CHAPITRE XI Une promenade sur le Bosphore. - La rive d'Europe et la rive d'Asie. - Palais de pachas et Palais d'ambassadeurs. - Thérapia. - Buyuk-Déré. - Kanlidjé et les Eaux Douces d'Asie. - La vallée d'Almadar et les fêtes de la Pascaia. - La Tête de Turc en Turquie.

Décidément, les fêtes de Pâques ont un prélude un peu bien bruyant. Toute la nuit, les Grecs ont fait dans la rue un vacarme infernal, et les chiens, qui d'ordinaire se tiennent fort tranquilles, n'ont pas cessé d'aboyer jusqu'au jour. Enfin, dès six heures, grand carillon à je ne sais combien de cloches dans l'église qui est en face de l'Hôtel de Bysance.

A peine si j'ai pu reposer un peu vers le matin ! Et cependant la journée de la veille avait été des plus fatigantes et quelques heures de bon et paisible sommeil m'eussent été d'autant plus nécessaires qu'aujourd'hui nous devons faire en bateau à vapeur la tournée du Bosphore jusqu'aux Eaux Douces d'Asie.

Je me suis laissé mettre en retard par mon journal de voyage, et ma femme est partie devant avec nos compagnons de voyage. Il est convenu que je les rejoindrai à 9 heures précises de l'autre côté du Pont de Stamboul, en face les bateaux du Bosphore.

Je déjeune et fort bien, ma foi ! avec un agneau rôti, servi tout entier, et qui tient un citron dans la bouche.

Puis je gagne à la hâte Top-Hané par une ruelle aussi raboteuse que rapide, je passe devant la Fonderie de Canons, et saute dans le tramway qui mène au Pont de Stamboul. Le pont franchi à toutes jambes, j'arrive enfin devant le vapeur n° 21 qui chauffe pour le Bosphore. Il est neuf heures, le bateau va partir et personne au rendez-vous ! C'est une partie manquée !

Je repasse le pont d'assez méchante humeur, et qui vois-je, à l'autre extrémité ? Ma femme et les Larrey qui m'attendent là depuis une demi-heure .

- Où diable étiez-vous ? Par où êtes-vous passé? Et nous qui avons envoyé ce pauvre Maya-Georgis à votre recherche !

[Une promenade sur le Bosphore]

Maya-Georgis est le nouveau drogman que nous avons pris pour remplacer Emmanuel, dont les services ne nous convenaient qu'à moitié. Enfin tout s'arrange, le drogman reparaît et nous nous dirigeons en pressant le pas, vers le bateau, qui, fort heureusement, ne part qu'à 9 heures 45, et non pas à 9 heures. Il y a beaucoup de monde à bord ; presque tous les bancs de la dunette sont occupés par une foule pittoresque et bigarrée, au milieu de laquelle circulent des marchands de limonade et des cafedji.

Nous longeons d'abord Top-Hané. Une grande caserne jaune sur la hauteur, tout proche le Champ des Morts de Péra, frappe nos regards. Nous passons ensuite devant le Palais de Dolma-Baghtché [Dolmabahçe]. Il est, ou du moins il paraît être, en marbre, dans le style Renaissance. Une longue terrasse le borde du côté de l'eau, avec des piliers supportant des grilles. Des escaliers descendent jusqu'au Bosphore pour permettre aux caïques d'aborder.

[La rive d'Europe et la rive d'Asie]

Béchik-Tach [Beşiktaş] est la première station des bateaux à vapeur. Le petit port est occupé par toute une flottille de caïques. Derrière, se dresse le nouveau Palais du Sultan, le Palais de Tchéragan [Çırağan], moins imposant comme architecture que celui de Dolma-Baghtché, mais admirablement aménagé, dit-on. Le Sultan l'habite pour le moment; aussi ne peut-on le visiter. On nous montre ensuite le Palais de la Sultane Validéh, à demi caché derrière des massifs de lilas sauvages en fleur, d'un effet ravissant.

