Sélim Ier (Yavuz Sultan Selim Han) (1470/11-1520) fut le 9e sultan. C'est le premier qui porte le titre de calife. Il conquit l'Egypte et combattit avec succès les Iraniens. Extrait de Jouannin, Turquie, 1840.
CHAPITRE XI.
Sultan-Selim-Khan Ier, fils de Sultan-Baïezid II.
Le jour même où Sultan-Baîezid, cédant au caprice d’une insolente milice, partait pour Dèmotika, abandonnant le sceptre aux mains de Sélim, celui-ci éprouvait déjà le despotisme de ces prétoriens à qui il devait le trône. Rangés en haie dans les rues qu’il fallait suivre pour se rendre au sérail, les janissaires l’attendaient au passage pour lui arracher, par leurs clameurs, la gratification que la faiblesse de Sultan-Baïezid n’avait pas su leur refuser à son avènement, et qu’ils regardèrent depuis lors comme un droit. La fierté de Sèlim fut révoltée de cette prétention séditieuse : pour ne pas être forcé d’y céder, il changea de route, et rentra au palais par un chemin détourné. Il craignit cependant les suites de la fureur que ce désappointement ne pouvait manquer d’exciter parmi les janissaires, et leur fit distribuer trois mille aspres par tête. Sultan-Baïezid ne leur en avait accordé que deux mille mais Sèlim, lorsqu’il voulut les gagner à sa cause, leur avait promis une solde plus élevée, il crut prudent de tenir sa promesse. Un sandjak-beï, voulant profiter de l’occasion, eut la hardiesse de réclamer à son tour une augmentation de revenus ; cette demande audacieuse fit éclater la colère concentrée qui agitait Sultan-Sèlim ; d’un coup de cimeterre il fit voler la tête de l’imprudent gouverneur.
Le Sultan, pour réparer l’épuisement du trésor, commença par imposer à tous ses sujets une contribution extraordinaire, et éleva à cinq le droit de trois pour cent que payaient les marchandises importées dans ses États par les navires ragusais. A peu près à la même époque, il renouvela le traité avec son feudataire le prince de Moldavie.
A peine Sultan-Sèlim était-il assis sur le trône si indignement enlevé à son père, que le dangereux exemple qu’il avait donné porta ses fruits ; son neveu Ala-eddin, fils du prince Ahmed, gouverneur d’Amassia, s’empara de Brousse, et préleva sur les habitants une taxe énorme. A cette nouvelle, Sultan-Sèlim confia les rênes du gouvernement à son fils Suleïman et marcha, à la tête d’une armée de soixante et dix mille hommes, contre son frère. Pendant ce temps une flotte de cent vingt-cinq galères croisait sur les côtes de l’Asie Mineure, et s’opposait à la fuite en Europe du prince rebelle. Sultan-Sèlim n’avait pas oublié l’histoire de son oncle Sultan-Djem (*).
Tandis que Tour-Ali-beï commandant l’avant-garde de l’armée du Sultan, chassait de Brousse Ala-eddin et le poursuivait jusqu’à Dèrendè, Sèlim s’avançait vers Angora. A son approche, Sultan Ahmed avait abandonné la ville, et deux de ses fils étaient allés réclamer la protection du roi de Perse, Chah-Ismaïl. Le Sultan nomme Moustapha-Bei au gouvernement d’Amassia, et retourne à Brousse. Le prince Ahmed profite de l’absence de Sèlim, revient, à marches forcées, devant Amassia, et s’en empare par surprise.
(*) Nous prévenons les lecteurs de ne pas s’étonner de voir désormais les noms des princes de la famille ottomane constamment précédés du titre de Sultan. Quand il s’agit des princesses du sang impérial, ce titre suit leur nom ; ainsi on dit Sultan-Ahmed, Sultan-Abdul-Medjid, etc et Salyha-Sultane, etc., etc. Ce titre (Sultan), métamorphosé en « Soudan » par les historiens du moyen-âge, correspond au mot « prince », pris dans toutes les acceptions qui indiquent une existence souveraine, plns ou moins rapprochée du trône, ou une origine impériale ou royale.
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Il offre le vézirat à Moustapha qui accepte, et ne craint pas de trahir Sultan-Sèlim. Ce dernier avait envoyé secrètement un corps d’oulou-fédjis (cavaliers soldés), chargés d’enlever le harem de son frère ; Ahmed en est instruit par Moustapha ; il attend au passage les cavaliers du Sultan, et les fait prisonniers. Sélim, furieux, mais dissimulant sa colère, convoque un divan ; ses vézirs s’y rendent, et sont revêtus d’un kaftan d’honneur à mesure qu’ils se présentent : Moustapha seul est introduit avec un vêtement noir ; c’était l’arrêt de sa mort ; saisi par les muets (dilsyz), il est étranglé et son cadavre sert de pâture aux chiens. Hersek-Ahmed-Pacha le remplaça dans les dangereuses fonctions que déjà il avait remplies à trois reprises.
Suitan-Sèlim, que ses contemporains ont surnommé Yawouz (l’inflexible) [yavuz], justifia ce titre par les cruautés qui souillèrent son règne. Le poste de grand-vézir était si périlleux sous ce monarque, qu’il était passé en usage de dire à quelqu’un que l’on haïssait : « Puisses-tu être vézir de Sultan-Sèlim ! » On trouve à à peu près la même pensée reproduite dans ce distique d’un poëte ottoman « Tu ne saurais te délivrer d’un rival, à moins qu’il ne devienne le vézir de Sèlim. » Aussi, dans la persuasion que la mort les menaçait sans cesse, les ministres du Sultan portaient toujours leur testament au conseil. Piri Pacha, l’un d’eux dans un moment où il vit son maître de bonne humeur, osa plaisanter à ce sujet, et lui demanda de l'avertir quelques heures d’avance, lorsque le jour fatal serait arrivé, afin de pouvoir mettre ordre à ses affaires. Le Sultan rit beaucoup de cette requête, et lui répondit qu’il y aurait fait droit très-volontiers, s’il avait eu quelqu’un qui fut capable de remplir aussi bien les fonctions de grand vézir. Cinq neveux du Sultan furent sacrifiés à sa sûreté. Le plus jeune de ces infortunés n’avait que quatorze ans, il se jeta à genoux, en demandant grâce ; un de ses frères, Sultan-Osman, âgé de vingt ans, se défendit en héros, cassa le bras à l’un des assassins, et en blessa mortellement un autre ; mais ni les supplications ni la résistance ne purent les arracher à la mort ; accablés par le nombre, ils furent étranglés. Leurs corps furent transportés à Brousse, et ensevelis près de Murad II. Le meurtre de Korkoud, frère du Sultan, suivit de près celui des cinq jeunes princes, ses neveux. Chassé de Magnésie par les troupes de Sèlim, Korkoud, accompagné d’un seul cavalier, resta caché pendant vingt jours dans une caverne ; il se sauva ensuite dans la province de Tekïè, où il fut découvert et fait prisonnier par le gouverneur de ce sandjak, qui avertit le Sultan de cette importante capture. Aussitôt Sèlim envoya vers son frère le kapoudji-bachi (*) Sinan-Aga, qui réussit à écarter le fidèle compagnon du prince, et profita de cette absence pour lui signifier sa condamnation à mort. Korkoud, avant de mourir, obtint la liberté d’écrire au Sultan, et lui adressa une lettre en vers, qui fit couler les larmes de ce cruel monarque. II manifesta alors un repentir inutile, ordonna un deuil générai, et sacrifia à la mémoire de sa victime les Turcomans qui avaient lâchement trahi son frère. Malgré tous ces signes de douleur et de regret, Sultan-Sèlim ne balança point à marcher contre son autre frère Ahmed, qui était parti d’Amassia avec vingt mille hommes, et s’avançait vers Brousse. L’avantage demeura d’abord à Ahmed qui battit l’avant-garde de l’armée de Sèlim, et aurait pu s’assurer une victoire complète, s’il eût livré à son rival une seconde bataille. Mais il commit la faute de lui laisser le temps de reprendre courage et de recevoir des renforts. Un nouveau combat eut lieu dans la plaine de Yèni-Chèhir le 24 avril 1513 (16e safer 919) il fut favorable au Sultan.
(*) Kapoudji-bachi, huissiers, titre honorifique accordé par le Sultan à des officiers pris dans la carrière militaire. C’est l’équivalent du poste de chambellan en Allemagne et en Angleterre.
Le prince Ahmed s’enfuit, entraîné par la déroute générale de son armée : arrêté dans sa course par la chute de son cheval, il est fait prisonnier, et condamné à mort. Avant son exécution, il fit remettre à Sultan-Sèlim un anneau d’un grand prix, en le priant d’excuser le peu de valeur de ce souvenir.
