Soliman le Magnifique [en Turc, I. Süleyman, Muhteşem Süleyman ou Kanunî Sultan Süleyman] régna sur l'Empire ottoman de 1520 à 1566. Son règne fut brillant, marqué par des conquêtes, mais aussi par des révoltes.
CHAPITRE XII.
Sultan-Suleiman-Khan Ier surnommé El-Kanouni (le législateur), fils de Sultan-Sélim Ier.
Il existe dans l'histoire quelques époques privilégiées où la nature, ordinairement si avare de grands hommes, semble se plaire à les prodiguer. Sous ce rapport, il n'est point de période comparable au seizième siècle de notre ère, pendant lequel régnèrent en France, François Ier, le roi chevalier, le restaurateur des lettres; en Espagne, son heureux rival, Charles-Quint; en Angleterre, Henri VIII, le réformateur despote; et sur le trône pontifical, le pape Léon X, cet illustre protecteur des arts et des sciences renaissant sous sa pacifique influence, tandis que le czar Vassili-Iwanowitch préparait en Russie les grandeurs futures de ce vaste empire, que Sigismond Ier, dans un long règne de quarante années, consolidait la puissance de la Pologne, et qu'en Orient le fondateur de la dynastie des Sèfis, Châh-Ismaïl, et le plus illustre des Grands Mogols, Chah-Ekber, rivalisaient de gloire avec Sultan-Suleiman, que les historiens chrétiens eux-mêmes ont appelé le Grand et le Magnifique. Le prince qui élevé l'empire d’Osman au plus haut degré de puissance, qui fit en personne treize campagnes, qui enleva Rhodes aux chevaliers de Jérusalem, conquit Belgrade, soumit le Chirwan, la Géorgie, jeta les fondements d'une marine imposante, et couronna tous ses brillants travaux par la promulgation d'un code qui a si longtemps régi la nation ottomane, et par la construction de monuments d’architecture justement admirés, mérite, à tous ces titres, la renommée qui s'attache à sa mémoire. Sultan-Suleiman, outre son mérite réel, attesté par les grandes choses qu'il effectua pendant un règne de quarante-huit années, avait, aux yeux des superstitieux musulmans, le triple avantage d'être né au commencement d'un siècle (900-1494), ainsi qu'Osman, le chef de sa dynastie; de porter le nom de Suleïman ou Salomon, prince-prophète pour lequel les Orientaux ont la plus grande vénération, et d'être le dixième sultan ottoman. Le nombre dix est considéré chez ces peuples comme le plus parfait ils établissent sa supériorité sur diverses raisons aussi bizarres et puériles les unes que les autres. Aussi l'avénement de Sultan-Suleïman excita-t-il le plus grand enthousiasme parmi ses sujets; ils crurent voir en lui un favori du ciel, et le prestige qui l'environnait à leurs yeux, les prépara aux merveilles qui illustrèrent son règne, et qui lui valurent, de la part de son peuple, outre le surnom de Législateur (Kanouni), celui de Dominateur de son siècle (Sahyb-Kyran).
[Avènement de Suleyman]
Dès que Suleïman eut reçu à Magnésie le message de Piri-Pacha, qui lui annonçait la mort de Sultan-Sèlim, il partit en toute hâte, et arriva le 16 chewwal 926 (30 septembre 1520) au nouveau sérail. Le lendemain eut lieu la cérémonie du baise-main, et celle de l'inhumation du corps du dernier sultan. Suléïman, vêtu de noir, suivit à pied le cercueil, porté par les pachas, jusque sur la colline qui dominait le palais du patriarche grec. Une mosquée, un mèdrècè et une école, élevés par les ordres de Sultan-Suleiman, désignèrent l'emplacement où furent déposés les restes mortels de Sultan-Sèlim. Le troisième jour, les janissaires reçurent le présent d'avènement; diverses promotions eurent lieu parmi les chefs qui avaient suivi Suleïman à Magnésie, et son précepteur Kacim-Pacha fut nommé vézir.
