Introduction, brève histoire de l'extension de l'Islam, les Ottomans, les Turcs, la langue turque... extraits de Jouannin, Turquie, 1840.
Note : Jouannin désigne les Ottomans sous le nom turc de Osmanlis.
AVANT-PROPOS.
EN prenant l'engagement de tracer l'histoire de l'empire qui doit sa fondation à Osman, nous avons moins consulté nos forces, que le désir de présenter à nos contemporains un tableau fidèle et naïf des cinq siècles et demi, durant lesquels la race ottomane a joué un grand rôle sur le théâtre du monde, soit dans les phases de ses progrès, soit depuis que cet astre politique, ayant dépassé le point de son apogée, se précipite trop rapidement vers son déclin. Semblable d'ailleurs, dans sa marche progressive et dans son décours, au céleste emblème que la dynastie d'Osman a conservé presque aussi longtemps que la troisième race de nos rois garda ses fers de lance ou ses fleurs de lis, l'empire ottoman a jeté un éclat extraordinaire; et lorsque Jean Sobieski vint lui signifier, sous les remparts de Vienne, le décret d'en-haut « Tu n'iras pas plus loin! il se retira en effet comme une mer courroucée, et présenta encore longtemps une attitude menaçante. L'heure des désastres venue, et le prestige de sa force évanoui, on dut souvent honorer, au milieu des plus cruels revers, cette apparence de grandeur et cette dignité empreintes dans son attitude de résignation à la toute-puissante volonté de Dieu.
Dans cet ouvrage (l'Univers) où chaque collaborateur vient tour à tour apporter le tribut de ses veilles et de ses études spéciales, un autre racontera la naissance de l'islamisme, le génie qui le créa, et le progrès des armes musulmanes qui soumirent tant de régions au culte du nouveau législateur. Ln second décrira la lutte du moyen âge entre le christianisme et l'islam; il suivra les fidèles et les infidèles, les croyants et les nazaréens sur le plus vaste champ de bataille qu'aient ensanglanté le fanatisme des peuples et l'ambition des hommes. Il aura à dire comment, par une sorte de réaction, les croisades précipitèrent l'Occident sur l'Orient; il peindra les deux religions rivales se saisissant corps à corps partout où elles pouvaient s'atteindre, et les chances de revers et de triomphes qu'elles ont dû subir alternativement sur tant de points divers. Enfin il mettra en œuvre les matériaux précieux recueillis dans les deux camps ennemis et cette belle tâche, consciencieusement remplie, grâce aux recherches dont on continue de s'occuper avec tant de zèle, rectifiera sans doute les opinions propagées dans le dix-huitième siècle, au sujet de ces guerres sacrées (*).
(*) Un grand écrivain du dix-huitième siècle n'a pas toujours été historien fidèle de cette période dit moyen âge; entrainé par son système antichrétien et par son mépris pour la religion de Mahomet, il s'est plu à représenter sous un jour faux les événements, les hommes et les choses de cette mémorable époque.
Nous ne prétendons point empiéter sur le terrain réservé à d'autres; mais nous nous croyons en droit de rattacher l'histoire de la dynastie d'Osman à celle des sept premiers siècles de l'islamisme, et de faire précéder le récit des événements que notre travail doit embrasser, d'une esquisse rapide de cette époque, où l'on pourra trouver quelques enseignements sur les causes de la grandeur des Osmanlis.
INTRODUCTION
NAISSANCE ET PROGRES DE L'ISLAMISME. LES CROISADES.
Lorsque, dans les premières années du septième siècle de J. C., Mahomet conçut ses projets de réforme religieuse, tout porte à croire que sa vue ne s'étendait point au delà des bornes de l'antique Arabie. Il voulait que la terre des patriarches et des prophètes cessât d'être déchirée par les haines religieuses de cent tribus, chrétiennes, juives ou encore païennes; et que sa ville natale fût purgée du culte honteux des idoles dont les statues souillaient le' premier temple consacré à l'adoration du vrai Dieu, par Abraham, le père commun des fils d'Ismaël et des Israélites, et le bien-aimé d'Allah.
Il a surtout trop écouté ses préventions, lorsqu'il a accusé le christianisme seul d'avoir fomenté dans son sein les guerres de religion, guerres atroces, sans merci, pires encore que les guerres civiles. Si Voltaire eut voulu approfondir cette question, il aurait trouvé dans les Annales des Ommiades et des Abbassides de quoi se convaincre du contraire, il aurait vu leurs mains teintes du sang des enfants de Mahomet même; et l'acharnement des sectes de l'islamisme offrant des excès dont la partialité la plus aveugle n'oserait pas accuser les chrétiens.
