Biographie d'Orkhan, organisation, création du corps des janissaires, nouvelles conquêtes, installation de la capitale à Iznik et embellissement de la ville,... extraits de Jouannin, Turquie, 1840.
CHAPITRE III.
GHAZI-SULTAN-ORKHAN.
Ala-eddin, fils aîné d'Osman, auquel son père avait imposé le nom de son bienfaiteur seldjoukide, était l'héritier naturel de la nouvelle couronne. Mais le goût prononcé du jeune prince pour les sciences spéculatives et la solitude, engagea Osman à l'exclure du trône, et à porter ainsi atteinte à la prérogative du droit d'aînesse ; car la succession par ordre de primogéniture est une des lois fondamentales de l'empire ottoman quoiqu'elle n'ait pas été toujours fidèlement respectée. Ainsi Baïezid II, à l'exemple du fondateur de la monarchie, désigna pour son successeur, Ahmed, son second fils, au préjudice de Chehinchâh, son premier né. Du reste, la préférence d'Osman pour Orkhan fut bien justifiée par la grandeur d'âme de ce prince, Il se hâta d'offrir généreusement à son frère le partage de l'autorité ; mais Alaeddin, que l'amour de l'étude avait préservé de l'ambition, respecta les dernières volontés de son père ; il ne demanda que la permission de se retirer dans un village sur les bords du Niloufer, et refusa même la moitié des troupeaux qu'avait laissés Osman. « Puisque tu ne veux pas, lui dit Orkhan, accepter tes chevaux, les bœufs et les brebis que je t'offre, sois le pasteur de mes peuples, sois vézir. » Ala-eddin touché de la confiance que lui marquait son frère, se dévoua à partager avec lui le poids des affaires publiques ; il fut donc créé vézir, mot qui signifie en effet porte-fardeau, et, tandis qu'Orkhan, héritier du génie belliqueux de son père, et du surnom de Ghazi, que l'histoire lui a aussi décerné, reculait sans cesse les limites de ses états, le sage Ala-eddin, le premier qui porta ce titre de Pacha devenu si fameux, songeait à en affermir les bases par des lois utiles et des institutions durables. Avant de suivre le Sultan dans ses rapides triomphes, nous esquisserons un tableau abrégé de l'administration de son frère. Cette étude des premiers essais tentés dans le but de consolider un empire naissant, est plus curieuse et plus instructive encore que celle des brillantes victoires qui lui ont fait une place au milieu des nations ; car si le conquérant qui s'ouvre un passage à travers les peuples en les frappant de son sceptre de fer, n'a pas auprès de lui la main ferme et modératrice qui rend te joug moins lourd aux vaincus, et les enchaîne à leur nouveau maître par les liens de l'intérêt et de l'affection, les conquêtes du foudre de guerre ne seront que des éclairs de gloire qui s'éteindront avec sa vie, quelquefois même avant sa mort, et dont il ne restera souvent qu'un vain souvenir. C'est la force qui fonde les empires ; c'est la sagesse qui les maintient.
La législation musulmane découle de quatre sources : le Coran (parole de Dieu), la Sunna (parole du prophète), les sentences des quatre grands Imams, qui sont comme les Pères de l'islamisme ; et les lois émanées du souverain ces dernières, dérivant de la puissance temporelle ou du droit de t'épée, et comprises sous le nom général d'Ourfi, c'est-à-dire législation accessoire, ne sont que le complément et l'explication des trois autres parties du droit politique ; le Kanoun-Name (livre ou droit canonique) est la collection de ces lois.
Les premières dont s'occupa Ala-eddin furent relatives aux monnaies. On a vu, dans le règne d'Osman, que ce prince avait obtenu du dernier Sultan seldjoukide le droit de Sikkè et celui de Khoutbè, signes caractéristiques et universellement reconnus de la souveraineté ; mais il paraît qu'Osman n'usa jamais du premier, et attendit, pour exercer le second, la mort de son bienfaiteur. Ce ne fut qu'en 729 (1328), c'est-à-dire trois ans après l'avènement d'Orkhan, que le vézir Ala-eddin fit frapper des monnaies d'or et d'argent portant le chiffre (thoughra) du prince, et un verset du Coran (*). Jusqu'alors celles qui avaient eu cours étaient marquées au coin des Sultans seldjoukides, ou des khans mogols.