Les premiers actes de Sultan-Suléiman furent des traits de clémence ou de justice : six cents prisonniers égyptiens reçurent leur liberté; les négociants en soie dont les marchandises avaient été saisies par ordre de Sélim, furent dédommagés par une distribution d'un million d'aspres; des silihdars coupables de quelques désordres furent mis à mort, un aga fut destitué; et le capoudan Dja'fer-Beï, renommé par sa cruauté, fut mis en accusation et condamné à être pendu. C'est ainsi que le Sultan mit en pratique ces deux versets du Coran : « Dieu commande la justice et la bienfaisance. Prononce avec justice entre deux hommes, et ne suis pas ton bon plaisir. »
Quelques jours après, Sultan-Suleïman annonçait son avènement au khan de Crimée, au chèrif de la Mecque, à Khaïr-Baï, gouverneur de l'Égypte, et aux autres gouverneurs d'Europe et d'Asie. Djanberdi-Ghazali, qui commandait en Syrie, fut le seul qui refusa de prêter hommage au nouveau sultan. L'ancien émir mamlouk, après avoir trahi l'avant-dernier monarque égyptien Kansou-Ghawri, avait reçu de Sultan-Sélim le gouvernement de la Syrie; la mort de ce prince lui parut une occasion favorable pour secouer te joug ottoman; il chercha en même temps à entraîner dans sa révolte les Druzes, les Arabes et le gouverneur d'Egypte. Khaïr-Baï lui conseilla de s'emparer d'Alep et de toute la Syrie, et envoya au Sultan la lettre de Ghazali. Ce dernier s'avança avec vingt-trois mille hommes, et mit le siège devant Alep. Karadja-Pacha y commandait sa vigoureuse résistance donna le temps à Ferhad-Pacha de porter des secours à cette place, d'où Ghazali fut forcé de s'éloigner. Il retourne à Damas, invite à un grand festin la garnison, composée de cinq mille janissaires, et, craignant d'en être trahi, la fait massacrer tout entière. Il vient ensuite au-devant des troupes ottomanes commandées par Ferhad-Pacha et Chèhsouwar-Oghlou ; le combat s'engage le 17 safer 927 (27 janvier 1521) sur la place Mastabè; le rebelle est vaincu, et paye de sa tête sa révolte.
Après cette victoire le Sultan nomme au gouvernement d'Alep Aïas-Pacha, beiler-beï d'Anatolie, et envoya Ferhad-Pacha aux environs de Kaïçariiè pour surveiller l'armée de Châh-Ismaït, qui s'était rapprochée des frontières. Dans la joie que lui causa la victoire de Mastabè, Sultan-Suleïman voulait envoyer la tête de Ghazali au doge de Venise; mais le baile de la république parvint à lui persuader que ce singulier gage d'amitié serait peu agréable à des chrétiens.
[Expédition contre la Hongrie, 1521]
A cette même époque, le Sultan reçut la nouvelle que son ambassadeur Behram-Tchaouch, envoyé auprès du roi de Hongrie pour en réclamer un tribut, avait été mis à mort. Aussitôt Suleïman prend toutes les mesures nécessaires, et se dispose à tirer vengeance de cette insulte. Ahmed-Pacha se rend à Ipsala avec quinze mille Azabs; quarante galiottes sont armées, et cent pièces de canon envoyées au camp; le Sultan s'y rendit bientôt lui-même, et ouvrit en personne sa première campagne. A peine Sultan-Suleïman s'était-il mis en route, qu'il fut rejoint par Ferhad-Pacha, qui lui amenait plusieurs milliers de chameaux chargés de munitions de guerre. Dix mille charges d'orge et de farine furent fournies par les raïas des sandjaks de Widdin, de Semendria, de Sofia et d'Aladja-Hyssar. Ahmed-Pacha, beïler-beï de Roumilie, assiégea Sabacz, Piri-Pacha investit Belgrade, et Muhammed-Mikhal-Oghlou ravagea la Transylvanie, tandis qu'Omar-Beï-Oghlou, à la tête d'une division d'Ekindjis, marchait en éclaireur en avant de l'armée. Malgré l'héroïque défense de la petite garnison de Sabacz, commandée par le brave Simon Logodi, cette place succomba le 2 cha'ban (8 juillet). Le Sultan, en arrivant dans la ville conquise, passa au milieu d'une haie de têtes de Hongrois qu'Ahmed-Pacha avait fait placer sur des pieux le long de la route. Suleïman demeura neuf jours dans Sabacz, pendant lesquels il fit augmenter les fortifications et construire un pont sur la Save. Dans cet intervalle, Semlin succomba sous les efforts du grand vézir, et plusieurs villes se rendirent à Bali-Beï. Le Sultan marcha ensuite sur Belgrade, bloquée depuis un mois. La présence du souverain changea le blocus en siège; et enfin, après plus de vingt assauts, ce boulevard de la Hongrie, qui avait résisté à tous les efforts des sultans prédécesseurs de Suleïman, fut emporté le 25 ramazan 927 (29 août 1521). Le lendemain, ce prince se rendit à la cathédrale, et la convertit en mosquée en y faisant la prière du vendredi. Il distribua ensuite de l'argent aux troupes, régla l'administration de la ville, pourvut à sa défense en y plaçant deux cents canons; et, après avoir annoncé officiellement cette importante conquête à tous les juges et gouverneurs de son empire, et au doge de Venise, il retourna à Constantinople, où il fut reçu en triomphe, aux acclamations de la population tout entière accourue au-devant du vainqueur.
Tandis que la fortune semblait sourire à Sultan-Suleïman, des malheurs privés venaient empoisonner les joies du triomphe dans l'espace de dix jours, trois de ses enfants moururent, et furent ensevelis auprès du turbè de Sultan-Sèlim.