Orta-Keuï [Ortaköy]. Deuxième station. J'ai déjà vu la mosquée avant-hier, à l'occasion de la visite du Sultan. Ce joli village est composé en grande partie de coquettes maisons, villas, chalets et kiosques, appartenant surtout à des banquiers arméniens, chrétiens et juifs. Quelques-unes de ces charmantes habitations ont les pieds baignés par le Bosphore et chacune leur petit embarcadère spécial pour les caïques.

Une grande maison en briques, demeurée inachevée, attire l'attention. Elle avait été commencée par un Arménien du nom de Jézaerli. Mais un beau jour, le Sultan, étant venu la visiter, la trouva trop splendide pour lui et le maudit. Le pauvre Jézaerli, chassé ignominieusement, fut obligé de déguerpir et se réfugia, dit-on, en Russie.

Nous apercevons aussi des harems de Pachas avec leurs fenêtres garnies de moucharabis ou plutôt de Kafets, cadres carrés en bois avec treillage, qui montent et descendent à volonté dans des rainures comme nos fenêtres à guillotine. Un harem plus important que les autres, couronné par un croissant étincelant et entouré de jardins magnifiques, est celui du Ministre de la Marine. Il est fermé de tous les côtés par de hautes murailles et soigneusement grillagé.

3° station. Kourou-Tchechmé (Fontaine sèche) [Kuruçeşme]. Toutes les maisons situées sur les deux rives du Bosphore sont construites sur pilotis. Le voisinage immédiat de la mer leur a donné une teinte noire.

4° station. Arnaout-Keuï [Arnavutköy]. Des cadines et un Egyptien en robe jaune rayé et en caftan café au lait débarquent ici. Un peu plus loin, un palais de construction récente, hommage du Sultan à la mère du Vice-Roi d'Égypte.

5° station, Bébek, habité surtout par la colonie Anglaise et Américaine.

Un peu après Bébek, les deux rives se rapprochent. C'est ici que Darius fit jeter un pont sur le Bosphore. Les deux châteaux que l'on voit aujourd'hui, celui de Roumili-Hissar sur la rive gauche et celui d'Anadouli-Hissar sur la rive droite, ont été construits tous deux par Mahomet II.

Sur la hauteur, on aperçoit un collège américain [le Robert College], et, plus bas, un cimetière turc, semblable à ceux déjà décrits, et qu'on trouve un peu partout; car les cimetières jouent un grand rôle dans la vie des Orientaux.

[Palais de pachas et Palais d'ambassadeurs]

Les maisons qui bordent le petit quai en bois ont toutes, comme à Orta-Keuï, leur port d'embarquement et de débarquement, de même que nous avons chez nous un porche pour permettre aux voitures de s'avancer et de prendre les maîtres du logis ou ses hôtes sans les faire mouiller. Elles ont également des moucharabis pour sauvegarder les femmes contre la curiosité indiscrète des passants.

A ce propos, on raconte qu'il y a vingt ou trente ans les femmes arméniennes portaient le iachmak et le feredjé comme les femmes turques ; il leur était interdit seulement de porter un feredjé de couleur verte, celui-ci étant réservé spécialement aux dames turques. Depuis la guerre, les Arméniennes ont jeté iachmak et feredjé par-dessus les moulins du Bosphore, et pris le costume européen.

Deux jolis palais en vue, celui de Kamyl Pacha, qui se noya il y a une vingtaine d'années en prenant un bain, et celui de Kamyl Bey, introducteur des Ambassadeurs.

6° station. Balta-Liman. Ici, les palais sont plus nombreux encore. A côté de la maison de Fuad Pacha, celle d'un très haut personnage mort tout récemment, Kirili; puis la demeure du Vice-Roi d'Égypte, l'une des plus remarquables avec son splendide jardin. Un peu plus loin encore, le moulin à farine de M. Bisson, près la rivière de Steina.

7° station. Yeni-Keuï [Yeniköy]. Encore un magnifique palais, celui du Prince Véristaki Effendi, le grand banquier de Constantinople.

Très pittoresques les pêcheries établies sur le Bosphore ! Le pêcheur se tient dans une petite cabane perchée à l'extrémité d'un mât planté au milieu de l'eau, et surveille, du haut de son observatoire, les filets tendus au-dessous de lui. Lorsque les filets, sont remplis de poissons notre homme fait un signal et ses camarades se hâtent de les tirer.

