CHAPITRE XXII Smyrne. - Premier aspect de la ville. - M. Cramer. - Le café du Captain Picolo. - Nous partons pour Ephèse. - Le Dr Bennet. - Souvenirs de l'antiquité et coups de soleil. - Un dîner smyrniote. - Au feu !

A peine les canots sont-ils mis à la mer, à peine l'échelle de bâbord est-elle abaissée qu'une nuée de petits bateaux verts, blancs, bleus, de toutes les couleurs, accostent le steamer. On dirait des sauvages de la Nouvelle-Guinée abordant un navire marchand dans les Détroits.

Avant de débarquer, nous attendons qu'on nous apporte la libre pratique. Enfin le drapeau jaune est amené. Nous faisons prix avec un batelier qui nous débarque, ainsi que nos bagages, pour six piastres. Son embarcation n'est plus une coque de noix comme les caïques du Bosphore, mais un large bateau aux flancs arrondis.

[Smyrne]

Toutefois nous sommes arrêtés en route par la barque de la Douane maritime qui veut nous emmener à ses bureaux, où il faudrait se morfondre pendant longtemps. Mais nous sommes prévenus, et un bon bachchich nous évite cette corvée.

A terre, c'est la Douane terrestre cette fois qui se met en travers. Nouveau bachchich, et l'on nous laisse encore aller. On retient seulement nos passeports qu'on nous rendra à notre départ.

Nous nous engageons dans une série de rues tortueuses et mal pavées, précédés des mammals qui portent nos bagages en soufflant comme des soufflets de forge.

L'hôtel de l'Europe est plein pour le moment et ne peut recevoir personne. Heureusement, des Italiens qui habitent à côté offrent de nous loger; ce que nous acceptons immédiatement.

Notre installation rappelle beaucoup celles des bains de mer, où le propriétaire abandonne à ses hôtes de passage, non seulement ses chambres, mais ses meubles, ses draps, son linge, et, pour un peu plus, sa brosse à dents.

Un escalier en bois mène à l'appartement, dont les fenêtres donnent sur une rue si étroite qu'on peut se toucher la main d'une maison à l'autre ; ce qui est aussi commode pour les amoureux que dangereux pour les maris. Ajoutez à cela que, pour se défendre du soleil, on tend des velum d'un bout à l'autre de ces rues.

Les trois chambres mises à notre disposition sont meublées très sommairement. La première a pour principal ornement une panoplie de sabres et de fusils, avec le portrait de Maximilien et une série de mauvaises lithographies représentant l'histoire de Roméo et Juliette.

La seconde chambre est occupée par deux canapés servant de couchettes, et la troisième par un lit à baldaquin, une commode en noyer, un pistolet accroché à la muraille et une madone byzantine peinte, avec des plaques en argent repoussé tout autour .

Le désordre de notre toilette réparé à la hâte, nous allons faire un tour dans la ville. Elle n'a rien de turc, à première vue : sa physionomie est plutôt celle d'une ville occidentale. Les rues sont pleines de beaux cafés qui s'avancent en terrasse sur les trottoirs : ceux-ci sont d'ailleurs peu encombrés de flâneurs.

En passant devant les Messageries, Larrey entre prendre des renseignements sur le retour par Messine et par Naples.

[M. Cramer]

Puis nous allons faire visite à un certain M. Cramer, à qui nous sommes adressés. C'est un petit homme aux favoris grisonnants, à la figure ouverte et souriante. Il nous accueille très cordialement, et nous présente à Mme Cramer, une grand'mère fort bien conservée, à la physionomie très sympathique. La glace est tout de suite rompue avec ces excellentes gens, et nous causons de ce qu'il y a de curieux dans le pays. Les deux excursions les plus intéressantes sont, paraît-il, le voyage d'Ephèse et une promenade au mont Pagus. Mais il faudra faute de temps nous décider pour l'une ou pour l'autre.

Nous prenons congé et nous continuons notre flânerie à travers les rues de la ville, qui presque toutes sont parallèles et descendent comme des passages vers la mer.

[Premier aspect de la ville]

Smyrne a un air de fête; les femmes sont parées de tous leurs atours et prennent le frais sur le pas de leurs portes en bavardant. C'est sans doute à cause de l'Ascension.