(*) La monnaie ottomane ne reçoit point, comme la notre, l'effigie du prince, mais seulement son nom ou son chiffre, gravé en beaux caractères, avec l'année de son avénement, et un nombre qui indique dans quelle année du règne la pièce a été frappée. Après la prise de Constantinople, Muhammed-el-Fatih (le Conquérant), vulgairement Mahomet II [Mehmet II], y joignit les titres emphatiques de Sultan des deux terres, souverain des deux mers, et Sultan fils de Sultan. (Sultanul-berreïn, Khakanul-bahreïn, Sultan ibn-ussultan). Depuis cette époque jusqu'à nos jours, les monnaies des Sultans ont subi, comme dans tous les Etats du monde, de nombreuses modifications, et récemment enfin des altérations funestes. Nous en parlerons plus tard dans un chapitre spécial ou nos lecteurs trouveront tous les détails relatifs aux poids et mesures, et aux finances de l'empire.
[Costumes]
Le costume national fut le second objet de l'attention d'Ala-eddin. Il songea d'abord au turban, ce signe distinctif des peuples orientaux. Mahomet attachait la plus grande importance à l'arrangement du sien. Il était formé, disait-il, sur le modèle de celui des anges, et se distinguait par deux bouts de mousseline, pendant l'un sur son front, et l'autre sur ses épaules. Une partie de la nation arabe conserve encore religieusement cet usage.
De simples bonnets de feutre jaune, rouge ou noir (kulah), étaient la coiffure primitive des Ottomans ; nous avons vu, dans la vie d'Osman, qu'il avait adopté le tadj-khoraçani le turban d'Orkhan ne différait de celui de son père que par des bouffantes en forme de nacelle (destar-youçoufi ou bourma-dulbend). Des bonnets de feutre blanc (beurek), de la configuration d'un chou palmiste, furent réservés aux soldats et aux fonctionnaires attachés à la personne du prince. Les jours de fête, ils entouraient ces bonnets de mousseline plissée avec un art infini. Le blanc, symbole de la félicité, suivant ces paroles du prophète La couleur blanc/te est la plus heureuse de toutes les couleurs, fut adopté comme le présage de la prospérité future de la monarchie. Ces dispositions réglementaires d'Ala-eddin-Pacha ne furent observées que sous les règnes d'Orkhan et de son successeur Murad. Sous Baïezid-Ildirim, quatrième Sultan, les courtisans seuls conservèrent le bonnet de feutre blanc ; les fonctionnaires publics et les officiers reprirent la couleur rouge. Rien n'altéra la simplicité primitive de cette coiffure, jusqu'au règne de Sultan-Muhammed Ier ; on commença alors à la charger de riches broderies. Depuis leur origine, les turbans ont subi mille modifications, imposées par la fantaisie des princes, ou dans le but de consacrer le souvenir de quelque circonstance particulière. Suleïman-Pacha, fils d'Orkhan, au moment de partir pour une expédition contre les Grecs, ayant prié le fondateur de l'ordre des derviches Mewlevis, de lui accorder sa bénédiction, ce saint personnage plaça son propre bonnet sur la tête du prince, récita quelques versets du Coran, et lui promit la victoire. Aussitôt Suleïman lit couvrir ce turban d'une broderie en argent, lui imposa le nom d'uskiuf, l'adopta pour lui-même, et en ordonna de pareils pour les officiers de son armée. Muhammed II porta l'eurf, qui n'était autre chose que le turban des oulémas, enrichi d'une large broderie en or. Baïezid II inventa le mudjevvezé ; Selim Ier le selimi. Mustapha III surmonta son turban d'un long plumet blanc, orné d'une aigrette en diamants ; mais il le réservait pour les jours de grande représentation, et portait ordinairement le pachali-cawouk. Le ketché était le bonnet des janissaires, distingué par un large morceau de feutre, tombant par derrière.