Je rencontre à cette station le Baron de Hirsch, riche banquier qui a obtenu l'adjudication des chemins de fer de Roumélie; il habite une maison qu'on lui a louée douze mille francs pour quatre mois.

[Thérapia]

A Thérapia [Tarabya], où nous arrivons ensuite, se trouve le Palais de l'Ambassade de France, petit palais entouré d'un parc immense, et d'où l'on a une vue splendide : puis celui de l'Ambassade d'Angleterre, un grand palais avec également un jardin.

On voit de Thérapia un tombeau situé sur la rive d'Asie, de l'autre côté du Bosphore, et qui mesure dix-huit pieds de long. C'est le tombeau de Montgigant, un homme d'une taille gigantesque. La légende le dit du moins, et il faut toujours croire les légendes.

Vient ensuite une crique, qui sert de petit port de refuge ou d'attente, et qui conduit à la forêt de Belgrade; dans le lointain s'aperçoit un aqueduc, qui amène l'eau potable à Constantinople.

Le Palais de l'Ambassade d'Espagne continue la série de ces résidences d'été qui bordent le Bosphore, et qui sont si bien des résidences d'été que pas une d'elles ne possède de cheminées surplombant les toitures.

Le Palais de l'Ambassade de Russie se dresse orgueilleusement, un peu plus loin, sur la colline dominant Buyuk-Déré, colline qui appartient toute entière, paraît-il, au gouvernement russe.

Tout à côté, une superbe maison, propriété d'un Génois, M. Franchini; ce qui explique pourquoi elle est décorée extérieurement de quatre groupes allégoriques en terre cuite représentant l'Agriculture, l'Industrie, le Commerce et la Marine. On sait, en effet, que la religion de Mahomet défend expressément la reproduction des êtres animés sur les monuments.

[Buyuk-Déré]

Je descends à Buyuk-Déré, et pousse une pointe dans ce joli bourg, qui peut passer pour une ville par son étendue. Au moment d'arriver près de l'église grecque, la foule se range respectueusement pour laisser passer une procession : des chanteurs à la voix de fausset marchent en tête, suivis de deux diacres en chapes brodées d'or; puis vient l'évêque en dalmatique, sa belle tête à longue barbe blanche coiffée d'une sorte de tiare garnie d'or ciselé et semblable à la couronne de Charlemagne : les fidèles se pressent contre lui, pour baiser religieusement l'Évangile qu'il tient à la main et son anneau épiscopal. - C'est la Pâque grecque.

L'église n'a pas de clocher; mais, en revanche, elle a des cloches qui sonnent à toute volée, en même temps que des coups d'espingoles partent de différents côtés. Intérieurement, elle offre à l'adoration des fidèles des tableaux assez intéressants, un Saint-Michel terrassant le Démon, des Christs, des Vierges, et un grand nombre de statuettes et de reliques en argent repoussé, qui brillent et se renvoient l'éclat des cierges. En sortant de l'église, je m'engage dans une rue qui monte presque à pic, et, au bout d'un quart d'heure, me conduit sur un plateau où se tient un poste turc.

Une remarque en passant. L'armée du Sultan n'est pas composée exclusivement d'indigènes, elle compte également dans son sein des Allemands, des Hongrois, des Polonais et des Grecs, mais en très petit nombre.

Buyuk-Déré est surtout habité par des Francs qui en font leur résidence d'été. Les Turcs n'y vont guère que les jours de fête, pour se promener. On y fait admirer aux voyageurs un gigantesque platane, qui est presque un monument historique : c'est là, d'après la tradition, que Godefroy de Bouillon établit sa tente ; aussi l'appelle-t-on le platane de Godefroy.

Au moment de quitter le plateau, un curieux phénomène atmosphérique se produit. Les lignes de la rive d'Asie se couvrent peu à peu d'une légère brume qui s'épaissit rapidement. Un brouillard, noir comme de la fumée, envahit le Bosphore qui disparaît complètement. Nous-mêmes nous sommes plongés dans une quasi-obscurité. Nous entendons gronder la foudre dans le voisinage, et la température baisse considérablement.

