Extrait de l'Abrégé de l'histoire générale des voyages faisant suite aux Voyages du Levant, 1800.

Ce texte est extrait de Mouradja d'OhssonTableau général de l'empire Ottoman, 1791.

CHAPITRE VI.

Parure. — Couleur. — Effets. — Mobilier. — Equipages. — De la propreté. — De la peste.

Les préceptes de la loi sur la simplicité du vêtement ne font plus aujourd'hui scrupuleusement observés par la nation ottomane. Si l'on excepte les oulemas & quelques dévots parmi les laïcs, toutes les familles opulentes font usage des habits de soie & des plus riches étoffes. Celles des Indes sont le plus recherchées. Leur diversité est infinie, tant pour le prix que pour la qualité ; il y en a d'unies, de rayées en fleurs de toute espèce, en soie, en or & en argent. Ces deux dernières qualités ne font cependant que pour l'usage des femmes ; les hommes ne portent jamais ni or, ni argent sur leurs habits.

Parmi les étoffes des Indes, il faut distinguer les schals qui font d'une laine extrêmement fine & du plus grand prix ; ils ont forme d'un carré long. Les plus amples de ces schals, qui ont communément douze pieds de long sur quatre de large, pourraient passer dans une bague ; ils servent de ceinture aux hommes comme aux femmes, tout le long de l'année. En hiver, les hommes soit à pied, soit à cheval, s'en couvrent la tête pour se garantir du mauvais temps ; les dames d'un certain rang les préfèrent aux mousselines les plus précieuses, & aux étoffes le plus richement brodées. Le peuple porte des schals communs & travaillés dans le pays.

[Fourrures]

Les pelleteries font le plus grand-luxe de l'un & l'autre sexe. Il n'est point de simple artisan, de soldat, de paysan qui ne porte en hiver une pelisse de peau d'agneau, ou de mouton, de chat, d'écurueil, &c ; l’hermine, la martre, le renard blanc, le petit gris, mais surtout la zibeline, forment les garde-robes des familles opulentes & des personnes distinguées. Ces fourrures sont aussi les habits de gala des ministres, des seigneurs de la cour, & des principaux officiers de tous les ordres de l'état. Ce n'est jamais une affaire de mode, mais un devoir d'étiquette, de prendre ou de quitter quatre fois l'an ces différens vêtemens, Les jours en sont fixés tous les ans à la volonté du souverain.

Le renard noir, la plus précieuse de toutes les pelleteries est réservée à S. H., aucun [135] grand dans l'empire n'a la liberté de porter cette fourrure. Il arrive quelquefois que le monarque en fait présent au grand visir, & alors il est permis à ses ministres de s'en revêtir dans les grands jours. Lorsque le sultan accorde cet honneur à un pacha ou à un seigneur de la cour, cette destination est toujours une marque de la plus grande faveur, ou la récompence d'un service signalé. Les femmes se servent indistinctement de toutes ces fourrures, chacune ne consulte que son goût & ses moyens. Comme dans ces contrées les maisons sont légèrement bâties, que presque tous les appartemens sont percés de plusieurs croisées, que la nation ne connaît guères l’usage ni des cheminées, ni des poêles, & que plusieurs travaillent chez eux sans feu, les fourrures deviennent alors un objet de nécessité & de luxe tout à-la-fois. Par ces détails on peut juger qu'elle est la consommation des pelleteries dans toute l'étendue de l'empire ; presque toutes se tirent de la Russie, dont le commerce sur cet article est immense dans les états ottomans.

[Bijoux]

Si parmi les musulmans, les hommes s'écartent des principes de la loi sur la nature des étoffes qu'ils emploient à leur vêtement & à leur parure ; on peut juger avec qu'elle [sic] liberté les femmes en usent, [136] elles pour qui la loi est infiniment plus indulgente ; il n'en est point qui n'ait des boucles d'oreilles, des bracelets, des colliers & des boucles de ceinture en or & en argent.

Dans les rangs élevés, ces ornemens & ces joyaux sont en perles fines, en diamans & en pierreries. Le luxe est quelquefois si exagéré chez les femmes, qu'elles portent cinq ou six bagues à-la-fois ; tous les doigts en sont garnis, même le pouce. Leurs hautes coëffures, toujours de mousseline unie, ou brodée, ou peinte de toutes les couleurs, sont ordinairement garnies de fleurs, de diamans, de rubis & d'émeraudes. Quelque-unes portent aussi, à l'imitation des sultans, des plumes de héron ; les femmes d'un état médiocre portent au cou de longues chaînes d'or qui descendent jusqu'au milieu du corps ; il y en a même qui font composées de soixante à quatre-vingt sequins neufs, ou bien de médailles de différentes grandeurs & de différentes formes. II est encore d'usage, chez les femmes de qualité, de tenir dans leurs mains un long chapelet, dont les grains sont pour l'ordinaire de jaspe, ou d'agathe, ou d'ambre blanc, ou de corail trés-artistement travaillé ; les femmes comme les hommes s'en servent [137] par manière d'amusement & de contenance. On peut les comparer aux éventails des femmes européennes.

[Absence de mode, maquillage etc]

Les modes qui tyrannisent tant l'esprit des femmes en Europe, n'agitent guères le sexe en orient ; c'est presque toujours la même coëffure, la même coupe d'habits, le même genre d'étoffes. On ne doit point s'étonner de de cette stabilité de la nation dans ses goûts & dans ses usages, puisque ni à Constantinople, ni dans aucune ville de l'empire on ne voit point de ces marchandes de modes intéressées à aiguillonner l'insouciance & la frivolité, par la mobilité perpétuelle de leurs inventions.