Tous les peuples ont eu et auront toujours la patriotique faiblesse de se croire plus civilisés, plus éclairés et meilleurs que leurs voisins. Partout l'épithète injurieuse de barbare a été l'apanage des étrangers et on la trouve dans toutes les langues avec cette double signification. Les plus opiniâtres et les plus exclusifs de tous les hommes, par cela seul qu'ils se proclamaient le peuple élu, les Juifs nous ont laissé des monuments de cet orgueil national, qui a quelque chose de noble et de grand jusque dans son extrême exagération; et si les Grecs et les Romains, comme les hordes les plus obscures, se sont laissé aller à cette bonne opinion d'eux-mêmes, nous ne devons point être surpris de voir que les Arabes, se croyant aussi le peuple de Dieu, aient été et soient toujours pleins du même orgueil et du même dédain pour les étrangers. Ils avaient déjà une remarquable similitude de mœurs, d'usages et d'organisation sociale avec les Hébreux; ils n'éprouvèrent donc aucune répugnance à adopter la législation sévère et assujettissante de Mahomet, qui l'avait calquée sur les dispositions de l'ancienne loi; et cette conformité avec les livres saints de Moïse ne fut point inutile au fils d'Abdullah pour imprimer à ses Arabes la plus ferme croyance dans la mission qu'il prétendait avoir reçue de Dieu.
Il y a eu peu de législateurs aussi habiles que Mahomet pour tirer parti de tous les penchants naturels aux hommes pris en masse ou individualisés. Ses pensées s'agrandirent lorsqu'elles planèrent au delà de l'horizon des Arabes; mais si, comme Moïse, il n'eut pas le temps de voir ses plans exécutés, ils furent parfaitement compris par les hommes qui recueillirent son héritage, et qui, dès l'aurore de l'islamisme, leur donnèrent un immense développement. N'ayant bientôt plus rien à subjuguer dans la péninsule, ils s'élancèrent hors de ses limites devenues trop étroites pour leurs ardents et fanatiques co-religionnaires; et l'audace des musulmans ne recula pas devant les deux grands ennemis qu'ils osèrent braver sans hésitation on les vit en effet attaquer à la fois et le successeur de Constantin et le dernier des Sassanides.
Pendant plusieurs siècles d'hostilités rarement interrompues, l'empire romain et celui des Perses s'étaient vainement disputé la possession de quelques provinces frontières sur l'Euphrate et te Tigre, l'heure approchait où cette vieille inimitié devait s'anéantir dans un abîme commun, et ces provinces allaient reconnaître d'autres dominateurs et subir une autre religion. ïl s'était à peine écouté une douzaine d'années depuis que Mahomet, forcé d'abandonner la Mecque, s'était réfugié à Médine avec une poignée d'hommes dévoués, pour échapper à la vengeance des Coréichites, et voilà l'islamisme devenu si puissant, qu'il se précipite déjà sur la Chaldée et sur la Syrie. La première s'était abaissée devant Abou-Bekr ; en l'an 13 (635), ce khalife reçut les clefs de Damas. Jérusalem traita bientôt avec Omar, an 16 (638); et l'acte qui consacra la soumission de la ville sainte, servit de modèle et sert encore de base à toutes les transactions des puissances musulmanes avec les peuples qui, devenant leurs sujets (raïas), veulent conserver leur religion au moyen d'un tribut: transactions qui leur garantissent certaines immunités et des franchises dont nous aurons occasion de parler. Observons ici que l'enthousiasme et l'héroïsme des premières armées musulmanes expliquent sans doute aussi la rapidité de leurs conquêtes mais la conduite d'Omar envers le patriarche de Jérusalem, fidèlement suivie par ses successeurs, nous semble être une des causes les plus puissantes de la soumission des populations chrétiennes, parmi lesquelles les schismes et les hérésies avaient donné naissance à tant de discordes et suscité tant de malheurs. Mahomet avait prescrit, il est vrai, de propager l'islamisme par l'épée: le Cor'an le proclame sans cesse ; mais les seuls Arabes devaient être contraints de l'embrasser ou de renoncer à la vie et les tribus, que le nouveau prophète appelait aussi violemment au salut, à l'adoration du Dieu unique, ces tribus, fières de leur sainte origine et de la primogéniture de leur père Ismaël, ne voulurent point souffrir qu'un seul Arabe restât étranger à cette croyance nationale, tant le fils d'Abdullah avait profondément pénétré l'âme de ses sectateurs de la conviction que l'islam était la religion que Dieu lui-même avait prescrite à Adam, lorsqu'il lui remit le sceau de la prophétie et le créa le premier pontife de la véritable foi (IMAN).
