Mehmed II (1432-1481), le conquérant de Constantinople, en 1453, date qui marqua la fin de l’Empire byzantin, , extrait de Jouannin, Turquie, 1840.
CHAPITRE IX.
SULTAN-MUHAMMED-KHAN, EL FATYH (LE CONQUÉRANT), vulgairement MAHOMET II.
La conquête de Constantinople par les Osmanlis fut un des événements les plus mémorables du quinzième siècle la chute de l'antique Byzance, le renversement de l'empire romano-grec, après onze cents ans de durée, étaient des faits trop retentissants pour ne pas laisser, parmi les peuples de la chrétienté, des souvenirs ineffaçables. Aussi le Sultan qui eut la gloire de s'emparer de la cité de Constantin a-t-il conservé chez nous une sorte de célébrité populaire, que ne partagent pas an même degré les autres grands princes de sa dynastie.
[Prise du pouvoir]
Ce ne fut que trois jours après la mort de Murad II, c'est-à-dire, le 8 février 1451 (855 de l'hégire), que Sultan-Muhammed en reçut la nouvelle à Magnésie. Ce prince qui, du vivant de son père, avait déjà joui du pouvoir suprême, le ressaisit avec empressement et à peine eut-il lu les dépêches que lui adressait Khalil- Pacha, qu'il s'élança sur son cheval, en s'écriant « Qui m'aime me suive ! ». Arrivé en deux jours à Gallipoli, avec ses baltadjis et ses peïks, il s'y arrêta deux autres jours pour donner au reste de sa suite le temps de l'atteindre. C'est de là qu'il instruisit de son arrivée les habitants d'Andrinople, dont un grand nombre vint au-devant de leur nouveau maître. Les oulémas, les cheïkhs, les vézirs, les beïler-beïs, qui l'attendaient à une lieue de la capitale, mirent pied à terre dès qu'ils l'aperçurent, et formèrent son cortège. Avant d'entrer dans la ville, ils s'arrêtèrent en poussant des cris lamentables, dernier hommage qu'ils rendaient à la mémoire de Sultan-Murad. Ému par ces témoignages de douleur, Muhammed descendit de cheval, pleura avec les grands dont il était environné, et les admit à la cérémonie du baise-main (destbouss). Le jour qui suivit son entrée dans Andrinople, il prit possession du trône avec la plus grande solennité, et en présence des hauts fonctionnaires de l'empire. Khalil-Pacha, dont les conseils avaient engagé deux fois Sultan-Murad à reprendre la couronne, redoutait le courroux de Muhammed et se tenait éloigné de lui ; le Sultan le fit approcher, et le confirma dans la dignité de grand-vézir. Ishak-Pacha, en qualité de gouverneur d'Anatolie, fut chargé de conduire à Brousse le corps de Murad ; il mit un grand zèle à s'acquitter de cette mission tout se fit avec une pompe extraordinaire; et l'or fut répandu à pleines mains. Si l'on en croit les historiens nationaux, l'avénement de Sultan-Muhammed fut accompagné des pronostics les plus heureux. Les astrologues et les devins prédirent que son règne serait fécond en hauts faits d'armes ; ils appuyaient surtout cette prédiction sur ce verset du Coran : « Dieu a béni le cinquième et le septième… » Or Muhammed avait été proclamé un jeudi, cinquième jour de la semaine, et il était le septième Sultan de sa dynastie. Nul doute que ces pronostics n'aient agi puissamment sur l'esprit de Sultan-Muhammed, aussi bien que sur celui de ses peuples, et qu'ils ne les aient poussés avec ardeur vers la gloire militaire ; car ce monarque, un des plus grands de sa race par son génie, ses talents, et son amour pour les sciences et les lettres, n'était pas plus exempt, de faiblesses superstitieuses que les autres princes musulmans ou chrétiens du moyen âge, et même ceux d'une époque beaucoup plus rapprochée de nos temps. Sultan-Muhammed signala son arrivée au pouvoir par un de ces actes de cruauté trop communs dans l'histoire ottomane. Son père avait eu de son mariage avec la fille d'Esfendiar-Oghlou, prince de Servie, un fils nommé Ahmed ; il était encore au berceau mais le Sultan craignit qu'il ne lui disputât plus tard l'empire avec avantage comme étant né d'une épouse légitime tandis que Muhammed lui-même n'était issu que d'une esclave. Ahmed sacrifié à cette politique ombrageuse fut étouffé dans un bain par Ali Ewrenos-Oghlou. Cet acte de cruauté s'exécutait pendant que la veuve de Murad, bien loin de craindre pour la vie de son enfant, offrait ses félicitations à Muhammed. Le Sultan sentit que cette barbarie pourrait lui aliéner le cœur de ses sujets ; Ali fut donc mis à mort; et le Sultan, délivré du témoin et de l'instrument de son crime, put le désavouer hautement; il assigna à la malheureuse mère une forte pension, et la renvoya au prince de Servie, après l'avoir comblée d'honneurs et de présents.
A peine la veuve de Murad était-elle partie d'Andrinople, que l'ambassadeur de Constantin et de son frère Démétrius y arriva. Il était chargé de complimenter le Sultan ; Muhammed le reçut avec les plus grandes marques de bienveillance, promit de maintenir la paix accordée par son père à l'empereur, et de payer même une somme de trois cent mille aspres, destinée à l'entretien du petit-fils de Suleïman, le prince Orhhan retenu prisonnier à Constantinople par la politique des Paléologues.
La république de Raguse députa aussi vers le Sultan, de même que la Walachie, Mytilène, Chio, Galata, Gênes, et les chevaliers de Rhodes. Il renouvela alliance avec tous, et conclut une trêve de trois ans avec Jean Hunyade. Il marcha ensuite contre Ibrahim-Beï, prince de Karamanie, qui venait de se révolter, poussé par l'espoir de reprendre sur un prince jeune et sans expérience les provinces dont Murad s'était emparé. Pour susciter de plus grands embarras au Sultan, Ibrahim avait engagé les héritiers des anciens princes de Mentèchè d'Aïdin et de Kermian, dépossédés par le souverain ottoman, à revendiquer les droits de leurs pères. Mais ces tentatives de rébellion furent bientôt réprimées; et Ibrahim, pour gage de sa soumission offrit la main de sa fille à Sultan-Muhammed.
La paix étant ainsi établie avec tous les princes voisins, le Sultan songea à exécuter le dessein qu'il méditait en secret la conquête de Constantinople. Une démarche imprudente de l'empereur grec vint hâter encore le moment de sa ruine. Ses ambassadeurs se plaignirent amèrement au Sultan du retard qu'éprouvait le payement de la pension d'Orkhan ; ils ajoutèrent à leurs plaintes la menace de remettre ce prince en liberté, et même de soutenir ses prétentions si le double de la somme convenue ne leur était compté sur-le-champ. Sultan-Muhammed, malgré l'indignation que lui causa cette audace, crut devoir dissimuler la mise en liberté d'Orkhan pouvait faire renaître la guerre civile qui avait ensanglanté l'interrègne ; en conséquence, les députés furent renvoyés avec de grandes promesses, que Sultan-Muhammed se proposait bien de ne pas tenir.
[Tentative de révolte des janissaires]
C'est sous ce prince que le corps des janissaires, qui devint par la suite si redoutable aux Sultans, commença à donner des marques de son exigence. A peine arrivé à Brousse, le monarque y fut accueilli par les cris tumultueux de cette milice déjà indisciplinée, qui réclamait une gratification de son nouveau maître. Un refus eût été dangereux. Sultan-Muhammed contint sa colère, et fit distribuer aux séditieux dix bourses d'or mais peu de jours après, l'aga des janissaires, Kazandji-Toughan, fut mandé devant le Sultan qui lui reprocha la désobéissance de ses soldats, s'emporta au point de lui donner des soufflets et des coups de son kliamchi (fouet) et le destitua. Moustapha-Beï fut revêtu de son emploi. Pour affaiblir l'esprit d'insubordination des janissaires, sept mille chahindjis (fauconniers) et segbans (garde-meutes) furent incorporés dans leurs rangs. Sultan-Muhammed étant parvenu ainsi à y étouffer la révolte, se rendit à Gallipoli et fit chasser les Grecs des villages situés sur les rives de la Maritza (Hèbre), dont les revenus étaient réservés pour la pension d'Orkhan. Il se disposa alors à marcher contre Constantinople.
[Préparatifs de la conquête de Constantinople]
Bayezid-Ildirim avait fait élever le fort de Guzel-Hyssar, sur la rive asiatique du Bosphore. Sultan-Muhammed conçut le projet d'en construire un autre vis-à-vis et sur le bord opposé, et de se rendre maître ainsi du passage de la mer Noire. A cette nouvelle, Constantin alarmé se hâta d'envoyer des ambassadeurs au Sultan, lui offrant un tribut, et le suppliant de renoncer à son projet. Le monarque ottoman répondit que personne n'avait le droit de s'opposer aux travaux qu'il lui plaisait de faire sur son territoire; que les deux rivages lui appartenaient ; celui d'Asie, parce qu'il était possédé par les musulmans; celui d'Europe, parce que les chrétiens ne savaient pas le défendre ; il termina en enjoignant aux envoyés grecs de se retirer, et en menaçant de faire écorcher vifs ceux qui oseraient lui porter à l'avenir de pareils messages. Il s'occupa ensuite de la construction du fort; et, par une pieuse bizarrerie, voulut que sa configuration retraçât l'ensemble des lettres arabes dont se compose le nom de Mahomet le prophète. Il fit élever une tour à l'endroit où chaque M figure un rond; mais, pour satisfaire cette fantaisie, il fallut violer les règles de l'art (*).
(*) Le château de Saint-Germain en Laye nous offre un second exemple de cette bizarrerie, non pas religieuse, comme celle du vainqueur de Constantinople, mais amoureuse, puisque le D (gothique) qu'il représente avait pour but de rappeler le nom de la célèbre Diane de Poitiers.
Le Sultan dirigea lui-même une partie des travaux, et chargea les vézirs Khalil et Sarydjè de la surveillance du reste. Six mille ouvriers furent employés à la construction de ce château alors si formidable, et dont les murs sont d'une grande épaisseur. Outre les matériaux qui vinrent des côtes d'Asie, on employa encore les ruines de diverses habitations et églises situées sur le Bosphore. L'ardeur des Osmanlis pour l'achèvement de cette forteresse fut si grande, que l'on vit des gens de toute classe, même de hauts dignitaires, se mêler aux ouvriers, et apporter des briques, des pierres et de la chaux. A la vue de ces terribles préparatifs, Constantin, saisi d'effroi, envoya vers le Sultan des députés, qui le supplièrent d'épargner les maisons des Grecs dispersés dans les villages du Bosphore mais Sultan-Muhammed n'eut aucun égard à ces prières, et ordonna à Esfendiar, son gendre, de mener paître ses chevaux sur les terres de l'ennemi et de repousser par la force ceux qui voudraient s'y opposer. Les Grecs ayant résisté et tué quelques musulmans, le Sultan, dans sa colère, fit massacrer tous les moissonneurs que l'on put rencontrer, et donna ainsi le signal de la guerre. Constantin qui, à cette nouvelle, avait fait fermer les portes de la ville, renvoya au Sultan quelques musulmans qu'il ne voulut pas retenir prisonniers, et fit dire à Muhammed que, puisqu'il avait rompu le premier la trêve, les Grecs, se confiant à la justice de leur cause, opposeraient la force à la force, en attendant qu'il fut revenu à des sentiments plus pacifiques. Le Sultan ne tint aucun compte de ce message. Le fort qu'il faisait élever au milieu du Bosphore venait d'être terminé en moins de trois mois ; il lui donna le nom de Boghaz-Kèçèn (*), et en remit le commandement à Firouz-Aga, qui avait quatre cents janissaires sous ses ordres.
(*) Boghaz-Kèçèn se traduit mot-à-mot par coupe-gorge ; mais boghaz en turc signifie à la fois gorge et détroit, ou passage dans une montagne, comme port chez les habitants des Pyrénées.
Sultan-Muhammed revint ensuite à Andrinople, où il disposa tout pour le siège de la capitale des Grecs, tandis que son lieutenant Tourakhan [Turahan Bey] ravageait le Péloponèse, fit construire, par un fondeur hongrois, transfuge de Constantinople, des canons d'une dimension si colossale, que le plus fort d'entre eux lançait, à un mille de distance, des boulets de pierre de douze palmes de circonférence, et du poids de douze quintaux. La détonation était si terrible qu'on l'entendait de plusieurs lieues pour déplacer cette monstrueuse pièce d'artillerie, il fallait y atteler cinquante couples de bœufs ; sept cents hommes étaient nécessaires pour la servir. Lorsque la première épreuve en eut été faite, l'enthousiasme des musulmans fut à son comble, et le Sultan n'eut plus de repos jusqu'à ce que la grande entreprise qu'il méditait, et qui devait illustrer son règne, fût accomplie.