En 991 (1583), Murad III fit de nouveaux règlements, qui fixèrent définitivement la forme des turbans pour tous les ordres de t'État. Depuis cette époque, cette partie importante du costume des musulmans s'est conservée à peu près sans altération, jusqu'à la réforme que Sultan-Mahmoud s'efforce d'établir de nos jours.
Quant aux autres pièces de l'habillement, telles que les kaftans, les dolimans et les pelisses d'honneur, elles ne furent soumises que plus tard à des lois somptuaires, qui réglèrent d'une manière rigoureuse l'étoffé, la doublure, la garniture et la forme de ces vêtements.
[Réforme de l’armée, les janissaires]
Mais la plus importante des institutions d'Ala-eddin-Pacha fut la formation d'une armée permanente. Erthogroul et Osman n'en avaient jamais eu. Ils étaient obligés, pour chaque nouvelle expédition, de convoquer, quelque temps à l'avance, des cavaliers turcomans, nommés ekindji (coureurs), seules troupes alors en usage. Pour obvier au grave inconvénient de la lenteur qui résultait de cette organisation vicieuse, Orkhan créa d'abord un corps de piadè (piétons) qui recevaient une solde régulière d'un aktché (aspre, petite monnaie d'argent) par jour, paye très-élevée, proportionnellement à la valeur relative des métaux précieux à cette époque, ainsi qu'au prix des denrées de première nécessité. Ces fantassins, appelés aussi ïaïa, divisés en corps de dix de cent et de mille hommes, étaient toujours en disponibilité. Mais bientôt les prétentions et l'orgueil intolérables de cette troupe indisciplinée obligèrent Orkhan à la casser. D'après les conseils d'Ala-eddin et de Kara-Khatji-Djendèrèli, beau-frère du cheikh Ëdèbaly, que nous avons vu figurer dans l'histoire d'Osman, le Sultan créa une milice nouvelle, toute composée de jeunes chrétiens, enfants de tribut, ou prisonniers de guerre, que l'on instruisait dans la religion du prophète. Ce corps, qui devint par la suite si redoutable à ses maîtres, commença par dépasser les espérances d'Orkhan. Les ïénitchèri [yeniçeri] (troupe nouvelle), nom que les Européens ont transformé en celui de janissaires, apprirent, sous des chefs courageux, mais inflexibles, à vaincre et à obéir. D'après le principe de politique généralement adopté par les créateurs d'empires et par leurs premiers successeurs, Orkhan voulut imprimer un sceau religieux à cette institution militaire. Hadji-Bektach [Hacı Bektaş], cheikh vénérable, fondateur de l'ordre des derviches Bektachis bénit la troupe en posant sur la tête des principaux officiers la manche de sa robe : « La milice que tu viens de créer, dit-il à Orkhan d'un ton inspiré, s'appellera ïèni-tchèri, elle sera victorieuse dans tous les combats, sa figure sera blanche (*), son bras redoutable, son sabre tranchant, et sa flèche acérée. »
(*) Cette locution singulière est employée par les musulmans comme terme de louange et d'encouragement ; par contre, visage noir est une expression de haine et de mépris. Ainsi un maitre, satisfait de son serviteur, lui dira ; Aferin ! iuzun ak olsun ! (fort bien ! que ta face soit blanche !). Mais s'il en est mécontent, il le blâmera en ces mots : Iuzun kara olsun ! (ta face puisse-t-elle être noire !)
C'est en souvenir de cette bénédiction que le bonnet des janissaires portait le morceau de feutre tombant par derrière, et qui représente la manche du saint derviche. Il fut alloué à la nouvelle troupe une paye élevée, et une nourriture plus abondante que celle des autres corps (*). Les grades des chefs et sous-officiers des janissaires étaient désignés par des noms dérivant des emplois de la cuisine ; et cette bizarrerie, qui a souvent prêté au ridicule, a cependant une source respectable en effet, le Sultan étant considéré comme le père de famille, le nourricier de cette troupe de fidèles serviteurs (koul), ceux qu'il préposait à veiller à leurs besoins étaient décorés de ces titres culinaires. Ainsi l'officier le plus élevé en grade fut appelé tchorbadjibachi (premier distributeur de soupe) après lui venaient achtchi-bachi (premier cuisinier) et le sakka-bachi (premier porteur d'eau) ; et, par une conséquence rationnelle, la marmite (kazan), qui servait à la distribution de la nourriture fournie par le souverain, était, pour les janissaires, l'objet d'une vénération plus grande encore que celle qu'on voit nos soldats porter à leurs propres drapeaux. C'est autour du kazan que ces corps s'assemblaient pour tenir conseil. La perte de cette précieuse marmite était la plus forte humiliation qui pût arriver aux corps dont elle était la propriété. Ce point d'honneur leur faisait regarder un tel événement comme un grand malheur et une honte ineffaçable.