Les khalifes successeurs d'Omar purent donc imiter sa conduite généreuse et politique à la fois, et accorder des capitulations analogues aux peuples qui les réclamaient. La peur, l'ambition et les autres passions du coeur humain attirèrent indubitablement un grand nombre de prosélytes au sein de l'islamisme. On ne les repoussa pas, comme chez les Hébreux; on les reçut au contraire avec empressement, avec joie; et si l'on a le droit de reprocher aux musulmans victorieux d'avoir contraint les vaincus, par les violences et les menaces, à renoncer au culte de leurs pères ce n'a été d'ordinaire que dans ta première ivresse du triomphe, au sac des cités, ou lorsqu'une trop longue résistance avait exaspéré le vainqueur et exalté son fanatisme. Alors, en quoi diffèrent-ils des peuples de tous les temps? Nous croyons enfin convenable de reconnaître ici que la scrupuleuse fidélité des khalifes à tenir engagements contrastait vivement avec la politique des Grecs du Bas-Empire; et que celle des musulmans dut exercer une incalculable influence sur les peuples-troupeaux que les empereurs byzantins tenaient encore sous leur joug, et que les barbares avaient d'ailleurs si bien accoutumés à passer avec indifférence d'une domination à une autre.
[Rapide expansion de l'Islam]
Ce fut surtout dans les deux premiers siècles de l'hégire que l'œuvre de propagation obtint des succès inouïs; et cette période, si pleine de grands événements, en consolidant l'islamisme comme religion et comme puissance temporelle, présente un ensemble de faits et de résultats, auquel il serait difficile de trouver rien d'égal dans les annales du monde. Le tiers du premier siècle n'était point écoulé, l'empire des Perses n'existait déjà plus le dernier des vingt-cinq Sassanides, l'infortuné Yezdedjird avait péri (31-651) dans le fleuve, antique limite de l'Iran et du Touran ; mais, cette fois, l'Oxus n'arrêta pas les vainqueurs. Ils avaient pénétré jusqu'à Kaboul dès l'an 44 (664), et les sanglantes discussions des Ommiades et de leurs rivaux n'empêchèrent point les progrès des armes musulmanes dans la Transaxane [Transoxiane] et au delà de l'Indus.
Elles n'avaient pas été moins heureuses dans la Syrie, dans l'Egypte, dans le nord de l'Afrique et du côté même de Byzance. Les historiens arabes font mention de deux expéditions celles de 32 (652) et de 39 (659), qui furent poussées jusque sous les murs de Constantinople. Cette capitale fut assiégée en 48 (668), en 52 (672) et en 97 (616), et le dernier siège avait été précédé de grands ravages en Thrace et en Macédoine. Dès 59 (679), les rives de l'océan Atlantique, en face des îles Fortunées, avaient reçu l'islamisme, qui y a toujours souverainement régné depuis, et qui y conserve encore aujourd'hui sa physionomie primitive. Mais avant qu'il pénétrât en Espagne, où trente-trois ans plus tard (92-711) un traître appela le célèbre Tharyk, Chypre (39-659), l'île de Crète (33-653), Rhodes (47-667), la Sicile (82-701), la Sardaigne et la Corse (87-706), et les îles Baléares (89-708), avaient été ravagées ou soumises par les lieutenants des khalifes de Damas, qui étaient devenus maîtres tout-puissants de la Méditerranée.
La rapide conquête de l'Espagne, que les Maures ne purent jamais entièrement consommer, ouvrit une carière nouvelle à l'insatiable avidité et à l'ardent fanatisme des musulmans. Ils pénétrèrent bientôt au delà des Pyrénées et quand les glorieux efforts de Chartes-Marte) les eurent arrêtés au cœur même des Gaules, il réussit sans doute à les empêcher d'avancer au delà des rives de la Seine et de la Loire, mais non de ravager longtemps encore le Languedoc et la Provence, trop exposés à leurs fréquentes invasions. On les vit même se maintenir à Narbonne, à Carcassonne, à Perpignan, et dans les pays situés entre les Cévennes et la mer. Ils finirent par en être expulsés malgré leur résistance; et leurs tentatives postérieures n'eurent d'autre succès que le pillage et la dévastation de ces belles provinces (*).