Dès que la mort de tous les compétiteurs de Sèlim lui eut assuré le trône, les puissances étrangères se hâtèrent de lui envoyer des ambassadeurs. La Moldavie, la Walachie, la Hongrie, et Venise, renouvelèrent les anciens traités. Kansou-Ghawri, roi d’Egypte, envoya de riches présents à Sélim et l’ambassadeur de Vassili, prince de Russie, fit stipuler la liberté du commerce d’Azoff et de Kaffa. Châh-Ismaïl, partisan déclaré d’Ahmed fut le seul qui dédaigna de féliciter Sélim. Cette absence d’un ambassadeur persan fut vivement sentie par le Sultan, et réveilla dans son coeur tous les ferments d’animosité qu’y avaient semés d’anciens griefs. Châh-Ismaïl avait reçu à sa cour les princes rivaux de Sultan-Sèlim ; il avait envoyé en Egypte une députation chargée de former une ligue contre le monarque ottoman. A tous ces motifs d’inimitié se joignait la haine religieuse. La querelle des chi’is (*) et des sunnis (**) divisait depuis des siècles les musulmans et surtout les Persans et les Osmanlis. La doctrine des chi’is, prêchée par Chèïtan-Kouli, favorisée par Châh-Ismaïl, et adoptée par tous ses sujets, avait pénétré même dans les pays soumis aux Ottomans. Sultan-Sèlim, sunni fanatique, résolut de couper court, par une mesure effrayante, aux envahissements de la secte des chi’is.
(*) Chi’is ou chi’as, sectateurs et partisans d’Ali. Les douze imans dont Ali est le chef et la souche sont à leurs yeux les seuls successeurs légitimes du prophète.
(**) Sunnis, orthodoxes, qui reconnaissent pour légitimes successeurs de Mahomet, les khalifes Abou-Bekr, Omar, Osman et Ali.
[Massacres en Anatolie]
Il ordonna un massacre général de tous ceux qui partageaient cette opinion religieuse : quarante mille sectaires furent égorgés ou jetés dans des cachots (*). A cette nouvelle, Châh-Ismaïl s’avança avec une armée formidable. Il était accompagné du jeune Murad, neveu de Sultan-Sèlim. Ce dernier obtint du cheïkhul-islam de Constantinople un fetwa qui portait que non-seulement cette guerre était légitime, mais encore que c’était un devoir indispensable pour un monarque musulman et pour tous les croyants, d’éteindre des opinions impies dans le sang de ceux qui s’écartaient de la doctrine du Coran : et qu’il y avait plus de mérite à tuer un Persan chi’i que soixante et dix chrétiens. Le Sultan, fort de l’avis du chef suprême de la religion envoya à son rival une déclaration de guerre, où l’on voit, outre l’esprit du siècle et l’exagération du style oriental, le génie particulier et l’érudition de Sultan-Sèlim. Une seconde lettre, faisant une allusion injurieuse à l’origine de Châh-Ismaïl, fils de Cheïkh-Seu, lui annonçait l’envoi dérisoire d’un bâton, d’un cure-dent, d’un froc et d’un cilice, attributs distinctifs des cheikhs. Enfin un troisiéme message résumait les deux autres, et le prévenait de l’arrivée prochaine de Sèlim. Le Chah répondit aux invectives du Sultan par une lettre pleine de modération, dans laquelle il reproche à Sèlim le ton inconvenant de la sienne, qui est sans doute, disait-il, l’ouvrage de quelque secrétaire enivré d’opium. En conséquence, il lui envoyait une boîte d’or, remplie de cet électuaire.
(*) Si l’on était tenté d’attribuer cet acte de barbarie uniquement à la férocité musulmane, nous serions obligés de faire remarquer à nos lecteurs qu’environ un demi siècle plus tard, des motifs analogues provoquaient en France (c’est-à-dire chez le peuple qui a toujours marché en tête de la civilisation européenne), l’affreux carnage de la Saint-Barthélemy. Le rapprochement historique de ces résultats identiques du fanatisme religieux à des époques et chez des nations si dissemblables, nous semble ouvrir un vaste champ aux réflexions de l’observateur impartial.
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[Guerre contre la Perse]
Sultan-Sèlim, qui, ainsi que la plupart des grands de sa cour, avait la passion de l’opium, sentit vivement l’épigramme. Dans sa fureur, il fit périr l’envoyé d’Ismaïl, et jura de tirer une vengeance éclatante de cet affront. Le Sultan était déjà arrivé aux environs de Tchèmen, avec cent quarante mille soldats, cinq mille vivandiers et soixante mille chameaux : un autre corps de réserve de quarante mille hommes complétait cette formidable expédition. Mais il faisait, à une armée si nombreuse, une énorme quantité de munitions de bouche et de fourrages et les Persans, en se retirant, avaient brûlé tout le pays. Par une habile manoeuvre, ils fuyaient devant les Ottomans, leur laissant à combattre le plus terrible ennemi d’une armée, la disette. Déjà les murmures des janissaires se faisaient entendre sur le passage du Sultan ; le beiler-beï de Karamanie. Hemdem-Pacha, admis dans l’intimité de Sèlim, avec qui il avait été élevé, osa lui représenter les dangers que couraient ses troupes en s’enfonçant dans ces déserts où la main de l’homme avait tout dévasté : la mort fut le prix de sa franchise. Zeïnel-Pacha remplaça dans le conseil l’imprudent Hemdem et l’armée se remit en marche. Une nouvelle lettre, accompagnée de vêtements de femme, allusion à la lâcheté d’Ismaïl qui reculait sans cesse, fut envoyée par le Sultan au Chah. Mais cette dernière provocation ne produisit pas plus d’effet que les précédentes l’ennemi restait invisible. Les janissaires, fatigués d’une marche pénible et sans résultats, éclatèrent hautement et demandèrent à retourner sur leurs pas. Le Sultan s’avança fièrement au milieu des mutins, les harangua avec force, ordonna aux lâches de se séparer des braves armés du sabre et du carquois pour le service de leur maître, et termina sa vigoureuse allocution par ce vers persan « Je ne me détourne pas du projet qui domine mon esprit. » L’éloquence guerrière de Sèlim eut un effet prodigieux, l’armée s’avança vers Tebriz (Tauriz), et pas un seul homme n’osa quitter son drapeau. Enfin, pendant cette marche, on apprit que Châh Ismaïl approchait à la tête des siens. Le roi annonçait au Sultan qu’il l’attendait dans la plaine de Tchaldiran. Sultan-Sèlim hâta sa marche et atteignit, le 2 redjeb 920 (23 août 1514) les hauteurs qui dominent cette vallée. Une éclipse de soleil avait eu lieu l’avant-veille les astrologues du Sultan en tirèrent le plus heureux augure l’astre symbole de la Perse pâlissait devant le croissant, Sultan-Sélim assembla pendant la nuit son conseil ; tous les vézirs opinèrent pour accorder à l’armée un repos de vingt-quatre heures ; le defterdar (ministre des finances) Piri-Pacha fut seul d’un autre avis ; il l’appuyait sur le danger qu’il y aurait à donner le temps de la réflexion aux èkindjis, dont un grand nombre professait la doctrine des chi’is. Sultan-Sèlim, qui n’aspirait qu’au moment de livrer bataille, s’écria : « Voilà le seul homme de bon conseil que j’aie trouvé dans mon armée. Quelle perte pour l’empire qu’il n’ait pas été depuis longtemps grand vézir ! » Aussitôt il donne le signal du combat ; les Ottomans étaient épuisés par la fatigue et la mauvaise nourriture ; les chevaux, qui avaient souffert du manque de fourrage, pliaient sous leurs cavaliers. Les Persans, au contraire, étaient pleins de vigueur et de courage, et leurs chevaux frais et bien nourris mais ils ne pouvaient opposer un seul canon à l’artillerie formidable des Osmantis. Cet avantage immense décida la victoire en faveur de ces derniers. Cependant, à la première attaque des Persans, dirigée par Chah Ismail lui-même, les azabs plièrent, et l’aile gauche de l’armée fut repoussée jusqu’à l’arrière-garde ; mais des décharges d’artillerie bien dirigées balayèrent les masses profondes des bataillons persans, et mirent le désordre dans leurs rangs éclaircis. Un moment d’hésitation et de terreur les arrêta dans cet instant décisif, leur monarque, blessé au bras et au pied, tomba de cheval un cavalier ottoman s’élança vers lui ; le Chah était perdu, si son confident, Mirza-Ati, ne se fût [110]
dévoué pour lui sauver la vie : il se précipita au-devant du guerrier ottoman, en s’écriant : Je suis le Chah ! Aussitôt il fut entouré et fait prisonnier. Ismaïl profita de cet intervalle pour s’élancer sur un cheval qu’un palefrenier lui présentait, et s’enfuit à toute bride jusque sous les murs de Tebriz. Ne se croyant pas même en sûreté dans cette ville, il continua sa route et se réfugia dans Derghezin. Cette victoire importante fit tomber au pouvoir de Sélim le camp ennemi, le harem et les trésors du Chah. Ses gardes du corps (kourtchis) furent massacrés, ainsi que tous les prisonniers les femmes et les enfants furent seuls épargnés. Le lendemain, le Sultan reçut les félicitations de ses vézirs, accorda cette journée au repos, et partit le jour suivant pour Tebriz où il arriva après treize jours de marche. Il fut reçu dans cette ville par une foule curieuse de contempler les traits du vainqueur. Le prince Bèdi’uz-zèmân, du sang illustre de Timour-Leng, vint, à la tête des derviches, au-devant du Sultan, qui lui fit don de vêtements royaux, l’invita à s’asseoir sur un trône à côté du sien, et lui assigna un revenu de mille aspres par jour, honorant ainsi dans sa postérité le célèbre conquérant tatare. Sultan-Sèlim trouva à Tebriz les joyaux du Châh de riches étoffes, des éléphants, des armes magnifiques incrustées d’or et de pierreries, et de nouveaux trésors enlevés par Ismaïm aux souverains de l’Azerbaidjan. Sèlim se rendit, le vendredi suivant, à la mosquée de Yakoub, où la prière fut faite au nom du vainqueur. Il ordonna la restauration de cet édifice, qui commençait à se dégrader. Pendant les huit jours qu’il demeura dans cette capitale (*),
(*) Il y a en Perse (Iran), quatre villes qui sont décorées du titre de Darus-Sèlthanet, capitales du royaume ce sont Tebriz, Cazwin, Isfahan et Thehran. Les autres villes principales de l’Iran ont aussi les épithètes honorables ou caractéristiques : ainsi Chiraz est appellée le séjour des sciences (darul-ilm) ; Yezd, le séjour de l’adoration (darul-’ibadet) ; Kerman, le séjour de la foi (darul-imam), etc.