(*) Chaque janissaire eut par jour trois aspres de paye avec le taiïn composé de deux pains, deux cents drachmes de mouton, cent de riz et trente de beurre.
Outre la création des janissaires, Ala-eddin s'occupa de la réorganisation des autres corps de l'armée. Les piadè furent rétablis : au lieu de paye, on décida de leur distribuer les terres enlevées à l'ennemi, afin de les attacher, par l'amour de la propriété, à la défense du sol, et de les engager à de nouvelles conquêtes. L'infanterie irrégulière, appelée azab (légers), troupes de coureurs assez semblables aux èkindji, les cavaliers, divisés en sipahs (cavaliers proprement dits), silihdars (gens d'armes), ouloufèdji (cavaliers soldés), ghoureba (cavaliers étrangers), et mossellimân (exempts d'impôts), composèrent le reste de l'armée organisée par Ala-eddin. Nous reviendrons en détail sur ces divers corps, lorsque nous traiterons de la milice des Ottomans. Maintenant que nous avons donné une idée des sages institutions d'Alaeddin, reprenons le fil des événements, que ces explications préliminaires nous ont fait un moment perdre de vue.
Après avoir transporté le siège de son gouvernement à Brousse, dont la situation magnifique le séduisit, Orkhan songea à de nouvelles conquêtes. Ses braves lieutenants Aktchè-Kodja et Konouralp enlèvent aux Grecs les châteaux d'Ermeni-Bazari.d'Aïan-Gueuli, de Kanderi, et quelques autres situés sur les rives de la Sakaria (Sangarius). Ces deux chefs réunis se dirigent ensuite sur les forts d'Aïdos et de Semendra ; le blocus de cette dernière place menaçait de traîner en longueur, lorsqu'une circonstance imprévue vint en déterminer le succès. Les portes du château s'ouvrent, un convoi funèbre en sort, un vieillard éploré le conduit ; c'est le gouverneur qui accompagne le corps de son fils à sa dernière demeure. Les Ottomans fondent sur le cortége, s'emparent du malheureux père, et prennent possession de la forteresse, dont Alitchè-Kodja garde le commandement. La prise d'Aïdos fut le fruit d'un incident tout à fait romanesque. La fille du commandant avait vu, du haut des créneaux, le beau guerrier Ghazi Abdurrahman. Depuis ce moment, un amour irrésistible s'était emparé d'elle ; cédant à sa passion, elle écrit au jeune chef, et lance à ses pieds une pierre à laquelle la lettre est attachée. Abdurrahman y lit avec étonnement l'expression du tendre sentiment qu'il a inspire, et les moyens de pénétrer dans la place pendant la nuit. Il s'y introduisit en effet, à ta tête de quatre-vingts guerriers. Orkhan lui accorda, en récompense, la jeune fille à qui l'on devait la conquête du château. De ce mariage naquit Kara-Abdurrahman, rival de gloire de son père, et dont le nom inspira tant de terreur, que, longtemps après sa mort, les femmes grecques disaient à leurs enfants pour les faire taire : « Voici Abdurrahman le Noir ! »
Orkhan poursuit ses conquêtes. Kato-Yani, gouverneur de Nicomédie, s'enfuit à l'approche de l'armée du Sultan, et se réfugie au château de Koïoun-Hyssar. Bientôt forcé dans sa retraite, sa tête est exposée au bout d'une pique, sous les murs de Nicomédie, dont les habitants épouvantés demandent à capituler.