A la gare, où nous arrivons, on nous apprend qu'il n'y aura pas de train express pour Éphèse le lendemain; le surlendemain, à l'arrivée du paquebot de Syrie, il en sera peut-être organisé un. Quant au prix du voyage, il est de vingt-cinq francs par personne.

Nous revenons dans un caïque, en longeant le nouveau quai, récemment construit sur des terrains pris à la mer. L'entrepreneur, un nommé Dussaut, a reçu, comme rémunération de ses travaux, certains droits particuliers et la propriété des terrains conquis.

[Le café du Captain Picolo]

Beaucoup de cafés ont des terrasses bâties sur pilotis qui s'avancent au bord de l'eau. Le plus célèbre est celui du Captain Picolo, où l'on joue la comédie. La meilleure société du pays vient y respirer le bon air et jouir de la fraîcheur et du calme.

Les abords de la ville sont sillonnés de nombreuses embarcations qui rappellent assez le mouvement de Venise et de ses gondoles. Sur le quai, les consulats avec leurs gigantesques mâts. Les consuls jouent tous ici un rôle important, paraît-il.

Nous débarquons et rentrons dîner à l'hôtel; un dîner smyrniote anglicisé, accompagné d'oranges de Chio et des figues exquises du pays. Les carafes sont remplacées par des brocs au large bec.

Mon voisin de table, un Anglo-Français, a fait ses études au lycée Saint-Louis et me donne des renseignements fort précieux sur Athènes, la prochaine étape du voyage.

Nous apprenons en même temps que des Anglais ont organisé pour eux un train spécial, afin d'aller à Éphèse le lendemain matin et en revenir avant la nuit. Cela se fait souvent, le chemin de fer ordinaire d'Aïdin [Aydın] ne permettant pas d'aller et de revenir dans la même journée, et les nuits étant fort dangereuses dans l'intérieur du pays, à cause des fièvres pestilentielles contre lesquelles il est à peu près impossible de se défendre. Quant au tarif, il est de dix livres sterling pour cinq personnes; de quinze livres pour dix; de dix-huit livres pour quinze; et, pour chaque personne en plus, d'une livre.

Nous nous empressons d'inscrire nos noms à la suite de ceux de la caravane anglaise et, sur cette bonne nouvelle, nous rentrons chez nos Italiens « pour nous mettre dans le portefeuille », comme dit Larrey.

 

[Nous partons pour Ephèse]

Le lendemain matin à six heures, nous sommes tous debout. Mais il s'agit de s'habiller, ce qui n'est pas chose facile dans les petites pièces étouffantes comme des salles d'étuve où nous sommes parqués.

Enfin on s'en tire tout de même. Nous y mettons même tant de précipitation que nous arrivons à la gare une bonne heure à l'avance. D'après le programme, le train devait partir à huit heures, tandis qu'il ne partira qu'à neuf. Nous profitons de ce répit pour garnir nos sacs de voyage de provisions de bouche, car le déjeuner doit avoir lieu en route.

La gare est une jolie petite construction, toute neuve, où les hirondelles ont déjà installé leurs nids. Les omnibus du chemin de fer sont remplacés par de grands chars à bancs. Sur le quai se promène un Albanais armé jusqu'aux dents, la ceinture garnie de poignards et de pistolets. Très curieux le fez ! ici il prend la forme et les allures gigantesques du bonnet napolitain.

[Le Dr Bennet]

Le Dr Henry Bennet, le célèbre praticien anglais, qui est des nôtres, m'apprend qu'il a recruté un nouveau compagnon de voyage. C'est un officier arrivé de Bombay par le bateau de huit heures. A peine débarqué, il s'est fait conduire directement à la gare. Voilà un Anglais qui connait son adage : time is money.

Enfin, à neuf heures, arrivent en voitures les deux lords anglais qui ont pris l'initiative du train ; ils sont accompagnés par deux charmantes misses, leurs . filles et par un jeune garçon.

Le Dr Bennet se charge des présentations et, la glace une fois rompue, la conversation s'engage.

Le train spécial se compose d'une locomotive et de deux wagons fort confortables, ma foi; les banquettes sont recouvertes en soie de Brousse rayée jaune et rouge, d'un joli dessin. Ce train, chauffé exprès pour nous, a coûté 450 francs. Avant de partir, nous passons au guichet et nous réglons notre quote-part au marc le franc.

