CHAPITRE XX Grande bataille avec Messieurs de la Douane. - La Sublime Porte. - Visite à l'Arsenal. - C'est aux gros turbans que l'on reconnaît les gros bonnets. - Les fabricants de pipes. - Voyageurs, ne descendez pas à l'Hôtel de Byzance.

Aujourd'hui mardi 7 mai, veille de notre départ de Constantinople, je me lève de bonne heure, car il s'agit de ne rien perdre de cette dernière journée. Au surplus, les chiens de la rue se sont chargés de me réveiller de grand matin, en faisant un tapage de tous les diables.

Je commence par me débarrasser de ma correspondance, qui est sensiblement en retard. A peine ai-je terminé que Lysbeth et Faïk-bey viennent tous deux me serrer la main.

Dans la conversation, ce dernier m'apprend que le sultan doit aller faire visite aujourd'hui à la Reine de Wurtemberg. Aussi règne-t-il une animation extraordinaire dans la Grande Rue de Péra. Des soldats, des gardes de police arrivent de tous côtés, on balaye, on arrose les rues par lesquelles doit passer la voiture du Sultan.

Ce que personne ne sait, c'est à quelle heure aura lieu la visite. D'ailleurs, il en est toujours ainsi. Ce n'est jamais qu'au dernier moment que l'on apprend ce que va faire le Sultan. Tout se règle uniquement sur son caprice et sa fantaisie.

Faik-bey m'a amené son commis de la Douane, pour m'aider à faire expédier directement pour la France la caisse où Emmanuel a emballé précieusement toutes nos acquisitions.

J'accepte avec reconnaissance cette offre aimable. Je prends congé de mes deux amis et me dirige vers le Port, précédé d'un hammal qui porte la dite caisse sur ses épaules.

En traversant Top-Hané, je fais l'observation que le marché est déjà tout recouvert de velums, tendus d'un bout de la rue à l'autre, pour abriter les marchands et leurs marchandises contre la grande chaleur du jour.

Je remarque également, dans un étalage en plein vent, des aiguières et des braseros en cuivre rouge d'un très joli modèle. Je me promets d'en faire fabriquer de semblables à mon retour par un habile chaudronnier.

[Grande bataille avec Messieurs de la Douane]

A peine avons-nous mis le pied sur le port que vingt matelots se jettent sur la caisse pour la porter à bord du bateau. Mais il s'agit bien de cela. Pauvre Faïk-bey Évidemment, il croyait bien faire en me donnant un jeune homme habitué à la Douane pour m'éviter quelques difficultés. Mais ici la Douane est plus ombrageuse et plus tracassière que partout ailleurs. Le commis se dispute avec les employés. On ouvre ma pauvre caisse et on la bouleverse de fond en comble. Croiriez-vous qu'on fouille jusqu'aux moindres coins, et qu'on va jusqu'à retourner mes chaussettes et les poches de mes paletots ? Je tremblais pour mon Coran ! par une chance inexplicable, il échappe à toute espèce d'investigations.

Ce n'est qu'au bout de trois heures d'ennuis et de discussion de toutes sortes que ma caisse peut enfin être transportée à bord du bateau et qu'on m'en délivre le reçu. Car, ici, les Messageries exigent que le gabarrage des colis soit fait par les destinataires eux-mêmes; exigence inique et inutile ! Partout ailleurs, les colis sont reçus dans les bureaux des Messageries, sur le quai.

Toute ma matinée s'est passée à me débattre ainsi au milieu des détails et des lenteurs de cette ennuyeuse corvée et je rentre à l'hôtel, courbaturé comme après une course de plusieurs lieues. Après déjeuner, visite au Musée d'artillerie. Devant la Poste, qui se trouve près du pont de la Sultane Validé, une kyrielle d'écrivains publics rangés en bataille attend les clients, les jambes croisées, et la petite boîte en cuivre qui renferme leur écritoire devant eux.

La Préfecture (Eutisap, en turc) est un monument assez étrange, et sans aucun caractère. On y entre par une porte d'aspect misérable, comme l'ancienne porte de la Préfecture de police de Paris, du côté de la rue de Jérusalem. Ici, seulement, ce n'est pas de la police qu'on s'occupe, mais de la perception de l'impôt, et pas d'autre chose.