A la suite des brillants succès du Sultan, la Russie, Venise et Raguse, s'empressèrent de lui envoyer des ambassadeurs pour le féliciter. Le czar de Russie, Vassili, sentant tonte l'importance d'une alliance avec la Porte, essaya de conclure un pacte offensif et défensif entre les deux empires; mais son envoyé, Jean Morosof, ne put y parvenir. Venise fut plus heureuse un traité qui assurait la liberté du commerce et plusieurs autres avantages pour cette république fut signé le 1er muharrem 928 (1er décembre 1521). Venise, en compensation des avantages qui résultaient pour elle de ce traité, s'engagea à payer deux tributs annuels pour la possession des îles de Zante et de Chypre. Enfin les Ragusais obtinrent l'exemption des droits de péage dans les ports et les places marchandes de l'empire, et en outre la permission d'y acheter du blé pour leurs besoins.
[Conquête de Rhodes, 1522]
Après avoir passé l'hiver à faire fortifier les frontières de la Hongrie et à se créer une marine, Sultan-Suleïman crut les circonstances propices à une entreprise qu'il méditait depuis longtemps, la conquête de Rhodes. Suleïman était flatté de l'idée de triompher là où son aïeul Muhammed-el-Fatyh avait vu pâlir son étoile de conquérant. A ce désir d'illustration se joignait la pensée toute politique de s’assurer la navigation de la Méditerranée, et d'établir une communication entre l'Égypte et Constantinople; enfin ces motifs étaient renforcés par d'autres non moins puissants sur l'esprit d'un musulman la délivrance des sectateurs de Mahomet gémissant dans les fers des chrétiens, et la sûreté des pèlerins se rendant par mer en Syrie pour gagner ensuite la Mecque. Jamais peut-être la situation de l'Europe n'avait offert des chances aussi favorables à l'accomplissement des projets du Sultan ; deux des plus grands princes de l'Occident, François Ier et Charles-Quint, épuisaient leurs forces dans leurs longues querelles; le pape Léon X, ennemi naturel des mahométans, était engagé dans sa lutte avec l'hérésie, personnifiée dans le moine Luther; enfin le sceptre de la Hongrie était aux mains d'un enfant (Louis II). Le Sultan n'hésita donc plus à commencer l'exécution d'un projet qui souriait à son ambition; mais, pour se conformer aux prescriptions du Coran, il envoya au grand maitre de Rhodes une sommation dans laquelle il faisait serment par Mahomet, par les cent vingt-quatre mille prophètes, et par les quatre mashafs (livres saints) envoyés du ciel (le Pentateuque, les Psaumes, l’Evangile et le Coran), de respecter la liberté et les biens des chevaliers, s'ils se rendaient volontairement. Après avoir accompli cette formalité, Sultan Suleïman se mit en route le 21 redjeb 928 (16 juin 1522), avec une armée de cent mille hommes; et le surlendemain, une flotte de trois cents voiles appareilla de Constantinople; elle avait à bord dix mille soldats, sous les ordres du sèrasker Moustapha-Pacha: elle arriva devant Rhodes le jour de la Saint-Jean, et mit un mois entier à débarquer les troupes et le matériel, en attendant l'arrivée du Sultan, qui n'eut lieu quête 4 ramazan (28 juillet). Le ler août la tranchée fut ouverte ; tout ce mois se passa en travaux de mines et contre-mines, et en combats partiels, dans lesquels les chrétiens eurent souvent l'avantage. Le 24 septembre, des hérauts parcoururent le camp ottoman depuis midi jusqu'à minuit, en répétant à haute voix : « Demain, il y aura assaut; la pierre et le territoire sont au padichâh le sang et les biens des habitants sont aux vainqueurs. » Le lendemain, l'attaque commença au point du jour. Après une lutte terrible, dans laquelle les femmes mêmes de Rhodes déployèrent un courage inouï, les Ottomans furent repoussés avec une perte de quinze mille hommes. Plus de deux mois se passèrent en assauts meurtriers et répétés, qui, tout en préparant le triomphe des Ottomans, leur causèrent des pertes énormes, qu'ils évaluaient eux-mêmes au moins à cent mille hommes, dont plus de soixante-quatre mille périrent en combattant, et le reste fut emporté par les maladies. Le 10 septembre, le Sultan offrit aux chevaliers une capitulation honorable; ils refusèrent, et les travaux du siège recommencèrent avec ardeur; enfin le 2 safer (21 décembre) le grand maître Villiers de l’Ile-Adam, réduit à la dernière extrémité, se décida à se rendre. Un traité fut conclu, par lequel le Sultan s'engageait à faire retirer son armée à un mille de Rhodes, à respecter les églises, et à fournir aux chevaliers des navires pour quitter l'île dans un délai de douze jours. L'indiscipline des janissaires empêcha Suleïman de tenir sa parole : ils forcèrent une des portes de la ville, pillèrent plusieurs maisons et profanèrent les églises. C'est le jour de Noël qu'eut lieu la prise de Rhodes, après un siège de cinq mois de durée, pendant lequel les chrétiens avaient tiré quatre mille quatre cent seize coups de canon. Une entrevue entre le Sultan et le grand maître donna occasion au premier de déployer les sentiments élevés qui le distinguaient. Il prodigua au vénérable Villiers de l'Ile-Adam les consolations et les paroles affectueuses, le fit revêtir d'un kaftan d'honneur, lui promit la liberté; et lorsque, quelques jours plus tard, le grand maître, avant de quitter Rhodes, vint baiser la-main du Sultan et lui offrir quatre vases d'or ; Suleïman attendri dit à son favori Ibrahim : « Ce n'est pas sans en être peine moi-même que je force ce chrétien à abandonner dans sa vieillesse sa maison et ses biens. »
Le Sultan, après avoir fait la prière publique du vendredi dans l’église de Saint-Jean, s'embarqua pour Constantinople, où il arriva un mois plus tard. Des lettres de victoire furent expédiées officiellement aux puissances chrétiennes. Venise y répondit par des protestations amicales, et le chah de Perse complimenta en même temps le Grand Seigneur de son avènement au trône et de la prise de Rhodes.