A neuf heures et demie, la locomotive glisse sur les rails et presque aussitôt se met à filer à toute vitesse. La voie contourne d'abord la montagne, passe près de la forteresse crénelée qui domine la ville; puis, après avoir gravi une côte, s'enfonce peu à peu entre deux lignes de montagnes schisteuses.

A la sortie de ces montagnes, nous traversons une plaine où nous apercevons, à notre grande surprise, une tribune de courses. Il est vrai qu'il y a une colonie anglaise à Smyrne, et que, partout où il y a une colonie anglaise, on organise des courses.

A la station de Seydi Kemy nous rattrapons le train poste de neuf heures, qui s'est arrêté pour prendre des voyageurs.

La campagne est splendide; les prairies émaillées de coquelicots, de marguerites, de boutons d'or. Les champs d'avoine succèdent aux bouquets de mûriers et de peupliers blancs. Des troupeaux de vaches paissent dans de gras pâturages, et, tout en haut, dans les cieux, des éperviers et des aigles planent majestueusement. Au fond du tableau, une chaîne de montagnes se découpe sur l'horizon.

Toujours aimable, le Dr Bennet avec qui je cause, m'explique qu'il est assez dans les habitudes anglaises de se lier très vite en voyage. Cependant la morgue de l'aristocratie n'y perd rien. C'est celui qui a le rang le plus élevé qui fait les premières avances aux autres. Cette règle générale a pour effet de supprimer la gêne dans ces relations fugitives.

Au moment où nous allons nous engager sur une pente, la locomotive se décroche et part toute seule en éclaireur, pendant que les wagons, entraînés par leur propre poids, descendent d'eux-mêmes pendant deux ou trois kilomètres : après quoi, la locomotive revient sur ses pas et nous reprend.

Les prairies que traverse notre caravane en chemin de fer sont remplies de moutons et de chameaux qui paissent en liberté. Plus loin ces derniers se reposent accroupis au bord d'un étang et gardés par des chameliers étendus sur l'herbe. D'autres s'avancent en longue file derrière leur conducteur et se reposent de temps à autres sous les chênes et les saules de la prairie. Des pélicans au plumage éblouissant s'enfuient effrayés par le passage du train. Des bécassines lèvent des marais et s'envolent à tire-d'aile.

[Souvenirs de l'antiquité et coups de soleil]

Après un instant d'arrêt dans la petite gare de Gelat nous repartons avec une vitesse foudroyante à travers une chaîne de montagnes calcaires couvertes de rosiers sauvages et de figuiers, de ces figuiers qui produisent les figues que Smyrne expédie dans le monde entier. Sur un mamelon se dresse un vieux château tout démantelé. Dans une échancrure, au loin, la mer bleue comme le ciel.

Ayasoulouk [Ayasuluk] ! crie un employé. Nous sommes arrivés !

A la surprise générale, il n'y a que huit chevaux seulement, au lieu des quinze que nous avons demandés par télégraphe; en outre, ces chevaux sont sellés à l'arabe et il n'y a pas une seule selle de femme commodément installée. La plupart des dames hésitent à se risquer. Quelques-unes, plus braves, passent outre.

Quant à votre serviteur, il fait partie de ceux qui se sacrifient et il se met à suivre, lui septième, de son pied léger, la caravane qui s'échelonne sur une longue file, conduite par le drogman de rigueur.

Après avoir dépassé les ruines d'un aqueduc arabe, nous pénétrons dans un fourré inextricable, où des chardons hauts de dix pieds masquent complètement la vue. Puis, nous traversons une large plaine, encadrée par des montagnes.

Des excavations, au fond desquelles, paraît-il, s'ouvrent des portes de tombeaux, se montrent sur le chemin. J'ai la curiosité de descendre dans une de ces cavernes et la satisfaction de voir un tombeau dans une crypte décorée de peintures murales.

Au pied du mont Kerassan, le guide s'arrête pour montrer les ruines qui couronnent son sommet et le tombeau d'Andrack qui se trouve à sa base. Une ouverture, encombrée de ronces et d'épines, laisse apercevoir l'entrée de la sépulture.