[Description de Constantinople]
Mais, avant d'entrer dans les détails du mémorable siège de Constantinople, donnons quelques notions historiques et topographiques sur cette ville célèbre. Située dans la plus magnifique position, à l'extrémité de la rive européenne du Bosphore, l'antique Byzance est bâtie, comme Rome, sur sept collines. Lorsque Constantin l'eut choisie pour sa résidence, en l'an 330, elle échangea son premier nom contre celui de Constantinopolis (ville de Constantin). Les Grecs la désignaient dans leur langage ordinaire, par « Polis » (la ville), comme les Romains n'appelaient pas Rome autrement que URBS et c'est par une légère altération des mots grecs « Is tin polin » que les musulmans en ont fait « Istambol » et même, par un jeu de mots pris dans un sens religieux, Islambol, la ville de l'islamisme. Ils lui donnent aussi le surnom de Oumm-uddunia (mère du monde). Sa forme est triangulaire : la base du triangle tient au continent d'Europe du côté du couchant; elle est défendue par un double fossé, et une double ligne de fortifications.
Les deux autres côtés sont bornés au sud par la Propontide, et au nord-est par un port de six kilomètres de longueur (environ trois milles d'Italie), sur un kilomètre de largeur; on le nommait autrefois à juste titre « krusokeras », la Corne d’or ; c'est un des plus beaux et des plus surs qui existent dans le monde. Une simple muraille défend ce double rivage. A l'époque du siège de Constantinople par Sultan-Muhammed, un fort s'élevait à chaque pointe du triangle ; l'Acropolis placé au promontoire appelé aujourd'hui pointe du sérail (Serai-Burnou), portait le nom de Saint-Démétrius le second fort, construit à l'extrémité du rempart occidental qui s'étend jusqu'au rivage de la Propontide, se nommait Cyclobion ou Pentapyrgion (cinq tours) ; c'est le fort devenu depuis si fameux sous le nom de château des Sept-Tours. Enfin, au fond du port était placé le Cynegion, maintenant Haïwan-seraï, enceinte circulaire destinée aux combats des bêtes féroces; et plus loin le palais des Blachernes, demeure favorite des derniers empereurs grecs. On avait creusé, entre l'Acropolis et le Pentapyrgion, deux bassins, le port de Théodose et celui de Julien comblés maintenant par des amas de sable; c'est là qu'existaient les palais de ces deux empereurs. Entre le port de Julien et la pointe de Saint-Démétrius, s'élevait encore le palais Bucolion (bœuf et lion). Sur la place même qu'occupe en partie le sérail actuel, était construit le grand palais impérial; et enfin, entre le Cyclobion et le port de Théodose, le palais Psamatia près de la porte de ce nom.
[Prédictions]
Effrayés des immenses préparatifs de Sultan-Muhammed, et pressentant la chute de leur capitale, les Grecs se rappelaient en ce moment toutes les sinistres prédictions qui couraient depuis longtemps parmi eux. Deux portes de la ville, la Porte dorée, et celle appelée Cercoporta avaient été anciennement murées, d'après une prophétie annonçant que les vainqueurs entreraient par là dans Constantinople. Cette tradition s'est même conservée chez les musulmans ; ils sont persuadés à leur tour que les chrétiens s'empareront un jour d'Istambol, en passant par la porte dorée qui donne dans l'enceinte des Sept-Tours. Une autre prédiction attribuée un saint, nommé Morenus, disait qu'un peuple armé de flèches devait s'emparer du port et anéantir les Grecs; une quatrième, en contradiction avec cette dernière, assurait que les ennemis arriveraient jusqu'à la porte du taureau, mais que là les habitants, reprenant courage, les repousseraient hors des murs, et resteraient paisibles possesseurs de leur cité. Plusieurs autres bruits, accrédités par la superstition et la frayeur, circulaient de bouche en bouche, et, en enlevant à la nation tout reste d'énergie, contribuaient à l'accomplissement de ces funestes augures. Tantôt c'était la sibylle d'Erythrée qui avait annoncé la chute de l'empire grec; tantôt Léon le Sage qui avait trouvé dans le cloître de Saint-George des tablettes sur lesquelles était écrite la série des empereurs et des patriarches, terminée par deux places vides. On disait encore qu'un devin, consulté par Michel, le premier des Paléologues, sur la durée de sa dynastie, avait répondu par le mot mamaïmi, qui, composé de sept lettres indiquait qu'il n'y aurait plus que sept empereurs. Enfin, suivant un historien byzantin, un vieillard avait dit à Jean Hunyade, vaincu à Kossova, qu'il fallait, pour mettre un terme aux malheurs des chrétiens, que Constantinople fût au pouvoir des Osmanlis.
Quant aux musulmans, leur confiance était fortifiée par ces paroles que Mahomet, disaient-ils avait adressées à ses disciples : « Avez-vous entendu parler d'une ville dont un côté regarde la terre, et les deux autres la mer ? Oui, envoyé de Dieu ! L'heure du jugement dernier ne viendra point sans que cette ville ait été conquise par soixante et dix mille fils d'Ishak. Ils ne combattront pas avec leur sabres, ni avec des balistes et des catapultes, mais seulement avec ces paroles : ‘Il n’y a pas d’autre divinité qu’Allah, et Allah est très-grand ! (lâ ilâhe illalâh ; allahou ekber !) Alors les remparts s'écrouleront, et les vainqueurs y feront leur entrée. » Le prophète aurait dit encore : « Ils prendront Constantinople ; le meilleur prince est celui qui fera cette conquête, et la meilleure armée sera la sienne. » Ainsi le courage naturel des musulmans était exalté par les paroles de leur prophète, tandis que les Grecs, inférieurs en nombre, étaient entièrement démoralisés par tant d'effrayantes prédictions. Sous ces influences opposées, l'issue du siège ne pouvait être douteuse.
[Siège de Constantinople]
Au commencement d'avril 1453, Sultan-Muhammed parut devant Constantinople avec une armée qu'on prétend s'être élevée à deux cent cinquante mille hommes ; il fit dresser, du coté de terre, quatorze batteries ; là se trouvait le canon colossal fondu à Andrinople ; il avait mis deux mois à parcourir trente-six lieues, précédé par deux cent cinquante pionniers et charrons, traîné par cent bœufs, et soutenu en équilibre par quatre cents hommes. Placé devant une des portes de la ville, il éclata bientôt, en tuant, dans cette explosion le Hongrois qui l'avait fondu. Cette monstrueuse d'artillerie n'aurait pu d'ailleurs être d'un grand secours aux assiégeants, et leur ignorance seule les avait engagés à employer un canon d'un pareil calibre. Il fallait deux heures pour le charger, et il ne pouvait tirer plus de huit coups dans toute la journée. Le 15 avril une flotte ottomane de quatre cent vingt bâtiments de diverses grandeurs, parut vers l'embouchure méridionale du Bosphore: quelques jours après, une petite escadre, composée de cinq vaisseaux, dont un seul de la marine grecque, et quatre génois, se présenta devant le port, et y pénétra heureusement, après avoir battu une division ennemie forte de cent cinquante voiles. Sultan-Muhammed, qui voyait du rivage la honteuse défaite des siens, et qui dans sa colère, avait poussé son cheval dans la mer, comme pour arracher la victoire aux Grecs, se vengea de cette humiliation sur son amiral Balta-Oghlou ; il le fit étendre par terre, et lui appliqua cent coups de topouz (sorte de massue, signe de commandement, analogue à notre bâton de maréchal). Après ce traitement ignominieux un azab jeta à la figure du patient une pierre qui lui fit à l'œil et à la joue une grave blessure. Dans sa fureur, le Sultan voulait faire empaler le malheureux amiral mais les janissaires obtinrent sa grâce.
[Prise du port de Cosntantinople]
A la suite de l'échec éprouvé par les musulmans, un divan fut assemblé. Khalil-Pacha, que la rumeur publique accusait de s'entendre avec les Grecs, y opina pour la paix; mais son désir ne put prévaloir contre l'avis unanime du favori et beau-frère du Sultan, le vézir Saganos Pacha, du mollah Muhammed-Kourani, son ancien gouverneur, et du cheïkh Ak-Chems-uddin, disciple du cheikh Hadji et qui, à l'exemple de Bokhari, mais avec plus de bonheur, se hasarda à prédire le jour et l'heure où Constantinople tomberait au pouvoir des musulmans. Ces conseillers n'ayant pu trouver le moyen de faire pénétrer l'escadre ottomane dans le port, dont l'entrée était fermée par une chaîne, le Sultan eut l'idée hardie de faire transporter les vaisseaux par terre. Cette opération pénible, mais non impossible, puisque l'antiquité en offre plusieurs exemples, fut exécutée avec bonheur et habileté. Une étendue de deux lieues de terrain fut recouverte de planches enduites de graisse de bœuf : plus de soixante et dix bâtiments de diverses grandeurs, poussés sur cette route glissante, la parcoururent en une seule nuit, et se trouvèrent, le lendemain matin, à l'ancre au milieu du port de Constantinople, à la grande surprise des assiégés. Les Génois, alliés des Grecs, essayèrent alors de brûler la flotte, mais les Ottomans étaient sur leurs gardes et, lorsque le vaisseau du brave chef génois Giustiniani s'approcha, vers minuit, de l'escadre ennemie, un énorme boulet le fit couler bas, et la plus grande partie de l'équipage fut noyée. Encouragé par ce succès, Sultan-Muhammed, maître du port, y établit un pont, construit au moyen de tonneaux liés les uns aux autres par des crampons de fer, et surmontés de planches solidement fixées. Les assiégés tentèrent de l'incendier au moyen du feu grégeois; mais la surveillance active des musulmans déjoua ce projet. Enfin, après cinquante jours de siège, pendant lesquels l'artillerie ottomane avait abattu quatre tours, et ouvert une large brèche à la porte Saint-Romain, le Sultan envoya son gendre, Esfendiar-Oghtou, en message vers Constantin. L'ambassadeur ottoman engagea vivement l'empereur à se rendre; mais ce prince répondit noblement qu'il défendrait jusqu'à son dernier souffle l'empire dont Dieu lui avait confié la garde. Dès que le Sultan connut cette réponse, il fit tout préparer pour un assaut général par terre et par mer il promit à t'armée le butin entier, ne se réservant pour sa part que le sol et les édifices. De grands cris de joie accueillirent cette promesse. Pour exciter davantage encore leur enthousiasme, il publia que des timars et même des sandjaks seraient donnés en récompense à ceux qui monteraient les premiers sur les remparts ; en même temps il menaçait de la hache du bourreau les lâches qui fuiraient le danger. Les derviches parcouraient le camp, en promettant aux soldats la protection .du prophète, et en répétant ces paroles: « Il n'y a d'autre divinité que Dieu et Mahomet est son prophète : Dieu est un, et nul n'est semblable à lui. » Lorsque vint la nuit, une illumination générale fit resplendir les rives du Bosphore et les hauteurs de Galata. Des danses, des chants joyeux célébrèrent d'avance la prise de Constantinople; tandis que les assiégés, frappés de terreur et saisis d'un sombre pressentiment, se prosternaient en pleurant devant l'image de la Vierge, dont la protection miraculeuse les avait délivrés tant de fois des attaques des musulmans. Dans ce moment de crise, l'empereur lui-même visita tous les postes; haranguâtes troupes, et ne négligea aucun moyen de ranimer leur courage. Le brave Giustiniani secondait Constantin de tout l'ascendant qu'il avait sur l'armée auxiliaire : les fortifications furent réparées, des fossés creusés, des remparts de fascines élevés à la hâte; mais malheureusement les sages dispositions de l'illustre étranger étaient souvent contrariées par la basse jalousie des Grecs. Malgré les dégoûts qu'on lui faisait éprouver, Giustiniani, fidèle à la cause des chrétiens, résista aux offres secrètes que lui fit faire le Sultan : «Que ne donnerais-je pas, avait dit Muhammed, pour m'attacher un tel homme ? » Plusieurs autres officiers distingués, génois, vénitiens, espagnols, allemands, russes, se partageaient la défense de dix postes confiés aux troupes alliées; les Grecs n'en occupaient que deux et on va jusqu'à prétendre que les forces de la garnison tout entière ne s'élevaient pas à plus de neuf mille hommes.