Cette importante conquête jeta un éclat extraordinaire sur la seconde campagne de Suleïman, et le plaça dès lors au rang des plus grands hommes de guerre de son époque. La résistance héroïque des chevaliers et du grand maître, dont la renommée répéta partout les brillants exploits, ne servit qu'à rehausser encore le triomphe du vainqueur: Toutes les petites îles voisines de Rhodes, telles que Leros, Kos, Symia, etc., entraînées par sa chute, se soumirent au joug ottoman.
[Ibrahim est nommé vizir]
A cette époque, le grand vézir Piri-Pacha fut déposé : Ahmed-Pacha, qui aspirait à le remplacer, et dont les calomnies avaient provoqué la disgrâce de son rival, ne jouit pas du fruit de son intrigue. Le Sultan nomma à la première dignité de l'empire son favori Ibrahim, l'un des principaux officiers de son palais, qui fut promu en même temps au grade de beïler-beï de Roumilie. Jamais ministre ne jouit auprès d'un monarque ottoman de la faveur inouïe que le nouveau vézir conserva sans nuages pendant treize années.
Ibrahim, fils d'un matelot de Parga, avait été enlevé, fort jeune encore, par des corsaires ottomans, qui le vendirent à une veuve des environs de Magnésie. Violon habile, d'un extérieur charmant, d'un esprit vif et gai, Ibrahim relevait ces dons naturels par une grande recherche dans ses vêtements et une éducation soignée. Suleiman, avant de succéder à Sultan-Sèlim, avait rencontré le jeune esclave; séduit par ses talents et ses grâces, il l’admit dans son intimité, et ne put, dès cet instant, se passer de son favori. En montant sur le trône, il le nomma chef des pages et des fauconniers, lui donna plus tard la princesse sa sœur en mariage, le créa sèrasker de ses armées, partagea avec lui la toute-puissance, et le traita comme un frère, jusqu'au moment où l'esclave, enivré de sa haute fortune, oublia les bienfaits de son maître et le força à le sacrifier, ainsi que nous le raconterons en détail à mesure que ces divers faits se présenteront dans notre récit.
Le second vézir, Ahmed-Pacha, homme violent et ambitieux ne put supporter le triomphe d'Ibrahim, et, pour ne pas en être plus longtemps le témoin, sollicita le gouvernement d'Égypte, qui lui fut accordé.
[Révolte en Egypte]
Pendant le siège de Rhodes le Sultan avait appris la mort de Khaïr-Baï, gouverneur de l’Égypte (le 1er zimidjè, 22 octobre), qui lui avait dévoilé dans le temps la trahison de Ghazali. Moustapha Pacha, successeur de Khaïr-Baï, fut remplacé à son tour par Guzeldjè-Kaçim (le beau Kaçim), qui céda enfin son gouvernement à Ahmed-Pacha. Ce dernier, irrité de s'être vu enlever le grand vézirat, voulut s'en venger en usurpant la souveraineté de l'Egypte. Possesseur des immenses richesses qu'avait laissées Khaïr-Baï, il parvint à corrompre les mamlouks, mais ne put ébranler la fidélité des janissaires. Il dévoila alors ses projets, assiégea la citadelle du Caire y pénétra avec ses troupes par un souterrain inconnu aux assiégés, et massacra par surprise la garnison. Ahmed Pacha, fier de son succès, prit le titre de Sultan, et s'en arrogea les droits. Il s'empara du vaisseau qui amenait Kara-Mouça nommé pour le remplacer, et le tchaouch, porteur du ferman qui annonçait la destitution. L'un et l'autre furent mis à mort. Enfin Ahmed-Pacha, trahi par son propre vézir Muhammed-Beï, s'enfuit chez les Arabes Bèni-Bakar ; livré par le cheïkh Kharich, il fut décapité, et sa tête envoyée à Constantinople. Kaçim-Pacha fut investi une seconde fois du gouvernement de l'Égypte, et Muhammed-Beï nommé intendant sénérai.