Sélim reçut d’un certain Khodja Isfahani deux poèmes,qui célébraient, en dialectes persan et tchagataien le triomphe des armes ottomanes.
Il annonça officiellement sa victoire à son fils Sultan-Suleïman, au doge de Venise, au sultan d’Egypte au khan de Crimée, et au gouverneur d’Andrinople. Toujours attentif à ce qui pouvait être utile à ses sujets, il envoya à Constantinople les meilleurs ouvriers de Tebriz, et quitta un séjour que la présence des chi’is rendait dangereux pour lui. Il comptait prendre ses quartiers d’hiver à Kara-Bagh, et continuer sa marche au printemps ; mais une nouvelle révolte des janissaires l’obligea de renoncer à son projet. Sèlim donna en frémissant de rage, l’ordre de la retraite, et fit tomber sa colère sur le vézir Moustapha-Pacha. D’après l’ordre secret du Sultan un muet coupa la sangle qui retenait la selle du cheval du vézir ; celui-ci tomba, au milieu de la risée des troupes. Sultan-Sèlim profita du ridicule qu’il avait jeté sur son ministre pour le destituer. Il fut remplacé par le defterdar Piri Pacha, qui était en grande faveur auprès du Sultan, depuis le conseil qu’il lui avait donné de livrer bataille à Châh-Ismaïl. Sèlim se mit ensuite en marche pour la Géorgie ; il reçut en route un convoi de vivres, que lui envoyait le prince du Djanik, et les clefs de la ville de Baîbourd prise d’assaut par ses lieutenants. Les forts de Destberd et de Keïfi ne tardèrent pas à se rendre ; et Sultan-Sèlim continuant sa route, arriva à Amassia vers la mi-novembre. Peu de temps après son entrée dans cette ville, Ali-Chèh-Souwar Oghlou investi par le Sultan du gouvernement de Kaïçariiè [Kayseri], s’empara sur Suleïman, prince de Zoul-Kadriié, de la forteresse de Bozok, et envoya à Selim la tête du vaincu.
Pendant le séjour du Sultan à Amassia, quatre ambassadeurs du roi de Perse, porteurs de magnifiques présents, vinrent demander à Sèlim la liberté de l’épouse favorite de Châh-Ismaïl, tombée entre les mains du vainqueur après la bataille de Tchaldiran.
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Le monarque ottoman, violant le caractère sacré de ces envoyés, les fit jeter en prison, et força la Sultane à épouser le secrétaire d’Etat Tadjikzade-Dja’fer-Tchélebi. Cette conduite a été condamnée même par les historiens ottomans, si portés d’ailleurs à excuser les fautes de tours princes ; mais ils n’ont pas osé approuver la violation manifeste de ces deux principes du droit musulman : « Aucun mal ne doit atteindre les ambassadeurs. L’ambassadeur ne fait que remplir la mission qu’il a reçue (El mèemourou ma’zour).»
Sultan-Sèlim partit d’Amassia au printemps de 921 (1515), et arriva, un mois après devant les murs de la forteresse de Koumakh, qu’il emporta d’assaut. H songea dès lors à se venger du vieux prince de Zoul-Kadriïè, Ata-eddewlet, qui,au passage de l’armée du Sultan à Kaïçariïe, avait refusé de se joindre à lui, et avait même osé inquiéter sa marche. Dix mille janissaires, sous les ordres de Sinan-Pacha et d’Ali-Beï, Chéh-Souwar-Oghlou, s’avancent contre le prince de Zoul-Kadriïè et, pendant que te premier arrivait sous les murs d’Elbistan, le Sultan lui-même campait aux bords de l’Indjè-Sou. Ala-eddewlet, retranche au pied du Tourna-daghi (montagne des Grues), accepta la bataille que lui offrait Sinan Pacha, et fut tué au commencement de Faction. Les Turcomans, voyant tomber leur chef, s’enfuirent dans les montagnes. Les quatre fils et le frère d’Ata-eddewlet furent faits prisonniers ; les jeunes princes furent mis mort, et leur oncle fut obligé de présenter au Sultan leurs corps mutilés. La tête d’Ala-eddewlet fut envoyée au Sultan d’Egypte, comme un présage sinistre du sort qui l’attendait. Ali-Beï fut nommé gouverneur du pays conquis et pacha à trois queues.
[Révolte des Janissaires]
Après la prise du fort de Bozok, une nouvelle sédition avait éclaté parmi les janissaires ; ils avaient pillé les maisons du vézir Piri-Pacha et de Halimi, précepteur du Sultan. Obligé de dissimuler alors son ressentiment, Sélim, de retour à Constantinople lorsqu’il eut vaincu le prince de Zoul-Kadriïe, s’occupa de punir les janissaires. Il leur demanda quels étaient les auteurs de leur révolte ils rejetèrent tout sur leur chef Iskender-Pacha, sur le segban-bachi Bal-tèmèz (*) Osman, et le kazi-asker Dja’fer-Tchèlèbi. Les deux premiers furent décapités ; quant au troisième, sa haute dignité de juge de l’armée obligeait à garder au moins envers lui des formes légales. Le Sultan le fit donc appeler, et lui demanda quel supplice mériterait celui qui soufflerait l’esprit de révolte parmi les soldats « La mort !" répondit sans hésiter Dja’fer. « C’est ta sentence que tu viens de prononcer reprit le Sultan. Le kazi-asker essaya vainement de changer la résolution de Sèlim, en lui peignant les remords qui viendraient l’assaillir lorsque son crime serait irréparable ; le monarque fut inflexible ; Dja’fer périt. Peu de temps après, un incendie éclata à Constantinople ; le Sultan accourut, donna des ordres pour éteindre le feu et dit au vezir qui t’accompagnait « C’est le souffle brûlant de Dja’fer, et je crains qu’il n’embrase à la fin le sérail, le trône et moi-même. »
Le Sultan, pour empêcher le renouvellement des révoltes des janissaires, s’occupa ensuite de la réorganisation de leur état-major. Il créa deux chefs, l’Aga et le Koul-kiahïaci (le colonel général des janissaires et le lieutenant-colonel général), entre les mains desquels il plaça le commandement supérieur du corps, et dont il se réserva sagement la nomination. La marine réclama aussi son attention : les vaisseaux ottomans étaient en mauvais
(*) Ce surnom signifie « qui ne mange pas de miel » : c’est ainsi que l’on appelle encore ces énormes pièces d’artillerie en bronze qui lancent des boulets de marbre, d’un poids considérable, et qui sont immobiles dans les batteries à fleur d’eau où on les a placées : on en toit aux Dardanelles et dans d’autres anciennes fortifications turques.