Tout à côté, un arc de triomphe gigantesque qui rappelle quelque peu celui d'Adrien à Rome. Les pierres sont disjointes et tiennent par leur propre poids, jusqu'au jour où le souffle du temps les jettera par terre.

Plus loin, au milieu des figuiers et de quantité d'autres arbres, arbustes et plantes qui constituent la magnifique flore de ce pays, quelques portiques en ruines, derniers vestiges d'antiques monuments disparus depuis de longues années, décorent le paysage.

Le soleil darde maintenant ses plus chauds rayons à pic sur nos têtes. Gare les insolations !

Nous arrivons à l'amphithéâtre, auquel se rattache le souvenir des prédications de saint Paul. Les gradins, la piste, les portants sont encore dans un état de conservation relativement surprenant. On se rend parfaitement compte des diverses lignes de ce théâtre, telles qu'elles existaient jadis. L'entrée, en face de la scène, existe encore très nettement. Quantité de chapiteaux, de fûts, de bas-reliefs, de tronçons de statues se trouvent dispersés un peu partout. Le marbre blanc domine. Il y a aussi cependant quelques colonnes de porphyre. Je découvre le baptistère dit de saint Jean-Baptiste; grande vasque en marbre blanc, malheureusement brisée en partie.

Viennent ensuite les murailles, dont il reste encore un pan assez large pour qu'on puisse y dresser à l'intérieur des tables, sur lesquelles des rafraîchissements sont offerts aux voyageurs dans des amphores très couleur locale. Je manque de trébucher sur un homme profondément endormi dans un coin. Il est enveloppé dans un manteau de bédouin en poil de chameau et ne se réveille pas pour si peu.

Malgré la soif qui me dévore, je n'ai pas le courage de goûter l'eau, qui me paraît très bourbeuse. Le pays est plein de miasmes pestilentiels, et l'on ne saurait prendre ici trop de précautions.

Un peu plus loin, voici quatre colonnes de porphyre, isolées et brisées à demi, comme celles que l'on met quelquefois sur les tombes dans nos cimetières. Que pouvaient-elles bien supporter ? Mystère !

Ici, un curieux aperçu de la façon dont on entend l'apiculture dans ce pays. Ce sont des petits barils couverts de nattes, autour desquels des quantités d'abeilles voltigent en bourdonnant. Encore plus pittoresques que les nôtres, les ruches d'Éphèse !

Voici maintenant l'antique prison aux murailles épaisses où fut enfermé saint Paul; et, tout à côté, des fourrés impénétrables de ciguë, de quoi empoisonner tous les Socrates de la terre.

Et enfin, le célèbre Temple de Diane, tout récemment découvert. Hélas ! le Musée Britannique en a obtenu la concession, aussi n'a-t-il plus que l'aspect d'une carrière en pleine exploitation. A peine y reste-t-il encore quelques fûts de colonne cannelée, quelques chapiteaux, de gros blocs de marbre et des pieds de statues.

La ville elle-même était bâtie, sans doute, sur le sommet de la colline autour de laquelle les ruines sont aujourd'hui dispersées.

La ville arabe, qui s'était élevée à côté, a été détruite également par le temps. De la splendide mosquée aux portes en ogive, aux minarets ornés de balcons à stalactites comme ceux de Grenade, qu'on avait construite avec les débris de l'antique Ephèse, il ne reste plus debout que les murs. Les touristes y entrent à cheval, comme jadis Mahomet II dans Sainte-Sophie.

Est-ce vrai ? Le drogman raconte que le prince Frédéric-Charles de Prusse est passé récemment par ici, qu'il a fait faire des fouilles importantes et emporté en Allemagne tout ce qu'il a trouvé d'antiquités.

Cette vaste étendue de vestiges d'une civilisation disparue cause une impression saisissante, et il faut être dénué de tout sens artistique pour trouver qu'il n'y a rien à voir ici, comme ne manquent pas de le dire certaines gens dont l'idéal est sans doute | les larges voies bordées de maisons à six étages et plantées d'arbres rachitiques du boulevard Voltaire ou du boulevard Magenta.