Je suis obligé de mettre un pardessus en remontant à bord du paquebot, car le vent souffle du nord, il est glacial et le brouillard se change en une pluie fine et froide. Bientôt même, il n'y a plus moyen de tenir sur le pont, et la trombe nous enveloppe. Tout le monde descend dans le salon.

[Kanlidjé et les Eaux Douces d'Asie]

Heureusement, le vapeur avance rapidement et sort peu à peu de la désolante région du brouillard, pour rentrer dans celle du soleil. Il se dirige maintenant sur Kanlidjé, où se trouvent les Eaux Douces d'Asie.

Parmi les passagers une vieille zingari, vêtue d'étoffe bleue et le visage recouvert d'un voile qu'elle retient de la main, demande l'aumône, en tendant un plateau. Puis ce sont des marchands de café, qui circulent à bord en jetant toutes les cinq minutes leur cri de « Kafedgi ! Kafedgi ! »

Avant d'arriver à Kanlidjé, on me montre la pierre de Beykoz posée par les Russes en 1827, pour indiquer l'endroit jusqu'où ils étaient venus; puis, sur un cap avancé en face de Thérapia, le kiosque offert au Sultan par Mehemet Ali. Ce kiosque, qui n'a pas coûté moins de six millions, est d'un aspect monumental; mais, ce qu'il a surtout d'admirable, c'est sa situation et la magnifique végétation qui l'entoure.

Kanlidjé paraît enfin sur une pointe qui s'avance dans la mer, en face de Roumili-Hissar [Rumeli Hisari]. Le courant est tellement violent en cet endroit que les caïques se font remorquer le long du bord.

Nous quittons le vapeur et débarquons au milieu de braves Turcs, assis en groupe et fumant gravement leur pipe. Je fais prix avec les rameurs d'un caïque, pour aller visiter les Eaux Douces d'Asie.

En route, nous passons devant le Palais de Mustapha-Pacha, frère de l'ex-vice-roi d'Égypte, puis devant le kiosque du Sultan, construit dans le style Renaissance et décoré d'ornements genre carton-pâte.

Un peu après avoir dépassé Anadouli-Hissar (le Château d'Asie) [Anadolu Hisarı], nous arrivons au célèbre lieu de plaisance appelé par les Européens les Eaux Douces d'Asie, et Gueuk-Sou [Göksu] (le Ruisseau Céleste) par les Turcs.

La route est bordée, de chaque côté, par des pins qui s'enlèvent en noir sur le paysage, et l'on distingue au loin quelques piles d'aqueducs, qui remontent à l'antiquité la plus vénérable; au milieu de la prairie, des femmes disséminées par groupes, comme des coquelicots et des bluets dans les blés. J'ai la satisfaction, en ma qualité d'amateur de couleur locale, de m'entendre traiter au passage de giaour par d'élégantes hanums, assises sur une espèce de plate-forme, autour d'une fontaine qui contient une eau excellente renommée dans tout le Bosphore.

Nous ne mettons pas pied à terre cette fois, et nous nous faisons reconduire directement à Dolma-Bagtché par le caïque.

Le caïdji ôte sa veste rose et ne garde que sa chemise légère, toute plissée et ouverte par devant, ce qui laisse voir sa poitrine velue : il porte, avec cela, un large pantalon blanc en toile, serré au genou, et des bas blancs.

Le caïque est en noyer, il est tout neuf et tout vernissé à l'intérieur. Les avirons glissent sans bruit entre leurs attaches, et nous filons doucement en suivant le courant. Nous sommes étendus dans la coquette embarcation comme dans une baignoire, les pieds posés sur la planchette contre laquelle le rameur arcboute ses jambes. C'est à peine si l'on aperçoit nos têtes émergeant au-dessus des plats-bords.

Rien ne saurait rendre l'effet d'une promenade en caïque sur le Bosphore. Le calme de l'air, la fraîcheur de l'eau, la vue des rives verdoyantes, les sons lointains de quelque musique, ou l'écho de la voix monotone des Muezzins appelant les fidèles à la prière, - tout cela ravit et enchante l'esprit.