C'est en vain qu'on chercherait chez les mahométanes cette élégance & ces graces enjouées qui semblent être le partage des femmes européennes ; mais si elles ne peuvent se flatter de ces avantages, elles en font amplement dédomagées par la noblesse du costume & par les charmes de la belle nature ; de belles formes, des yeux noirs & vifs, un teint frais & vermeil, un abord noble & majestueux, semblent distinguer les femmes de ces contrées. Elles n'ont point recours à ces prestiges, par lesquels on cherche vainement â réparer l'outrage du temps ou à voiler les désordres des passions. Les mahométanes ne connaissent ni le fard, ni le rouge.

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Elles ont cependant la manie de teindre la moitié de leur ongles avec une espèce d'argile rougeâtre, que l'on appelle kinna ; elles aiment encore à se peindre les sourcils, & plus communément les paupières avec une préparation d'antimoine & de noix de galle, que l'on appelle surmé.

Les fausses boucles, les toupets, la poudre, la pomade, en un mot, cet attirail tout à-la-fois si important & si pénible des toilettes européennes leur est absolument étranger ; elles portent leurs cheveux tels que la nature les donne ; ils sont simplement tressés, retombent sur leurs épaules, ou sont relevés avec grace, & roulés autour du turban de mousseline qui forme leur coëffure.

Les femmes mahométanes s’attachent beaucoup plus à la richesse des vêtemens qu'à l'élégance de leurs formes, ce que peut-être l'on pourrait attribuera la vanité, car ce sentiment l'emporte presque toujours chez elles sur le désir de plaire. En effet, ne vivant qu'avec les personnes de leur sexe ; jettées, lorsqu'à peine elles sont arrivées à l'âge de puberté, dans les bras d'un homme qu'elles regardent plutôt comme leur maître que comme leur époux, ne voyant les autres hommes qu'à travers les grilles & les jalousies, condamnées [139] enfin pour toujours à la retraite la plus rigoureuse, il est difficile qu'elles aient l'idée même de ce qu'on appelle coquéterie ; c'est un art qui paraît leur être absolument étranger.

Par une suite des mœurs particulières à cette nation, les femmes sortent rarement de chez elles ; mais, lorsqu'elles paraissent en public, elles sont vêtues d'une longue robe ; deux voiles de mousseline leur couvrent le visage. Le premier part du milieu du nez & descend jusqu'à la ceinture en couvrant leur sein ; le second enveloppe la tête jusqu'aux paupières ; le tout est arrangé de façon qu'on leur voie à peine les yeux.

Les femmes chrétiennes du pays, mais principalement les Grecques qui, dans la vie privée, jouissent d'une liberté presque égale à celle des Européennes, adoptent quelquefois les modes de celles-ci & sont même usage du rouge & du blanc ; mais si elles se permettent de copier les manières & l'élégance des femmes étrangères, elles n'osent cependant jamais' paraître en public autrement vêtues que les femmes musulmanes.

En général les femmes de quelque nation qu'elles puissent être, ne paraissent jamais en public que fous les dehors les plus décens, soit dans leur vêtement, soit dans leur maintien. [140] Quoique toujours voilées, elles se donnent bien de garde de porter de hautes coëffures & de laisser appercevoir quelque recherche ou une certaine élégance dans leur manière d'être mises. La police est très-sévère sur ce point. De temps à autre, elle renouvelle ses défenses, par la bouche des hérauts dans tous les quartiers de la ville. Une sévérité de ce genre étonne sans doute les Européens, mais elle ne paraît point extraordinaire à un peuple accoutumé à plier sous l'autorité souveraine, & dans un pays où le gouvernement veille fans cesse sur tous les objets qui intéressent le maintien des bonnes mœurs.

[Vêtements masculins]

On est encore plus sevère à l'égard des hommes & sur-tout des sujets non mahométans : ceux-ci font tenus à la plus grande simplicité dans leur vêtement, aux formes les moins recherchées & aux couleurs les plus rembrunies. La police est toujours vigilante sur cet article, mais plus particulièrement encore aux époques de chaque nouveau règne. A peine un sultan est-il monté sur le trône, qu'il s'occupe de ces objets, fait revivre les anciens règlemens & donne les ordres les plus sévères pour leur exécution. Cette conduite n'est pas toujours l'effet d'un caractère dur & inhumain, mais celui d'une politique dirigée [141] par les principes même du gouvernement. Un monarque croit qu'il est de son intérêt de donner, dès les premiers jours de son règne, des marques éclatantes & de son zèle pour le maintien de tout ce qui concerne l'ordre public, & de son inflexibilité contre tous ceux qui se permettent la plus légère désobéissance aux ordres émanés du trône ; il est de la plus grande importance pour lui d'entretenir dans tous les esprits ce principe de crainte servile & de soumission aveugle qui fait le premier ressort & le seul peut-être de tout gouvernement despotique.