(*) Cette partie de la France conserve encore des traces du séjour des Maures, dans les noms de Castel-Sarrasin, de Saint-Afrique etc., et surtout dans une certaine population qui a garde les traits et le teint caractéristiques de son origine africaine. J'ajouterai un fait digne de remarque : Maguelone, autrefois port de mer et ancien évêché peu éloigné des bouches du Rhône, fut longtemps ouvert à leurs transactions commerciales dans le Languedoc; et il existe des monnaies des évêques souverains de cette ville, avec leur tête et l’exergue : D.G. F.EPISCOP. MAGVEL, et le revers portant en caractères cufiques, la profession de foi arabe :
« La ilâmé ill’Allah ; wè Mohammeden reçoullalah »
« Il n’y a d’autre divinité que Dieu, et Mahomet est l’envoyé de Dieu. »
Que de réflexions s’attachent à ce seul fait !
Les khalifes ommiades [omeyyades] à Damas et en Espagne, les Abbassides à Bagdad et au Caire, les fathimites de Mauritanie et d'Afrique, tout en consolidant l'islamisme dans les vastes régions qui obéissaient à leur puissance spirituelle, la virent souvent compromise et affaiblie par des prétentions rivales aux droits et au titre d'Émirul-moumènin (commandeur ou prince des vrais croyants). En outre, après !e grand Haroun-Rèchid, et ses deux successeurs, Émin et Mamoun, des généraux, des gouverneurs de provinces se métamorphosèrent en chefs de dynastie, et obtinrent de gré ou de force l'investiture de ces provinces devenues quasi indépendantes de l'autorité des khalifes; et ce fut particulièrement dans le quatrième et le cinquième siècle de l'hégire que leur pouvoir temporel reçut de graves et profondes atteintes. Bientôt surgirent des conquérants de race turque et mongole, dont l'apparition fut accompagnée d'affreuses catastrophes, pendant lesquelles on arracha aux faibles vicaires de Mahomet ce qui ne leur avait point encore été enlevé.
[Croisades]
Lorsqu'à la fin du onzième siècle de l'ère chrétienne, Rome, souvent menacée dans ses propres murailles par les Sarrasins, conçut le dessein de reporter la guerre chez eux, et appela les croisés à la délivrance du tombeau de J. C., nos chevaliers ne trouvèrent point, à la tête des musulmans qu'ils venaient combattre, des chefs vraiment Arabes ; ils eurent affaire à des princes turcs ou curdes [kurdes], tels que Kilidj-Arslan le Seldjoukide, et plus tard les sultans (soudans) Eïoubites d'Egypte, au milieu desquels brille le fameux Saladin (Silah-uddin) ; car tout l'Orient s'était également ému comme un seul peuple, en présence du danger que courait l'islamisme; et le signe unique arboré par les croisés sortis de tous les points de la chrétienté, donna lieu aux musulmans d'appliquer leur axiome de droit politique et religieux, qui ne fait qu'une seule nation de la masse des infidèles ou des non croyants (Elkufru, milletun wahydetun). Aussi les adversaires de nos chevaliers vinrent-ils à cette guerre sacrée, avec une ardeur et une bravoure qui ne !e cédaient pas à celles des paladins occidentaux. Avouons ici un fait devenu irrécusable, et disons hautement qu'on recueillit du moins quelques fruits des violentes collisions de ces grandes masses animées par tout ce qui peut exalter l'esprit humain et le jeter dans les entreprises les plus hasardeuses. En effet, pour prix de tant de sang, de malheurs privés et de revers publics, nos croisés rapportèrent en Occident les éléments d'une civilisation moins âpre et plus avancée que celle de nos aïeux, et quelque goût des arts et de la littérature que l'on cultivait alors dans le monde musulman, ou florissaient de nombreuses célébrités en tout genre. La captivité de saint Louis et de ses illustres compagnons d'infortune procura à la France d'heureux dédommagements des sacrifices qu'elle dut s'imposer pour la délivrance de son roi. Il revint d'Égypte avec des idées nouvelles ses institutions prouvent qu'il avait bien étudié celles de ses vainqueurs. Indépendamment des productions littéraires de cette période, qui se ressentaient de l'influence des Orientaux, dont les précieuses calligraphies servirent de modèle à nos plus beaux manuscrits du moyen âge, le genre d'architecture, improprement nommé gothique, et adopté dans les monuments des douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles, n'est pas autre chose que l'architecture sarrasine, souvent embellie, rendue plus légère, plus gracieuse, et surtout appropriée à nos climats.