Cependant, malgré l'ardeur qui les animait et leur supériorité numérique, les musulmans, à l'instant de donner l'assaut, furent arrêtés par une nouvelle qui répandit l'effroi dans leurs rangs : le bruit courut qu'une armée, composée de Hongrois et d'Italiens, venait secourir Constantinople. Les assiégeants, découragés, restèrent deux jours dans l'inaction : mais enfin un météore ayant paru dans le ciel, ils regardèrent ce phénomène comme un signe de la protection divine. Le Sultan fit prendre aux troupes leurs positions ; cent cinquante mille hommes, dit-on, cernèrent la ville du côté de la terre une flotte formidable la bloqua par mer. Le lendemain, 29 mai, au point du jour, les batteries des assiégeants commencèrent à jouer. Deux heures du combat le plus opiniâtre s'écoulèrent sans que la victoire se décidât ; aux efforts inouïs des Ottomans, les Grecs opposaient le courage du désespoir, le terrible feu grégeois embrasait les navires; une grêle de flèches et de pierres tombait sur les assaillants. Dans ce moment décisif, les troupes ottomanes, près de plier, furent soutenues par les exhortations du Sultan et la présence des cheïkhs Ahmed Kourani et Ak-Chems-uddin, qui répétaient à haute voix les versets du Coran relatifs à la prise de Constantinople. Enfin, cinquante d'entre eux ayant pénétré dans la ville par la porte nommée Cercoporta, que, par une négligence inconcevable, on avait oublié de fermer, les Grecs épouvantés se précipitent vers le rivage septentrional ; les soldats qui le gardaient en ferment les portes et jettent les clefs à la mer. Les fuyards se réfugient alors dans l'église de Sainte-Sophie, attendant en vain l'apparition de l'ange qui, à en croire une prédiction répandue parmi le peuple, devait repousser l'ennemi. Mais tes portes du temple se brisèrent sous la hache des vainqueurs, et aucun miracle ne vint sauver tes chrétiens.
[Chute de Constantinople]
Constantin, qui combattait sur la brèche, voyant la déroute des siens, se précipita au milieu des Ottomans et y trouva une mort glorieuse. Dès cet instant le pillage, t'incendie, les profanations de tout genre signalèrent le triomphe des musulmans. Quand la ville fut entièrement soumise, Sultan-Muhammed fit son entrée triomphale par la porte Saint-Romain il s'arrêta devant l'église de Sainte-Sophie, descendit de cheval, la visita en détail, en témoignant la plus vive admiration pour cette superbe basilique, et, montant le premier à faute), la consacra lui-même à l'islamisme.
Le cadavre de Constantin, reconnaissante à ses brodequins de pourpre parsemés d'aigles d'or, fut retrouvé parmi les morts sa tête fut placée d'abord au haut d'une colonne de porphyre qui s'élevait sur la place Augusteon, et promenée ensuite dans les villes d'Asie.
Lorsque Sultan-Muhammed arriva au palais impérial, il fut vivement frappé de la morne solitude et du vide de ces appartements naguère si brillants et si animés, et il récita un dis tique persan dont voici la traduction :
«L'araignée a filé sa toile dans le palais des Césars ; la chouette fait retentir la voûte d'Efrasiab de son chant nocturne. » Cette réflexion philosophique sur l'instabilité des grandeurs humaines n'empêcha pas Sultan-Muhammed de s'abandonner à toute l'ivresse de son triomphe, aux plaisirs, et même à des actes de cruauté. Le grand-duc Notaras, ses fils, hormis le plus jeune, réservé pour les fonctions de page du Sultan, des nobles espagnols et vénitiens, des seigneurs grecs dont on avait d'abord épargné la vie, périrent tous victimes de la férocité des vainqueurs. Enfin, après les trois jours de pillage qu'il avait promis son armée avant l'assaut, Sultan-Muhammed sentit la nécessité de mettre un terme à ces scènes de dévastation. Il rappela les Grecs dans la ville, fit construire de nouveaux édifices et réparer les monuments mutités. Il accorda même aux vaincus le libre exercice de leur religion, et leur laissa toutes les églises comprises depuis celle des Arméniens appelée Souly-Monastir (*), jusqu'à la porte d'Andrinople.
Tel fut le siége mémorable qui livra Constantinople aux musulmans, le 29 mai 1453 (20 djumadi I, 857 de l'hégire), onze cent vingt-cinq ans après sa reconstruction par Constantin le Grand. Assiégée vingt-neuf fois depuis sa fondation, prise sept fois, sa dernière occupation par Sultan-Muhammed-el-Fatyh incorpora enfin à l'empire ottoman cette capitale célèbre, et détruisit la nationalité d'un peuple qui a souvent tenté de secouer le joug de ses vainqueurs, et qui n'a réussi à se reconstituer qu'au bout de quatre siècles. Mais ce succès récent fut le résultat de la protection et de l'appui de trois grandes puissances européennes dirigées par des vues pontiques très différentes quoique paraissant animées, dans leur langage philanthropique, des mêmes sentiments de générosité de désintéressement et de civilisation.
(*) Souly-Monastir est ainsi nommé (le monastère aux eaux), à cause des sources, qui sortent des fondements de cet édifice.
Dès que Sultan-Muhammed se vit maître absolu de Constantinople, il songea, en véritable homme d'Etat, a s'assurer sa conquête par des institutions politiques en harmonie avec les mœurs et les besoins de ses nouveaux sujets. Pour s'attirer l'affection des chrétiens, il respecta leur culte et leurs usages, et voulut qu'en remplacement du patriarche qui venait de mourir, un nouveau chef spirituel fut élu suivant le cérémonial observé jusqu'alors. Dès que George Scholarius connu aussi sous le nom de Gennadius, eut été investi de cette dignité, le Sultan lui donna un repas splendide, pendant lequel il s'entretint amicalement avec lui il lui fit présent ensuite d'un sceptre précieux, emblème de l'autorité religieuse et civile qu'il venait de lui confier, et il lui dit : « Sois patriarche, et que le ciel te protège ! En toute circonstance, compte sur mon amitié, et jouis de tous les priviléges que possédaient tes prédécesseurs. » Après ces nobles paroles, le Sultan reconduisit lui-méme le prélat jusque dans la cour du palais, et ordonna aux vézirs et aux pachas qui l'entouraient d'escorter Gennadius.
Vingt jours après la prise de Constantinople, le Sultan retourna Andrinople, où il fit trancher la tête au grand vézir Khalil-Pacha, soupçonné de s'être laissé gagner par les présents des Grecs, dont il avait, à plusieurs reprises, plaidé la cause en sollicitant son maître de leur accorder la paix. Le Sultan n'avait pas non plus oublié que Khalil l'avait fait descendre deux fois du trône, du vivant de son père Murad. Cet exemple de l'exécution du premier fonctionnaire de l'empire s'est renouvelé souvent, depuis cette époque, parmi près de deux cents grands vézirs qui ont occupé ce poste éminent, mais périlleux (*).
(*) La liste des grands vézirs qui commence par Alaeddin, sous le règne d'Orkhan, et qui finit par Muhammed Réouf-Pacha, actuellement premier ministre, indique cent quatre-vingt seize promotions à ce poste suprême, auquel on a vu quelquefois le même personnage rappelé à une ou plusieurs reprises.
[Découverte de la tombe d’Eyüp]
Sultan-Muhammed envoya ensuite des lettres au sultan d'Egypte, au chah de Perse et au chérif de la Mecque, pour les instruire de la conquête de Constantinople. Il imposa des tributs aux États chrétiens qui l'avoisinaient. Il envoya Tourakhan dans le Péloponèse, pour protéger Démétrius et Thomas Paléologue, frères du dernier empereur grec, contre leurs auxiliaires albanais, qui voulaient leur enlever le reste d'autorité laissé à ces deux princes, sous la condition d'un impôt annuel de douze mille ducats. Les habitants de Siliwri (l'ancienne Selymbria) et de Bivados (l'Epibatos des Byzantins) ne croyant pas pouvoir résister aux armes victorieuses du Sultan, malgré la solidité des fortifications de leurs villes, s'empressèrent de lui en envoyer les clefs. Dès lors ce prince, tranquille possesseur de la capitale de l'empire grec et maitre absolu dans ses Etats, songea à s'emparer de la Servie. Il prétendait avoir des droits sur cette province; il les appuya d'une armée nombreuse, fit cinquante mille prisonniers, s'empara de Semendria, et envoya Firouz-Bei contre les troupes réunies d'Hunyade et de George, prince de Servie, qui battirent le lieutenant du Sultan. A la suite de cette victoire, George ayant offert de payer un tribut annuel de trente mille ducats, Sultan-Muhammed lui accorda la paix et retourna à Constantinople, où il posa la première pierre de la mosquée d'Eïoub [Eyüp]. Suivant la tradition musulmane, Eïoub était le porte-étendard et l'un des plus illustres Ensarioun, compagnons du Prophète; il avait péri sous les murs de Constantinople, l'an 48 de l'hégire (668 de J. C. ), pendant le siège de cette ville par le prince arabe Yèzid, fils de Muawiïè Ier. Au moment de mourir, il avait prédit qu'un jour un prince mahométan prendrait la capitale des Grecs et honorerait son tombeau. Sultan-Muhammed, instruit de cette prophétie, pria le cheikh Ak-Chems-uddin, qui était toujours à ses côtés, de demander à Dieu où se trouvait le tombeau du compagnon du prophète. Le cheïkh se mit en prières, et eut une vision dans laquelle Eïoub lui-même lui désigna le lieu de sa sépulture ; et à l'appui de sa révélation, t'assura qu'en creusant la terre à l'endroit indiqué on découvrirait une source d'eau vive et un marbre blanc avec une inscription en hébreu. Le lendemain, Ak-Chems-uddin conduisit le sultan dans le faubourg, qui depuis a pris le nom d'Eïoub, fit fouiller devant les murs du côté de l'ouest, et trouva en effet une source et une grande tombe, sur laquelle on prétend qu'était gravée une inscription. Dès que le monument élevé en l'honneur de ce personnage fut achevé, Sultan-Muhammed s'y rendit en grande pompe, accompagné d'Ak-Chems-uddin et des principaux oulémas, y fit sa prière, et reçut un magnifique cimeterre de la main du cheïkh qui le lui ceignit lui-même. Cette cérémonie, qui a toujours été pratiquée depuis lors par les successeurs de Muhammed Il, cinq ou six jours après leur avènement au trône, est appelée Taklidi-Sèif et tient lieu de sacre et de couronnement.
Le turbè d'Eïoub, à cause de son origine merveilleuse, attire une grande affluence de musulmans qui viennent y boire de l'eau de la source miraculeuse. Cette eau est renfermée dans un puits au fond du turbè; et une si utile précaution n'a pu être négligée, puisque les dévots y apportent de nombreuses offrandes en argent, en aloès, ambre gris et cire blanche. Ce monument est constamment ouvert deux lampes y brûlent nuit et jour, et du côté lie la tête de la sépulture est planté en terre un étendard enveloppé d'une draperie verte, emblème de l'emploi d'Eïoub auprès du prophète.
Sultan-Muhammed fit construire aussi au centre de Constantinople, sur les ruines des tombeaux des empereurs grecs et de l'église des Saints-Apôtres, un grand palais appelé aujourd'hui Eski-Seraï (le vieux serail). C'était un vaste bâtiment formant un carré parfait, entouré de hautes murailles; il servait de résidence aux épouses et aux concubines du prédécesseur du Sultan régnant. Ce vaste terrain avait quatre portes extérieures deux d'entre elles étaient toujours fermées les autres gardées jour et nuit par cinq cents baltadjis. Des eunuques blancs avaient la garde des portes intérieures leur chef se nommait Eski-Seraï-Agaçi (le gouverneur du vieux sérail) (*).
Après la mort tragique de Khalil, la place de grand vézir resta vacante pendant huit mois, interruption dont on ne voit que deux exemples dans les annales ottomanes. Mahmoud-Pacha, confident intime du Sultan, fut choisi pour remplir cet emploi. Fils d'un père grec et d'une mère servienne [serbe], Mahmoud, dérobé fort jeune par des soldats musulmans, avait été d'abord élevé dans le sérail en qualité de page, et employé ensuite au trésor. Ses talents lui ayant acquis la faveur de Muhammed, ce prince, lors de son avénement, l'investit du pachalik de Roumilie, et finit par l'honorer de la première dignité de l'empire.
En 1455, d'après le rapport que lui fit Iça-Bei, commandant des frontières ottomanes du coté de la Servie, sur ]a facilité qu'il y aurait à soumettre ce pays, Sultan-Muhammed s'empara de Novoberda ou Novobrodo, et de quelques antres villes sur la Sinitza ; il se rapprocha ensuite de l'Archipel, où croisait la flotte ottomane sous les ordres de Hamza-Pacha. Les chevaliers de Rhodes ayant refusé de payer tribut, le Sultan venait de leur déclarer la guerre.