Un autre sujet de réflexions philosophiques, c'est le contraste de la végétation extraordinaire qui pousse au milieu de ces ruines. Des cornouillers, des figuiers gigantesques s'élèvent de tous côtés, grimpant avec une vitalité intense et s'accrochant vigoureusement aux pans de mur encore debout.

Nous garderons de cette visite à Éphèse un souvenir ineffaçable; nous en emportons également, en revanche, un rude coup de soleil.

Toute la caravane se retrouve à la petite gare d'Ayasoulouk, harassée, fourbue, et mourant de soif. Nous envahissons le buffet, ou les rafraîchissements les plus variés, soda, bière anglaise et limonade, disparaissent en un clin d'œil.

Ma femme, accrochée comme Absalon sous d'épais branchages, a failli tomber en descendant des murailles; elle se contente d'une citronade, la plus saine et la plus rafraîchissante boisson en pareilles circonstances. Une autre personne mal avisée s'est foulé le pied en se heurtant contre un fragment de marbre. Elle se remonte le moral par un grog américain.

Quelques-unes de ces dames habitent Paris ; notamment une des Anglaises, normande de naissance d'ailleurs, accompagnée par ses deux filles qui sont charmantes. Deux jeunes misses ont des tailles qui n'en finissent pas et manquent absolument de grâce. Quant à leurs cavaliers, ils ont la raideur et l'allure un peu guindée des insulaires de la Grande-Bretagne; mais, en gens pratiques, ils ont eu la précaution de se coiffer de ces casques en aloès inventés à Calcutta et qui protègent admirablement la nuque contre les insolations.

Pendant que les voyageurs se remettent de leurs fatigues au buffet, un autre train spécial entre en gare. Une nouvelle fournée de touristes se précipite bruyamment en bas des wagons, s'empare des montures disponibles et part pour Éphèse avec les mêmes guides qui ont conduit leurs prédécesseurs.

En attendant le train de retour, nos compagnons anglais font installer une table sur le quai de la gare et se mettent à dîner tant bien que mal.

Enfin, le sifflet retentit et les excursionnistes se mettent de nouveau en wagon. Rien de particulier sur notre voyage vers Smyrne, qui s'exécute avec la même rapidité que l'aller. La malle de l'Inde ne va pas plus vite.

Cependant tout le long de la route le Dr Bennet, dont le masque original me rappelle celui de Jules Favre, s'inonde le cou, les manches et le dos de la poudre insecticide de Vicat, dont il a toujours une ample provision dans ses poches. Il se gare ainsi des piqûres des moustiques.

[Un dîner smyrniote]

En arrivant à Smyrne, nous avons à peine le temps de nous changer qu'on vient nous chercher pour aller dîner chez les Cramer.

Ce sont d'aimables gens, décidément. Ils nous font avec beaucoup de cordialité les honneurs d'un excellent repas admirablement servi : le menu, aussi copieux que choisi comporte, après les hors-d'œuvre ordinaires, un poisson magnifique en mayonnaise, un filet, des artichauts à l'huile, un gâteau à la crème, des raisins sans pépins de Smyrne, de délicieuses oranges également du pays, des figues cuites au four, le tout accompagné d'un pain excellent fait à la maison même et arrosé d'un vin de Chypre de la Commanderie, qui vous a un petit goût de goudron tout à fait agréable.

Après dîner, Mº Cramer allume une cigarette et invite ces dames à en faire autant. On passe sur la terrasse, où la causerie continue en face de la mer, dont l'immensité sombre s'étend devant nous. Les feux des vapeurs,mouillés au milieu de la rade, brillent dans l'obscurité, et les contours effacés des montagnes se dessinent vaguement dans le loin- tain. Des musiciens viennent donner une aubade sous les fenêtres du Consulat d'Autriche, qui est tout à côté, et nous voilà rêvant encore de Venise la belle et de ses gondoliers à la voix harmonieuse.

Savez-vous à quoi l'on reconnaît ici les étrangers ? C'est surtout à la façon incertaine et hésitante dont ils marchent dans les rues, qui sont horriblement pavées.

Il paraît que les Dussaut, les entrepreneurs qui ont fait les ports de Trieste, d'Alexandrie et de Smyrne, ont offert de paver la ville tout entière moyennant une prolongation de bail de 25 ans, et, moyennant une autre prolongation de même durée, d'y établir des égouts.