Cependant l'anarchie qui suivit le massacre du dernier des Ommiades [Omeyyades] d'Espagne (430-1038), et le morcellement de l'empire maure en vingt principautés rivales, toujours aux prises entre elles et avec les vieux chrétiens, favorisèrent les entreprises des descendants de Pélage; et quand l'ardeur des croisades en terre sainte se fut calmée parmi les peuples de France, d'Angleterre et de Germanie, épuisés par tes expéditions d'outre-mer, les combats entre les deux religions continuèrent en Espagne avec le même acharnement et la même opiniâtreté. Cette introduction nous a conduits jusqu'au milieu du treizième siècle de notre ère elle doit s'y arrêter, car l'étoile de la race d'Osman commençait alors à poindre.
Ainsi, par une sorte de compensation, lorsque les destinées des Maures de l'Andalousie et de Grenade s'accomplissaient, qu'elles les rejettaient au delà du détroit de Gibraltar, et les renvoyaient à la terre d'Afrique, leur première patrie, le fondateur de la dynastie appelée à renverser et à remplacer l'empire romano-grec, préparait de terribles vengeurs à ses coreligionnaires espagnols. L'islamisme, retrempé d'une vigueur nouvelle, va prendre sa revanche, en franchissant, Sous le signe victorieux du croissant, le détroit qui sépare l'Asie de l'Europe nous le verrons envahir de célèbres et riches contrées, et menacer durant deux siècles et demi le reste de la chrétienté du joug dont Chartes-Martel avait cru la délivrer pour toujours.
II LA RACE D'OSMAN.
Nous nous garderons bien de reproduire dans notre récit toutes les recherches des écrivains orientaux, et d'adopter leurs rêveries sur l'origine du fondateur de l'empire ottoman. Nous ne dirons donc point comment ils sont parvenus à découvrir une série incontestable de trente générations qui remontent jusqu'au déluge, afin de prouver que la race d'Osman le Victorieux, quoique tout à fait étrangère à celle du prophète arabe et de ses premiers vicaires, dont le troisième porte cependant le même nom (Osman), est la plus belle, la plus pure, la plus noble et la plus glorieuse des races humaines; qu'elle est prédestinée non-seulement à régner, jusqu'à la fin du monde, sur tous les sectateurs du dernier des prophètes mais encore à commander en suzeraine aux mécréants eux-mêmes. Il sera bon cependant de tenir quelque compte de cette ferme croyance universellement répandue dans les états bien gardés, où le Grand Seigneur est toujours le monarque par excellence, le roi des rois, l'Ombre de Dieu, et le souverain distributeur des couronnes aux princes de la terre. Il y aurait de l'impiété à soumettre à l'examen, au simple doute, cette opinion populaire encore pleine de vie; et il serait dangereux de le faire, aujourd'hui même que tant de prestiges se sont évanouis. Quant aux Ottomans (je dis les Ottomans et non les Turcs on comprendra bientôt pourquoi), n'oublions pas non plus que, devenus maîtres de toute la partie orientale de l'empire romain, ils se sont considérés comme les légitimes héritiers de Rome la Grande (*) ; que plusieurs peuples, entre autres les Persans, leur donnent encore le nom de Roumi; qu'ils se sont imbus, par instinct, des maximes et des convictions du peuple-roi, auxquelles il dut des triomphes inouïs; et que, dans la supériorité religieuse et politique qu'ifs s'octroyaient avec tant de complaisance, les nouveaux conquérants se prétendaient aussi nés pour châtier les superbes, et pour épargner les peuples soumis
"Parcere subjectis et debellare superbos !"
(*) Roumiet-ul-kubra, qu'ils nomment aussi Kyzil-elma, la pomme d’or.