(*) Depuis la révolution de 1826, marquée par l'anéantissement des janissaires, Eski-Seraï a changé de destination. Les anciens bâtiments ont été détruits ; c'est aujourd'hui la résidence du Ser Asker-Pacha (le généralissime de Constantinople), qui y a réuni son état-major, ses bureaux, etc.
L'amiral ottoman se dirigea d'abord vers Lesbos, où commandait le duc Gatelusio, qui envoya des présents à Hamza et des rafraîchissements pour ses équipages. La flotte fit voile ensuite pour Chio, où, ayant été reçue d'une manière hostile, elle se présenta devant Rhodes, dont les fortifications rendirent toute attaque impossible. Hamza se dirigea alors vers Cos, assiégea pendant 22 jours la forteresse de Racheia, et fut forcé de se retirer avec perte. Ces revers irritèrent le Sultan, et tirent disgracier Hamza. Un nouvel amiral, Younis-Pacha, fut nommé. It s'empara de la nouvelle Phocée, d'où il envoya au Sultan cent jeunes gens des deux sexes. Enfin, Sultan Muhammed lui-même quitta Constantinople, se rendit par terre devant Énos, dont il fit la conquête, ainsi que des îles de Tachouz (Thassos), Sèmendèrek (Samothrace), et Imrouz (Imbros), situées à l'entrée du golfe d'Énos, et de Statimènè (Lemnos).
Après ces diverses conquêtes, Sultan-Muhammed songea à une entreprise de plus haute importance, et dans laquelle son père Murad avait échoué ; Belgrade, boulevard de la Hongrie était considérée comme imprenable; le Sultan l'assiégea avec une armée de cent cinquante mille hommes et plus de trois cents bouches à feu. Enorgueilli de la prise de Constantinople, il s'était vanté de réduire en quinze jours une forteresse que son père avait été contraint d'abandonner après un siège de six mois; mais le grand capitaine Hunyade la protégeait. It attaqua, avec une flottille de deux cents brigantins, l'escadre des assiégeants qui fut bientôt dispersée et perdit sept galères et cinq cents hommes. Quelques jours après cet échec, les musulmans surprennent le faubourg, s'en rendent maîtres, et pénètrent dans la ville; mais bientôt, repoussés par le brave Hunyade, ils s'enfuient au cri d'Allah! et sont poursuivis jusque dans leur camp par les chrétiens. Sultan-Muhammed combattit avec fureur, et jusqu'au dernier moment, il se retira en emmenant cent chariots de blessés, blessé lui-même à la cuisse, et laissant sur le champ de bataille vingt-quatre mille hommes et trois cents canons. Les astrologues, jaloux de sauver l'honneur du monarque, expliquèrent le mauvais succès de cette entreprise par l'apparition de deux comètes dans les derniers jours du siège; et Sultan-Muhammed put sans honte abandonner Belgrade, dont la conquête (dit-il alors) était réservée, par les décrets éternels, à un autre prince de sa dynastie.
Hunyade ne jouit pas longtemps de son triomphe il mourut vingt jours après la fuite de Sultan-Muhammed, des suites d'une blessure reçue durant le siège.
Sultan-Muhammed, de retour à Andrinople, chercha à oublier sa défaite en célébrant avec la plus grande solennité la circoncision de ses deux fils Baïezid et Moustapha de toutes les parties de l'empire, les poëtes, les juges, les beïs, les fakirs, les gens de loi, les émirs, accoururent à ces fêtes, qui durèrent quatre jours.
Sept ans après la prise de Constantinople, c'est-à-dire en 864 (1460), Sultan-Muhammed, à la suite de diverses expéditions, commandées par lui-même ou par ses lieutenants, et d'ailleurs peu fécondes en faits intéressants, se trouva maître de la Servie et de toute la Grèce, sauf quelques ports, tels que Coron, Modon, Pylos, etc. En Albanie, les glorieux efforts du célèbre Iskender-Beï avaient arrêté les armes du Sultan. Le héros épirote n'avait cessé, depuis la mort de Murad Il, de combattre, presque toujours avec succès, les troupes ottomanes. Peu après l'avénement de Sultan-Muhammed, le neveu d'Iskender-Beï avait fait prisonnier Hamza-Pacha. Dans une autre bataille, quatre mille Ottomans avaient péri avec leur chef, tué de la main d'Iskender. Ce brave guerrier, encouragé par ces succès, était allé assiéger Beligrad d'Albanie; sur le point de s'en rendre maître, il avait été défait par une puissante armée qui, sous les ordres de Sèwali, était accourue au secours de la ville. Après cette victoire, les Ottomans, pour montrer quels redoutables guerriers ils avaient vaincus, écorchèrent quelques cadavres, dont la taille était gigantesque, empaillèrent leurs peaux, et envoyèrent ces trophées à Constantinople. Iskender-Beï prit bientôt une revanche éclatante quinze mille Ottomans, sous les ordres de Mouça, son ancien compagnon d'armes, et déserteur de sa cause, furent complètement battus par dix mille Albanais. Plus tard, Iça-Beï et Hamza-Pacha, à la tête d'une armée de quarante mille hommes, fournirent un nouveau sujet de triomphe à Iskender-Beï, qui les défit dans la plaine d'Alessio, et entra à Croïa chargé d'un immense butin.
Lorsque Ferdinand, successeur d'Alphonse, roi de Naples, eut appelé Iskender-Beï auprès de lui, pour J'aider dans la guerre contre le roi de France Charles VIII, Sultan-Muhammed profita de l'éloignement du héros albanais pour subjuguer le Péloponèse. Voulant ensuite porter ses armes en Asie, il assura la tranquillité de ses Etats d'Europe en accordant la paix à Iskender-Beï, et en lui cédant l'Épire et l'Albanie (146t-866). Il s'occupa dès lors avec activité des préparatifs d'une nouvelle expédition dont personne ne connaissait le but. Un des cazi-askers ayant osé le lui demander, le Sultan répondit brusquement : « Si un poil de ma barbe le savait, je l'arracherais et le jetterais au feu. La prise sur les Génois de la ville d'Amasra (Amastris, et plus anciennement Sésamus), et celle de Sinope sur Ismal-bei, furent les premiers résultats de cette guerre. Sultan-Muhammed, qui méditait l'asservissement de Therabezoun (Trébisonde, Trapezus) où régnait David Comnène, voulut auparavant lui enlever l'appui de son beau-frère Ouzoun-Haçan, prince turcoman de la dynastie du Mouton-Blanc. Les historiens ottomans racontent que cette expédition contre Ouzoun-Haçan fut résolue à la suite d'un songe mystérieux de Sultan-Muhammed. Il avait rêvé qu'il voyait Ouzoun-Haçan, vêtu en lutteur, se promener dans une vaste plaine, et défier tous les héros du siècle. A cette vue, Sultan-Muhammed s'était élancé sur son rival ; mais les premiers efforts du prince ottoman n'avaient pas répondu à son courage : Ouzoun-Haçan l'avait forcé à ployer le genou; l’indignation du Sultan ayant doublé ses forces, il s'était relevé à l’instant, plein de rage, avait renversé Haçan, lui avait ouvert le flanc, arrache les entrailles, et le malheureux vaincu s'était enfui en poussant des cris lamentables. Les astrologues de la cour tirèrent le plus heureux augure de cette vision; et ils décidèrent ainsi la guerre avec le prince tatare. Le monarque ottoman commença par envoyer I-lamza, beïlerbei de Roumîlie, pour s'emparer du fort de Kouîounli-Hyssar, qui se trouve sur la route d'Erzroum. Hamza signala son passage par des violences de tout genre. Le Sultan sfavança ensuite vers Ersroum; Ousoun~Hacan , épouvanté, lui députa sa mère Sarzih avec le bei kurde Djemizghezek et le cheikh Hutãeîn, porteurs de beaux présents. Sultan-Muhammed les reçut tous les deux avec les plus grands égards; il n'adressait jamais la parole à la prinœsse sans lui donner le titre de mère, et traitait de pére le cheikh Huçeîn : expressions caractéristiques du respect le plus profond chez les Orientaux. Cédant à leurs instances, il accorda la paix à Haçan. ll se dirigea ensuite sur Trébisonde. Sarah, qui aurait voulu l'engager å abandonner son projet, lui voyant faire la plus grande partie de la route à pied, lui dít : « Comment peux-tu, mon fils, t'exposer à tant de fatigues pour cette ville de Trebissonde ? - Ma mère, répondit le rusé monarque, le glaive de l’islamisme est dans ma main; sans toutes ces fatigues, je ne mériterais pas le titre de Ghazi (victorieux), et si je mourais aujourd'hui ou demain, j’aurais honte de paraître devant Dieu. »
Le Sultan, arrive devant Trébisondc, somma l’empereur David Comnène de lui céder la ville, lui promettant, avec la vie, la liberté d'emporter ses trésors et le menaçant, en cas de refus , de toute sa colère. Séduit par les promesses ou effrayé par les menaces, l'empereur envoya les clefs de Trébisonde, et s’embarqua pour Constantinople. Mais Sultan-Muhammed, qui voulait l'extermination des Comnènes, se servit, pour en venir à ses fins, du prétexte d'une lettre écrite par l’épouse d'Ouzoun-Haçan à David, le fit jeter dans les fers avec tous les siens, et leur prescrivit d'embrasser l’islamisme. Le dernjer des huit enfants de David se soumit seul à cette honteuse abjuration : tous les autres membres de cette famille infortunée furent impitoyablement mis à mort. L'impératrice Hélène donna, en cette occasion, une preuve touchante de dévouement à ses devoirs d'épouse et de mère : la sentence prononcée contre les Comnènes portait que leurs corps resteraient sans sépulture. On raconte que la princesse, bravant la colère du Sultan, se rendit sur le lieu de l`exécution, creuse elle- même une fosse, et y ensevelit pendant la nuit les tristes restes de son époux et de ses fils.
[Origines de la légende de Dracula]
Après avoir fait disparaître ainsi de l`Europe et de l'Asíe ce qui restait de la race impériale de Byzance, Sultan-Muhammed tourna ses armes contre le voïvode de Walachie , Wlad ; sa férocité lui avait valu, parmi ses sujets, les noms de Drakul (le diable ) et Tchepelpuch (le bourreau ), et les musulmans l'appeIaient Kazikli-Woda (le voîvode empaleur). Ce dernier surnom n'étaiy que trop mérité. Nous citerons parmi les cruautés qu'on lui attribue les traits suivants : il aimait à prendre ses repas au milieu d'un cercle de musulmans expirant dans les affreuses tortures du pal. Un prêtre, qui avait prêché sur le respect dû au bien d`autrui, ayant, dans un de ces hideux festins, mangé par distraction un morceau de pain que Wlad s'était coupé, fut empalé à l'instant. Un jour, il rencontra un moine monté sur un âne, et trouva plaisant de faire empaler la monture et le cavalier. Six cents négociants de Bohême, cinq cents nobles walaques subirent le même supplice, sous les prétextes les plus légers. Le barbare voîvode ne se bornait pas à ce seul genre de spectacle, il lui fallait de la variété dans ses sanguinaires plaisirs il avait inventé une machine pour hacher ses victimes et les faire cuire; il forçait ensuite les enfants à manger de là chair de leurs parents. Des envoyés du Sultan ayant refusé de se découvrir la tête, suivant l'usage, Wlad leur fit clouer le turban sur le crâne, en disant qu'il voulait les dispenser ainsi pour toujours d'un cérémonial qui leur déplaisait. Il serait trop long de dérouler ici le tableau des caprices atroces du tyran de la Walachie, qui sacrifia à sa passion pour le sang plus de vingt mille personnes. Ce ne fut point toutefois par le désir de mettre un terme à tant de cruautés que Sultan-Muhammed motiva sa déclaration de guerre ; il l'appuya sur le refus de Wiad d'envoyer le tribut annuel en argent et en jeunes garçons, et de venir lui-même présenter son hommage au Sultan. Un autre grief contre Drakul était son ambassade à Mathias Corvin, fils de Jean Hunyade, et qui plus tard fut élu roi de Hongrie.