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état, peu nombreux, et incapables de résister aux forces navales des chrétiens. Piri-Pacha, d’après l'ordre du Sultan, fit construire un arsenal et équipa une flotte puissante. Ces préparatifs produisirent le plus grand effet sur les puissances européennes qui s’empressèrent de renouveler leurs traités avec la Porte. Venise et Naples seules s’y refusèrent. Avant la fameuse bataille de Tchaldiran, Sultan-Sèlim avait cherché à soulever le Kurdistan contre le Chah de Perse. A l’instigation des messagers secrets du Sultan, les villes de " Bitlis, d’Amid et de Husn-Keïfa avaient secoué le joug persan. Les habitants du Diarbèkir (l’ancienne Mésopotamie) avaient offert de reconnaitre l’autorité de Sèlim. Vingt-cinq beïs du Kurdistan avaient suivi cet exemple, de sorte que tout le pays, depuis le lac d’Ouroumiïa jusqu’à Malatia (Melitène), c’est-à-dire de la frontière orientale à l’occidentale, était au pouvoir des Ottomans. Châh-Ismaïl, après le départ du Sultan, était tourné à Tebriz. Il chargea son lieutenant Kara-Khan de faire rentrer sous son obéissance Diarbèkir mais Sèlim envoya des troupes pour soutenir cette ville. Pendant que les Persans rassemblaient de nouvelles forces aux environs d’Ardjich, pour appuyer l’armée assiégeante, ils furent battus par les détachements réunis des beïs de Sasnou, de Meks, de Khairan et de Bitlis, sous les ordres d’Idris, l’historiographe du Sultan. Enfin, après avoir résisté pendant un an aux efforts des troupes persanes, Diarbèkir fut délivrée par les secours que lui amenèrent Chadi-Pacha, beiler-beï d’Amassia, et Biïykli-Muhammed, gouverneur d’Erzindjan. Ce dernier prit possession de la capitale du Diarbèkir, surnommée Kara-Amid (Amid la noire), à cause de l’aspect lugubre que présente la ville, toute bâtie de lave de couleur noirâtre.
Après la reddition de Diarbèkir, Merdin (l’ancienne Marde ou Merida), sur la sommation d’Idris, lui ouvrit ses portes ; mais, si la ville, où le bei de Husn-Keifa avait des intelligences, s’était rendue sans se défendre, il n’en fut pas de même de la forteresse, située dans une position inexpugnable, et qui avait résisté, dans le temps, aux armes de Timour-Leng. Voici la , curieuse description qu’en donne un historien du conquérant tatare :
Ce fort est l’oiseau anka (*), dont le nid est si haut placé que le chasseur ne saurait l’atteindre ; c’est un prince dont nul n’ose demander en mariage la fille depuis longtemps nubile, et cependant toujours vierge ; car, élevé sur la cime de la montagne, il ne présente aux yeux que tours sur tours. Il n’y a aucune différence entre sa voûte et la voûte du ciel, si ce n’est que celle-ci se meut incessamment, et que la sienne reste, au contraire, fixe et inébranlable. Derrière ce fort, est une vallée aussi étendue que l’ame des justes. Ailleurs sont des rochers a pic, que les plus entreprenants n’osent escalader, et dont les formes tourmentées représentent un alphabet de pierre qu’il est impossible de déchiffrer. Le chemin s’élève et passe de fort en fort, de porte en porte. La ville qui entoure le château comme une bordure en reçoit des vivres et de l’eau ; elle résiste à toute action bonne ou mauvaise, parce qu’elle tire sa nourriture du ciel.
Ce château résista longtemps à tous les efforts des Ottomans : Khosrew-Pacha le tint bloqué inutilement pendant une année entière, et cette citadelle ne tomba au pouvoir de Sultan-Sèlim qu’après la campagne de Syrie en 1515 (921).
(*) L’anka est un oiseau imaginaire qui, selon la fable orientale, vit solitaire sur les sommets les plus élevés des monts Taurus (l’Hymalaïa), d’où il menace sans cesse les habitants des plaines, hommes et animaux. Les récits les plus extraordinaires remplissent les poésies et les contes orientaux sur cet énorme oiseau de proie, symbole de ces brigands fameux qui, comme dans les temps de notre anarchie féodale, pillaient les contrées voisines de leurs repaires.
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[Conquête de l'Egypte]
La garnison fut alors passée au fil de l’épée, et la tête de son chef, Suteïman-K.han, roula aux pieds du vainqueur. La ville de Husn-Keïfa se rendit peu de temps après la chute de Merdin. Les forts de Sindjar, d’Arghana, de Birèdjik et de Djermik étaient déjà tombés au pouvoir des Ottomans, après une victoire remportée sur Kara-Khan par Biïykli-Muhammed et, lorsque Merdin se fut enfin rendu, toutes les villes du Diarbekir se soumirent sans résistance ; et les tribus kurdes et arabes qui erraient dans ces contrées reconnurent la souveraineté du Sultan. Les gouvernements de Rotta et de Mouçet (Mossoul) furent aussi réunis à l’empire ottoman. C’est aux talents militaires de Biiykli-Muhammed et surtout aux habiles négociations d’Idris, que Sèlim dut ces importantes conquêtes aussi témoigna-t-il à son historiographe sa haute satisfaction, en lui envoyant, avec une lettre très-flatteuse, huit kaftans d’honneur, un sabre incrusté, et une bourse de deux mille ducats vénitiens. Il lui conféra de plus la nomination des sandjak-beïs, et lui en remit les diplômes signés en blanc. Idris mourut en 923 (1517), peu temps après la conquête du Caire par Sultan-Sèlim. L’année précédente (922-1516), ce monarque, décidé à la guerre contre Kansou Ghawri, sultan d’Égypte lui avait cependant envoyé des ambassadeurs, conformément à cette sentence du Coran « Nous ne punissons pas avant d’avoir envoyé un message. » Kansou-Ghawri reçut fort mal les plénipotentiaires ottomans, et les fit jeter en prison mais, à la nouvelle de l’approche de Sèlim, et il les lui renvoya en les chargeant de négocier la paix entre leur maître et Chah Isma)). Ils furent bientôt suivis de l’ambassadeur du sultan d’Egypte, Mo- ghot-Baï, qui se présenta devant Sultan-Sèlim, revêtu d’armes magnifiques, et avec une suite brillante. Sèlim, sans respect pour le caractère sacré d’ambassadeur, ordonna de lui trancher ta tête, ainsi qu’à toutes les personnes qui l’accompagnaient. Younis-Pacha en se jetant aux pieds du Sultan, fit révoquer la sentence de mort : Moghol Baï, après avoir eu la barbe et les cheveux rasés, fut coiffé d’un bonnet de nuit, et renvoyé à son maître sur un âne boiteux et galeux. Le Sultan mamlouk, Kansou-Ghawri,en apprenant le traitement ignominieux qu’avait subi son ambassadeur, sortit du Caire et vint au-devant des Ottomans. Il les rencontra dans la prairie de Dabik, où les musulmans croient que le roi David a son tombeau. La bataille ne fut pas longue ainsi qu’à Tchaldiran, l’artillerie des Osmanlis leur assura la victoire ; privés de ce formidable moyen d’attaque, et d’une partie de leurs forces par l’inaction d’un corps de treize mille djelbans (esclaves mamlouks), qui jaloux des korsan, ou mamlouks de la troisième classe, ne voulurent point donner au moment décisif, les Égyptiens furent bientôt dispersés. Kansou-Ghawri, âgé de quatre-vingts ans, entraîné par la déroute de son armée, mourut d’une chute de cheval ou, suivant quelques historiens, d’une attaque d’apoplexie. Un tchaouch lui trancha la tête et vint la déposer aux pieds de Sultan Sélim, qui, s’irritant de cette lâche flatterie, voulut punir de mort le sujet qui avait osé manquer de respect au sang royal ; mais, sur les instances de ses vézirs, il se contenta de le destituer. A la suite de la victoire de Sèlim Alep (Haleb) et toute la Syrie tombèrent en son pouvoir. D’immenses ses trésors, trois mille vêtements de riches étoffes garnies de fourrures de lynx et de zibeline, furent trouvés dans la tente de Ghawri et dans la ville d’Alep. Su !tan-Sèlim se rendit à la grande mosquée de cette ville, et en tendit, à la prière publique, son nom suivi du titre de serviteur des deux villes saintes de la Mecque et de Médine (Khasim-ul-Haremeïn-ich-cheri-feïn), jusqu’alors réservé exclusivement aux sultans mamlouks ; l’auteur de cette adroite flatterie reçut, en récompense, le kaftan dont était revêtu Sèlim lui-même, et qui valait plus de mille ducats.