C'est vers cette époque (redjeb 930, 22 mai 1524) que le Sultan accorda la main de sa sœur à Ibrahim-Pacha, et célébra le mariage de son favori avec une pompe extraordinaire. Les fêtes durèrent sept jours: le defterdar Moustapha-Tchèlèbi, remplissant l'office d'échanson, offrit au Sultan du sorbet dans une coupe faite d'une seule turquoise ; des danses, des courses, des luttes, des tirs à l'arc, des réjouissances de tout genre, auxquelles assista le Sultan, témoignèrent de la haute faveur dont jouissait Ibrahim auprès de son maître. C'est au milieu des joies de ces fêtes (le 22 redjeb, 28 mai) que naquit Sèlim, successeur de Sultan-Suleïman.
Des différends étaient survenus entre le gouverneur de l’Égypte et son intendant Ibrahim-Pacha partit, quatre mois après son mariage, pour rétablir l'ordre dans cette province. Par une distinction dont on ne trouve pas un second exemple dans l'histoire ottomane, le Sultan accompagna son grand vézir jusqu'aux îles des Princes, et ne le quitta qu'après lui avoir fait les adieux les plus tendres. Arrivé au Caire, Ibrahim y fit son entrée avec une magnificence digne d'un souverain. Son cortège se composait de cinq mille mamlouks sipahis et janissaires, vêtus avec le plus grand luxe. Ses pages portaient des bonnets et des habillements d'étoffes d'or les harnais valaient plus de cent cinquante mille ducats, et sortaient des écuries du Grand Seigneur. Le séjour d'Ibrahim en Égypte y rétablit l'ordre ; pendant trois mois il ne s'occupa que des moyens d'améliorer l'administration du pays et de faire justice à tous. Sur une lettre du Sultan, qui ne pouvait se passer de son favori, Ibrahim quitta l’Égypte après en avoir confié l'administration à Suleïman-Pacha, beïlerbeï de Syrie. A sa rentrée à Constantinople, les vézirs et les gardes du corps vinrent au-devant de lui, et lui présentèrent, de la part du Sultan un superbe cheval arabe, dont les harnais seuls, étincelants de pierreries, valaient deux cent mille ducats: le puissant sujet offrit en retour à son souverain un magnifique bonnet du même prix.
[Révolte de janissaires]
Pendant le séjour d'Ibrahim-Pacha en Égypte, Sultan-Suleïman donna des preuves de son inflexible justice envers les agents de son pouvoir. Ferhad-Pacha, à qui ses cruautés et ses exactions avaient fait retirer le gouvernement de Zoulkadriïè, se livra, dans son nouveau sandjak de Semendria, à des concussions et des injustices si graves, que le Sultan le condamna à mort, sans égard à la parenté que le mariage du ministre avec la sœur même du Sultan établissait entre le monarque et son sujet. A peu près à la même époque, Khourrem-Pacha, gouverneur de Syrie, fut destitué, et remplacé par le kapoudan-pacha Suleïman. Mais après avoir pris ces mesures vigoureuses, le Sultan, que l'actif Ibrahim-Pacha ne stimulait plus s'adonna avec passion à la chasse, et négligea les affaires de l'empire. Une émeute de janissaires vint tirer Suleïman de son apathie : les palais d'lbrahim, du defterdar, d'Aïas-Pacha, le quartier des Juifs et la douane furent pillés par les séditieux: le Sultan retourna à Constantinople, où sa présence ne put rétablir le calme ; dans sa colère, il tua de sa main trois janissaires, et fut obligé de se retirer devant l'audace de leurs compagnons, qui déjà dirigeaient leurs flèches contre lui. Une distribution de mille ducats put seule apaiser la rébellion. L'aga des janissaires Moustapha et quelques autres chefs payèrent de leur tête la révolte de leurs subordonnés.