Le Sultan ayant pénétré en Walachie, à la suite d'une victoire remportée sur le voïvode, fut saisi d'horreur en voyant aux environs de la capitale un nombre incroyable de musulmans et de Bulgares empalés ou crucifiés. Un historien prétend qu'à ce spectacle, il laissa échapper ces étranges paroles : « Il est impossible de chasser de son pays un prince qui a fait de si grandes choses, et qui a si bien employé ses sujets et sa puissance. »
Drakul s'enfuit en Hongrie, où Mathias Corvin le fit emprisonner. Radul, frère de Wlad et favori du Sultan, fut investi de la principauté de Walachie, où il régna quinze ans. Après sa mort, Wlad, échappé de prison, reprit l'autorité, et périt au bout de deux années sous le poignard d'un de ses esclaves.
Au retour de l'expédition de Walachie, Sultan-Muhammed marcha à la conquête de Midilli (l'ancienne Lesbos). Cette île avait été cédée à la famille génoise des Gatelusio, par Jean Patéotogue Ier : elle se rendit après un siège de vingt-sept jours. Le duc Nicolas Gatelusio qui y commandait obtint sa grâce et se fit mahométan, avec son neveu Lucio, seigneur d'Énos ; leur apostasie ne put cependant les sauver de la vengeance du Sultan, qui ne leur pardonnait point d'avoir accueilli un itch-oghlan (page) évadé du sérail ; jetés dans un cachot, ils y furent étranglés peu de temps après. C'est en 867 (1462) que Lesbos passa sous la domination ottomane.
[Guerre en Bosnie]
Avant sa campagne contre Drakul, Sultan-Muhammed avait voulu soumettre au tribut le roi de Bosnie. Ce prince avait conduit devant son trésor l'ambassadeur ottoman, et lui avait dit : « Tu vois ici l'argent tout prêt, mais je ne songe nullement à l'envoyer à ton maître ; car, s'il me fait la guerre, j'ai besoin de mon or pour me défendre si je suis vaincu et force de m'expatrier, j'en ai besoin encore pour passer ma vie dans l’abondance. » A cette réponse, le Sultan allait envahir la Bosnie, lorsqu'il en fut détourné par le désir de soumettre Wlad. Ce ne fut donc que l'année suivante (1463) que Muhammed attaqua les Bosniaques. Il commença par s'emparer, après trois jours de siège, de la forteresse de Babicza-Oczak, sur la rive gauche de la Crajova (Illyrissus), et envoya Mahmoud-Pacha à la poursuite du roi, qui, après n'avoir fait que passer rapidement dans Yaitcha (Gaitia ), sa capitale, s'était réfugie dans la place forte de Kliucs. Pendant que le grand-vézir la recevait à composition, en accordant la vie sauve au roi et aux habitants ; Yaitcha et quelques autres villes offraient leurs clefs au Sultan. Mécontent de la capitulation trop douce consentie par Mahmoud-Pacha, Sultan-Muhammed essaya, par tous les moyens, d'éluder la promesse de son vézir. Le monarque ottoman avait pour principe qu'on ne peut régner tranquillement sur un pays conquis si l'on n'extermine pas la famille détrônée. Le roi de Bosnie fut jeté dans les fers, et eut bientôt après la tête tranchée, d'après un fetwa du cheïkh Ati-Bestami, qui annulait le traité juré, comme contraire à la loi du Prophète. Par un excès de fanatisme ou de servilité, le cheikh remplit lui-même, dit-on, l'office du bourreau ; chose à peine croyable, sans exemple, et que nous ne pouvons pas certifier.
Avant la fin de cette année (1463), Yaitcha était reprise par Mathias Corvin et, au commencement de 1464 (869), Sultan-Muhammed assiégea une seconde fois cette ville sans pouvoir y rentrer. Corvin pénétra en Bosnie, prit le fort de Srebernik, et attaqua Zwornik, dont le bei, Ali-Mickhal-Oghlou lui fit lever le siège.
Vers l'époque de l'ouverture de la campagne contre la Bosnie, avait commencé aussi la guerre avec Venise. La fuite d'un esclave du pacha d'Athènes, qui se réfugia à Coron, et le refus des habitants de le rendre à son maître, déterminèrent la rupture de la paix. Ica, gouverneur du Péloponèse, s'empara d'Argos, par la trahison d'un prêtre grec; Omar soumit le territoire vénitien aux environs de Lépante (Naupactus), et la contrée de Modon fut ravagée par un troisième corps ottoman. Les Vénitiens équipèrent une flotte de près de quarante navires, qui se rendit dans les eaux de Négrepont; un corps de six mille hommes fut envoyé dans le Péloponèse, et insurgea tout le pays en promettant le secours des croisés. Argos fut prise et saccagée. Trente mille ouvriers élevèrent en quinze jours, d'une extrémité à l'autre de l'isthme d'Hexamilon, un rempart de douze pieds de haut, surmonté de cent trente-six tours et défendu par un double fossé. Les Vénitiens attaquèrent ensuite Corinthe, mais à la nouvelle de l'approche de Mahmoud-Pacha, ils levèrent le siège, abandonnèrent même le mur d'Hexamilon, et se sauvèrent à Napoli de Romanie. Corinthe et Argos tombèrent de nouveau au pouvoir des musulmans. Les environs de Modon furent saccagés par Omar-Pacha; et le Sultan fit, dit-on, scier en deux cinq cents prisonniers provenant de ces désastreuses expéditions. Mais tous les efforts des lieutenants du Grand Seigneur ne purent parvenir à faire rentrer sous l'obéissance les habitants de Sparte battus par les troupes d'Omar et d'Haçan, ils se retirèrent dans les monts Pentadactylon (Taygète), et échappèrent ainsi à la domination des vainqueurs. Sous le nom de Maïnotes, et près des ruines de l'ancienne Sparte, les descendants de ces hommes intrépides ont lutté pendant plusieurs siècles contre la puissance ottomane et n'ont jamais courbé leur tête sous le joug.
Les Vénitiens firent encore quelques tentatives pour enlever aux musulmans diverses îles et villes grecques, mais ils furent repoussés sur terre et sur mer; et la mort subite de Pie II leur ayant fait perdre l'espérance d'être secourus par les princes que le pontife appelait à une sixième croisade, ils finirent par laisser le champ libre aux musulmans.
Pendant ces guerres avec Venise et la Bosnie, mourut Ibrahim, prince de Karamanie, l'ennemi le plus invétéré de la race d'Osman. Les souverains de cette contrée, qui, ainsi que les sultans, avaient établi leur puissance sur les ruines de l'empire seldjoukide, soutinrent, dans l'espace de cent cinquante années, huit guerres contre les Osmanlis, et leur causèrent souvent de graves embarras, par la précaution habituelle de ne les attaquer que lorsqu'ils leur voyaient d'autres ennemis sur les bras. Assiégé dans Konia par ses six enfants légitimes, Pir-Ahmed, Karaman, Kacim, Alaeddin Suleïman et Nour-Sofi, auxquels il avait préféré Ishak, fils d'une esclave, le vieil Ibrahim était mort de chagrin. Le Sultan profita de la dissension que cette mort fit naître entre les princes de Karamanie pour s'emparer d'un pays qu'il convoitait depuis longtemps. Moustapha, troisième fils de Sultan-Muhammed, fut nommé gouverneur de la province conquise. La ville de Sèlefke (Séleucie) [Silfke] parvint seule à se soustraire au joug ; l'épouse d'lshak-Beï s'y maintint, tandis que ce prince cherchait un asile à la cour d'Ouzoun-Haçan.
La trêve, signée en 1461 (866), entre le Sultan et le fameux Iskender-Beï, n'avait pas duré plus de trois ans. Ce dernier, cédant aux instances de l'ambassadeur vénitien et du légat du pape, rompit le traité, en s'appuyant sur cette maxime déshonorante : « La parole donnée à un infidèle peut être violée sans scrupule. » A la nouvelle de ce parjure (moyen dont, au reste, les musulmans se servaient aussi bien que les chrétiens), Sultan-Muhammed envoya en Albanie quatorze mille hommes, sous les ordres de Chèrèmet-Bei. Iskender, malgré l'infériorité de son armée qui ne s'élevait qu'à dix mille combattants, défit le lieutenant de Muhammed. Balaban-Pacha, qui commandait une nouvelle armée de dix-huit mille hommes envoyée contre Iskender, remporta d'abord un léger avantage, mais fut bientôt complètement défait et eut peine à se sauver. Un troisième et un quatrième corps de troupes ottomanes éprouvèrent le même sort, et Iskender-Beï entra en triomphe à Croïa.
Enfin, en 1465 (870), le Sultan résolut de marcher lui-même contre le héros de l'Epire. Sfetigrad et Belgrade tombent au pouvoir du monarque mais Croïa résiste il s'en venge en faisant massacrer huit mille habitants du district de Chidna, qui s'étaient rendus sur parole et laisse Balaban-Pacha devant Croïa avec quatre-vingt mille hommes. Iskender, instruit de l'arrivée d'un renfort conduit par Younis-Pacha, va à sa rencontre et le fait prisonnier. Balaban est tué d'un coup de feu sous les murs de Croïa; son armée découragée se retire poursuivie par l'ennemi, et cernée de tous côtés, elle ne parvient qu'à grand'peine à s'ouvrir un passage près de Tyranna. Après ces triomphes successifs, le brave Iskender-Beï meurt à Alessio (l'ancienne Lyssus), le 14 janvier 1467, âge de soixante-trois ans ; il en avait passé trente à combattre glorieusement pour sa religion et sa patrie. La mort d'Iskender fut suivie de celle d'Étienne Cossarich, prince de l'Herzégovine ; bientôt après, tout le pays tomba au pouvoir du Sultan et forma un sandjak, qui prit le nom d'Hersek.
La guerre avec les Vénitiens venait de recommencer: d'affreux et inutiles ravages signalèrent le commencement des hostilités; enfin le Sultan résolut de faire un coup d'éclat en s'emparant d'Égriboz (Négrepont). Mahmoud-Pacha se mit en mer avec une flotte de trois cents navires et galères, montés par soixante-dix mille combattants. Une armée égale en nombre s'avança par terre, sous les ordres de Sultan-Muhammed. Après cinq vigoureux assauts, la ville capitula; mais le monarque ottoman sacrifiant son honneur à sa vengeance, fit périr la garnison dans d'horribles supplices.
Malgré la conquête de la Karamanie, Sultan-Muhammed n'était pas sans inquiétude sur cette province, où l'occupation de la ville de Selefkè par le fils et l'épouse d'Ishak-Beï entretenait des ferments de révolte. Quelques agitations populaires avaient signalé l'existence d'un complot en faveur des anciens princes le grand vézir Roum-Muhammed-Pacha, à la tête d'une puissante armée, désola ce malheureux pays mais s'étant engagé dans les dénies de la Cilicie Pétrée, H y perdit ta moitié de son armée et tout le butin qu'il avait recueilli. Cette défaite lui valut une disgrâce complète. Ishak-Pacha lui succéda. Le nouveau grand vézir vengea l'honneur des armes ottomanes en battant Kacim-Beï, frère d'Ishak-Beï, et en s'emparant de la ville d'Ak-Seraï (Gersaura) et des forts de Warkeui, Oudj-Hyssar et Orta-Hyssari.
En 1472 (877), Guedik-Ahmed-Pacha fut chargé par le Sultan de réduire la ville d'Alaïa : le prince Kilidj-Haçan, qui la gouvernait, se rendit a la première sommation du vézir, et fut envoyé, avec ses fils, auprès du Sultan, qui lui assigna pour résidence le bourg de Koumouldjina, et lui en accorda les revenus. Mais ce prince s'enfuit en Egypte, laissant au pouvoir du Sultan sa femme et ses fils, qui succombèrent bientôt à leur chagrin.