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Après s’être arrêté quelques jours à Alep, le Sultan se rendit à Hama (Epiphania), dont il confia le commandement à Guzeidjè-Kacim-Pacha, plus tard vézir du grand Suleï man. Hems (Emessa) fut érigée en sandjak ; enfin la célèbre Damas (Dimichk), surnommée « le parfum du paradis » (*), vit flotter sur ses murs l’étendard de Sèlim. Les émirs arabes, les commandants des forts de la Syrie, les Druzes du Liban, s’empressèrent de venir rendre hommage au vainqueur ; il passa quatre mois, dans cette résidence délicieuse, à visiter les monuments de cette antique capitale des khalifes ommiades. La célèbre mosquée de Damas fixa particulièrement son attention. Ce bel édifice est le plus vaste de tous les temples de l’islamisme. Il a cinq cent cinquante pieds de longueur sur cent cinquante de largeur. Il est soutenu par un grand nombre d’énormes colonnes de porphyre, de granit, et de marbre de diverses couleurs. Six cents lampes étaient suspendues à la voûte par des chaînes d’or et d’argent, et douze mille y brûlaient pendant les nuits du mois de ramazan. Quatre mirhabs étaient réservés aux quatre sectes orthodoxes, les Hanefis, les Chafiis, les Malikis, et les Hanbellis. Soixante et quinze muezzins appelaient à la prière du haut de trois minarets, et, descendant ensuite dans quatre estrades (mihfel), y répétaient une dernière fois leur appel. La porte principale, tournée vers l’ouest, est nommée Babul-Burid ; on y arrive par un escalier de seize marches au midi est la porte d’Anberaniïè, au nord, celle de Samossat, appelée aussi des chaînes, et enfin à l’est, celle de Djeroun. Ce superbe édifice a coûté, dit-on, cinq millions de ducats : c’est le chef-d’œuvre de l’architecture arabe.
(*) C’est le surnom qu’elle porte dans l’énoncé des titres du Sultan. Les géographes arabes ne se contentent pas de cette épithète ; ils lui en donnent encore d’autres fort bizarres pour des Européens, mais tout à fait dans le goût des Orientaux.
Sultan-Sèlim, prince très-pieux, avait une grande confiance dans la science théurgique des religieux que la voix publique honorait du titre de saints. Un cheikh célèbre, nommé Muhammed-Bèdakhchy, vivait à Damas, dans un coin de la mosquée Bèni-Oummiïè ; le Sultan alla le voir, le salua profondément, et, se tenant devant lui dans la plus humble contenance, ne voulut pas même parler le premier ; le cheïkh, par respect, gardait aussi le silence, de sorte qu’ils restèrent longtemps sans prononcer un seul mot. Akhy-Tchèlèbi, l’un de ses officiers, ayant eu l’imprudence de rompre ce silence, Sultan-Sèlim en fut très-irrité ; il prit alors la parole, et se recommanda aux prières du solitaire Prions ensemble, dit le cheïkh ; et il récita divers chapitres du Coran et d’autres prières. « Grand prince, dit-il ensuite, ne vous écartez pas de la vertu, de la piété, et des devoirs du trône ; appuyez-vous en tout sur le secours du ciel et sur le bras du Tout-Puissant ; ayez une entière confiance en la bonté et en la protection de t’Être suprême, le maître de la vie des hommes et l’arbitre de la destinée des empires alors rien ne manquera à la félicité de votre règne et au bonheur de votre auguste maison. Ces paroles remplirent Sultan-Sèlim de joie et de confiance, et il marcha sans crainte à la conquête de l’Égypte.
Pendant le séjour de Sultan-Sèlim à Damas, les mamlouks avaient élu un nouveau souverain Touman-Baï était monté sur le trône d’Égypte. Le monarque ottoman lui envoya deux ambassadeurs qui lui offrirent la paix, à condition qu’il reconnaîtrait la suzeraineté de la Porte. Le prince égyptien les reçut avec les honneurs qui étaient dus à leur caractère mais au sortir de l’audience de Touman- Baï, ils furent tués par un seigneur de sa cour, nommé Alan-Baï, qui excusa ce meurtre par l’indignation que lui avaient causée, disait-il, les propositions dont ils étaient porteurs. Après une pareille violation du droit des gens, la guerre était inévitable Djanberdi-Ghazali, général des mamlouks, rencontra près
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de Ghaza, sur la frontière de Syrie, l’avant-garde des Ottomans, commandée par Sinan-Pacha. Après un combat acharné, la supériorité de leur artillerie leur assura encore une fois la victoire, et ils entrèrent en vainqueurs dans Ghaza. Pendant que le vézir battait ainsi les troupes égyptiennes, Sultan-Sèlim quittait Damas, visitait, a Jérusalem, les tombeaux du Prophète, le rocher où Abraham avait sacrifié à l’Éternel, et le sépulcre où repose ce patriarche à Hébron. En retournant à son camp, il rencontra Sinan-Pacha, lui fit don d’un sabre d’honneur, et distribua de l’argent à ses troupes. Il se disposa ensuite à traverser le désert. Hucein-Pacha ayant osé lui représenter le danger de cette entreprise, le Sultan lui fit trancher la tête, et se mit en marche, après avoir reçu le serment de fidélité des cheïkhs de nombreuses tribus arabes, et les clefs de Jérusalem, d’Hébron, de Safed, de Naplouse et de Tibériade. En dix jours, t’armée ottomane eut traversé le désert de Katiïè. Le 29 zilhidjè 922 (22 janvier 1517), elle offrait le combat à Touman-Baï. A peine l’action était-elle engagée, qu’un détachement de cavaliers couverts d’acier s’élance vers l’étendard de Sultan-Sèlim. Touman-Baï lui-même commandait ce corps d’élite, accompagné de ses deux généraux Kourt-Baï et Alan-Baï. Ces trois braves guerriers avaient formé l’audacieux projet de s’emparer de Sélim ; heureusement pour ce prince, ils prirent Sinan-Pacha pour le Sultan ; et Touman-Baï perça le vézir d’un coup de lance. Les deux généraux égyptiens s’attaquèrent à Mahmoud-Beï et à Ali le Khaznèdar, qui éprouvèrent le même sort que Sinan (*). Malgré ces exploits chevaleresques, les mamlouks ne purent lutter contre la terrible artillerie ottomane ; ils laissèrent vingt-cinq mille morts dans la plaine de Ridania.
(*) Sultan-Sèlim dit à l’occasion de la mort de ce célèbre vezir : «Nous avons conquis l’Égypte, mais nous avons perdu le Joseph. (Sinan signifie Joseph.)
Après cette victoire, Sultan-Sèlim envoya une garnison au Caire ; mais Touman-Baï y étant revenu secrètement pendant la nuit, la fit massacrer tout entière. La ville fut assiégée de nouveau, et reprise par les Ottomans après un combat acharné qui dura trois jours et trois nuits. Sultan-Sétim, pour hâter la reddition des mamlouks, fit proclamer une amnistie générale ; et lorsque huit cents d’entre eux, se fiant à la parole du Sultan, se furent constitués prisonniers, il les fit décapiter sans scrupule, et ajouta à cet acte d’une cruauté qui se renouvelle trop souvent contre les malheureux vaincus, le massacre général des habitants. Un seul chef mamlouk, le brave Kourt-Baï, caché dans une maison du Caire, avait survécu à ses frères d’armes. Le Sultan lui fit remettre, par un de ses amis, en signe de pardon, du drap et le Coran Kourt-Baï, rassuré par ces présents qui équivalaient à un engagement sacré, se présenta devant Selim ce prince était sur son trône : « Tu es le héros des chevaux, lui dit-il ; où est maintenant ta valeur ? - Elle m’est toujours restée, a répondu le mamlouk. - Sais-tu ce que tu as fait à mon armée ? - Très bien. » Le Sultan ayant témoigné ensuite son étonnement de l’audacieuse attaque qu’il avait osé tenter, Kourt-Baï exalta la valeur brillante des mamlouks, et parla avec mépris de l’artillerie qui donnait la mort comme un assassin. Il ajouta que, sous le règne d’Eschref-Kansou, un Mauritanien ayant apporté en Egypte des boulets, ce monarque repoussa une telle innovation comme une lâcheté, et qu’alors le Mauritanien s’écria « Qui vivra verra cet empire périr par ces mêmes boulets. » - « Il a dit vrai, ajouta tristement Kourt-Baï, et Dieu seul est tout-puissant ! » Après une longue conversation entre le Sultan et son prisonnier, Sèlim irrité de la fierté de Kourt-Baï, appela les bourreaux, et le brave guerrier égyptien reçut la mort sans effroi et en maudissant le transfuge Khaïr-Baï, dont les avis secrets avaient contribué à la victoire de Sèlim.
