblent aux pierres druidiques dispersées sur le flanc des collines.
La mer est d'un beau bleu, telle que je me souviens de l'avoir vue dans la baie de Naples, en allant à Capri.
[Chio]
Perdue dans les brumes lointaines, Chio, l'île des vins célèbres, a l'air « d'un sombre écueil, » comme dit Victor Hugo dans ses Orientales.
Au moment où ces beaux noms légendaires nous emmènent dans le pays des rêves, un détail tout à fait prosaïque nous ramène brusquement sur la terre, ou plutôt sur les planches de notre bateau. C'est le stewart, qui vient réclamer les billets; ce qui entraîne des discussions de toute espèce sur le prix et sur le change des monnaies. Les tarifs sont bien là, mais on s'embrouille dans le compte des roubles et des kopecks. Crainte d'erreur, personne ne veut payer.
Il y a surtout un Grec à la figure en lame de couteau qui braille comme un sourd; il faut que tout l'état-major vienne à la rescousse pour qu'il s'exécute.
Onze heures viennent de sonner. Nous entrons dans le golfe, au fond duquel se trouve Smyrne. Mais on n'aperçoit rien encore.
Nous descendons déjeuner. Le capitaine continue à ne pas honorer notre table de sa présence. C'est moi qui occupe, à son défaut, le fauteuil de la présidence. Je n'en mange pas mieux, ni de meilleur appétit.
Toutefois, le chibouque, que je vais fumer sur le pont, a pour effet d'égarer mon imagination dans une série de considérations plus ou moins fantastiques sur le côté matériel de la vie des Turcs. L'existence se présente à mes yeux comme un charbon qui s'allume d'abord lentement, brûle en se couvrant d'une cendre légère et se consume peu à peu, pour ne laisser après lui qu'une pincée de poussière !
Mais assez de poésie ! Aussi bien il y a longtemps, ce me semble, que je n'ai parlé de notre gai pacha.
Pour le moment, il se promène sur le pont, les deux mains dans les poches, le fez renversé en arrière et laissant à découvert son front poli comme l'ivoire. Une lourde chaîne de montre, qui semble venir directement du Palais-Royal, s'étale sur son gros ventre. Impossible d'avoir à la fois l'air plus sot, plus Vulgaire et plus content de soi.
Pendant ce temps, la pauvre cadine est toujours dans la cabine des dames, où elle souffre horriblement d'une piqûre de moustique. Elle a la main tout enflée et plusieurs personnes sont auprès d'elle, occupées à la frictionner avec de l'ammoniaque. La pauvre femme semble fort étonnée de l'empressement compatissant, avec lequel des femmes européennes, dont elle n'est pas connue, s'efforcent de calmer ses souffrances, et ses beaux yeux expressifs les regardent avec une surprise attendrie.
La négresse, qui est avec elle et qui ne la quitte guère, est une pauvre fille qui, bien qu'âgée de seize ans seulement, a déjà été mère. Elle porte sur ses joues les tatouages indélébiles de la Nubie, son pays.
Ma femme et Mme Larrey offrent à sa maîtresse des gâteaux et des bonbons; mais celle-ci ose à peine tendre la main pour les prendre. Elle a peur, sans doute, que son mari ne l'apprenne et ne se fâche. Justement le voilà ! Du haut de l'escalier, il appelle la jeune négresse pour qu'elle vienne chercher son enfant qui pleure sur le pont.
« Va faire taire ce petit ivrogne avec ton lait ! » lui crie-t-il en turc; et celle-ci, tout effrayée, de grimper les marches de l'escalier quatre à quatre.
La cadine se familiarise insensiblement avec les dames européennes; les chignons élégants de celles-ci semblent la plonger dans une véritable stupéfaction.
Maintenant elle va mieux, on finit par la décider à monter un peu sur le pont, en se cachant, bien entendu, derrière son yackmak qu'elle recouvre en outre d'un voile noir, indice caractéristique qui prouve qu'elle a fait le voyage de la Mecque. Elle berce dans ses bras son petit enfant, tout enveloppé de soie de Brousse, qui pousse des vagissements lamentables. Puis elle va retrouver son seigneur et maître trônant sur son tapis de Smyrne, le corps entouré des anneaux de son narghilé comme le Laocoon enlacé par les serpents, et lui tend les bonbons qu'on lui a donnés. Notre Turc les trouve à son goût, les croque, et d'un geste lui fait entendre qu'elle peut manger ce qu'il en reste.
[L'arrivée à Smyrne]
Cependant nous approchons de Smyrne ; les flancs des montagnes s'estompent de plus en plus. La ville commence à montrer sa silhouette noire au fond de la baie.
On discute à bord, au milieu des parties de tric-trac, sur la façon dont s'opère en général le débarquement en rade, sur les habitudes tracassières de la douane et principalement sur les hôtels.