Des centaines de marsouins accompagnent notre barque, en se jouant au soleil; et nous croisons des bâtiments de guerre laissant traîner à leur poupe le drapeau national, rouge avec le croissant surmonté d'une étoile blanche, tandis que dans la montagne un coup de fusil se répercute comme un roulement de tonnerre.

Nous revoyons, en passant, le palais du Sultan, et ses innombrables fenêtres qui lui donnent l'air d'un grand bâtiment découpé à jour; ce qui n'empêche pas d'ailleurs cet énorme palais de ressembler à une caserne gigantesque. Aucune ombre ne se montre à ces nombreuses fenêtres, aucun mouvement, aucune vie ne trahissent ce qui peut se passer derrière ces murailles impénétrables.

Nous débarquons avec les précautions de rigueur, et nous remontons par la rue de Dolma-Bagtché, au milieu de laquelle gît une charogne abandonnée, ce à quoi personne ne semble faire attention.

Dolma-Bagtché était jadis un jardin, et la mer y formait un golfe. Depuis qu'il est une rue, les Turcs, avec leur insouciance invétérée et leur magnifique dédain du progrès, laissent volontiers à la nature le soin de creuser des ruisseaux au milieu du chemin.

Du haut de Dolma-Bagtché, on jouit d'une vue splendide sur Constantinople, le Bosphore, et jusque sur Scutari. Nous y rencontrons de grands diables en guenilles et les jambes nues; ce sont des Kurdistans, vomis par la rive d'Asie sur celle d'Europe.

Nous revenons par le Grand Champ des Morts. On n'y enterre plus depuis 1865, soit qu'il n'y ait plus de place, soit que les vrais croyants s'y trouvent trop près des nouveautés, apportées chaque jour par la civilisation des Francs, pour espérer y reposer en paix.

Au milieu du cimetière se trouvent les aqueducs qui approvisionnent Constantinople. Ce sont de vastes pyramides, sur le sommet desquelles l'eau qui vient de la montagne coule dans d'interminables tuyaux.

Nous traversons ensuite la route qui longe le cimetière, et nous arrivons dans un terrain vague assez déprimé, que des dépôts incessants d'ordures de toute sorte comblent peu à peu : c'est le dépotoir de Péra.

[La vallée d'Almadar et les fêtes de la Pascaia]

La vallée d'Almadar, qui est toute voisine, prend pour le moment un aspect d'animation extrême, à cause de la fête de Pâques (en turc Pascaia). On y retrouve tous les éléments ordinaires des fêtes foraines, accommodés au goût spécial des indigènes du pays. Je me fais peser comme un badaud sur une balance d'une simplicité toute primitive ; c'est une simple romaine, avec une planchette de bois sur laquelle le client s'asseoit. Je passe ensuite la revue des pitres, des hercules de foire, des arlequins, des colombines, des saltimbanques aux oripeaux pailletés, aux maillots couleur de chair, tous et toutes d'anciennes connaissances, parmi lesquelles je remarque seulement l'absence de la Femme à barbe, de la Femme Colosse et de la célèbre Tête de Turc, qui fit la joie de ma tendre jeunesse. C'eût été le cas ou jamais, il me semble.

Les balançoires ont, cependant, une allure tout à fait particulière. Ce sont des sortes de cages ambulantes, dans lesquelles on s'asseoit comme dans un tramway, et où des familles entières peuvent tenir à la fois sans aucun risque. Ces balançoires sont admirables. On peut les lancer à contre-sens. Elles ne se croisent pas, mais se rencontrent en revenant à leur point de départ, de telle sorte qu'il suffit au cavalier de l'une d'elles d'allonger un bon coup de pied à la chute des reins du cavalier de l'autre, pour l'envoyer dans l'espace. Plus le coup de pied est vigoureusement appuyé, plus le voyage est considérable.