[Le blanc et le vert]

Le blanc & le vert sont les couleurs les plus distinguées dans la nation ; les sultans eux-mêmes leur donnent la préférence & s'en revêtissent, sur-tout dans les grandes cérémonies. Les principales enseignes des ordres de l'empire font vertes ou blanches indistinctement ; les unes font unies, les autres bigarrées ou brodées en or ; on y voit tantôt des versets du Courrann [Coran], tantôt le sabre d'Aly [Ali]. On sait que le satin blanc est l'uniforme ou l'habit de gala du grand-visir, & le drap blanc celui du mouphti [mufti], tous deux comme vicaires & représentans du souverain, l’un pour le temporel, l'autre pour le spirituel : le satin vert est aussi l'habit d'ordonnance de tous les pachas à trois queues [142] , en qualité de lieutenans du monarque dans les provinces confiées à leur administration, & le drap vert, la robe de cérémonie des Oulemas, comme étant les ministres de la justice, de la loi & de la religion, au nom & fous l'autorité du sultan qui est l'imam suprême .ou le premier pontife de l'islamisme. D’ailleurs, le turban vert est exclusivement réservé à tous les Emirs descendans d'Aly. C'est par là qu'on les distingue du reste de la nation. A moins d'être émir, aucun mahométan n'ose employer la mousseline verte dans son turban.

[Mobilier]

Chez les mahométans, le premier des meubles c'est le sopha ; toutes les pièces des appartemens en sont garnies ; il tient lieu de canapés, de fauteuils, de chaises, de bergères, dont l'usage n'est guère connu en orient ; il y a une infinité de grandes maisons dans Constantinople même, où l'on aurait peine à trouver une chaise ; par-tout on ne voit que des sophas qui garnissent le pourtour d'une pièce & offrent de tous côtés un siège large & commode ; on s'y assied les jambes croisées, attitude qui ne peut qu'inspirer le goût de la mollesse & le plus grand éloignement pour la vie active. Ces sophas, surtout dans les appartemens des dames, sont de drap, de velours ciselé, ou [143] d'autres étoffes aussi précieuses, c'est à proprement parler le seul meuble de la maison. Les commodes, les consoles, les encoignures, les girandoles, les lustres, les bras de cheminées, les boiseries, les tapisseries, les tableaux sont des ornemens dont on connaît à peine le nom dans les villes mahométanes. En général, les salons & les pièces principales d'une maison n'offrent qu'un mur blanc peint en marbre & percé de doubles croisées les unes au-dessus des autres. Si quelques-uns parmi les grands veulent s'écarter de l'usage général & se procurer des ouvrages d'Europe & des effets de prix & de goût, ils ont pour lors un soin extrême de dérober ces futiles recherches aux yeux d'un public toujours sévère dans les traits qu'il lance contre tout luxe désordonné, quand sur-tout ce luxe se rapproche des coutumes des nations étrangères, & qu'il a pour objet leurs productions & leurs modes.

[Sommeil]

On retrouve l'ancienne simplicité des mœurs orientales dans la manière de se coucher des mahométans. Ils ne connaissent encore ni les lits ordinaires, ni les lits de parade des Européens. Les hommes & les femmes prennent leur sommeil sur le sopha : dans toutes les chambres à coucher on a foin de ménager de [144] vastes armoires, où pendant la journée on enferme les matelas, les draps, les couvertures, les oreillers ; le soir on fait le lit sur le sopha même, ou sur une espèce d'estrade, haute d'environ un pied, qui règne dans presque toutes les chambres. Comme les lits disparaissent pendant le jour, on n'en voit jamais dans aucune maison, si ce n'est en cas de maladie ou d'infirmité, alors le malade garde le lit sur le sopha même.

La maison souveraine est la seule dans l'empire qui ait des lits de parade & des appartemens tapissés en damas ou en riches étoffes: c'est une forte de distinction réservée au monarque, aux princes du sang & aux cadinns [kadın, femme] du harem de sa hautesse ; une ancienne coutume exige même que du moment qu'une cadinn est enceinte, le sultan ordonne pour sa chambre à coucher un nouveau meuble, qui consiste en une tapisserie, un lit & un sopha brodé en perles, en rubis & en émeraudes.

Au reste, on ne doit pas croire que cette simplicité, qui restreint le mobilier de la plus grande partie de la nation, pour ainsi dire, au seul nécessaire, dérive uniquement de la rusticité &de la barbarie primitives des Ottomans ; elle tient à leur genre de vie, à l'empire des préjugés, à la stabilité de leurs coutumes [145], à l'ignorance où ils sont de celles des nations étrangères, enfin à l'état de solitude où vit chaque famille, suite naturelle des mœurs publiques qui ne permettent aucune communication entre les deux sexes. On peut y ajouter encore les maux physiques & politiques, tels que les incendies, les tremblemens de terre & les confiscations, qui, dans la capitale surtout, frappent sans cesse les grands & les particuliers les plus opulens de l'empire. En effet, d'un côté la crainte d'exposer sa fortune aux hasards des événemens, détermine á ne faire construire que des édifices en bois, & à ne se donner que des meubles peu recherchés ; & de l'autre, la nécessité de dérober sans cesse la connaissance de son patrimoine à l'avidité du fisc, empêche les Ottomans de se livrer avec trop d'éclat aux attraits du luxe & de l'ostentation.

Dans tout l'empire ottoman, les voitures ne font que pour les femmes ; le mahométan les dédaigne pour lui-même. Le carrosse, disent les courtisans & les militaires, est le symbole du luxe & de la mollesse ; il ne peut être que l'appanage du sexe & des nations efféminées : le cheval est la feule monture de l'homme ; aussi la nation n'en connaît point d'autre. Dans toutes les faisons de l'année, le monarque [146] lui-même ne se montre jamais en public qu'à cheval, & à moins qu'il ne soit malade : un pacha, un bey, un officier quelconque, aurait honte de voyager en carrosse. Dans les courses longues, les femmes, qui d'ailleurs voyagent rarement, & ne sortent presque jamais de la ville où elles font nées que pour aller une fois dans leur vie au pélerinage de la Mecque, se servent d'une espèce de litière, portée par deux chevaux ou par deux mulets. On ne voit jamais, ni à Constantinople, ni dans aucune autre ville de la Turquie européenne, une mahométane aller à cheval.