A propos des hôtels, un passager nous apprend qu'il n'y en a guère de bons à Smyrne. On écorche cependant les voyageurs un peu moins à l'hôtel de l'Europe qu'ailleurs; mais, en revanche, la nourriture y est exécrable. Il faut un estomac d'une solidité toute particulière pour y résister.
Il nous engage aussi à prendre nos précautions au moment du débarquement. Si nous demandons simplement ce que cela nous coûtera, on répondra : Ce que vous voudrez ! Mais il ne faut pas s'y fier. Le mieux est de faire son prix à l'avance; sans cela, on exigera 40 piastres, tandis qu'avec 4 piastres on peut s'en tirer, en ayant soin de bien débattre les conditions de batelage avant de quitter le bateau.
Pour la Douane, c'est comme partout ailleurs dans l'empire turc. Avec des bachchichs, on n'a point d'inquiétudes à avoir, ni de retards à craindre. Cependant, pour plus de sûreté, il est bon de cacher dans le recoin le plus mystérieux de ses malles le tabac, les cigares que l'on peut posséder.
Depuis que nous avons quitté la pleine mer, l'eau est devenue vert clair, de bleu d'outremer qu'elle était. C'est l'indice d'une faible profondeur à la sonde. Le soleil est au-dessus de nos têtes et nous brûle de ses rayons. Les côtes se rapprochent de plus en plus.
De l'avant, où je vais me poster, il semble maintenant que nous piquons droit sur une montagne sans issue, masquant la vue de Smyrne.
Déjà se voient sur la rive des soldats turcs, se promenant avec des parasols ouverts pour se garantir de l'excessive ardeur du soleil.
Je retourne ensuite à l'arrière du bateau, où je tombe sur le pacha ventripotent en train de faire ses ablutions. Son nègre tient devant lui une bassine de cuivre, dans laquelle il se lave la barbe et le crâne avec la même aisance que s'il n'y avait personne pour le regarder faire.
Cependant, pour achever sa toilette et changer de linge à l'abri des regards indiscrets, il consent à se retirer dans son harem, derrière un tapis tendu qui le masque à peu près complètement.
Tout à côté, son domestique berce en riant sur ses genoux l'enfant de la négresse, qui est empaqueté comme une momie et dont on n'aperçoit que le bout du nez.
Grand branlebas sur la passerelle. L'officier à la casquette de toile blanche se tient à son poste. A côté de lui, un autre officier en casquette de flanelle parle à un troisième en casquette de drap bleu. C'est par la casquette, sans doute, que se distinguent ici les divers échelons de la hiérarchie.
Malgré la lenteur désespérante avec laquelle marche le steamer, nous finissons cependant par distinguer à l'horizon la première ligne blanche des maisons de Smyrne qui tranche sur la ligne verte de la mer. Nous passons devant une forteresse de construction nouvelle, bâtie en pierres blanches.
« Deux coups de canon la jetteraient par terre ! » nous dit le Grec grincheux, en haussant les épaules.
Voici maintenant de grands cyprès. Ils forment comme un rideau en avant du nouveau cimetière de la ville.
A mesure que nous approchons, l'agitation augmente sur le pont. Les grues se mettent en mouvement et montent déjà les bagages des profondeurs de la cale.
La dunette se garnit en même temps de passagers, voire même de femmes turques qui viennent s'asseoir contre les bastingages avec leurs enfants, en retenant leur yachmack avec les dents afin de mieux cacher leur visage. L'une d'elles porte le mot Allah! gravé sur le bras. Une autre a non seulement les ongles mais encore les doigts teints avec du henné, ce qui ne laisse pas de m'étonner, car je croyais que l'on ne se teignait que les ongles au henné ; mais il paraît que les élégantes vont beaucoup plus loin.
Une troisième tient sur ses genoux un petit garçon rose, joufflu, vêtu d'une robe à carreaux rouges et blancs et coiffé d'un bonnet chargé de pièces de monnaies, de verroteries et de gousses d'ail pour détourner le mauvais œil. La gousse d'ail est à deux fins; car, le bambin s'étant mis à crier, pour le faire taire, sa mère détache la susdite amulette et la lui donne à croquer.
Nous distinguons très bien Smyrne maintenant. Les maisons s'étagent du haut en bas de la montagne. Les toits rouges égaient le paysage, dominés de distance en distance par les minarets. Tout en haut, les ruines de l'ancienne forteresse dont Th. Gautier a donné la description. Au bord de la mer, une grande caserne jaune.
Le bateau se dirige vers l'extrémité de la rade, en longeant la ville qui défile devant nous comme un panorama. Il stoppe enfin à quelques centaines de mètres du quai.