[Prise d’Iznik]
La chute de Nicée (Iznik), la seconde ville de l'empire grec, détruisit la dernière barrière opposée en Asie à la puissance des Ottomans. Épuisés par les fatigues d'un siège de deux années, et par les horreurs de la famine et de la peste, les habitants de cette place importante se rendirent à merci. Loin d'abuser de sa victoire, le généreux Orkhan non-seulement leur accorde la vie, mais leur permet encore d'emporter leurs richesses. Touché de cette clémence inattendue, le peuple court en foule au-devant du vainqueur, et forme le nombreux cortège de son entrée triomphale. Arrivé à la porte de Ïeni-Chèhir, le Sultan est arrêté par un spectacle inattendu des femmes éplorées se prosternent à ses pieds ; ce sont les malheureuses veuves des guerriers grecs morts en défendant leur patrie. Orkhan les relève avec bonté, leur choisit des époux parmi les seigneurs qui l'entourent, et reprend sa marche au bruit des acclamations populaires. Cette douceur et cette humanité, dictées par une sage politique, lui gagnent tous les cœurs ; un grand nombre d'habitants des villes voisines, attirés par la générosité d'Orkhan, viennent se ranger sous ses lois, et Nicée devient plus peuplée et plus florissante que jamais.
[Développement d’Iznik]
Aidé des conseils du grand vézir Ala-eddin, Orkhan donna les plus grands soins à toutes les parties de l'administration. L'enceinte où se tinrent les deux célèbres conciles oecuméniques de Nicée fut convertie en mosquée, et les murs en furent couverts de sentences tirées du Coran, gravées en lettres d'or sur un fond d'azur. On y lisait, entre autres, le fameux symbole de l'islamisme : « Il n'y a d'autre divinité que Dieu (Allah), et Mahomet est son prophète. » C'est du règne de ce prince que date l'usage de placer des inscriptions sur les édifices publics. Auprès de la mosquée impériale, il établit un mèdrècè [medrese], espèce d'université destinée à l'étude du droit et de la théologie, et réservée pour les seuls oulémas (docteurs en droit ou lettrés). Les mèdrècè sont bâtis en pierre, et renferment depuis douze jusqu'à trente cellules (hudjret) occupées par les élèves, désignés sous le nom de softa ou muïd, et danichmend (étudiants). Des muderris (professeurs) dirigent ces écoles, et ont sous eux des khodjas (recteurs, suppléants), sur qui ils se reposent le plus souvent du soin des lecons. Les études y sont divisées en dix branches la grammaire, ilm-sarf ; la syntaxe, ilm-nahw, la logique, ilm-mentyk ; la morale, ilm-édèb ; la science des allégories, ilm-mea'ni ; la théologie, ilm-kèlam ou ilm-illahi ; la philosophie, ilm-hikmet ; la jurisprudence, ilm-fikh ; le Coran et ses commentaires, ilm-tefsir ; et enfin les lois orales du prophète ou traditions, ilm-hadis.