[Guerre en Karamanie]
Ishak-Beï venait de mourir à la cour d'Ouzoun-Haçan : en apprenant cette nouvelle, la veuve du prince de Karamanie fit offrir au Sultan les clefs de Sèlefkè. Guèdik-Ahmed fut chargé de prendre possession de cette ville; il marcha de là sur le fort de Mokan, où le frère d'Ishak Pir-Ahmed, s'était réfugié avec sa nièce, jeune personne d'une beauté remarquable, et qui, lorsque le château se fut rendu, alla orner le sérail de Sultan-Muhammed. Le vézir, continuant sa marche, s'empara du fort de Loulghè, fit précipiter du haut des murs une partie de la garnison et massacrer le reste ; mais l'approche d'Ouzoun-Hacan obligea Guedik-Ahmed à abandonner ses conquêtes et à se replier sur Konia. Haçan se dirigea sur Tokat, qu'il livra aux flammes et dont il fit périr les habitants par les plus affreux supplices ; il ravagea ensuite toute la Karamanie. A ces nouvelles, la fureur du Sultan fut à son comble il manda auprès de lui tous les beïs et les pachas de l'empire, rendit à Mahmoud l'emploi de grand vézir, et se disposa à marcher contre le prince persan ; mais Mahmoud le détourna de ce projet en lui représentant que t'armée n'était pas encore assez pourvue d'armes et de munitions pour entreprendre avec honneur une campagne aussi difficile. En attendant, Daoud-Pacha fut chargé de porter des secours là où ils seraient les plus urgents, et de se réunir au prince Moustapha, fils du Sultan, et nommé par lui généralissime des troupes ottomanes. Une victoire éclatante vint bientôt démentir les pronostics de Mahmoud. Le prince Moustapha défit complètement Yousoufdjè-Mirza, qui, suivi des fils d'Ibrahim, saccageait le pays, et se hâta après cette défaite de regagner les États d'Ouzoun-Haçan. Ce prince, usurpateur de la couronne de son frère Djihanghir, souverain de la dynastie du Mouton-Blanc, avait irrité Sultan-Muhammed par la lettre orgueilleuse qu'il lui adressa au sujet de la défaite et de la mort de Djihanchâh, de la dynastie du Mouton-Noir. Le monarque détrôné avait imploré de Muhammed un secours que le Sultan, occupé alors à combattre Iskender-Beï, n'avait pu accorder. Par une ironie dont l'empereur ottoman fut vivement piqué, Ouzoun-Haçan lui faisait hommage des têtes de trois grands personnages de la cour de Djihanchah, connus par leur dévouement aux intérêts du Sultan. Une seconde lettre du prince persan, dans laquelle il affectait de l'appeler simplement Muhammed-Beï, ajouta au ressentiment de ce dernier, qui y répondit dans le style le plus méprisant, et lui annonça qu'au mois de chewwal, il se mettrait à la tête de ses armées victorieuses et irait « effacer le nom d’Ouzoun-Haçan de la face de la terre ».
Effectivement, vers la fin du mois de mars, le Sultan partit de Scutari après six journées de marche, il rencontra Hacan, campé sur les hauteurs d'Otlouk-Bèli, le mit en fuite, et resta trois jours entiers occupé sur le champ de bataille à faire massacrer les prisonniers.
Vainqueur d'Ouzoun-Haçan, Sultan-Muhammed laissa à son fiis Moustapha, gouverneur de Karamanie, le soin de terminer la guerre dans la Cilicie Pétrée et sur les côtes de l'Asie Mineure. Secondé par Guédik-Ahmed-Pacha, le jeune prince s'empara d'Ermènak et de Minan. Pir-Ahmed, fils d'Ibrahim-Beï, trouva la mort en se précipitant volontairement du haut des remparts de cette dernière ville. Sélefkè [Silifke] fut prise ensuite par une trahison des artilleurs qui la défendaient ; gagnés par l'or d'Ahmed, ils mirent le feu au magasin à poudre, dont l'explosion ouvrit une brèche par laquelle pénétrèrent les Ottomans. Moustapha assiégea immédiatement la forteresse de Dèwèli-Kara-Hyssar ; le gouverneur de cette place ne voulut en rendre les clefs qu'au prince lui-même mais le fils du Sultan, atteint d'une grave maladie, ne put les recevoir en mains propres, et mourut peu de temps après, à Boz-Bazardjik. Le gouvernement de Karamanie fut donné alors à son frère Djem connu parmi nous sous le nom de Zizim. Ce prince, âgé seulement de dix-huit ans, réunissait en lui tout ce qui plaisait le plus au peuple belliqueux qu'il était appelé à commander. Doué d'une adresse et d'une force surprenantes, il excellait dans les exercices gymnastiques; il mérita même le titre de premier pehlivan (lutteur) de son époque. On conservait à Konia la massue d'Ala-eddin le Grand elle était si lourde que peu de guerriers pouvaient s'en servir, et cependant Djem, après en avoir fait augmenter le poids, la maniait encore aussi facilement que t'arme la plus légère. Aux avantages physiques, ce prince unissait un esprit cultivé il était ami des lettres et poète lui-même son premier essai fut la traduction du poème persan Khorchid et Djemchid ; il composa ensuite des pièces de vers appelées Ghazel (Odes). Sous son gouvernement, les habitants de la Karnmanie, paraissant avoir oublié leur turbulence habituelle, subirent sans murmurer le joug du vainqueur.
De retour à Constantinople, Sultan-Muhammed ordonna la mort du grand vezir Mahmoud-Pacha. Ce ministre fondateur d'institutions utiles, protecteur éc)airé des sciences, et auquel l'empire devait la conquête de la Bosnie, de la Servie et de Négrepont, vit tous ses services effacés par quelques paroles empreintes d'une franchise indiscrète que son despotique maître ne pardonnait jamais. Mahmoud avait de plus montré une joie imprudente à la mort du prince Moustapha, auquel il portait une haine profonde. Il n'en fallait pas davantage pour motiver la disgrâce et la condamnation du vézir. Mahmoud arrivé à la Porte comme il le dit lui-même dans son testament, avec un cheval, un sabre et cinq cent aspres, était parvenu par son mérite au poste le plus éminent de l’Etat ; son supplice souleva l'indignation publique le peuple le révéra comme un martyr.
Pendant la campagne de Sultan-Muhammed contre Ouzoun-Haçan, une triple alliance s'était formée entre le pape, Venise et Naples, pour secourir le prince persan. Une armée navale, sous les ordres de Pietro Mocenigo, composée des flottes combinées de ces trois puissances, saccageait Délos et Métélin, incendiait Smyrne et les faubourgs de Satalie, ville si bien fortifiée qu'on n'avait pu la réduire. L'année suivante, Mocenigo se rendit sur la côte de la Karamanie pour soutenir Kacim-Beï. qui assiégeait à à la fois les forts de Selefkè, de Sighin (Sicae ou Sine) et de Kourko (l'ancien Corycus) : ces trois places se rendirent presque sans résistance, et furent remises par les Vénitiens à Kacim, qui témoigna sa reconnaissance au capitaine général Mocemgo, en lui offrant un superbe cheval et un léopard apprivoisé. Mais lorsque Ouzoun-Haçan eut perdu la bataille d'Otlouk-Bèli, il renvoya à leurs cours respectives les ambassadeurs de Rome, de Naples et de Venise, en les priant de demander, pour la campagne prochaine, de nouveaux renforts.
Sultan-Muhammed après avoir conquis la Karamanie et soumis plusieurs places de l'Arménie, envoya dans la Carniole un corps d'armée de vingt mille hommes, qui envahit cette province. Un second corps, égal en nombre au premier, et pourvu de matériaux et d'instruments de construction, marcha secrètement vers la Save, où, malgré les efforts des troupes de Mathias Corvin, les musulmans élevèrent la forteresse de Sabacz (en turc Bugurdlen).
[Guerres en Hongrie, Croatie etc]
De l'année 875 (1470) à 879 (1474), diverses incursions des Ottomans désolèrent la Croatie, la Carniole, la Styrie, la Carinthie, l'Esclavonie et la Hongrie. Au mois de mai 1474 (879), Suleïman-Pacha, beïler-beï de Roumilie, pénétra en Albanie et mit le siège devant Scutari. A la sommation du pacha, Lorédano, gouverneur de la ville, répondit noblement « Je suis Vénitien, et d'une famille où l'on ne sait pas ce que c'est que de se rendre ; je conserverai Scutari ou j'y périrai. » L'héroïque énergie du brave chef se communiqua à la garnison ; les musulmans furent obligés de lever le siège. Pour se venger de cet échec, Suleïman-Pacha fit ravager la Carniole et la Dalmatie par quinze mille hommes sous les ordres de Mikhal-Oghlou. Le beïler-bei se rendit ensuite en Moldavie pour forcer Étienne, souverain de ce pays à payer le tribut offert en 1457 par son prédécesseur Pierre Aaron. Le prince moldave, trop faible pour accepter le combat en rase campagne, se posta dans une position avantageuse près du lac Krakowitz, où il eut le talent d'attirer l'ennemi et de remporter une victoire éclatante. Toutes les forteresses situées sur le Danube se hâtèrent d'offrir leur soumission au vainqueur.
Pendant que ces événements se passaient en Albanie et en Moldavie, Sultan-Muhammed armait à Constantinople une flotte de trois cents voiles. Comme le but de cet armement était tenu entièrement secret, les Vénitiens, craignant qu'il ne fût dirigé contre eux, envoyèrent au Sultan un ambassadeur ; on conclut un armistice pour toute la campagne qui allait s'ouvrir. Sultan-Muhammed ordonna alors à Guedik-Ahmed-Pacha de faire voile pour les possessions des Génois dans la mer d'Azoff et la Crimée. Kaffa (autrefois et aujourd'hui Théodosie), la place la plus importante de cette dernière contrée, Azoff (Tana), Menkoub et plusieurs autres villes sur la mer Noire, furent prises d'assaut ou se rendirent sans résistance. Mengheli, prince tatare de la dynastie des Ghèraï, pris devant Kaffa et gracié au moment où après avoir fait la prière des condamnés, il allait recevoir le coup fatal, fut nommé khan de Crimée, passant ainsi, par un caprice du Sultan, de l'échafaud au trône.
Dès que la Crimée fut soumise, Sultan-Muhammed envahit la Bessarabie et s'empara d'Ak-Kerman. Etienne, prince de Moldavie, et Casimir, roi de Pologne, adressèrent des ambassadeurs au monarque ottoman, qui les reçut avec le plus grand mépris, et retint pendant un an les envoyés polonais.
Une nouvelle ambassade rencontra le Sultan près de Varna, et lui demanda la paix ; Muhammed imposa des conditions si dures que le prince de Moldavie refusa d'y acquiescer. Les Ottomans passèrent le Danube, et remportèrent sur Étienne une victoire complète, dans une vallée que ses épaisses forêts ont fait nommer en turc Aghadj-Dènizi (mer d'arbres).
Tandis que le Sultan triomphait en Moldavie, ses lieutenants Ali-Beï et Iskender-Mikhal-Oghlou étaient battus en Hongrie par les deux frères Pierre et François Docy. Deux cent cinquante prisonniers et cinq drapeaux furent envoyés au roi Mathias, qui assiégeait en ce moment Semendria. La princesse Béatrix de Naples, fiancée de Corvin, se rendait en Hongrie, elle ne vit sur son passage que des scènes de dévastation et de deuil. Les années 872 et 873 (1475 et 1476) furent signalées par de nouvelles incursions des Ottomans en Allemagne, et par la victoire remportée sur les Styriens, dans la vallée d'Uz près de ta ville de Rann.
La trêve d'un an, accordée à Venise, était expirée cette république s'efforçait de la convertir en une paix durable; mais la mauvaise foi du Sultan s'y opposait quelques conditions nouvelles venaient sans cesse entraver la conclusion du traité. Dès que les Vénitiens furent convaincus de l'inutilité de leurs tentatives auprès du Sultan ils commencèrent les hostilités. Antoine Lorédano généralissime des troupes de la république, ravagea les côtes de l'Asie Mineure. Lépante (Aïné-Bakhti) assiégée par Khadim-Suleiman, le repousse vigoureusement et l'oblige à lever le siège. Croïa (Ak-Hyssar) est bloquée pendant un an et le Sultan, ne pouvant la soumettre entama des négociations : une trêve de deux mois en fut le résultat. Ferdinand, roi de Naples, et son gendre Mathias Corvin, roi de Hongrie, firent leur paix particulière avec la Porte. Venise elle-même se trouvait réduite à accepter les dures conditions que lui imposait le Sultan. Elle envoya donc Thomas Malipieri à la rencontre du Grand Seigneur, qui était déjà en marche pour l'Albanie. L'envoyé vénitien l'atteignit à Sofia ; mais Muhammed ajouta à ses prétentions la cession de la ville de Scutari. Cette demande imprévue, que l'ambassadeur n'était pas autorisé à accorder, l'obligea de retourner à Venise pour y prendre de nouvelles instructions. Dans cet intervalle, Croïa, cernée depuis plus d'un an, était réduite, par la famine, à la dernière extrémité ; les habitants capitulèrent, sous la condition de la vie sauve. Mais le Sultan peu scrupuleux sur les moyens de parvenir à ses uns après s'être réservé quelques prisonniers dont il espérait tirer une forte rançon, fit trancher la tête à tous les autres.