[La Sublime Porte]

La Sublime Porte, devant laquelle nous passons ensuite, n'est pas très haute : elle a un large toit et un pignon pointu, et sa façade est décorée de versets du Coran écrits en lettres dorées sur fond vert. C'est là que demeure le Grand Vizir.

Dans un jardin de Byzance, à l'ombre des grands arbres, les soldats d'une caserne voisine font l'exercice, comme nos petits troupiers. Une, deusse ! Une, deusse ! Attention! il paraît que les dames n'ont pas le droit d'approcher. Le gardien se précipite vers nous et interpelle vertement Emmanuel. Voilà une consigne assez bizarre : cependant, bizarre ou non, elle est formelle, et nous nous en allons.

Auprès de Sainte-Sophie et de son vieux cimetière tout ruiné, rempli de pierres éparses, nous remarquons une petite colonnade corinthienne, appuyée contre la Mosquée. Les murs de Sainte-Sophie sont bâtis d'un rang de briques et d'un rang de pierres alternant l'un avec l'autre. La gracieuse fontaine de la Mosquée nous paraît tout à fait charmante.

Ce quartier est le cœur même de l'ancienne Byzance, comme le Forum dans la Ville Eternelle. C'est ici qu'au temps de sa splendeur la Capitale des Sultans brillait dans toute sa gloire.

Au milieu de la cour du Sérail, le fameux platane des Janissaires. Ici, des ruines, rien que des ruines : une tête de sphinx, un gros bloc de porphyre lilas, des sarcophages en porphyre également avec des croix; deux lions plus grands, mais aussi laids, que ceux de Grenade.

[Visite à l'Arsenal]

Enfin nous arrivons à l'Arsenal, qu'on a installé dans l'ancienne église Sainte-Irénée, fameuse par le souvenir de saint Jean Chrysostôme.

Sur le dôme principal subsiste encore une croix peinte en noir. Les mosaïques religieuses des autres dômes sont recouvertes par un badigeonnage comme à Sainte-Sophie.

Parmi les curiosités les plus intéressantes que renferme cet arsenal, il faut citer en narrateur consciencieux :

Le tombeau en marbre de l'impératrice Hélène, des costumes de janissaires, avec leurs turbans blancs et leurs robes rouge carmin, et une série curieuse de mannequins représentant des janissaires boxant, les bras relevés, la tête coiffée d'un bonnet pointu ; une femme du Kurdistan qui commanda six mille femmes pendant la guerre de Crimée ; deux nains, (l'un des originaux, d'après lesquels ces mannequins ont été fabriqués, vit encore, il est âgé aujourd'hui de 83 ans et se montre aux Eaux-Douces d'Asie, où nous l'avons vu); des servantes du Palais au temps de Mahmoud, avec une coiffure ronde et dorée; un médecin, avec un bonnet rouge aux larges oreilles d'âne; un amiral, avec le turban orné du grand ruban d'or, insigne de son commandement; des prêtres, avec le kalpak; des chasseurs du Sultan Mahmoud, revêtus d'un long caftan et traînant après eux tout un attirail de ferblanterie ; des hammals, coiffés de bonnets en feutre pointus comme des pains de sucre.

C'est une véritable collection de costumes, tels qu'on peut en voir dans les œuvres de Gavarni lorsqu'il peint le Mardi Gras de son époque.

Autrefois cette galerie était sur l'At-Meïdan, et l'on payait deux piastres d'entrée pour la visiter. Le gouvernement l'a achetée, pour en rendre l'entrée libre. Elle rappelle quelque peu le musée de Mme Tussaud à Londres, avec cette différence que les mannequins de Mme Tussaud ont des visages en cire qui représentent des personnages célèbres, tandis qu'ici les figures en bois des mannequins ne reproduisent les traits de personne.

[C'est aux gros turbans que l'on reconnaît les gros bonnets]

Ce que l'on peut y constater, c'est que, en Turquie, c'est à la coiffure, au turban que se reconnaissent la richesse, le rang, la puissance. Plus le serpent de mousseline est volumineux, plus le personnage qu'il coiffe est d'un rang élevé. On voit de ces turbans qui sont aussi gros que les citrouilles primées de nos expositions agricoles.