Outre les mosquées et les écoles, Orkhan fonda à Nicée le premier imaret (hospice des pauvres), établissement consacré au soulagement de l'humanité. On y distribuait chaque jour aux malheureux du pain, deux plats de viandes et de légumes chauds, et quelque argent (de trois à dix aspres). L'inauguration de cet imaret fut faite avec la plus grande pompe. Le Sultan en alluma lui-même tes lampes, et fit, de sa propre main, la distribution des mets aux pauvres. Cet exemple édifiant fut imité par ses successeurs, dont on ne saurait trop Jouer l'humanité et la bienfaisance envers les classes indigentes. La charité est une des vertus distinctives des musulmans ; mais les princes de la maison ottomane semblent avoir voulu servir de modèle à leurs sujets dans l'exercice de cette touchante vertu. Osman ne cessa de répandre des bienfaits autour de lui ; ses aumônes allaient chercher la veuve et l'orphelin. Il ne rencontrait jamais un pauvre sans le secourir ; plus d'une fois même il se dépouilla de son propre manteau pour en revêtir l'indigent. Chaque jour un nombre infini de malheureux venaient s'asseoir à des tables dressées pour eux dans son palais. Le Sultan assistait souvent à leur repas, et se plaisait à poser lui-même les plats devant ces infortunés, émus de tant de bonté. Muhammed Ier nourrissait, chaque vendredi, tous ceux qui se présentaient ; Baïezid II envoyait des sommes considérables aux gouverneurs de ses provinces pour les distribuer aux pauvres, et surtout à ceux des familles distinguées que la honte empêche de mendier ; enfin les monarques, les grands, les personnes opulentes, outre les sommes prodigieuses qu'ils versent chaque jour au sein de la misère, se font un devoir de consacrer une portion de leurs revenus (le dixième) à des établissements de bienfaisance. Cette charité inépuisable, cette hospitalité généreuse qui distinguent le musulman et le mettent, sous ce rapport, au-dessus de beaucoup d'autres nations, sont basées sur les préceptes suivants du livre sacré « O croyants ! faites la prière, donnez l'aumône ; le bien que vous ferez, vous le retrouverez auprès de Dieu, parce qu'il voit toutes vos actions. Le fidèle qui aime Dieu doit aussi aimer son prochain. Il est obligé de secourir ses parents, les orphelins, les veuves, les pauvres, les voyageurs, les étrangers, les captifs, tous ceux enfin qui se recommandent à sa charité. Faites l’aumône le jour, la nuit, en secret, en public ; vous en recevrez le prix des mains de l'Éternel etc., etc. » La bienfaisance des musulmans s'étend jusque sur les animaux ; il est défendu de les maltraiter ; et si le propriétaire d'un chameau ou d'un cheval abuse de leurs forces, les officiers de police s'opposent à sa dureté. Les chiens, qu'un précepte de pureté corporelle exclut des maisons, sont nourris en plein air par les habitants du quartier, dont ils sont les vigilants et souvent forts incommodes gardiens, surtout envers les étrangers. Tuer les animaux, les tenir seulement enfermés dans une cage, sont aux yeux de ce peuple des actes inhumains ; aussi a-t-il généralement de la répugnance pour la chasse. On voit souvent acheter des oiseaux captifs pour leur rendre la liberté. Ces sentiments de charité universelle sont le plus bel éloge de la nation qui les met chaque jour en pratique ; et si nous nous sommes étendus un peu longuement sur ce sujet, c'est que nous tenons à rectifier les idées fausses que l'on se fait d'un peuple réputé féroce, parce qu'il n'est jugé que d'après les excès auxquels il se livre en temps de guerre ; mais ces actes de cruauté s'expliquent alors par son fanatisme, qui ne fui fait voir dans ses ennemis que ceux de son culte. Hors de ces circonstances, le musulman est bon par nature et par principe.
Le fils aîné d'Orkhan, Suleïman-Pacha, qui avait conduit le siège de Nicée, fut investi du commandement de cette place importante. A la mort de son oncle Ala-eddin-Pacha, il lui succéda dans le gouvernement de Brousse et dans la haute dignité de grand vézir. A peine en possession de ses nouveaux titres, s'empare des bourgs de Tarakli [Taraklı], Koïnik et Moudournou[Mudurnu], qui se rendent sans résistance. Le château de Guemlik (Ghios) [Gemlik], qui avait résisté aux attaques réitérées d'Osman, cède enfin aux efforts de son fils.
[Conquêtes]
Jusqu'ici nous avons vu Orkhan agrandissant ses domaines aux dépens des possessions des empereurs de Byzance. Il voulut aussi se faire reconnaître par les princes musulmans de l'Asie Mineure, qui s'étaient partagé les débris de l'empire seldjoukide. Adjlan-Bei [Aclan Bey], prince de Karaçi [Karesi], venait de mourir en laissant deux fils ; l’aîné lui avait succédé. Le plus jeune, nommé Toursoun [Dursun Bey], élevé à la cour d'Orkhan, propose à son protecteur de l'aider à s'emparer du pays de Karaçi, lui offrant, pour prix de ce service, les villes de Aidindjik [Aydıncık], de Minias, de Tirhala et de Balikeçer [Balıkesir]. Orkhan accepte avec empressement cette proposition, entre en campagne avec Toursoun, et soumet, chemin faisant, quelques villes et châteaux sur les bords de l'Ouloubad. Le prince de Karaci, n'osant attendre le Sultan, abandonne Balikeçer, et se réfugie dans le fort de Perghama (Pergame) [Bergama]. Orkhan offre sa médiation aux deux frères : ils l'acceptent, mais, à la première entrevue, l'aîné fait assassiner Toursoun. Irrité de ce manque de foi, Orkhan marche contre le meurtrier, que les habitants de Perghama, dans leur indignation, livrent eux-mêmes à la justice du Sultan. Orkhan lui laissa la vie, et se contenta de l'emprisonner à Brousse, où il mourut au bout de deux ans de captivité.