Aussitôt que Croïa eut succombé, Scutari fut investie pour la seconde fois par l'armée ottomane. Onze canons monstrueux furent dressés en batterie contre la ville, et y lancèrent, dans l'espace d'un mois, deux mille cinq cent trente-quatre boulets du poids de trois à onze quintaux ; ils firent dans les murs des brèches énormes, et Sultan-Muhammed se décida à tenter un assaut général. Plusieurs fois les assiégeants parvinrent à planter sur les remparts le drapeau de Mahomet ; mais les assiégés rétablirent toujours celui de Saint-Marc, et finirent par repousser les musulmans; ceux-ci perdirent douze mille hommes dans cette attaque infructueuse. Quelques jours plus tard un second assaut eut le même résultat, et Sultan-Muhammed, qui avait perdu le tiers de l'élite de ses troupes, s'écria douloureusement en donnant le signal de la retraite « Pourquoi faut-il que j'aie jamais entendu prononcer le nom de Scutari ! »
[Paix avec Venise]
Le Sultan abandonnant l'espoir de prendre de vive force cette place, y laissa une partie de son armée pour bloquer la ville; et, avec le reste de ses troupes, il s'empara des forteresses environnantes afin d'enlever toute ressource aux assiégés. Enfin, un traité conclu entre la république de Venise et Muhammed se rendit maître de Scutari les intrépides habitants de cette ville que le Sultan n'avait pu réduire, en sortirent au nombre de quatre cent cinquante hommes et cent cinquante femmes ; leur vie fut respectée, grâce à la précaution qu'ils avaient prise de s'assurer de l'exécution du traité, en exigeant plusieurs otages de la part des musulmans. Après la signature du traité, un ambassadeur ottoman fut envoyé à Venise et reçu avec les plus grands honneurs. Malgré la différence de religion, une étroite alliance se forma entre le Sultan et la république: cette dernière en profita contre ses ennemis et Muhammed, trop fin politique pour ne pas entretenir de tout son pouvoir les dissensions des chrétiens, soutenait, suivant l'expression méprisante des auteurs musulmans, les chiens contre les porcs et les porcs contre les chiens.
Les Ottomans, en paix avec Venise, tournèrent leurs forces contre la Hongrie. Au commencement d'octobre 1479, une armée de quarante mille hommes, sous les ordres de douze pachas, envahit la Transylvanie; mais la désunion qui se mit bientôt parmi les chefs trop nombreux de cette expédition, sauva ce malheureux pays. Étienne Bathori, voïvode de Transylvanie, et le comte de Temeswar, général de Mathias Corvin, réunirent leurs troupes et battirent les musulmans dans la plaine de Kenger-Mezœ. Les vainqueurs souillèrent leur victoire par des actes de férocité dignes des cannibales des tables furent dressées sur les cadavres des vaincus ; le vin coula à flots et se mêla au sang des morts après cet horrible festin, les convives dansèrent sur les corps de leurs ennemis le comte Kinis de Temeswar, enivré des vapeurs de l'orgie, prit un de ces cadavres entre les dents, et exécuta ainsi une danse guerrière. Le lendemain il fit élever, sur le champ de bataille, des pyramides- avec ses ennemis morts, et rendit les honneurs funèbres aux restes d'Étienne Bathori, qui périt glorieusement, dans cette sanglante journée, avec huit mille Hongrois.
Une pareille défaite ne découragea point les Ottomans ; l'année suivante ils recommencèrent leurs incursions. La Styrie, la Carinthie, la Carniole, furent ravagées par des hordes d'Ékindjis, tandis que Sultan-Muhammed chassait du trône Boudak, prince de la famille des Zoul-Kadriïè, qui régnait dans une partie de l'ancienne Cappadoce, dont a été formé le sandjak de Mèr'ach ; et faisait reconnaître, à la place du souverain déchu, son frère Ala-uddewlet. Voici, en peu de mots, les causes de cette expédition de Muhammed Kaïtbaï, Sultan des Mamlouks Tcherkesses, était en guerre, en 872 (1467), avec Cheh-Souwar, prince de Zoul-Kadriïè, et beau-frère du monarque ottoman. Pour enlever à Cheh-Souwar la protection de son puissant allié, Kaïtbaï offrit la souveraineté des États du prince de Zoul-Kadriïè à Sultan-Muhammed, s'il lui permettait de se venger de son ennemi. Le Sultan séduit par cette promesse, laissa les deux rivaux vider entre eux leur querelle; mais, lorsque Chèh-Souwar, vaincu, eut été mis à mort par ordre de Kaïtbaï, celui-ci, loin de tenir sa parole, en cédant à Muhammed le territoire de Zoul-Kadriïè, le rendit au prince Châh-Boudak, qui l'avait déjà gouverné en 870 (1465). Le Sultan trop occupé alors en Europe, dissimula son ressentiment et ce ne fut qu'en 885 (1480) qu'il se vengea de Kaïtbaï, en détrônant son protégé.
C'est par cette expédition que se terminèrent les guerres de Sultan-Muhammed en Asie. Depuis ce moment, l'Europe attira son attention ; Guedik-Ahmed, revenu en faveur, et nommé pacha de Valona, s'empara des îles de Zante et de Sainte-Maure. Leur possession fit naître à Sultan-Muhammed la pensée audacieuse d'asservir l'Italie. La politique de Venise, alors en guerre avec Ferdinand le Catholique, vint fortifier ce désir du conquérant, en lui persuadant qu'il avait des droits sur les villes de la Calabre et de la Pouille, dépendant autrefois de l'empire d'Orient, dont il était devenu maître. L'ambitieux Sultan, trouvant ces raisons très-plausibles, fit investir Otrante, et il l'emporta d'assaut le 11 août 1480 (885).
Avant même que Guèdik-Ahmed-Pacha eût opéré sa descente sur les côtes de la Pouille, Messih-Pacha conduisait devant Rhodes une flotte de plus de soixante galères. L'idée première de cette entreprise fut suggérée au Sultan par trois renégats qui lui soumirent les plans des fortifications. L'amiral ottoman débarqua quelques corps de Sipahis, qui furent repoussés il essaya alors de surprendre le fort de l'île de Tilo, appartenant aux chevaliers; il ne fut pas plus heureux et se retira dans la baie de Fènika (Physcus), en attendant l'arrivée de toute l'escadre ottomane.
Depuis la prise de Constantinople, diverses alternatives d'hostilités et de trêves avaient eu lieu entre le Sultan et les chevaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Les guerres successives que Muhammed eut à soutenir, protégèrent longtemps Rhodes contre les projets ambitieux de ce monarque; mais, dès que la paix eût été conclue avec Venise, le grand maître Pierre d'Aubusson prit toutes les mesures nécessaires contre une attaque qu'il prévoyait bien ne pouvoir être éloignée. En conséquence il appela tous les membres de l'ordre à la défense de Rhodes les chevaliers s'empressèrent d'accourir de tous les pays où ils étaient dispersés ; la paix fut conclue avec le beï de Tunis et le sultan d'Egypte des approvisionnements de blé furent faits; toutes les dispositions pour soutenir un siège furent réglées; et, lorsque Muhammed envoya son amiral devant Rhodes rien ne manquait à la défense de cette place importante que l'on pouvait appeler le boulevard de la chrétienté.
[Siège de Rhodes]
Vers la fin d'avril 1840, la flotte ottomane forte de cent soixante navires, sortit des Dardanelles; et, le 23 mai suivant, elle était arrivée devant Rhodes. Messih-Pacha opéra le débarquement de son armée au pied du mont Saint-Étienne, situé à une lieue à l'ouest de la ville. Trois énormes canons furent dirigés contre le fort Saint-Nicolas. Des trois renégats qui avaient donné au Sultan le plan de Rhodes, un seul vivait encore c'était un Allemand connu sous le nom de Maître-George: excellent artilleur, il dirigeait les batteries des Osmanlis. Peu de jours après !e commencement du siége, le transfuge parut au pied des murs, se fit conduire auprès du grand maître, et, feignant un profond repentir de son apostasie, demanda à rentrer dans les rangs des défenseurs de la chrétienté. On lui donna le commandement d'une batterie sur les remparts, mais en lui adjoignant six soldats pour le surveiller.
Après avoir été repoussé avec perte dans un assaut qu'il tenta contre la tour Saint-Nicolas, Messih-Pacha concentra toutes ses forces sur un seul point trois mille cinq cents boulets ouvrirent de larges brèches dans le quartier des Juifs et le bastion des Italiens. Les assiégés opposèrent à cette batterie une machine, appelée par dérision tribut, et qui renvoyait aux Ottomans les énormes boulets de pierre dont ils chargeaient leurs canons et les fragments de rochers avec lesquels ils essayaient de combler les fossés, que les Rhodiens, cachés sous des galeries couvertes vidaient tous les jours. George le transfuge, appelé par le grand maître, proposa une nouvelle catapulte qui ruinerait entièrement les travaux des assiégeants; mais lorsqu'on en vint à l'épreuve, il arriva que cette machine, au lieu d'atteindre les batteries ennemies, portait sur les remparts de la ville, George, déjà soupçonné de trahison, fut mis à la question; et après avoir avoué son crime, il l'expia par le supplice ignominieux de la potence.
Messih-Pacha, repoussé dans toutes ses attaques, essaya vainement d'obtenir par la voie des négociations la reddition de la place que la force n'avait pu soumettre. Ses propositions furent rejetées irrité de ce refus, qui lui enlevait l'espoir de garder pour lui-même tout le butin (car, en cas d'assaut, il revenait de droit aux soldats), l'avare pacha se résolut cependant à une dernière attaque générale. Pour mieux en assurer le succès, il promit, quoiqu'à regret, le pillage à ses troupes. Le 28 juillet 1480, au lever du soleil un coup de mortier donna le signal, les musulmans, animés par l'espérance d'un riche butin, firent des prodiges de valeur ; déjà ils s'étaient emparés d'une partie des remparts et ils allaient pénétrer dans la ville, lorsque Messih-Pacha fit publier que le pillage était défendu, et que les trésors de Rhodes appartenaient au Sultan. A peine ces paroles eurent-elles été prononcées, que toute l'ardeur des assiégeants s'éteignit ; les chevaliers reprirent les positions qu'ils avaient perdues, les musulmans s'enfuirent en abandonnant leur étendard, et Rhodes fut sauvée. Les Ottomans attribuèrent leur défaite à l'avarice du pacha, et les Rhodiens à un miracle ces derniers assuraient qu'une croix d'or, une vierge ceinte d'une auréole éblouissante, et un guerrier céleste étaient apparus au-dessus de la place où flottait le triple étendard de Jésus, de la sainte Vierge et de saint Jean.
Messih Pacha, qui avait perdu pendant le siège plus de neuf mille hommes et avait eu environ quinze mille blessés, ordonna l'embarquement des troupes ottomanes; et, après avoir tenté inutilement de réduire le fort de Pétronion à Halicarnasse, il ramena son armée à Constantinople, où il fut rayé de la liste des pachas à trois queues, heureux encore de ne pas payer de sa tête le mauvais succès de l'expédition que le Sultan lui avait confiée. Ce prince voulant effacer la honte de cette défaite, projeta une nouvelle entreprise qu'il devait commander en personne, afin de faire voir, disait-il, que ses troupes étaient invincibles lorsqu'il les conduisait lui-même au combat. Les queues de cheval du Sultan furent arborées sur le rivage asiatique, et l'armée marcha de Scutari vers Gueïbizè (Libyssa), sans connaître le but de cette campagne, qui resta toujours ignoré, Sultan-Muhammed étant mort presque subitement, le 3 mai 1481 (4 rèbi'ul-ewwel 886), à son arrivée à Rhounkiar-Tchaïri ( la prairie de l'empereur), près de Mal-Tèpè, en face de la grande île des Princes. Il était âgé de cinquante-deux ans et en avait régné trente, non compris les cinq années pendant lesquelles il occupa le trône du vivant de son père Murad II.
La conquête de l'empire d'Orient, de celui de Trébisonde, de plus de deux cents villes ou bourgs et de sept royaumes, ont donné à Sultan-Muhammed des droits incontestables au surnom de Fatyh (le conquérant), que ses contemporains lui ont décerné et que la postérité a confirmé. Comme tous les hommes extraordinaires, le monarque ottoman a trouvé des panégyristes outrés et d'injustes détracteurs. L'histoire contemporaine est empreinte de ces deux passions opposées, et les récits que nous venons de donner n'en sont peut-être pas exempts, surtout lorsqu'ils proviennent des chrétiens que tant de guerres plus ou moins désastreuses avaient si fortement exaspérés contre le conquérant et tes vainqueurs. Le génie de Muhammed II brille d'un trop grand éclat pour qu'on puisse le méconnaître. Le prince qui réduisit l'antique Byzance et la ville de Constantin à devenir la capitale d'un empire déjà si vaste, quoique si près de son berceau qui en recula les limites par tant de conquêtes, qui fonda des écoles, des hôpitaux, des mosquées, protégea les sciences et les arts, cultiva lui-même la poésie et les lettres, et réforma l'administration civile et militaire de ses Etats, ne peut manquer d'avoir une place brillante dans l'histoire mais ses titres à notre admiration ne doivent pas faire oublier sa froide cruauté, ses vices, son peu de scrupule à violer sa parole, et surtout le fratricide par lequel il commença son règne.