Les mahométans, ayant pour maxime de ne jamais rien adopter de ce qui est propre au sexe, s'en tiennent uniquement aux chevaux ; aussì y mettent-ils le plus grand luxe. II n'est point de bas-officiers dans tout l'empire, ni de citoyen un peu aisé qui n'en ait un ou deux. Les harnois font aussi d'un grand objet de somptuosité chez les Ottomans : les housses font communément d'une belle étoffe ; elle» descendent jusqu'à terre ; les rênes, le poitrail & les étriers font presque tous garnis de plaques d'argent. Les seigneurs n'y emploient pas moins que le vermeil & l'or massif. Le faste de la nation éclaté d'une manière frappante dans ces équipages. [147]

On doit encore ajouter à ce luxe celui des barques dont on se sert sur le canal de Constantinople : ces caïks, comme on les appèle, ont depuis quatre jusqu'à sept paires de rames ; ils font la plupart dorés, & les grands seuls ont la liberté de les faire peindre en blanc à l'extérieur: on y est assis sur des tapis, le dos appuyé contre des coussins de drap ; mais la décence publique ne permet à personne d'y être à couvert. Après le monarque & la maison impériale, le grand-visir est le seul dont la barque soit de douze paires de rames & couverte d'un tentelet vert. Les caiks publics, dont on voit des milliers le long des quais sur les deux rives du Bosphore, sont de deux ou trois paires de rames, tous légers, ayant la course rapide, & allant quelquefois à la voile, mais très-sujets à verser: aussi tous les ans, sur-tout en hiver, une infinité de citoyens périssent dans les eaux de ce canal, qui souvent est très-orageux.

Personne n'ignore que les parfums, les essences, les aromates, ont été de tout temps très-recherchés des Orientaux, mais sur-tout des Arabes : c'est d'eux que les Ottomans ont appris à les estimer & à les employer à une infinité de choses. Aussi le bois d'aloës, l'ambre gris, l'eau rose, l'eau de cèdre, l'eau [148] de fleurs d'orange, l'essence de rose, le musc, etc., font les délices des Mahométans.

Les femmes ont encore l'habitude de mâcher du» mastic, gomme résineuse que donne le lentisque dans quelques îles de l'Archipel, mais sur-tout à Chio, dont il est une des plus riches productions. Cette résine, très-sèche, d'un jaune pâle, & dont les grains ou les larmes font de la grosseur d'un petit pois, réunit à une odeur agréable un goût très aromatique. On croit qu'elle a la vertu d'affermir les gencives, de guérir les maux de dents & d'estomac & même d'arrêter les hémorragies : aussi beaucoup de médecins la font entrer dans des onguens, des emplâtres & autres compositions : elle est sous la dent comme la cire blanche. Sa mastication excite la salive, & devient une sorte de passe-temps & de jeu pour les femmes ; presque toutes en prennent à chaque moment de la journée: elles travaillent, elles sortent, elles se promènent, elles parlent ayant toujours du mastic dans la bouche ; plusieurs en font même des parfums qui font très-agréables.

Ces parfums, & particulièrement celui da bois d'aloës, ont tant d'attraits pour les Ottomans, que la plupart en parsument l'intérieur des tasses un instant avant d'y verser le café : [149] ils en mettent aussi dans la noix des pipes, pour donner au tabac une odeur plus agréable. Dans les maisons distinguées, on ne manque jamais de présenter de ce parfum & de l'eau rose à tous les amis au moment de leur départ.

Les Européens peuvent ne voir que de la singularité dans de pareils usages ; mais les musulmans, les ministres sur-tout & les seigneurs de la cour, y attachent la plus grande importance ; & ce qui n'est à cet égard que de pure bienséance chez les personnes d'un rang ordinaire, est soumis chez les autres aux lois de la plus rigoureuse étiquette. Leurs pages ou valets-de-chambre, font chargés de faire les honneurs accoutumés à tous ceux qui se présentent dans l'appartement du maître, á telle heure que ce soit du jour ou de la nuit. L'un offre la pipe ; un instant après un autre vient couvrir les genoux d'une serviette de soie, brodée tout autour en or ou en argents un troisième présente des confitures sèches ou liquides, & un quatrième une tasse de café: on le porte dans une petite cafetière posée sur un simple cabaret garni de plusieurs tasses & couvert d'une riche étoffe avec des franges d'or ou d'argent. Vers la fin de la visite, un page se présente encore, tenant dans une main une cassolette d'argent ou de vermeil, [150] d'où s'exhale la vapeur d'aloës, & de l'autre un vase à grand goulot d'où découle l'eau rose que l'étranger reçoit dans un mouchoir blanc. S'il porte la barbe, il la relève ordinairement avec la main pour y recevoir le parfum & l'eau rose. Parmi les dames de condition on observe à-peu-près les mêmes cérémonies : mais dans les autres classes, elles ne se pratiquent que dans les occasions extraordinaires. La pipe, le café 8t les sucreries font communément les seuls honneurs que l'on rende à ses amis. Nous observerons que chez les grands des pages fervent toujours un genou enferre, autant par respect que pour la commodité des seigneurs qui font placés sur le sopha.