[Bursa, derviches et poètes]
Le Sultan, possesseur des trois principales villes de la Bythinie, Nicomédie, Nicée et Brousse, ainsi que de la capitale de la Mysie (Pergame), s'occupa, pendant les vingt années de paix qui suivirent cette dernière conquête, à raffermir dans ses États l'ordre et la discipline établis par les institutions d'Ala-eddin-Pacha. D'immenses constructions signalèrent cette période pacifique du règne d'Orkhan. Des mosquées, des imarets, des mèdrècè, des caravanserais, rivalisèrent bientôt avec les établissements de Nicée. De nombreuses cellules couvrirent les hauteurs de l'Olympe et les environs de Brousse. Des derviches vénérés, dont les prières et la coopération avaient aidé Orkhan à conquérir cette ville, s'établirent dans ces retraites le pieux Gueïkli-Baba (père des cerfs), célèbre par ses contemplations mystiques et son goût pour la vie des forêts ; Abthal-Murad qui, suivant la tradition, fit des prodiges de valeur avec un sabre de bois ; Abthal-Mouça, qui saisissait les charbons ardents avec du coton ; Doughli-Baba, qui répandit l'usage du miel et du ïoghourt [yaourt] ou lait caillé ; tels sont les principaux derviches dont les écrivains nationaux ont conservé les noms. A l'imitation du souverain, plusieurs personnes embellirent l'enceinte de Brousse et les environs de l'Olympe de mosquées, de couvents, d'écoles et de mausolées. Les flancs ombreux de cette belle montagne, ses délicieuses vallées, se peuplèrent de santons, de savants et de poëtes turcs, qui venaient y chercher de suaves inspirations ou se livrer à des méditations pieuses. Parmi les plus célèbres, nous citerons Molla-Cheïlthy, le premier poète romantique des Ottomans ; Waci-Ali, le traducteur des fables de Bidpai ; Khyali (le visionnaire), et Deli-Burader (le frère insensé), connus, l'un par ses poésies lyriques, l'autre par des vers pleins de charme et de volupté ; le cheïkh Albestami et le grand juge Alfenari, auteurs de traités de théologie et de jurisprudence. Tous ces hommes d'élite reposent au pied de la montagne et non loin de Brousse. Cette ville célèbre, dont nous donnons une vue, renferme, outre les mausolées des six premiers Sultans (*), les tombeaux d'une foule incroyable de princes, seigneurs, religieux, savants, poètes, musiciens et médecins. Seid Ismaïl, auteur célèbre, fait monter ce nombre à cinq cent vingt-quatre. Brousse, capitale de l'empire ottoman jusqu'à la prise de Constantinople, citée, dans les titres du Sultan, comme la troisième ville de J'empire, renommée par ses eaux thermales, par ses fruits délicieux et par les autres produits de son sol et de son industrie, tels que la soie, dont elle fournit encore d'immenses quantités aux étrangers, après avoir satisfait aux besoins des manufactures locales: Brousse renferme encore aujourd'hui dans son enceinte et dans ses faubourgs une population mélangée turque, grecque, arménienne et juive qu'on ne craint pas d'évaluer à soixante-dix mille âmes au moins.
(*) Ces mausolées sont de la plus grande simplicité, surtout celui d'Osman. Les corps des six premiers Sultans reposent dans trois turbè, ou chapelles sépulchrales : le turbè de Gumuch-Coubbè renferme Osman et Orkhan ; celui de Tchèkirguè, Murad Ier, Baïezid Ier et Murat II ; enfin Muhammed Ier est seul dans celui de Yèchil-Imaret.