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Touman-Baï, réfugié sur la rive orientale du Nil, réunit le reste des mamlouks échappés au fer des Ottomans, à cinq ou six mille Arabes hawarès avec cette faible armée, il résista encore quelque temps aux troupes victorieuses de Sèlim, et remporta même un avantage assez grand pour obliger les Ottomans à se retirer au Caire, après avoir perdu six mille hommes. Sultan-Sélim, lassé de la prolongation de cette lutte, offrit de nouveau la paix à Touman-Baï, sous la condition qu’il se reconnaîtrait vassal de la Porte. Moustapha-Pacha, chargé de cette négociation, fut massacré, avec sa suite, par les mamlouks et dès lors Sélim ne garda plus de mesure. De terribles représailles signalèrent sa vengeance ; quatre mille mamlouks et soixante beïs reçurent la mort. Touman-Baï, au lieu de se retirer dans la haute Égypte, se sauva dans le Delta. Le monarque ottoman, toujours plus fatigué de cette interminable campagne, fit faire au sultan égyptien de nouvelles propositions de paix, par l’intermédiaire de l’émir Khoch-Kadem, l’un des beïs transfuges de la cour de Touman-Baï. Cet ambassadeur ayant été encore mal reçu et forcé de se retirer, Sèlim se disposa à marcher lui-même sur Djizè avec quarante mille hommes. Une querelle s’étant élevée entre les Arabes et les mamlouks, ils en vinrent aux mains ; les premiers furent repoussés, et s’enfuirent, poursuivis par les mamlouks, vers le camp ottoman. Sultan-Sèlim dressa contre eux son artillerie, qui foudroya sans distinction vainqueurs et vaincus. Touman-Baï demanda des secours aux Arabes de la tribu Ghazalè, dont les chefs lui répondirent : « Dieu nous préserve de résister plus longtemps à un maître victorieux tel que Sultan-Sèlim ! » Un nouvel engagement eut lieu entre les mamlouks et les Ottomans ; tout à coup les Arabes de Ghazalè se précipitent sur les mamlouks, Djanberdi-Ghazali, déguisé en Arabe, provoque Touman-Baï en combat singulier ; le prince accepte le défi, désarçonne son adversaire, et s’apprête à le percer de sa lance, lorsque Ghazali s’écrie : « Grâce, au nom du Prophète, et par le mystère du cheïkh Abou-So’oud-ul-Djahiri ! » A ces paroles (espèce d’invocation maçonnique dont personne n’a pu encore dévoiler le sens), Touman-Baï retire sa lance et laisse la vie au vaincu.
Dans l’impossibilité de résister aux forces des Ottomans, Touman-Baï se retira auprès de l’Arabe Hacan-Mèri, qu’il avait délivré, à son avènement au trône, de la prison où Kansou-Ghawri l’avait jeté avec tous les siens. Oblige de se cacher dans une vaste caverne, dernier asile qu’il devait à la pitié de son hôte, l’infortuné prince mamlouk dit à ses beïs : « Nous sommes ici plus en sûreté que dans une forteresse, si Hacan-Méri ne nous trahit pas. Que Dieu trahisse le traître, » répondirent-ils. Quelques jours après, le perfide Arabe avait violé les droits sacrés de l’hospitalité, et Touman-Baï était au pouvoir de Sélim : « Dieu soit loué ! s’écria ce prince ; maintenant l’Égypte est conquise. » Conduit devant le Sultan, Touman-Baï le salua avec déférence ; Sèlim lui rendit son salut, et l’invita à s’asseoir : un silence de quelques instants régna d’abord entre les deux princes. Sultan-Sèlim prit enfin la parole, et reprocha à Touman-Baï sa violation du droit des gens dans la personne des ambassadeurs ottomans, et son refus de reconnaître la suzeraineté de la Porte ; le prince égyptien rejeta le premier grief sur les beïs, et se justifia du second par l’obligation sacrée de défendre les saintes villes de la Mecque et de Médine : « Mais toi, ajouta-t-il, comment pourras-tu justifier devant Dieu ton injuste agression ? » Sèlim fut étonné de ce langage plein de dignité ; il lui exposa à son tour les raisons qui l’avaient décidé à la guerre avec l’Egypte. « Sultan de Roum, tu n’es pas coupable de la chute de notre empire, mais bien ces traîtres, » dit alors Touman-Baï, en montrant Khaïr-Baï
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et Ghazali. Sèlim, admirant le beau caractère de son prisonnier, le fit traiter avec toutes sortes d’égards ; bientôt le brave Chadig-Baï vint partager la captivité de son maitre. Le Sultan, touché des malheurs des deux héros, et rendant justice à leur courage, avait l’intention de leur conserver la vie ; mais les traîtres Khaïr-Baï et Ghazali, outrés du mépris dont le fier prisonnier les avait accablés, éveillèrent les soupçons de Sèlim en apostant sur son passage un homme qui cria : « Que Dieu donne la victoire au Sultan Touman-Baï. » Ces paroles irritèrent à tel point l’esprit ombrageux du monarque ottoman qu’il ordonna le supplice de l’illustre prisonnier. Ce brave et malheureux prince fut pendu le 21 rebiul-ewwel 923 (13 avril 1517). Sèlim lui fit rendre les derniers honneurs ; il assista aux prières des funérailles, fit inhumer son corps dans le mausolée bâti par Kansou-Ghawri, et distribua pendant trois jours des bourses d’or aux pauvres. Il récompensa ensuite la trahison des beïs et des chefs arabes qui lui avaient livré l’Égypte et leur souverain les uns furent investis de sandjaks, les autres reçurent de l’or et des vêtements d’honneur.
Après la pacification de l’Égypte, Sultan-Sèlim demeura un mois entier au Caire, et visita tous les monuments de cette ville célèbre, entre autres sa plus ancienne mosquée, construite en l’an 263 de l’hégire (876), et celle qui est appelée Ezheriïè (la florissante) fameuse par ses quatre universités des quatre sectes orthodoxes de l’islamisme, et par sa bibliothèque, précieux reste de la civilisation orientale, conservée depuis le dixième siècle jusqu’à nos jours. Dans la mosquée de Muhammed-ud-Dabèri, Sultan-Sèlim donna un exemple d’humilité unique dans l’histoire des monarques ottomans ; il fit enlever le tapis qui couvrait le pavé du temple, frappa les dalles de son front et les mouilla de ses larmes. Le pieux Sultan voulut voir ensuite une mosquée située sur les bords du Nil, dans laquelle on montre, sur des tablettes de bois et de fer, les traces des pieds du Prophète, empreintes précieuses aux yeux des musulmans, et que le fondateur de ce temple avait achetées aux Arabes soixante mille drachmes d’argent.
Le Caire possédait aussi des académies dignes d’attention la première, fondée par Silahuddin le Grand (le grand Saladin), est célèbre par ses professeurs et ses élèves elle est placée dans un faubourg appelé Karaffa. La seconde académie fut établie par le neveu de Silahuddin, Kamit, de qui elle retint le nom de Kamiliïè. Les mamlouks du Nil ou Baharites, successeurs des Eïoubites, élevèrent les académies de Dahriïè, de Bibarsiïè, de Mansouriïe et de Nassiriïè. Les mamlouks tcherkess, qui remplacèrent les Baharites, pendant les cent trente années que dura leur domination, ne bâtirent que deux académies, Dahèriïè, en 788 (1386), et Moueitèdiïè, en 819 (1416).
Sultan-Sélim se rendit ensuite dans l’île de Raoudha (île des jardins), où se trouve le Mykias ou Nilomètre. Il y fit construire une maison de plaisance voûtée, où il établit sa cour. Pendant que le Sultan était dans cette résidence, sa vie fut menacée par un beï mamlouk nommé Kansou-Adili. A la faveur de la nuit, ce dernier s’étant approché du Mykias, monta sur le toit de la maison, et chercha à pénétrer dans les appartements de Sèlim ; il ne put y parvenir, et, se voyant découvert, il se jeta dans le Nil et se sauva à la nage : plusieurs centaines de nageurs envoyés a sa poursuite ne purent l’atteindre. Un second événement, d’une autre nature, vint encore mettre les jours de Sèlim en danger voulant s’élancer de sa barque sur la rive, il tomba dans le Nil, d’où il fut retiré avec peine par le patron Abdul-Kadir. Le Sultan promit à son sauveur de lui accorder la grâce qu’il demanderait le pêcheur se contenta de l’exemption de tout droit de péage dans les ports du Nit et de la mer. Sélim lui en fit expédier sur-le-champ la lettre de franchise signée de sa main.