Les sectateurs de Mahomet ont toujours porté l'habit long, à l'exemple des anciens Arabes & de presque tous les peuples orientaux : cet habit est celui des ottomans. On ne doit pas croire cependant qu'il soit d'une uniformité absolue parmi tous les citoyens de l'empire. La forme & la coupe en font variées, soit dans les provinces, soit dans la capitale, ce qui n'est pas toujours l'effet de la mode & du goût, mais des réglemens de police dont l'objet est de distinguer par-tout les diverses classes de la nation. Le turban dont on se couvre la tête, caractérise encore plus ces [151] différences, sur-tout parmi les officiers publics. Cette partie du costume sut soumise dans tous les siècles du mahométisme à des changemens marqués, & pour les milices, & pour les grands, & pour les souverains eux-mêmes.

Les citoyens de Constantinople &c ceux des provinces européennes n'emploient communément à leurs turbans que de la mousseline blanche. Les Arabes se servent d'une toile bigarrée ou teinte d'une seule couleur, ainsi que les Egyptiens, les Syriens & les habitans de quelques contrées. Les barbaresques s'en tiennent de préférence à une étoffe de foie garnie de fil d'or ; les Tatars, sur tout ceux de la Tauride, n'ont jamais porté qu'un bonnet de drap vert, avec une bordure de peau d'astracan.

Quant aux sujets étrangers à l’islamisme, il y a une différence sensible entre leur costume & celui des musulmans, sur-tout pour la coëffure. Ils font tous obligés de porter un grand bonnet de peau de mouton noir, ou de set couvrir la tête d'une toile de couleur foncée. Cette dernière coëffure est presque générale en Syrie & dans la plupart des provinces asiatiques.

Jamais un musulman ne se permet de prendre aucun de ces costumes étrangers à sa nation.

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Outre l'idée de honte & d'opprobre que l’on y attache, on est encore retenu par un principe religieux. Un habit, mais sur-tout un bonnet qui n'est pas à l'usage des mahométans, est regardé comme une marque d'apostasie. La loi déclare que si de propos délibéré un musulman se couvre la tête d'un bonnet persan, ou de tout autre qui ne serait pas celui de la nation, il se rend coupable d'infidélité, & que comme tel il est obligé à renouveler sa profession de foi & même la cérémonie de son mariage. D'après ces principes, on sent que le chapeau n'est pas en plus grande recommandation chez ces peuples, & particulièrement dans les provinces où l'on est peu accoutumé à voir des Européens. Anciennement, lorsqu'au milieu des orages qui agitaient l'empire, on voulait perdre dans l'esprit du peuple un grand, un ministre, un des Oulemas, & le désigner comme traître à la religion & à la patrie, les mutins allaient clouer un chapeau sur la porte de son hôtel.

Indépendamment du turban & de la mousseline, les musulmans sont encore distingués des autres sujets de l'empire par la couleur de leurs souliers. Ils les portent tous de maroquin jaune, excepté les Oulemas, qui ont adepte le bleu foncé, 6c certaines classes de [153] militaires qui se servent de bottes rouges. Tout ce qui n'est pas musulman porte des chaussures noires.

Ce n'est que dans les voyages seulement que les Européens vêtus à l'orientale, peuvent se hasarder de porter le turban ; c'est même une des prérogatives que l'état accorde expressement aux interprêtes des nations étrangères. Cependant on use rarement de cette concession, par la crainte de s'exposer à des dangers. S'ils venaient à être reconnus, leur turban scandaliserait les esprits vulgaires, & ils essuyeraient peut-être toutes les violences du fanatisme avant de pouvoir exposer leurs droits & leurs titres. Ils s'en tiennent ordinairement au bonnet tatar qui, quoique de drap vert, blesse infiniment moins que le turban l'orgueil & les préjugés de la nation.

Les mahométans ne se découvrent jamais, ni à la cour, ni en présence du sultan, pas même à la mosquée ; selon eux, c'est une indécence de se découvrir la tête pour saluer quelqu'un ; ils ne l'exigent pas même des étrangers, aussi nul européen n'ôte le chapeau devant un mahométan ; dans toutes les audiences publiques, chez le grand visir & chez le sultan même, les ambassadeurs se présentent [154] la tête couverte, ainsi que tous les officiers qui forment leur cortège.

Généralement tous les mahométans se font raser la tête, qu'ils couvrent d'abord d'une calotte rouge, & ensuite du turban ; ce serait pour un musulman se singulariser au dernier point que de laisser croître ses cheveux. Un préjugé général y attache une certaine honte, en ce qu'on prétend qu'ils assimilent en quelque sorte l'homme à la femme, à qui seule les mahométans pensent que cet ornement de la nature est permis ; on n'en voit pas même aux enfans. On les rase lorsqu'ils font encore au berceau. Mais pour conserver la mémoire de l'ancien usage des Arabes, & de ce qu'ont pratiqué le prophète & ses disciples, on a foin de laisser au milieu de la tête sur le sommet, à la manière des Chinois, une espèce de toupet que l'on noue, & que l'on cache sous le turban.

La moustache & la longueur de la barbe dédomagent ces peuples de la perte de leurs cheveux ; il n'y a pas un seul mahométan qui n'ait des moustaches, mais la barbe longue n'est pas aussi générale ; si les ministres, les grands, les oulemas portent la barbe, c'est moins par un principe de religion que par la force d'un ancien usage auquel le préjugé de [155] la nation entière a attaché un caractère de' dignité ; mais ceux de la bourgeoisie & du peuple qui la conservent volontairement, ne suivent en cela que les mouvemens de leur zèle St de leur dévotion, c'est pour se conformer à l’exemple du prophète & obéir à la loi. Tous les états cependant & toutes les conditions n'ont pas également la liberté de suivre cet usage. II est interdit aux simples commis, aux bas-officiers, aux domestiques des grands ; il l'est également a tous les gentilshommes de la chambre du sultan & á tous les officiers de fa maison, excepté le bostangy baschy. On sera sans doute étonné que les lois du sérail ne permettent pas même aux princes du sang de suivre sur ce point leur volonté & leur goût. La barbe d'un nouveau sultan ne date jamais que du jour de son avénement au trône.