Cette armeria renferme encore des collections d'armes de toutes espèces. Des chevalets, alignés en bon ordre, supportent quantité d'épées, de lances, de mousquets, de pistolets, d'armures, de boucliers, et autres engins de guerre d'une antiquité vénérable, détrônés aujourd'hui, grâce au progrès, par d'autres engins infiniment plus meurtriers.

Accrochées à la muraille, comme un collier au cou d'une femme, se voient aussi les chaînes qui barraient la Corne d'Or en 1453, lors de la prise de Constantinople par Mahomet II; et, au milieu d'une petite cour, des pierres et des sculptures provenant de fouilles exécutées à Ephèse et à Babylone et classées par un Anglais.

Dans une autre salle, une vitrine renferme la moitié de la tête du serpent, qui complètait autrefois la Colonne Serpentine; elle est d'une belle patine ancienne. A côté, un Hercule en bronze assez bien conservé et des lampes étrusques.

Dans des caisses, des fragments de statue en bronze vert-de-grisé par le temps, et, un peu partout, des statues égyptiennes brisées, un bas-relief représentant Apollon, une momie dans un sarcophage, une amphore venant de Babylone et entourée encore de scories provenant de l'incendie de la grande cité.

Des vitrines entières sont consacrées à des spécimens très intéressants de la céramique tripolitaine, de la céramique phénicienne et surtout des verres antiques trouvés dans l'île de Chypre et qui sont d'une couleur charmante, le temps leur ayant donné des teintes irisées superbes.

Dans une troisième salle, sont rangés les uns sur les autres des tambours de janissaires, dont la peau résonne avec un bruit de tonnerre, et des canons génois datant de 1586, couverts comme ornement de figures de guerriers finement ciselées. Voici un autre canon, dont la gueule s'épanouit en forme d'éventail : c'est une sorte de mitrailleuse. Nil sub sole novum ! Voici encore des fusils rayés de rempart, et, à côté, les mauvaises carabines avec lesquelles les insurgés de Candie ont si bravement lutté en 1866. Voici enfin toute une série de canons longs, étroits. avec deux ailes, à pompe et à pierre à fusil.

Une quatrième salle renferme les marmites des janissaires, cerclées comme des chaudières. Les murs sont tapissés de panoplies formées par des pistolets et des casques pointus comme ceux des Circassiens.

En somme, c'est un musée très intéressant, et qui mérite certainement une ou plusieurs visites.

 

En sortant, nous longeons les contreforts de Sainte-Sophie, puis le Ministère des travaux publics, édifice sans aucun caractère architectural, et nous allons nous reposer au café de l'At-Meïdan, élégante construction en forme de kiosque, avec des galeries circulaires. De là, nous avons, en face de nous, la vue de vieilles maisons turques, qui s'appuient les unes contre les autres, blanches, grises, à raies jaunes, avec des toits de briques devenus grisâtres avec le temps. Ces petites maisons sont plus hautes que larges et n'ont que trois ou quatre fenêtres de façade. Elles me rappellent assez les maisons des vieilles rues de Rouen, avec le cachet oriental en plus.

A quelques pas de nous, un Turc à moustache noire, les bras croisés, les yeux dans le vide, semble absorbé par je ne sais quelle contemplation muette.

Ici les prêtres portent tous la barbe longue. Ce n'est pas qu'il soit interdit aux Turcs de se raser. Seulement, lorsqu'ils ont laissé croître leur barbe, ils ne peuvent plus la couper. C'est le Coran qui le veut ainsi.

Nous apercevons encore, le long de la Mosquée du Sultan Achmet, les harems des prêtres musulmans, dont les portes sont abritées par de petits dômes surplombant le toit en bois à demi démoli.

Quant aux cafés, ils ressemblent assez, en général, aux boutiques de décrotteurs de nos Passages.