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Le Nilomètre, qui date de la moitié du neuvième siècle, et la voûte élevée par Sultan-Sèlim, subsistent encore aujourd’hui.
Le 28 mai 1517 (7 djèmaziul-oula 925), Sultan-Sèlim se rendit à Alexandrie, où Piri-Pacha, kaïm-mèkam de Constantinople (caïmakan, lieutenant du grand vézir ), venait de conduire la flotte ottomane. Après l’avoir visitée en détail, il retourna à Rhaoudha, et y passa une revue générale, dans laquelle il distribua de l’argent aux troupes. Il retira ensuite l’administration de l’Egypte des mains du grand vézir Younis-Pacha, et la donna à Khaïr-Bai, mieux placé dans ce gouvernement à cause de ses relations avec les cheïkhs arabes. A cette époque, l’historien Idris, pour qui le Sultan avait la plus grande estime, osa lui remettre une kaçidè (petit poëme) composée de trois cents vers persans dans laquelle il lui peignait les malheurs des habitants, en proie à l’avidité du defterdar d’Egypte et du kazi’asker de Roumilie. A cet envoi était jointe une lettre dans laquelle il suppliait le Sultan de lui permettre de quitter l’Égypte, si les concussions qu’il signalait n’étaient pas réprimées. La noble et courageuse franchise de l’historien ne fut pas punie, tant Sèlim estimait les savants. Une seconde anecdote du même genre prouve que ce prince, accusé de cruauté et de despotisme, savait quelquefois entendre la vérité ; Kèmal-Pacha-Zade, kazi’asker d’Anatolie, à l’instigation des autres chefs, devait tâcher de décider le Sultan à revenir à Constantinople. Sèlim lui en offrit lui-même l’occasion, en lui demandant ce qu’on disait dans l’armée. Kèmal-Pacha répondit qu’il venait d’entendre la chanson d’un soldat qui exprimait le désir de retourner bientôt en Roumilie. Le Sultan prit favorablement cette insinuation indirecte du vœu général. Il ordonna les apprêts du départ, et, quoiqu’il eût compris que l’histoire de la chanson du soldat était de l’invention de Kèmal-Pacha loin de s’en fâcher, il lui fit don de cinq cents ducats.
La Mecque, enchaînée au sort de l’Égypte, passa, avec cette vaste contrée, sous la domination de Sèlim. Le chèrif Muhammed About Berekiat, trente-quatrième prince de la maison des Bèni-Ritadè, lui fit présenter, par son fils Abou-Naoumi, les clefs de la Kaaba, dans un bassin d’argent. Le Sultan, devenu le protecteur et le serviteur de la Mecque et de Médine, envoya aux deux saintes cités un surrè de vingt-huit mille ducats ; c’était le double de la somme que son père Baïezid II consacrait à ce pieux usage. Il employa en outre deux cent mille ducats, du riz et du blé, à une distribution aux chèrifs et aux cheïkhs, aux notables et aux pauvres de ces villes. Il assista ensuite à la cérémonie de l’ouverture du canal du Caire, à l’époque de la crue du Nill ; il retourna enfin en Syrie, rapportant de cette expédition, outre mille chameaux chargés d’or et d’argent, une infinité d’objets de prix, entre autres une cornaline rouge, montée en bague, au milieu de laquelle il fit graver cette inscription Châh-Sultan-Sèlim ; et sur les côtés cette légende : Téwèkkul’aleï Khalyk, résignation au Créateur. Ce cachet devint dès lors le sceau que le khazinè-kihaïaçi (intendant du trésor intérieur) doit apposer sur la porte extérieure du trésor.
En sortant du désert de Katiïe, le Sultan dit à Younis-Pacha : « Voilà donc l’Egypte derrière nous, et demain nous serons à Ghaza ! - Et quel est le fruit, répliqua l’imprudent vézir, de tant de peines et de fatigues?... la moitié de l’armée a péri par les combats ou dans les sables et l’Egypte est maintenant gouvernée par des traîtres ! » Sèlim punit de mort la remontrance de son ministre. Piri-Pacha, kaïm-mèkam de Constantinople, succéda à Younis dans le vézirat.
Arrivé à Damas, le Sultan s’occupa de l’administration intérieure du pays : il organisa l’impôt public en Syrie, fit dresser le cadastre de cette province importante, et paya la dette contractée au commencement de la campagne
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envers les possesseurs des grands fiefs de la cavalerie. Il s’occupa aussi des affaires extérieures, renouvela les traités avec Venise, et prolongea d’une année la trêve avec la Hongrie. Pendant le séjour de l’armée à Damas, le Sultan fit incognito le pèlerinage des saints sépulcres d’Hébron et de Jérusalem il revint ensuite à Constantinople, s’y reposa dix jours, et se rendit à Andrinople, où son fils Suleïman prit congé de lui et retourna dans son gouvernement de Saroukhan, avec une augmentation de cinq cent mille aspres de revenu. Pour réparer l’épuisement de ses finances, il réclama de Venise le payement de deux années de tribut que cette république devait pour la possession de l’île de Chypre. En 1518 et 1519 (924 et 925), un novateur, appelé Djelali, fut défait avec tous ses partisans, près de Kara Hyssar. A peine cette révolte était-elle comprimée, qu’un bruit courut sur l’apparition d’un nouveau prétendant, fils du prince Ahmed et neveu du Sultan ; mais ce bruit, qui inquiéta un instant Sèlim fut bientôt démenti. Vers cette époque, la peste éclata à Andrinople. Le Sultan retourna dans sa capitale, où il s’occupa de l’accroissement de sa marine cent cinquante navires et cent galères furent construits, tandis qu’une armée de soixante mille hommes se rassemblait. On crut alors que la flotte était destinée à l’attaque de l’île de Rhodes, et que les troupes de terre devaient servir à une expédition contre la Perse. Cependant Sultan-Sèlim dit un jour à ses vézirs : « Vous me poussez à la conquête de t’Rhodes ; mais savez-vous ce qu’il faut pour cela, et pouvez-vous me « dire quelles sont vos provisions de poudre? » Les vézirs ne surent que répondre ; mais le lendemain ils vinrent lui dire qu’ils avaient des munitions pour quatre mois : « Que faire avec un pareil approvisionnement? s’écria Sèlim avec humeur ; je ne ferai pas le voyage de Rhodes avec de tels préparatifs d’ailleurs je crois que je n’ai plus d’autre voyage à faire que celui de l’autre monde. » Ce pressentiment de sa fin prochaine ne fut pas trompeur ; Sultan-Sèlim mourut peu de temps après, en se rendant de Constantinople à Andrinople. Ayant voulu monter à cheval, malgré les souffrances que lui occasionnait un bubon survenu à faine, il fut saisi de douleurs si vives entre Tchorlou et le village d’Ograch-Keui, le même où il avait livré bataille à son père, qu’il fut forcé de s’arrêter. Il expira le 8 chewwal 926 (22 septembre 1520). Les vézirs s’assemblèrent et résolurent de tenir secrète la mort de Sèlim jusqu’à l’arrivée du prince Suleïman, à qui l’on expédia sur-le-champ des courriers.