Quoi qu'il en soit, si nous sommes résolus de rejetter les apologies emphatiques des princes ottomans, et les louanges exagérées dont les écrivains nationaux sont si prodigues, dès qu'il s'agit de flatter l'orgueil de leurs compatriotes, il nous sera permis d'éviter un autre excès tout aussi déraisonnable nous n'adopterons point sans critique les récits et les préjugés des chrétiens, surtout ceux des Grecs vaincus. Quel cas ferions-nous d'une histoire de l'homme du dix-neuvième siècle, dont l'auteur ne chercherait ses inspirations que dans les bulletins étrangers, ou dans le long factum d'un illustre Écossais, qui aurait dû dédaigner le triste honneur d'attacher son nom à un monument de haine et d'injustice ? Nous serons obligés d'employer fréquemment dans cette partie de l’Univers, une foule de noms propres dont la prononciation varie, en Orient même, d'une province à l'autre, selon le dialecte de celle des trois langues qui y est en usage. Nos historiens et nos voyageurs, ne se piquant pas toujours d'une grande exactitude, nous les transmettent tant bien que mal; et on reproche avec quelque raison aux orientalistes européens de ne pas s'accorder entre eux sur l'orthographe des mêmes mots. Pour éviter, autant que possible, ce fâcheux inconvénient, nous avons adopté, pour règle, la prononciation de Constantinople, et nous nous attachons à t'exprimer de manière qu'un Français puisse la rendre naturellement et sans efforts, en lisant ces mots étrangers comme s'ils étaient français (*). Il y a cependant des noms tellement consacrés par l'usage, que nous nous en servirons toujours, malgré leur barbarisme ; Mahomet, par exemple (mais seulement lorsqu'il s'agit du législateur des Arabes), hégire, mosquée, janissaires, et quelques autres encore. Mais nous appellerons le conquérant de Constantinople Sultan Muhammed II, au lieu de Mahomet, Sultan-Murad, au lieu d'Amurath, Sultan-Baïezid, au lieu de Bajazet, Djem, au lieu de Zizim, etc., et nous laisserons aux princes ottomans leurs véritables noms sans les défigurer.
(*) Néanmoins le lecteur est prié d'observer que les mots terminés par un n, tels que Osman, iman, moumen, din, Emin, Djeihoun, Mamoun, etc., doivent se prononcer comme si cet n était suivi d'un e muet, très-bref, c'est-à-dire Osmane, Imane, dine, Mamoune etc
TURKISTAN.
Les Orientaux se servent de la terminaison persane « istan », que nos géographes ont adoptée, et qu'on joint au nom d'un peuple pour désigner plus ou moins vaguement, un ensemble de pays qui sont toutefois indépendants les uns des autres, et dont les habitants ne sauraient être entièrement confondus avec le peuple dont la renommée a absorbé celle de ses voisins. Ainsi t'K~OM~<m embrasse toutes les contrées à l'est de l'Indus (Sind), au delà et en deçà du Gange, dont toute la population n'est pas hindoue le Frenguistan, rendu si fameux en Asie, par nos croisés français on francs, comprend la chrétienté, c'est-à-dire la partie européenne de l'ancien monde où règne le christianisme, par opposition aux contrées soumises à l'islam. De même le nom de Turkistan (la Scythie des Grecs et le Touran des anciens Perses) s'applique à ces vastes régions de l'Asie, qui ont pour limites la Chine (Khataï), les monts Himalaïa, la chaîne du Taurus d'où sort le Djeïboun, la mer Caspienne, le Wolga, et, au-delà de ce fleuve, les steppes du Kyptchak, qui s'étendent jusqu'au pied du Caucase, à la mer d'Azow, et au Tanaïs.
Ce Turkistan embrasse donc tous les pays occupés par les Tatares, le Khârezm, la Bukharie, le Turkistan proprement dit, la Mongolie, le Thibet, et un nombre infini de subdivisions incertaines et changeantes comme la vie nomade de leurs populations vagabondes. Sans remonter aux Scythes, aux Huns, aux Alains et aux autres barbares qui renversèrent l'empire romain d'Occident, nous voyons, depuis la naissance de l'islamisme, sortir en foule, de cette véritable OFFICINA GENTIUMM, les Turcs, les Tatars Moghols ou Mongols, les Turkmens, les Oïghours, les Kirghis, les Kalmouks, et tant d'autres hordes qui fuyaient devant un ennemi plus puissant, ou abandonnaient leurs déserts à la suite d'un Attila et d'un Djenghiz. Semblables à des torrents dévastateurs, ils débordaient de toutes parts, et recherchaient des climats plus doux et plus féconds, pour assouvir leur sauvage avarice et l'ambition de faire tout plier sous leur joug.
Les premières années du treizième siècle de notre ère avaient été témoins d'une de ces invasions, qui, aussi terrible que la grande peste noire du siècle suivant, venue également du centre de l'Asie, ravagea cette partie du monde, et pénétra jusqu'au cœur de l'Europe. If avait fallu six ans à Djenghiz-Khan [pour soumettre complètement, ou plutôt pour dévaster sans merci le Khârezm et la Bukharie, le Khoraçan, le Farsistan, le Kerman, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, l'Arménie, le Kurdistan, la Mésopotamie, et la portion de l'Asie Mineure qui dépendait des sultans d'Iconium. C'étaient les plus belles provinces de l'islamisme, où florissaient les sciences, les lettres, la poésie, sous la protection éclairée des rois de Kharezm, des Seldjoukides d'Iran et de Roum. Le vainqueur n'épargna rien cités, monuments, populations, tout tomba devant ce nouveau fléau de Dieu. Et Djenghiz ne reprit le chemin de son empire de Chine, qu'après avoir écrasé tout ce qui avait osé lui résister.