On aime en général á avoir la barbe longue : le ciseau n'y touche jamais que pour l'arrondir & lui conserver dans fa longueur une forme ovale. Tous les matins on lui consacre quelques minutes pour en faire la toilette. On a foin de la parfumer avec du bois d'aloès & de l'eau rose. Chacun porte sur soi un peigne, qui chez les grands est d'or ou d'argent ; on en fait usage plusieurs fois pendant le jour ; ceux qui ont les cheveux gris, se servent de peignes [156] de plomb ; d'autres se font teindre en noir la barbe & la moustache, comme le font les femmes d'un certain âge pour les cheveux. Tous ces peuples ont pour la barbe un respect particulier. Une fois qu'on la laisse croître, quelqu'en soit le motif, on n'est plus le maître de la quitter, ce serait une action repréhensible aux yeux de la religion & de la société. Aussi regarde-t-on comme un outrage sanglant d'arracher ou de couper la barbe à quelqu'un. Les expressions véhémentes qu'emploient les historiens nationaux, en rapportant des faits de cette nature, montrent à quel point cette opinion domine chez les mahométans ; ils ne parlent qu'avec indignation de Timour, qui se plaisait à faire raser la barbe à tous les docteurs & à tous les prélats ottomans qui tombaient en son pouvoir.

[Hygiène]

II est naturel de penser que les lois de la nature, fortifiées encore par la religion & les pratiques du culte extérieur, inspirent aux musulmans un grand amour pour la propreté du corps : aussi rien n'égale leur attention, dans l'un & l'autre sexe, à se laver & à se baigner presque tous les jours, tant pour satisfaire leur goût particulier, que pour obéir à la loi des lustrations. On conviendra cependant que l'article de la propreté serait encore mieux observé, [157] s'ils changeaient plus souvent de linge & d'habits, & s'ils ajoutaient â leur costume, qui n'admet, ni cols, ni manchettes, de quoi se garantir de la sueur. Pour y remédier, les personnes opulentes ont soin de ne pas laisser vieillir leurs habits, & les autres n'emploient jamais dans leurs vêtemens que des étoffes qui peuvent se laver.

La plus grande propreté règne dans l'intérieur des maisons: on fait que chez les grands comme chez les citoyens ordinaires, toutes les chambres, quoique parquetées, font couvertes de tapis ou de nattes d'Egypte ; le reste de la maison est lavé chaque semaine, avec un soin extrême : jamais on n'y voit ni crotte, ni ordure, ni boue, parce qu'il est d'un usage général, sans exception de rang ni de sexe, de laisser au bas de l'escalier ses bottes ou ses sandales. Les hôtels publics, malgré la simplicité des meubles, présentent également par-tout un air de propreté: il en est de même des cafés, des boutiques, des magasins, des ateliers, des bains, &c.

[La peste]

D'après un fait aussi constant & aussi public on est étonné que les européens jugent les ottomans d'une manière aussi défavorable, & qu'ils attribuent à leur mal-propreté le retour périodique de la peste & des autres épidémies [159] qui désolent assez souvent l'empire. Nous dirons ici un mot sur cet objet quelque triste & quelque affligeant qu'il soit pour les ames sensibles.

 

II est difficile de remonter à l'origine de la peste, d'en connaître la nature et d'indiquer les remèdes les plus salutaires contre cette horrible maladie. Des hommes instruits nous ont laissé de siècle en siècle une multitude de traités sur cette matière ; mais leurs méditations & leurs recherches ne les ont conduits qu'à des systèmes & à de vagues résultats. Ce fléau, quia parcouru autrefois les diverses contrées de l'Europe, semble de nos jours s'être fixé dans l'orient. Constantinople & le grand Caire en font devenues les foyers ordinaires : c'est là que la triste humanité est fans cesse exposée à ses plus terribles ravages. II n'entre pas dans le plan de notre travail, & les bornes de nos connaissances ne nous ne le permettent pas d'ailleurs, d'examiner si dans cette funeste épidimie n'avait pas pour principe la mauvaise nourriture, la mal-propreté des habitans, & dans l'Egypte, l'humidité de l'air, les eaux croupissantes des marais qui se forment dans les champs incultes & les chaleurs excessives qui corrompent le limon du Nil dans ses débordemens actuels.

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Tous les monumens historiques nous attestent que les anciens Grecs ne connaissaient pas plus que les modernes la nature de la peste. Aussi l'appelaient-ils la maladie sacrée, & au défaut de l'art & des secours humains, ils faisaient des expiations, imploraient l'assistance des dieux & leurs immolaient des victimes. Les mahométans, affligés comme eux de cette calamité, & n'en connaissant pas plus ni la cause, ni le remède, ont également recours aux moyens surnaturels. Ils font des sacrifices, des aumônes & des prières publiques ; persuadés que c'est un fléau du ciel, ils se résignent à ses décrets, & croiraient manquer à la providence si, pour se garantir de ce fléau destructeur, ils prenaient les précautions que leur indiquent la sagesse humaine & l'exemple de leurs voisins.