[Portrait de Sélim II]
Sultan-Sélim était âgé de cinquante-quatre ans, et en avait régné neuf. D’une taille élevée, il avait le buste très-long, mais les jambes courtes ; safi était pleine et fortement colorée ses yeux étafent grands et étincelants, ses sourcils très-fournis ; des moustaches énormes lui donnaient un air dur et farouche ; il est le seul entre tous les sultans qui ait porté la barbe rase cette innovation qui violait le précepte du Coran, choqua le peuple, et donna lieu à mille propos satiriques. Le mufti le lui ayant fait entendre, en forme de plaisanterie, il répondit, surie même ton, qu’il n’en avait agi ainsi que pour ne laisser aucune prise sur lui à ses ministres. Il était, en effet, de la plus grande sévérité avec eux. Il ordonna un jour au grand vézir d’arborer, en signe de guerre, les queues de cheval devant sa porte, et de faire dresser des tentes en un lieu convenable. Le vézir lui ayant demandé dans quel quartier Sa Hautesse voulait qu’elles fussent dressées, il le fit mettre à mort. Le successeur de ce ministre fut traité de même, pour avoir fait une semblable question. Enfin, un troisième, voutant éviter le sort de ses prédécesseurs, éleva des tentes vers les quatre points cardinaux, et prit, avec la plus grande promptitude, toutes les mesures pour une expédition militaire. Le Sultan, satisfait de ces dispositions, dit alors : «La mort de deux vézirs a sauvé la vie d’un troisième, et m’a procuré un ministre tel qu’il me le faut. »
On cite encore de Sultan-Sèlim plusieurs réponses qui peignent la fierté de son caractère. Nous en empruntons une seule aux nombreux récits traditionnels répandus chez les Ottomans : sous Baïezid II, quelques provinces limitrophes de la Perse payaient à cet empire un léger tribut de quelques tapis (tchouls). Lorsque Sèlim parvint au trône, les gouverneurs lui demandèrent son intention à ce sujet : « Dites aux têtes rouges (*) (kizilbach), répondit-il, que le père des vendeurs de tapis (tchouldji-babaci ) n’est plus, et que le père des topouz ( masses d’arme) est à sa place. »
D’un esprit entreprenant d’une activité dévorante, d’un naturel colère et despotique, Sultan-Sèlim, livre tout entier aux affaires de son empire, avait peu de goût pour les plaisirs du harem et de la table ; mais il aimait passionnément la guerre, la chasse et tous les exercices violents. Il dormait peu et passait la plus grande partie des nuits à lire ou à composer poëte distingué, il a laissé un recueil d’odes persanes, turques et arabes. Protecteur des savants et des littérateurs, il les appelait aux plus hauts emplois, lorsqu’il les croyait capables de les remplir. Le légiste Ahmed-Kèmal-Pacha-Zadé le suivit en Egypte en qualité d’historiographe ; Idris l’historien fut chargé de l’organisation administrative du Kurdistan le poëte Sati reçut de Sultan-Sèlim deux villages d’un revenu de onze mille cinq cents aspres. C’était payer généreusement une kaçidè, dans laquelle ce courtisan avait célébré l’avènement de Sèlim.
(*) Têtes rouges est une locution méprisante dont les Ottomans se servent pour désigner les Persans et qui tire son origine de la coiffure rouge que Haïder, père du Chàh-Ismaïl, avait fait adopter à ses partisans, lors des troubles qui éclatèrent en Perse à la mort d’Ouzoun-Hacan, prince dû la dynastie du Mouton Blanc. De nos jours encore, les Persans repoussent, comme une insulte, la dénomination de têtes rouges.
Très -jaloux de maintenir l’ordre dans son empire, ce prince avait coutume de se déguiser, et de se promener ainsi au milieu du peuple, pour voir par lui- même s’il ne se passait rien de contraire aux lois. Outre cette surveillance personnelle, il avait de nombreux espions qui lui rendaient compte de tout ce qu’ils voyaient et entendaient. Il punissait les coupables avec d’autant plus de sévérité, que son naturel le poussait à la cruauté et à la tyrannie. il fit périr ses frères, ses neveux, sept vézirs, un grand nombre de hauts dignitaires ; la mort si prompte de son père Baïezid II est mise an nombre de ses crimes. Il était pourtant d’un commerce agréable pour les savants et pour tous ceux à qui il accordait son amitié. Il montra toujours la plus grande déférence pour le célèbre mufti Djèmali, surnommé Zembilli-Mufti à cause de l’habitude qu’il avait prise de suspendre à sa fenêtre un panier (zembil) où l’on venait déposer des questions canoniques, auxquelles il répondait par la même voie. Le courage et l’humanité de Djèmali triomphèrent plusieurs fois de la sévérité de Sèlim. Il fit révoquer la sentence de mort portée contre cent cinquante employés au trésor, dont il obtint non-seulement la grâce, mais encore la réintégration. Quatre cents négociants avaient été condamnés à la peine capitale pour contravention a l’ordonnance qui interdisait le commerce des soies avec la Perse. Le mufti plaida chaudement leur cause ; mais Sèlim lui répondit avec impatience : « Ne te mêle pas des affaires du gouvernement ! » Djemali, indigné, se retira sans saluer le Sultan, qui, malgré sa colère, finit par faire des réflexions sur la noble résistance dit mufti, il pardonna aux coupables. Pour témoigner son estime à Djèmali, il voulut le revêtir des deux plus hautes dignités de la magistrature, et lui écrivit qu’il le nommait juge de Roumilie et d’Anatolie : Djemali refusa, ayant promis à Dieu,dit-il, de ne jamais accepter de fonctions politiques.
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Le Sultan, appréciant les motifs de son refus, lui fit don de cinq cents ducats. Le vertueux mufti fut aussi bien le protecteur des chrétiens que des musulmans. Après le massacre de la secte des chi’is, Sèlim voulut aussi exterminer les chrétiens. Djemali parvint à obtenir la révocation de cet ordre barbare, en engageant secrètement le patriarche de Constantinople à comparaître devant le Sultan, et à réclamer la promesse de Muhammed-el-Fatyh qui, lors de la prise de Constantinople, avait assuré aux chrétiens la vie et le libre exercice de leur culte. Le patriarche rappela à Sultan-Sèlim que le Coran défend les conversions par la force et prescrit la tolérance. Le Sultan se rendit à ces raisons, et se contenta de changer en mosquées les églises, et de faire bâtir d’autres temples en bois pour le culte des chrétiens.
Sultan-Sèlim aimait à se mettre avec luxe et élégance ; il portait un kaftan richement brodé. H substitua au bonnet cylindrique de ses prédécesseurs une nouvelle coiffure qui a conservé le nom de sèlimi : c’est un bonnet arrondi, entièrement caché sous le châle qui l’entoure de ses plis nombreux ; ce turban ressemble à la couronne (tadj) des châhs de Perse, à laquelle Sèlim le comparait.
Ce prince, non moins superstitieux qu’intrépide, dut en partie la confiance avec laquelle il tenta les entreprises les plus hasardeuses à une prédiction singulière qui, suivant quelques historiens, avait été faite à son père Baïezid Il, lorsqu’il n’était encore que gouverneur d’Amassia un derviche se présenta un jour à la porte du palais et dit à haute voix que l’empire devait se réjouir de la naissance d’un nouveau rejeton de la race ottomane ; que ce prince relèverait l’éclat et la majesté du trône que son nom brillerait comme le soleil sur toute la terre que son règne serait immortalisé par sept événements remarquables, indiques par sept taches que l’on trouverait sur le corps du prince. Sélim naquit ce jour même ; on le visita, on vit ou l’on crut voir les sept signes annoncés par le derviche ; et on expliqua dans la suite sa prédiction par les sept faits les plus importants de sa vie. On lit, dans les mêmes auteurs, une autre anecdote que nous rapportons, sinon comme une vérité historique, du moins comme un exemple de l’esprit superstitieux qui, à cette époque, animait également le souverain et ses sujets décidé à attaquer Touman-Baï, mais contrarié dans son projet par son conseil, qui ne parlait que de paix, Sultan-Sèlim alla consulter un solitaire fameux dans l’art de la divination. Cet ermite lui prédit qu’il triompherait de son adversaire, et que l’Egypte lui serait soumise. Sèlim, plein de joie, le combla de caresses et de présents ; mais avant de le quitter, poussé par une curiosité indiscrète, il voulut connaître sa destinée et la durée de sa vie. Le vieillard s’en défendit longtemps il céda enfin aux instantes prières du Sultan, et lui annonça que son règne ne s’étendrait pas à neuf années complètes, mais qu’il serait rempli d’événements glorieux, qui lui assureraient un rang distingué dans l’histoire. A ces mots Sèlim tomba dans un morne abattement, et poussa de profonds soupirs. Il voulut pourtant connaître aussi l’horoscope du prince Suleiman, son fils Il régnera près d’un demi-siècle, répondit le cheïkh, et se distinguera également par des actions éclatantes et des vertus guerrières. « Ah ! reprit Sèlim, en versant des larmes, si Allah m’eut accordé un aussi long règne, j’aurais égalé le roi Salomon (Suleïman). »
Malgré les reproches fondés que l’histoire fait à Selim, on ne pourrait nier sans injustice ses brillantes qualités et les grandes choses qu’il a accomplies pendant un règne de neuf années. Dans ce court espace de temps, il vainquit le châh de Perse, détruisit la dynastie des mamlouks, conquit l’Egypte la Syrie, la Mésopotamie et l’Arménie. A ces titres il mérite l’éloge que le célèbre juge Kèmal-Pacha-Zadè, dans une élégie sur la mort de ce monarque a exprimé par une belle comparaison, familière aux poëtes orientaux : « Il a fait en peu de temps de grandes choses, et ses lauriers ont couvert la terre de leur ombre. Le soleil couchant approche de son but, l’ombre qu’il projette est immense, mais de courte durée. »