Suleïman-Châh [Süleyman Şah], fils de Kyïa ou de Kaïalp [Kaya Alp], père d'Erthogroul, et aïeul de Sultan-Osman [Osman], fut sans doute un des généraux de ce grand conquérant. Il n'était point étranger, dit-on, à la grande famille tatare oghouzienne, à laquelle appartenait Djenghiz lui-même et lorsqu'en 621 (1224), il s'achemina vers l'Arménie, à à la tête d'un essaim de 50,000 âmes, il possédait les fiefs de Mahan et de Merw-Chahidjan, en Khoraçan, avec le titre de wali, ou vice-roi. Il vint bientôt fixer ses tentes sur les bords de l'Euphrate, dans le riche canton d'Erzinghian et d'Akhlat. Mais, en 629 (1231), le désir de revoir le pays natal s'étant emparé de la horde de Suleiman-Châh, ce chef, voulant passer le fleuve auprès du château de Dja'ber, s'y noya ; et un tombeau, qui a conservé le nom de Turk-Mezari (la tombe du Turc), consacre le souvenir de cet événement.
La horde se partagea après la perte de son émir; le plus grand nombre suivit les deux aînés qui retournèrent en Khoraçan ; et Erthogroul et son troisième frère réduits à un clan de 400 familles, s'établirent d'abord dans la plaine de Pacin, traversée par l'Euphrate oriental Murat-Tchaï), à l'est d'Erzroum et dans le canton de Syrmaty-Tchokour, où sont les sources de l'Araxe et de l'Euphrate proprement dit (Nèhr-Frat).
Erthogroul [Ertuğrul Gazi]ne tarda pas à perdre son frère. Il quitta alors les environs d'Erzroum, et s'avança vers l'intérieur de l'Anatolie. En errant avec sa tribu dans les états d'Ala-eddin, sultan d'Iconium, il eut occasion de contribuer généreusement à la défaite d'une armée tatare, qui était aux prises avec les troupes du prince seldjoukide; et celui-ci, pénétré de reconnaissance, voulut récompenser les braves nomades qui lui avaient rendu un si grand service, et leur assigna, dans l'est du mont Olympe de Bythinie, pour leur résidence d'été, les hautes terres de Karadja-Daghy, de Tumanidj et d'Ermeni, et toute la plaine de Suïud pour leur campement d'hiver.
Un si mince apanage féodal dans un petit canton de Phrygie, qui, en 1260, formait à peine le quart du sandjak actuel de Sultan-Euni [Sultanönü], tel fut le berceau de la puissance ottomane; et c'est autour de ce faible noyau que s'agglomérèrent, avec la plus surprenante rapidité, les éléments de puissance et de gloire dont s'enorgueillit cette famille, peut-être plus féconde en grands hommes qu'aucune de celles qui ont régné sur la face du globe.
LA LANGUE TURQUE, LES TURCS ET LES OSMANLIS.