C'est à cette époque que le Sultan ayant rappelé d'Egypte son favori Ibrahim-Pacha, employa l'hiver en préparatifs de guerre : on ne sut d'abord contre quelle puissance ils étaient dirigés. Venise et la France étaient en paix avec la Porte. François Ier avait écrit au Sultan, en le pressant de s'emparer de la Hongrie, afin de porter de ce côté l'attention de Charles-Quint. Ce dernier pays et la Perse, tous deux voisins redoutables de la Turquie, n'avaient pas cessé d'être en hostilités avec cet empire. Châh-Tahmasp, successeur de Châh-Ismaïl avait dédaigné d'annoncer son avénement à Sultan-Suleïman ; celui-ci, au lieu des félicitations d'usage, écrivit au monarque persan une lettre de menaces et d'injures, où il lui annonçait qu'il dirigeait vers lui « ses rênes victorieuses, et que, se cachât-il sous la poussière comme une fourmi, ou s'envolât-il dans les airs comme un oiseau, il le poursuivrait, l'atteindrait, et purgerait le monde de son ignominieuse présence ». Après de telles menaces, confirmées encore par la mise à mort de tous les Persans retenus prisonniers à Gallipoli, la guerre avec la Perse semblait imminente; cependant ce n'est point vers cet empire que le Sultan dirigea ses forces: le 11 redjeb 932 (23 avril 1526), il partit de Constantinople avec une armée de plus de cent mille hommes et une formidable artillerie, que les historiens orientaux évaluent à trois cents bouches à feu. A ce présage presque infaillible de victoire, l'esprit superstitieux des Ottomans en ajoutait un second non moins encourageant pour eux: le 11 redjeb était un lundi, jour regardé par les musulmans comme très-heureux, et surtout favorable aux voyages par la raison que Mahomet le prophète, et d'autres personnages célèbres de l'islamisme, commencèrent le lundi les deux grands voyages de l'homme, la vie et la mort.
En outre, le lundi répondait à la fête de Kkyzr [Hizir], nom turc de saint George, qui préside à la naissance de la verdure dans les champs, époque où les sultans se rendent dans leur résidence d'été, et où les chevaux des écuries impériales sont menés solennellement aux pâturages.
[Guerre en Hongrie, 1526]
Pendant que le principal corps d'armée, sous la conduite du Sultan, dirigeait sur Belgrade Ibrahim-Pacha s'emparait, après un siège de quarante-huit heures seulement, de la ville de Peterwardein, et forçait la citadelle au bout de douze jours. A peu près en même temps, les beïs bosniaques soumettaient tous les châteaux forts de Syrmie. L'armée longe ensuite le Danube, assiège Illok, qui se rend septième jour, et, continuant sa marche passe la Drave sur un pont volant, pille et brille Essek, et arrive enfin dans la plaine de Mohacz, près du bourg de ce nom. Là, Sultan-Suleïman arrête, de concert avec Ibrahim-Pacha, le plan de la bataille; mais, avant de la livrer, il lève les mains au et s'écrie « O Allah! en toi sont la force et la puissance ! en toi l’aide et la protection! secours le peuple de Mahomet ! » Cette prière fait passer dans tous les rangs un religieux enthousiasme : en ce moment les Hongrois s'élancent avec furie et enfoncent la première ligne des Ottomans ; mais deux corps d'ekindjis, qui avaient tourné l'ennemi, fondent sur lui en même temps, et, par cette double attaque, lui font perdre l'avantage qu'il avait remporté. Un second corps d'armée hongrois, commandé par le roi Louis en personne, dispute encore chaudement la victoire aux musulmans: trente-cinq chevaliers pénètrent jusqu'au poste qu'occupait le Sultan, et tuent plusieurs de ses gardes ; Suleïman lui-même court le plus grand danger d'être pris ou de perdre la vie : les lances s'émoussent sur sa cuirasse. Dans ce péril imminent, l'artillerie, que le Sultan avait gardée pour sa dernière ressource, fut tout à coup démasquée; une décharge presqu'à bout portant causa le plus affreux désordre parmi les chrétiens : ceux qui échappèrent aux boulets s'enfuirent dans toutes les directions. Le roi Louis se noya avec une partie des siens dans les vastes marais qui s'étendent au- dessous du bourg de Mohacz. Cette sanglante bataille n'avait pas duré, deux heures elle décida du sort de la Hongrie. Vingt-cinq mille cadavres se restèrent sur le champ de bataille, et deux mille têtes furent élevées en pyramides devant la tente impériale. Après avoir brûlé le bourg de Mohacz et massacré tous les prisonniers à l'exception des femmes, l'armée partit pour Bude, où elle arriva le 3 zilhidjè 933 (10 septembre 1526). Une députation des habitants était venue jusqu'à le Földwar offrir au Sultan les clefs de la ville; Suleiman, satisfait de leur soumission, donna l'ordre de respecter leur vie et leurs biens; il passa deux jours à visiter la capitale de la Hongrie, fit jeter un pont sur le Danube, et partit pour Pesth où il reçut les hommages des nobles hongrois, à qui il promit pour roi un de leurs ciel, sont compatriotes, Jean Zapolya. Cent mille esclaves, le trésor royal et la belle bibliothèque de Mathias Corvin, tels furent les fruits de cette expédition, outre le butin immense que firent les vainqueurs en parcourant ce malheureux pays, que le pillage et les exactions changèrent en désert. Exaltés par le désespoir, les vaincus défendirent avec la plus grande énergie leur sol et leurs foyers. L'heiduque Michet Nagy sauva la forteresse de Gran. Au château de Moroth, un combat opiniâtre eut lieu; les Hongrois, malgré leur héroïque résistance, y furent taillés en pièces, mais non sans avoir fait payer cher aux Ottomans leur victoire. A Bacz, le siège d'une église les arrêta un jour tout entier; et enfin, entre ce dernier bourg et Peterwardein, la prise d'un camp fortifié, où s'étaient retirés plusieurs milliers de chrétiens, coûta plus aux les forts de la Hongrie. Mais si les vainqueurs éprouvèrent des pertes énormes, celles des vaincus furent plus grandes encore on évalue à cent mille environ le nombre de Hongrois qui périrent dans cette campagne.