En 758 (1357), après un long repos, interrompu seulement par quelques excursions si peu importantes que les chroniqueurs ottomans n'en ont pas même fait mention, Orkhan voulut profiter de la faiblesse de l'empire byzantin désolé par la guerre civile. Son fils aîné fut chargé de la mission hardie d'unir l'Europe à l'Asie, en soumettant la rive grecque de la Propontide à la puissance ottomane. Pendant la nuit, quatre-vingts guerriers, dévoués à Suleïman, passent avec lui l'Hellespont sur deux radeaux, et s'emparent de la ville de Tzympe par surprise. Les Grecs, séduits par les promesses du fils d'Orkhan, conduisent eux-mêmes en Asie les barques qui se trouvaient sur la côte d'Europe, en peu de jours, elles ramènent trois mille Ottomans.
Les éléments semblent favoriser leurs projets d'invasion un effroyable tremblement de terre renverse une portion des remparts de Gallipoli [Gelibolu] les musulmans y entrent parla brèche ; et de cette place importante que l'on peut appeler la clef de Constantinople, ils font le point de départ de leurs excursions en Europe (*).
(*) Gallipoli, ville remarquable par la grandeur de son port et sa nombreuse population, et qui fut le berceau de la marine ottomane, a été longtemps la résidence du grand amiral (Capudan-Pacha). Cet officier supérieur porte le costume de pacha à trois queues ; il jouissait d'un revenu considérable, provenant des rétributions qu'étaient obligés de lui payer annuellement les capitaines en activité, et du produit de la ferme des trente-trois petites îles de l'Archipel, formant son apanage ; il en retirait on revenu de trois cent mille piastres par an, dont le miri percevait quatre-vingt-cinq mille.
Gallipoli fait encore maintenant un grand commerce.
Cette même année les Ottomans poursuivant leurs avantages, s'emparent encore de Konour, du fort de Boulaïr, de Malgara, d'Ipsala et de Rodosto. L'empereur Jean Cantacuzène, qui avait accordé sa fille à Orkhan en 746 (1345), se plaignit de cette violation de la paix de la part d'un allié. Le Sultan répondit à son beau-père que ce n'était pas la force des armes qui avait ouvert les portes de l'empire grec à Suleïman-Pacha, mais bien la volonté divine qui avait fait tomber les murailles devant lui. L'empereur ne se contenta pas de cette fort mauvaise raison, et lui répondit qu'il ne s'agissait pas de savoir si le prince était entré par la porte ou par la brèche dans les villes conquises, mais seulement s'il les possédait légitimement Orkhan, pour se tirer d'embarras, commença par réclamer quarante mille ducats, et l'invita ensuite à une entrevue, où le Sultan eut grand soin de ne point se rendre.
[Mort d’Orkhan]
Suleiman-Pacha ne jouit pas longtemps de son triomphe ; une chute de cheval causa sa mort en 760 (1359). Son père lui fit élever, sur le bord de l'Hellespont, un tombeau, objet de la vénération des pèlerins musulmans. Orkhan, accablé de douleur de la perte de son fils bien-aimé, ne lui survécut pas plus d'un an. Il mourut en 761 (1360), dans la soixante-quinzième année de son âge et la trente-cinquième de son règne. Prince clément, libéral envers les pauvres, guerrier heureux, législateur habile, Orkhan mérite tous les éloges que les écrivains musulmans se plaisent à lui prodiguer. Son extérieur répondait à la grandeur de sa renommée: sa taille était majestueuse, sa poitrine large, ses bras musculeux. Sa chevelure blonde, ses yeux bleus, son front élevé, sa barbe et sa moustache épaisses et luisantes, son teint blanc et coloré, lui donnaient une physionomie et un aspect de douceur et de force que l'on trouve rarement réunis. Les poëtes orientaux parlent avec enthousiasme d'un signe qu'il avait sous l'oreille droite, et qu'ils comparent « à une graine de pavot flottant sur du lait ».