La langue turque, originaire du plateau central de l'Asie, est encore le langage des peuples qui n'ont point quitté ce plateau; c'est celui des Tatars de Casan [Kazan] et de Crimée, des Calmouks, et des autres sujets musulmans de la Russie on le trouve chez les tribus (ilât) d'origine turque établies en Perse, dans la grande moitié de ce royaume, et enfin dans tout l'empire ottoman. Inculte et grossière en Turkistan, chez les Oïghours, qui l'écrivent avec un caractère tout autre que l'alphabet arabe, et partout où les gouvernements dédaignaient et dédaignent encore de s'en servir pour les actes de l'autorité, la langue turque est naturellement restée stationnaire sous les tentes des nomades. En Perse, on la parle, mais on ne l'écrit point; dans la majeure partie de l'Asie ottomane, elle a conservé de la rudesse et une prononciation peu agréable ; mais au cœur même de l'empire elle a acquis du nombre, de l'harmonie, de la grâce et de la pompe, depuis qu'elle est devenue, il y a cinq cents ans, la langue écrite des Osmanlis, et qu'elle s'est enrichie des formes et des mots de deux langues abondantes et perfectionnées l'arabe et le persan. On éprouvera sans doute quelque surprise en lisant cet éloge d'un idiome qu'on est disposé à traiter de barbare, quand, et surtout parce qu'on ne le connaît pas; mais que pensera-t-on lorsque nous aurons l'audace, un peu plus tard, de parler de la littérature turque, de l'amour des lettres, et de la protection que leur ont accordée les Sultans? quand nous ajouterons que l'étude de la plus riche philologie, celle des lois et des sciences, dont on a fait tant d'honneur aux Arabes, sont une source de considération, d'avancement et de fortune, chez les Osmanlis ? Et comme on voit souvent un homme de rien, un homme illettré arriver aux plus hautes charges de l'Etat, on conclut, du particulier au général, qu'il en est toujours ainsi et partout c'est une erreur. Il faut reconnaître cependant que les Osmanlis sont fort en arrière sous beaucoup de rapports, qu'ils ont de fausses idées, de graves préjugés contre notre civilisation toujours agitée, tandis que la leur est essentiellement stationnaire, à raison de l'immutabilité des principes sur lesquels elle repose; et qu'enfin notre histoire, notre littérature, nos arts leur restent inconnus. Mais nous sommes forcés d'ajouter, sans vouloir faire injure à personne, que, de notre coté, nous les ravalons beaucoup trop, et que nous prononçons, à notre tour, d'assez téméraires jugements sur ce qu'ils sont, et sur ce qu'ils ne sont pas.
Parlons maintenant de ta nation elle-même, et déduisons les motifs pour lesquels nous ne dirons jamais les Turcs, mais seulement et toujours les Ottomans, ou les Osmanlis.
Appeler Turc un Osmanli, c'est lui adresser une grossière injure, car il se pique d'urbanité, de culture et de finesse d'esprit, enfin de savoir-vivre, et le mot turc emporte avec soi une idée toute contraire. Autant vaudrait nous traiter de Germains barbares, nous autres qui portons avec fierté notre nom de Français, comme marchant à la tête des peuples polis et de la civilisation progressive.
Cependant on objectera sans doute que les Sultans sont d'origine turque la chose est certaine, et ils n'ont jamais renié cette origine; mais cela ne tes oblige pas de prendre le nom de Turcs et ne peut les empêcher de se qualifier du titre d'empereurs de la race ou du peuple d’Osman, comme le fait encore Sultan-Mahmoud II, dont la signature autographe figurera dans les planches iconographiques jointes à cette partie de l'Univers pittoresque. Pourquoi donc n'adopterait-on pas cette dénomination, à l'exemple des historiens les plus dignes de confiance et les plus instruits dans les annales de ce peuple?
Nous ajouterons que le sang turc doit être d'ailleurs devenu fort rare dans le mélange de tant de populations diverses, qui, en embrassant l'islamisme, se sont trouvées aussitôt confondues avec les vainqueurs. On verra de fréquents exemples d'apostasies qui ont aussitôt procuré à l'empire ottoman des guerriers redoutables, des hommes d'État distingués, et même un mufti. Enfin, s’il y avait quelque fondement solide au préjugé systématique qui, malgré l'influence toute puissante d'une religion commune, accorde tout à la race arabe, lorsqu'il s'agit des facultés intellectuelles et de l'aptitude pour les sciences, et qui refuse tout à la race turque, l'anathème lancé contre les Osmanlis devrait être moins sévère, puisqu'ils ont dans les veines moins de sang turc que de sang grec; et personne, de notre temps, n'osera accuser ce dernier de manquer de capacité et d'intelligence. Mais ce système ne résisterait pas à un examen sérieux; l'histoire est là pour prouver que la civilisation orientale, que la littérature orientale, d'abord si supérieures à celles de notre Occident, ont fleuri non-seulement sous les Abbassides, mais encore dans les temps où les Gaznewides, les Ata-Beks, les Seldjoukides, princes d'origine turque, s'honoraient du titre de protecteurs des sciences, des lettres et des arts. Nous ne craindrons pas de proclamer ici que les Sultans n'ont point foulé aux pieds de si glorieux exemples, et que si les universités de Samarkand et de Palkh allaient de pair avec celles d'Arabie, d'Egypte et d'Espagne, les fondations impériales de Brousse, d'Andrinople et d'Islambol, établies sur les mêmes bases, et tant d'autres répandues sur la surface de l'empire par la munificence des Sultans et de leurs vézirs, ne seraient point indignes non plus d'attirer sur leur organisation et sur les résultats qu'elles ont donnés, l'attention des hommes qui cherchent et aiment la vérité.