[Retour de Suleyman à Istanbul, révoltes en Anatolie, 1526]
Le 17 safer 933 (23 novembre 1526), Sultan-Suleiman rentra à Constantinople, d'où il était parti depuis sept mois. La place de l'Hippodrome fut ornée, au grand scandale des bons mahométans, de trois belles statues, enlevées par Ibrahim-Pacha du château de Bude. Cette violation de la loi du Prophète, qui interdit formellement la représentation de toute figure humaine, souleva contre le vézir le fanatisme religieux. Il courut à cette occasion un distique de Fighani, dans lequel il disait que le premier Ibrahim (Abraham) avait détruit les idoles et que le second les rétablissait. Le poète paya de sa tête cette mordante épigramme, si bien faite pour irriter les opinions religieuses des musulmans. Tandis que Sultan-Suleïman triomphait en Europe, une révolte éclatait dans l'Asie Mineure. Quarante-deux jours après la bataille de Mohacz, le Sultan, en repassant le Danube, avait appris l'insurrection des Turcomans de la Cilicie (Itch-Yil). Les vexations exercées par le juge Muslyh-uddin et le greffier Muhammed dans l'opération du cadastre avaient exaspéré les habitants. Dans ces circonstances, un vieux Turcoman s'étant plaint de la surtaxe de son champ, fut condamné à avoir la barbe coupée ; cet affront le plus grave que l’en puisse infliger à on homme libre, détermina l'explosion de la haine fermentait sourdement dans les cœurs. Moustapha, sandjak-beï d'Itch-Yil, le juge et le greffier, furent les premières victimes de la vengeance populaire. Les rebelles remportèrent deux avantages successifs, d'abord contre le beiler-beï de Karamanie et le fils d'Iskender-Bei, qui perdirent la vie avec la bataille; ensuite sur Hucem-Pacha, beïler-beï de Roum, qui eut le même sort que les deux premiers. Enfin Khosrew-Pacha, gouverneur du Diarbèkir, parvint à étouffer l'insurrection; mais à peine était-elle apaisée sur un point qu'elle renaissait dans Tarsous et Adana. Piri-Beï, gouverneur de cette dernière ville, rétablit l'ordre par des mesures sages et vigoureuses.
[Révolte de Kalender-Oglu]
L'année suivante, une nouvelle insurrection plus sérieuse éclata en Karamanie; Kalender-Oghlou, descendant du cheikh Hadji-Behtach, se mit à la tête d'un grand nombre de derviches, d'abdals, de kalenders, et parvint à soulever une partie du peuple. Plusieurs affaires successives eurent lieu avec des avantages alternatifs; enfin Kalender-Oghlou, ayant complétement battu Behram-Pacha, beïter-beï d'Anatolie, auquel s'étaient réunis les gouverneurs de la Karamanie et d'Alep, le grand vézir résolut de mettre un terme à la rébellion. Ibrahim s'avança jusqu'à Elbistan avec trois mille janissaires et deux mille sipahis, et, après avoir eu l’adresse de détacher de la cause de Kalender-Oghlou les tribus Tchitcheklu, Aktchè-Koïounlu, Masdlu et Bozoklu, il attaqua les insurgés réduits à leurs seules forces, et les anéantit sans peine. La tête de Kalender-Oghlou et celle de Wèli-Dumdar, autre chef de la révolte, furent apportées au grand vézir. Ibrahim-Pacha voulut d'abord punir le beiler-beï d'Anatolie et les beïs de l'Asie Mineure, qui s'étaient laissé vaincre à Tokat par des derviches et des misérables à demi-nus; mais il se laissa fléchir par les paroles de Muhammed-Beï, gouverneur d'Itch-Yil, qui, en offrant sa tête en expiation de ces revers, les attribua à la folle présomption qui avait fait négliger, avant la bataille, d'implorer l'aide de Dieu et de consulter l'expérience des vieillards.