En passant près de la mosquée du Grand Vizir, une mosquée dont le minaret est ornée d'un balcon avec une colonnade supportant une petite toiture, nous sommes assaillis par une nuée de mendiants, enfants dressés de bonne heure à ce métier dégradant, vieillards en haillons qui se livrent à mille contorsions et poussent le cri des Derviches tourneurs pour exciter notre pitié. Un de ces vieux mendiants, drapé dans un vieux manteau, troué comme celui d'un Castillan, aussi sec et aussi jaune que de l'amadou, s'incline et salue incessamment en chantant le : Allah il Allah. Le malheureux ! il a la folie du fanatisme !

Nous retraversons le pont de la Sultane Validé, à qui ses deux arches donnent la forme d'un arc, et nous prenons la rue basse de Galata qui passe devant la Bourse ; la Bourse où, suivant l'expression pittoresque d'Emmanuel, « on joue des Consolidés. »

Nous longeons les boutiques des rôtisseurs, peu appétissantes avec leurs têtes sanglantes d'agneau symétriquement rangées à l'étalage et les bocaux remplis de grenouilles pour les gourmets de Galata.

[Les fabricants de pipes]

Top-Hané nous mène, ensuite, au quartier des fabricants de pipes. C'est dans ces rues étroites qu'il est facile au passant de se rendre compte de la division du travail; car tout se passe en plein air, sous les yeux du public. Ici, l'on fabrique le fourneau en terre et on le prépare pour la cuisson. Là, on perce les tuyaux en bois de jasmin ou de cerisier, en leur imprimant un mouvement de rotation rapide à l'aide du fouet. Le tour semble inconnu ici ; la besogne ne s'en fait pas moins avec une précision merveilleuse. A côté, on fabrique les bouquins d'ambre de toute dimension. Plus loin, enfin, on se contente de vendre des pipes en terre rouge simples ou dorées.

Très près de là, se tiennent aussi les fabriques de fez, ou, plus exactement, les boutiques où l'on met les fez sous la forme pour leur donner l'allure à la mode, car c'est à Vienne et à Tours que la calotte rouge nationale des Turcs est réellement fabriquée.

[Voyageurs, ne descendez pas à l'Hôtel de Byzance]

Enfin, nous regagnons l'hôtel, où nous mettons la dernière main à nos préparatifs de départ. Si nous regrettons quelque chose en quittant Constantinople, ce ne sera certainement pas cette demeure.

Prétentions exorbitantes, service mal fait par des domestiques grecs, au ton rogue et cassant, qui ne connaissent aucune prévenance, aucun soin intelligent, l'hôtel de Byzance réunit tous les désavantages. Notre logement nous est loué à l'heure comme un fiacre ; nous payons notre dîner, que nous le prenions ou que nous ne le prenions pas ; et, par-dessus le marché, nous sentons qu'à la première réclamation on disposerait de nos chambres et qu'on nous mettrait, nous et nos malles, sur le pavé de la rue. C'est absolument charmant !

Ce soir, à dîner, M. Aubertin, le négociant en vins de Champagne, veut nous faire goûter ses produits. Le maître d'hôtel s'y oppose. A Paris et en France, on a partout, avec une faible indemnité, le droit de bouchon. Ici c'est encore mieux, on n'a même pas la faculté de boire son propre vin. Si nous voulons du vin de Champagne, il faut prendre celui de l'hôtel ou nous en passer. Il était temps que cela finît : nous serions devenus enragés. Aussi je me promets de ne pas donner un bachchich de plus que ce que je dois.

Pour nous remettre, la conversation roule à table sur les tracasseries de la Douane, sous toutes les latitudes. « En Italie, raconte l'un, on m'a forcé à me mettre tout nu. » Un autre assure qu'en passant je ne sais quelle frontière on lui a fait payer deux cents francs pour dix cigares passés en contrebande. Quand supprimera-t-on aux frontières la Douane, cette plaie des voyageurs ? En admettant même que l'on fraude, est-ce que les frais de personnel, nécessités par cette insupportable institution, ne dépassent pas la valeur des droits perçus ?

Après dîner, visite du neveu de Faïk-bey, un charmant jeune homme, qui vient causer quelques instants avec nous Et puis, au lit ! Il s'agit de bien dormir cette nuit. Demain matin à huit heures, nous aurons quitté Constantinople sur un vapeur russe .

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