La ville aurait , bien dû accepter la première au moins de ces propositions, longtemps avant notre · arrivée dans ses murs. Mais nous n'avions pas besoin de ce surcroît de fatigue pour désirer le repos d'une longue nuit de calme et de sommeil. L'excursion à Ephèse nous avait suffisamment éreintés sans cela.

[Au feu!]

Hélas! je commençais à peine à m'endormir lorsque je suis tout à coup réveillé en sursaut par Larrey qui frappe à ma porte à coups redoublés, en criant :

« Au feu ! Au feu ! Comment ? Vous dormez ? Vous n'entendez donc pas le tocsin qui sonne depuis deux heures ? Et les coups de pistolet, les coups de fusil qui éclatent de tous côtés ? Vous ne voyez pas que les rues sont éclairées comme en plein jour ? Smyrne est en train de devenir la proie des flammes, tout simplement. »

Je ne me le fais pas dire deux fois, je saute en bas du lit et m'habille à la hâte. Nous ne savons que penser. Ne serait-ce pas une nouvelle insurrection dirigée contre les Israélites ? Déjà M" Larrey parle d'aller chercher un refuge sur les steamers mouillés en rade :

J'ouvre les fenêtres. Des nuages épais de fumée mêlés d'étincelles passent rapidement au-dessus de la maison. Des flammèches tombent même sur le pâté de constructions au milieu desquelles nous nous trouvons, et qui sont tellement serrées les unes contre les autres, qu'elles se communiqueraient l'incendie comme un paquet d'allumettes.

Nous nous souvenons des incendies de Péra et nous voyons déjà le quartier tout entier perdu. Nous ne pensons plus qu'à ouvrir nos malles, et à entasser pêle-mêle tout ce qui nous tombe sous la main pour déménager au plus vite.

Il serait bon pourtant de ſavoir à quoi s'en tenir au juste. Je cours aux informations.

Dans les rues, sur le pas des portes, les femmes à demi vêtues rajustent précipitamment leurs robes. Mais la situation est si grave que personne ne fait attention aux formes sculpturales que de belles Grecques ne songent même pas à cacher.

De tous les côtés, des gens déménagent à la hâte ; des armoires, des paquets, des malles sont emportés au pas de course par des pauvres diables affolés de terreur et galopant comme si la lave du Vésuve en éruption coulait sur leurs talons.

J'enfile la rue de l'Hôtel de l'Europe, je traverse un large couloir encombré d'objets de toutes sortes qui aboutit à la rue Franque, et j'arrive sur le théâtre du drame, en plein cœur de l'incendie.

Je veux m'approcher plus près encore, mais un des soldats turcs qui sont postés là pour maintenir l'ordre me repousse brutalement. Cela vaut mieux ainsi, d'ailleurs , si on m'avait laissé passer, on m'aurait gardé pour prêter aide et secours et j'aurais laissé mes compagnons de voyage dans une mortelle inquiétude. — Je me borne donc à regarder.

Les pompes vomissent des torrents d'eau sur les maisons qui s'effondrent en crépitant. Lé ciel se teint de lueurs sinistres; des ombres passent et repassent au sommet des toits et s'étendent lugubrement en prenant des proportions gigantesques. Des fusées d'étincelles montent et se poursuivent dans l'épaisse nuit qui plane au-dessus de ce foyer intense de lumière. De rouge sombre, les flammes deviennent pourpres, blanches; puis disparaissent brusquement par instant sous des nuages de fumée, chaque fois qu'un pan de maçonnerie s'écroule avec fracas dans la fournaise.

Je m'arrache à ce terrifiant spectacle, pour venir rassurer mes amis. En effet, à la distance où ils se trouvent de l'incendie, ils n'ont absolument rien à craindre. C'est par une illusion d'optique que le feu semblait beaucoup plus proche.

Nous attendons cependant encore une heure, avant de nous recoucher. Peu à peu la fumée diminue, la pluie de paillettes enflammées cesse tout à fait et nous finissons, vers les quatre heures du matin, par reprendre notre sommeil interrompu. Cette fois rien ne vient plus nous déranger et la nuit s'achève dans un calme et un repos parfaits. Il n'y a qu'un épisode de plus dans notre voyage.

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