L’expérience de tant de siècles sur la nature de ce mal, se borne donc â la connaissance des symptômes qui l'annoncent & de ses funestes effets. Le vomissement, les maux de tête, l'inflammation des yeux, l'hémorragie, les syncopes, l'enroument, une fièvre ardente, des bubons caractérisent cette épidémie ; il est cependant beaucoup d'individus sur lesquels la variété de ces premiers symptômes, par une suite de leur tempérament, ou de la malignité [160] plus ou moins forte du venin, déconcerte & trompe assez souvent les médecins les plus expérimentés.

L'ail, le vinaigre, l'opium, le laudanum, le mercure, les parfums, & selon quelques-uns, le vin & les liqueurs, font les préservatifs les plus ordinaires de la peste. Les panades, les cordiaux, les bechiques & un régime sévère sont les seuls moyens curatifs que l'on emploie le plus communément. Le bouillon est pernicieux & la saignée presque toujours funeste. La violence du mal & la subtilité du poison sont telles, qu'elles emportent ordinairement leur victime, le troisième ou le quatrième jour de ses souffrances. De cent personnes qui en font attaquées, à peine huit ou dix en réchappent.

Le bubon, qui en est le symptôme le plus caractéristique, se manifeste presque toujours fous le bras, à la cuisse &au cou : quelquefois il frappe le visage & même les yeux ; il y a des malheureux qui en ont trois, quatre, cinq & jusqu'à sept à-la-fois. Ceux dont la constitution robuste triomphe du mal, présentent le spectacle hideux d'un squelette, & sont obligés de s'assujettir à un long régime pour prévenir des rechûtes qui font toujours mortelles. Le bonheur d'avoir échappé à la mort ne les garantit [161] pas des nouvelles atteintes de cette épidémie. Il en est qui ont la peste plusieurs fois & qui finissent par y succomber ; c'est même le sort de ces empyriques, mahométans ou juifs, qui se dévouent à la cause des pestiférés.

Une remarque digne d'attention, c’est que tous ceux qui ont eu la peste, ressentent à la cicatrice des charbons, une douleur qui leur annonce chaque fois, & la renaissance da, ce mal, & ses progrès dans la ville qu'ils habitent. En général les enfans & les jeunes gens font plus exposés à ce fléau que les personnes d'un certain âge ; & des observations constantes nous prouvent que par-tout, mais particulièrement dans la capitale, les étrangers, les voyageurs, & tous ceux qui n'y sont domiciliés que depuis peu, en sont plus susceptibles encore que les naturels du pays. Une autre remarque, non moins intéressante, nous dévoile aussi les caprices de cette contagion, li l'on peut s'exprimer ainsi : on s'y expose cent fois ; on est dans le danger presque toute sa vie, & au moment où l'on se croit le plus à l’abri de ses atteintes, on en reçoit le coup mortel. Des milliers de citoyens entrent tous les jours dans des maisons infectées, visitent les pestiférés eux-mêmes, embrassent les amis & les parens presque agonisans, héritent de [162] leurs meubles & de leur gardes-robe, enfin portent leurs habits, & même leurs fourrures, fans inconvénient ; & dans une autre occasion, dans une autre année, un billet qu'ils reçoivent, une lettre seule impregnée de miasmes pestilentiels, leur deviendra funeste.

Au Caire, mais sur-tout à Constantinople, cette cruelle maladie règne ordinairement pendant tout l'été ; elle commence vers la fin d'avril & ne cesse qu'en novembre. La température de l'air est en quelque sorte le thermomètre de ses ravages ; ils font extrêmes dans les grandes chaleurs, & diminuent sensiblement en hiver, sur-tout lorsque cette dernière saison n'est ni trop rude ni trop douce ; car on a quelquefois observé qu'alors ils se propagent avec la même surie. Ce n'est qu'après d'assez longs intervalles que les villes du second & du troisième ordre y sont exposées, telles qu'Andrinople, Brousse, Smyrne, Salonique, Alexandrie, Alep, Damas, Bagdad, Bassora ; mais ils n'en deviennent que plus funestes pour leurs habitans & pour ceux des bourgs, des villages & dès hameaux circonvoisins. On ne connaît pas plus les causes du retour périodique de ce fléau, que celles de son explosion & de sa direction ; ce retour est plus ou moins régulier ; mais en général on peut dire que la peste [163] voyage alternativement dans les diverses provinces, en traînant après elle la consternation & la mort.

II est impossible de rendre le tableau que présente une ville attaquée de ce mal contagieux. Il y a des années, où en moins de six mois, il enlève à Constantinople plus de soixante mille ames ; souvent des familles entières s'éteignent en quinze ou vingt jours ; la désolation se promène de maison en maison. Le deuil & les pleurs des unes, l'effroi continuel des autres, cette, file de convois funèbres qui remplissent les rues ; ces visages pâles & livides que l'on rencontre à chaque pas ; ces hommes mourans que l'on ne peut souvent éviter de toucher dans les passages étroits & obstrués ; la stagnation du commerce & des affaires courantes ; la nécessité de poursuivre des droits d'hérédité qui se compliquent tous les jours par de nouvelles morts ; tout enfin contribue à empoisonner les jours de ceux mêmes qui paraissent les plus attachés au dogme de la prédestination.