Avant de terminer ce chapitre, nous donnerons un aperçu succinct des institutions politiques et des monuments qui sont dus à Sultan-Muhammed. Après la conquête de Constantinople, il convertit huit églises en mosquées ; plus tard il en bâtit quatre nouvelles ; Aïa-Sofia est la plus remarquable de ces douze mosquées. Après elle, vient la Muhammediïé, ou Fethyïè (la mosquée de Muhammed, ou du Conquérant). Elle s'élève sur une terrasse de quatre coudées de hauteur; le parvis est carré ; une colonnade règne sur trois cotés le quatrième forme la façade du temple. Des colonnes de marbre et de granit supportent les coupoles couvertes en plomb. Un sopha de marbre poli, interrompu seulement par la baie des portes, règne le long des murs du parvis; une fontaine, entourée de cyprès, s'élève au centre de ce parvis. Le mur extérieur est revêtu au-dessus des fenêtres grillées, de tables de marbres de diverses couleurs, sur lesquelles on lit la première soura [sourate] (chapitre) du Coran appelée El-fathya, c'est-à-dire celle qui ouvre. A la porte d'entrée sont gravées dans un champ d'azur, ces paroles de Mahomet le prophète : « Ils prendront Constantinople ; et heureux le prince, heureuse l'armée qui en feront la conquête ! »
Sultan-Muhammed céda à perpétuité au Grec Christodoulos, architecte de cette mosquée, la propriété d'une rue de la ville; cession qui fut reconnue valable trois siècles plus tard par Sultan-Ahmed III en faveur des descendants de cet habile artiste.
Autour de la mosquée du Conquérant se groupent divers édifices d'utilité publique on y compte huit mèdrècès, ayant chacun un bâtiment supplémentaire (tètimmé) contenant de nombreuses cellules pour les étudiants ; des imaret (cuisines des pauvres) ; le daruch-chéfa (hôpital) ; le timar-khanè (maison des fous); des caravanserails, ou khans, et des mekteb (écoles secondaires). Dans l'intérieur du sanctuaire se trouve la première bibliothèque (kitab-khhanè) que les musulmans aient fondée à Constantinople. On voit encore aux environs de la mosquée des bains (hammam), un réservoir public (sébil-khanè), un turbè, près duquel est le tombeau de la mère de Muhammed II, la sultane Alimè-Khanum une école, etc., etc.
Les trois autres mosquées fondées par Sultan-Muhammed sont : celle d'Eïoub [Eyüp], le porte-étendard du prophète ; celle du grand cheïkh Bokhari, à Andrinople; et celle des janissaires (Orta-Djami). Ce prince, outre l'ancien sérail dont nous avons déjà parlé, bâtit encore le nouveau palais impérial. Ce dernier édifice fut construit, en 872 (1467), sur le promontoire situé en face de Scutari, baigné d'un côté par les eaux du Bosphore, et de l'autre par celles de la Propontide, dans l'emplacement même de l'ancienne Byzance. Ce palais, devenu le séjour habituel des monarques ottomans, dont plusieurs t'ont embelli et agrandi, occupe aujourd'hui un vaste terrain entouré d'une muraille flanquée de tours crénelées. La Porte Impériale (Bab-Humaïoun) est décorée d'une inscription dont voici le sens. « Que Dieu éternise la gloire de son possesseur! Que Dieu consolide sa construction ! Que Dieu fortifie ses fondements ! » Cette entrée principale débouche sur une place dont la mosquée d'Aïa-Sofia (Sainte-Sophie) forme un des côtés au centre est une belle fontaine, ou les marbres, les dorures et les sculptures ne sont pas épargnés.
Dès qu'on a franchi le seuil du palais, on se trouve dans une première cour; on voit, à droite, le trésor public, l'hôpital, l'orangerie, la boulangerie et, à gauche, la demeure du percepteur des contributions arriérées, le pavillon du surintendant général des édifices, celui du secrétaire du Kyzlar-Agaci (chef des eunuques noirs), l’ancienne salle du divan, la monnaie, l'arsenal, l'habitation du premier écuyer, et les grandes écuries. On traverse ensuite une galerie d'environ quinze pieds de long, fermée à chaque extrémité, et nommée Intervalle entre les deux portes (Iki-capou-araçi); aux murs sont appendues des armures antiques ce passage était fatal aux grands qui encouraient la disgrâce de leur maître; appelés au sérail sous divers prétextes, c'est dans cet endroit qu'ils étaient mis à mort. Les huissiers du palais (capoudjis) logent au-dessus de cette galerie, qui conduit à la seconde cour. L'aile droite en est occupée par les cuisines et les offîces ; la gauche, par la nouvelle salle du divan, le dépôt des pavillons et des tentes (Mehter-Khanè), le magasin des vêtements d'honneur (Tachra-Khazinéçi), les anciennes archives (Defter-Khané), et le logement du-chef des eunuques noirs.
On entre ensuite, par la Porte de la Félicité (Bab-us-Sèadet), dans l'intérieur même du palais c'est là qu'habitent le Sultan, ses odalis, ses enfants, les femmes attachées au service du harem, deux compagnies d'eunuques blancs et noirs, et enfin tout ce qui tient au service intime de sa Hautesse. On voit encore, dispersés dans cette vaste enceinte, un grand nombre de kiosques, les uns au bord de la mer, les autres au milieu des jardins; le Sultan y passait souvent une partie de la journée. Tous ces édifiées, recouverts en plomb (*), s'élèvent en amphithéâtre parmi des touffes d'arbres de diverses espèces. Cet ensemble de constructions de tout genre et de masses de verdure variées présente aux yeux un tableau ravissant, de quelque côté qu'on l'aperçoive.
(*) La couverture en plomb est spécialement réservée aux édifices impériaux et à ceux qui sont consacrés à la religion ou au service public.
Sultan-Muhammed fit construire aussi dévastes bazars, et répara les murs de Constantinople il fortifia et embellit à diverses époques sa nouvelle capitale. Après les deux campagnes de Walachie et de Lesbos, il éleva des arsenaux dans la ville et des forts sur la côte ; il agrandit l'ancien port des galères (Kadirgha-limani). Les deux châteaux des Dardanelles sont aussi son ouvrage celui qui est situé sur la côte d'Europe s'appelle Seddul-Bahr (digue de la mer) ; l'autre, Kal’aï-Sultani (le château du Sultan) élevé sur la rive asiatique, est plus connu sous la dénomination singulière de Tchanak-kal’açi (château des écuelles) [Cannakale]. Chacune de ces forteresses fut garnie de trente canons de gros calibre dont les feux se croisent et ferment le passage du détroit aux navires qui tenteraient de le forcer. Le canal des Dardanelles n'a pas plus de 900 toises de large entre les deux forteresses.
Sultan-Muhammed ne s'occupa pas uniquement de la construction et de l'embellissement des édifices publics, ii songea aussi à l'organisation administrative de son empire. Il l’établit sur une loi fondamentale (Kanoun-name), dans laquelle son dernier grand vézir Karamanli-Muhammed-Pacha prit pour base le nombre mystérieux quatre, en grande vénération parmi les musulmans. En effet, quatre anges, suivant le Coran, soutiennent le trône de Dieu; quatre vents soufflent des quatre points principaux de l'horizon ; et Mahomet eut quatre disciples qui furent les premiers khalifes de l'islamisme, etc., etc.; il existe encore d'autres combinaisons mystiques de ce nombre quatre, qu'il serait hors de propos de développer ici. Nous réservons ces détails pour les chapitres spéciaux qui traiteront à fond de la constitution et de l'administration ottomanes.
Le soin que Sultan-Muhammed mit à consolider, par des institutions fixes et durables, l'empire agrandi par ses conquêtes sa sollicitude pour organiser des écoles; la protection éclairée qu'il accordait aux savants et aux hommes de lettres, déposent en faveur de ce puissant monarque, auquel on ne peut refuser la plupart des qualités qui font les grands hommes. Une éducation distinguée lui avait donné le goût de la littérature, et il est compté au nombre des poètes ottomans il écrivit des poésies qu'ii signa du nom d'Awni (le secourable); il justifiait le pseudonyme poétique, adopté par lui, à l'exemple de tous les versificateurs orientaux (*) par les nombreuses pensions qu'il accorda aux poètes nationaux et étrangers. Sous son règne, la charge de précepteur du Sultan ou muallimi-sultani devint un poste fixe. Douze savants distingués se succédèrent dans cet emploi, depuis la jeunesse de Muhammed jusqu'à sa mort. A l'exempte du souverain, des vézirs et des pachas s'adonnèrent avec ardeur à l'étude, et unirent témérité du savant à celui du guerrier et de l'homme d'État. Les légistes de talent furent aussi en grand nombre a la cour de Sultan-Muhammed; parmi soixante au moins qui y brillèrent, on distingue au premier rang Molla-Kourani, précepteur du Sultan ; ce surnom (Kourani) lui vient sans doute de ce qu'il osa frapper un jour le jeune prince qui se refusait avec obstination à lire le Coran. Lorsque son élève fut monté sur le trône, Kourani, au lieu de se prosterner devant lui, le saluait comme son égal, en lui donnant la main. Molla-Khosrew, son rival en science, réunit à la dignité de mufti, la magistrature de Constantinople, de Galata, de Scutari, et l'office de muderris d'Aia-Sofia. Le peuple avait la plus grande vénération pour lui et se rangeait toujours sur son passage; le Sultan ne l'appelait que l'Abou-Hanifè (**) du siècle ; il est auteur d'un célèbre ouvrage de jurisprudence intitulé les Perles des lois (Durrer-ul-ahkam).
Plusieurs cheïkhs célèbres accompagnèrent Sultan-Muhammed dans ses expéditions guerrières. Les plus connus sont Ak-Chems-uddin qui découvrit le tombeau d'Eioub, et qui était auteur, musicien et médecin; et Aboul-Wèfa, poète et musicien à la fois d'une fierté de caractère peu commune, ce dernier avait défendu au Sultan de venir le troubler dans sa retraite. Le prince ne s'offensa point de cette liberté, et fit construire une mosquée en son honneur.
Sultan-Muhammed, comme tous les empereurs ottomans, estimait particulièrement les oulémas, et les comblait de faveurs. Un jour Molla-Huçein-Tebrizi, entrant chez le Sultan lui prit la main pour la baiser ; mais Muhammed la retourna et lui en présenta l'intérieur, en souriant gracieusement le docteur s'inclina et garda le silence « A quoi penses-tu? lui dit le monarque. A l'honneur que me fait ta Hautesse de me créer muderris d'Aïa-Sofia. » Le mot grec aïa (sainte) signifie en turc paume de la main ; et le mot de sofia (sagesse) faisait allusion au nom de sofi, donné généralement à tous les hommes livrés à l'étude et à la contemplation. Le Sultan fut si charmé de cette répartie d'Huçein-Tebrizi, qu'il lui accorda sur le champ à la dignité qu'il demandait si adroitement.
Suivant le portrait que les historiens nationaux font de Sultan-Muhammed ce prince avait le nez fortement aquilin et tellement recourbé sur la lèvre supérieure, qu'il cachait presque la bouche : ils le comparent au bec du perroquet reposant sur des cerises ; sa figure était pleine, sa barbe épaisse et de couleur dorée ; il avait les bras forts et charnus, les cuisses musculeuses, et il était bien fendu pour monter à cheval. Il maniait tes armes avec une grande dextérité. Le tir de l'arc était son exercice de prédilection ; il le recommandait à ses troupes, surtout aux janissaires. Il racontait souvent, d'après la tradition arabe, que l'ange Gabriel était apparu à Adam et lui avait dit, en lui présentant un arc et des flèches : « Servez-vous de cette arme; c'est la force de Dieu. »
(*) Les poètes arabes, persans et turcs sont dans l'usage d'adopter un surnom plus on moins significatif, qu'ils ramènent d'ordinaire dans les deux derniers hémistiches de leurs ghazels, kasidés et autres pièces de vers. Hafiz, Saadi, Nizami, Djami, Ferdouçi sont des noms poétiques des plus célèbres poëtes persans. Le dernier roi de Perse, Feth-Ali-Chah, mort en 1835, a laissé un Diwan, sous le nom de Khakani.
(**) Abou-Hanife est un des quatre grands imams orthodoxes ; c’est à lui que ses sectateurs doivent le nom de Hanèfi.