Jusqu'ici, je m'étais toujours figuré qu'un échange de compliments de ce genre n'avait rien de particulièrement agréable. Il faut croire que cela dépend des latitudes; car, dans la vallée d'Almadar, de nombreux amateurs s'y abandonnent avec un entrain qui prouve assez le plaisir qu'ils trouvent à cet exercice essentiellement hygiénique. Le bon Rabelais aurait-il pressenti ce pittoresque divertissement dans le chapitre de sa mirifique histoire de Pantagruel, où l'on voit que « le coup de pied au derrière est une agréable chose et qu'il y en a d'aucuns qui en redemandent ? »

La pantomime me semble moins brillamment représentée. Une tente turque, au-dessus de laquelle flotte un drapeau prussien, avec cette enseigne en italien : Briganti del Ponti rosso, pantomima in 4 atti, attire peu de curieux, malgré les efforts d'un trombone qui s'époumonne inutilement.

Les danseurs arméniens, en revanche, ne manquent ni d'intérêt, ni de clients. Ils tournent lentement en se dandinant, les bras posés sur les épaules de leurs partenaires. La musique, placée au centre des groupes, se compose d'une grosse caisse sur laquelle on frappe, d'un côté avec une forte baguette, et, de l'autre, avec une petite; et d'un pipeau champêtre, dans lequel l'exécutant souffle des heures durant sans se fatiguer. Sauf les femmes, qui n'y brillent que par leur absence, ces danses rappellent assez celles de nos paysans bas-bretons.

Les tentes, où sont installés les marchands de rafraîchissements, de limonade aux oranges et aux citrons, sont fort entourées. Je goûte au riz préparé avec une sauce au safran, à des choux et des salsifis au vinaigre; maigre régal, en somme !

Les marchands d'oeufs sont nombreux. L'habitude, pour reconnaître si la coque est épaisse, est de la mettre sous les dents : et cette constatation a d'autant plus d'intérêt que l'on s'amuse ensuite à cogner son œuf contre l'œuf du voisin, et que c'est celui, dont l'œuf est le moins solide et casse, qui paye la consommation commune.

La vallée d'Almadar, où se déploie cette orgie de réjouissances pittoresques, est tout proche du quartier de Péra qui fut brûlé tout entier, il y a une dizaine d'années. L'incendie, propagé par un violent vent du nord, commença à deux heures de l'après-midi et dura plusieurs jours.

La grande rue de Péra, qui nous reconduit à l'Hôtel de Bysance, est animée par un incessant va-et-vient de Grecs et d'Arméniens; mais, à cause de la fête sans doute, les boutiques sont presque toutes fermées. J'admire, en passant, un Croate du Monténégro et sa veste toute brodée d'or. Quel beau modèle pour l'un de nos maîtres orientalistes !

Avant de rentrer, toutefois, je fais visite à Preciozi, l'un des peintres les plus habiles du pays. Il a édité un album des plus curieux, où défile tout Constantinople dans des aquarelles représentant les types du pays, saisis sur le vif : hammals, eunuques, confiseurs, intérieurs de harem, de café et de bazar. Ses collections, en outre, sont véritablement admirables. Il a des merveilles de toutes sortes entassées chez lui : tapis brodés, tabourets garnis de nacre, Corans en persan fleuri, fusils des anciens janissaires. Preciozi est un artiste de goût et je ne m'étonne plus que les princes, de passage à Constantinople, s'adressent à lui pour être guidés dans leurs achats et leurs commandes.

Le soir, après dîner, je mets en ordre ma correspondance et j'envoie de nos nouvelles aux amis de France. Tout en décrivant au courant de la plume les lieux historiques que nous avons l'heureuse fortune de voir d'aussi près, j'ai peine à croire moi-même que tout ce que j'écris est bien vrai, et que nous avons pu contempler la place où Darius fit défiler son armée, et nous asseoir sous le sycomore où Godefroy de Bouillon dressa sa tente.

[La Tête de Turc en Turquie.]

Un petit détail prosaïque et d'un intérêt médiocre pour le lecteur me ramène pourtant sur terre : c'est la constatation de la rapacité trop réelle, avec laquelle les pauvres voyageurs sont écorchés sous ce beau ciel. Je m'étonnais tout à l'heure de n'avoir pas rencontré dans la fête foraine de la vallée d'Almadar une seule Tête de Turc. Je comprends maintenant cette lacune : ici la Tête de Turc - c'est l'infortuné touriste.

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