Plusieurs citoyens assez sages sentent la nécessité de prendre des précautions ; mais ils n'ont ni la force de heurter les préjugés, ni le courage de s'en garantir par l'attention & les mesures sévères qu'il faudrait opposer á la [164] malignité de cette épidémie. A-t-on un pestiféré chez soi ? on évite de le voir, sans doute, mais on communique avec tout le reste de la maison, avec les personnes mêmes qui le soignent ou qui couchent dans sa chambre: suit-on son habitation, pour chercher un asyle chez un parent, chez un ami ? on emporte avec soi son linge & ses habits. Quelque soit le fort du malade, qu'il se rétablisse ou qu'il meure, on ne songe jamais ni à se défaire de son lit & de ses hardes, ni á purifier la maison. On s'expose â un péril plus imminent encore lorsque ce mal cruel frappe quelqu'un de la famille même ; le sentiment de la nature donnant alors un nouveau degré de confiance dans le dogme du fatalisme, les parens ne quittent point le lit du malade, & donnent l'exemple d'une parfaite résignation aux décrets du ciel.

Des lazarets, des hôpitaux & d'autres établissemens semblables purifieraient bientôt les Villes mahométanes, & extirperaient jusqu'au derniers germes d'une contagion qui désole sans cesse l'empire entier, emporte chaque année une partie considérable de ses citoyens, déchire son sein dans les temps de calme & de paix, & qui pendant la guerre met le comble aux calamités publiques par les ravages qu'elle fait dans les armées de terre & [165] de mer. Quelques politiques ont envisagé la peste comme une arme redoutable pour les ennemis de l'empire, par la contagion qu'elle porte sur leurs frontieres & dans leurs camps ; mais quel déplorable moyen de défense, & de quel attentat ne se rendent point coupable ces hommes cruels qui calculent de sang-froid les effets de cet instrument destructeur ? On ne sait que trop, fans doute, combien il a été fatal aux voisins des Ottomans dans presque toutes les guerres, mais sur-tout dans l'avant-dernière avec les Russes. Ceux-ci, de leur propre aveu, ont perdu dans leurs provinces-méridionales, plus de cent mille ames, victimes de cette affreuse épidémie qui avait pénétré jusqu'à Moscou, leur ancienne capitale. 

La peste attaque aussi les animaux ; il y a des années où une infinité de chevaux, de bœufs, de moutons, &c. périssent par des charbons pestilentiels. Les préjugés, qui interdisent l'usage de la raison & l'emploi des moyens salutaires, lorsqu'il s'agit de la conservation des hommes, ne laissent pas plus de liberté pour songer à celle des animaux.

C'est par une suite de ces préjugés que les ravages de la petite vérole se perpétuent dans la nation. Dans toutes les familles, les païens [166] se font scrupule d'inoculer leurs enfans ; cette pratique si sage, qui doit son origine à la Circassie, qui est suivie constamment en Georgie & en Perse, qui a été introduite, dit-on, en Angleterre, par myladi Montaigu, &dont les effets salutaires font reconnus aujourd'hui dans toute l'Europe, n'est adoptée dans les états du grand-seigneur que par les sujets chrétiens.

[Fatalisme]

Le fatalisme & l'ignorance qui le soutient, sont encore chez les Ottomans la source de bien d'autres calamités. Depuis trois siècles & demi qu'ils possèdent Constantinople, cette ville immense, si souvent exposée aux incendies, a été peut-être renouvelée en entier plus de vingt fois ; ajoutons à la perte de cette masse énorme de bâtiment & d'édifices publics, les meubles, les effets, les métaux, les richesses en tout genre, qui chaque fois deviennent aussi la proie des flammes, & nous trouvons des milliars sacrifiés à des opinions erronées &. à l'insouciance d'un gouvernement qui, par respect pour les préjugés d'un peuple trop crédule, le laisse exposé sans cesse aux événemens les plus désastrueux. Après des exemples si funestes, qui se renouvellent chaque année, lien sans doute ne ferait plus naturel & plus raisonnable que de bâtir en pierre ou en [167] marbre les nouveaux édifices, de se ménager des rues plus spacieuses, ou du moins, d'élever de distance en distance, dans les divers faubourgs de la ville, des murs propres à arrêter le progrès des flammes. Mais ces moyens de prévoyance sembleraient insulter chez eux, & aux antiques habitudes & à la doctrine d'un destin irrévocable. Les uns disent que c'est pécher contre la Providence que de porter des regards inquiets sur l'avenir ; les autres croient que c'est renier à-la-fois sa religion & sa patrie, que de s'écarter des usages & des principes de ses ayeux. II en est cependant qui ne continuent de bâtir en bois que par la crainte des tremblemens de terre, autre fléau qui de temps à autre désole cette capitale, & plusieurs autres villes de l'empire : on reconnaît ici les inconséquences de l'esprit humain ; celui qui n'ose pas se prémunir contre une calamité, se précautionne contre une autre ; celui qui regarde comme un péché, l'usage de sa raison pour se garantir de la peste, du feu & de tout autre accident particulier ou public, déploie cependant toutes les ressources qui font en son pouvoir pour en repousser les effets: l'homme attaqué d'une maladie grave, recherche le secours des médecins ; le citoyen [168] qui a exposé & perdu, avec une entière résignation ses immeubles & fa fortune, se jette dans un tourbillon d'intrigues, & se livre même à des démarches criminelles pour réparer ses malheurs. Le gouvernement lui-même qui, se reposant sur la protection du ciel & sur celle du prophète, ne prend aucune précaution pour éviter 4es incendies, fait cependant les plus grands efforts pour les éteindre, & verse en ces momens désastrueux l'or & l’argent parmi les troupes préposées â cet objet.

 

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