[Kabiz l’« hérétique »]
A tous ces troubles politiques succéda une agitation religieuse causée par les prédications publiques d'un membre du corps des oulémas, nommé Kabiz, qui soutenait la prééminence de la loi de Jésus-Christ sur celle de Mahomet. Amené devant les kazi-askers de Roumilie et d'Anatolie, le novateur établit avec force son opinion parie parallèle du Coran et de l’Evangile. Ses juges, irrités de ne pouvoir réfuter ses arguments, coupèrent court à la discussion en le condamnant à mort, et accompagnèrent ce jugement de mille injures contre l'hérésiarque. Le grand vézir, indigné de cette procédure inique, prit la parole, et dit d'un ton sévère aux magistrats que la violence n'était pas l’arme dont devaient se servir des oulèmas, que la doctrine et la loi devaient seules confondre le coupable, qui ne pouvait être condamné à mort qu'après avoir été juridiquement convaincu de son crime. En conséquence, Ibrahim-Pacha renvoya l’accusé de la plainte portée contre lui. Le Sultan, qui avait assisté au divan, caché derrière la jalousie mystérieuse placée au-dessus du siège du grand vézir, entra alors dans la salle, et ordonna que l'affaire fut portée devant le mufti Kèmal-Pacha-Zadè Chems-uddin-Ahmed-Effendi, et l’Islambol-Kadiçi (juge de Constantinople) Sèad-uddin-Effendi. Ces deux savants magistrats tâchèrent vainement d'ébranler Kabiz ; il fut ferme dans ses convictions, et préféra la mort au désaveu de ses principes. Un édit publié à cette occasion défendit, sous peine de la vie, de donner, même dans une simple discussion, la préférence à la doctrine de Jésus-Christ sur celle de Mahomet.
Peu de temps après la condamnation de Kabiz, la maison d'un musulman fut attaquée par des malfaiteurs qui mirent à mort tous ceux qui l'habitaient, et s'emparèrent de l’argent et des effets. Des Albanais furent soupçonnés de ce meurtre; et comme les auteurs n'en étaient pas connus individuellement, le Sultan ordonna d'arrêter et d'exécuter tous ceux de cette nation qui se trouvaient à Constantinople ; huit cents de ces malheureux expièrent le crime de quelques-uns de leurs compatriotes. Pendant cette sévère exécution, le rebelle Sidi battait, près d'Azir, le sandjak-beï Ahmed, et, après avoir brûlé Aïas et ravagé le district de Birindi, se réunissait à un autre chef de révoltés appelé Indjir, et assiégeait le fort de Sis. Piri-Beï sauva la citadelle, soumit les insurgés, fit leurs chefs prisonniers et envoya leurs têtes au Sultan. Sidi seul fut épargné, mais ce fut pour subir plus tard le trépas ignominieux réservé aux malfaiteurs ; amené vivant à Constantinople, il y fut pendu par ordre de Suleïman.
Pendant le mois de cha'ban 934 (mai 1528), le molla et le kadi d'Alep, victimes d'une émeute populaire, furent massacrés dans la mosquée, au moment de la prière du matin. A la réception de cette nouvelle, le Sultan, révolté d'un tel sacrilège, ordonna, dans un premier mouvement, de passer tous les habitants d'Alep au fil de l'épée. Mais Ibrahim-Pacha usa de son ascendant sur son maitre pour lui faire révoquer cet ordre cruel; les chefs seuls de l'émeute furent punis de mort; les autres coupables furent exilés à Rhodes. Le Sultan, dans son impartiale justice, après avoir châtié la révolte, voulut aussi frapper les grands dont la conduite odieuse soulevait les haines populaires. Convaincus de malversations, sept fonctionnaires du sandjak de Scutari, et le gouverneur Bali-Beï lui-même furent condamnés au supplice de la corde, et exécutes par deux tchaouchs envoyés de Constantinople.
[Conquêtes en 1528]
Cette même année (934-1528) fut signalée par la conquête de diverses forteresses en Esclavonie, en Bosnie et en Croatie, et par les ambassades de Jean Zapolva, et de Ferdinand, frère de Charles-Quint, qui lui avait cédé la souveraineté de la Hongrie et de l'Autriche. Les deux prétendants au trône se rencontrèrent dans la plaine de Tokaï ; Zapolya fut vaincu. Alors ce prince implora le secours de son beau-père Sigismond, roi de Pologne, et envoya, dans le même but, un ambassadeur au Sultan. Jérôme Lasczky, palatin de Siradie, chargé de cette mission difficile, parvint, par son adresse et son activité, à conclure un traité d'alliance entre la Hongrie et la Porte. L'adroit négociateur reçut, à son audience de congé, quatre vêtements d'honneur et dix mille aspres. Ferdinand, ayant appris le résultat de l'ambassade de son concurrent, adressa à son tour des plénipotentiaires au Sultan; mais le Grand Seigneur, s'irritant des réclamations exagérées de Ferdinand et de l'orgueil de ses envoyés, les retint captifs pendant neuf mois. En leur rendant la liberté, il leur adressa ces paroles ironiques:
« Votre maître n'a pas eu encore avec nous des rapports d'amitié et de voisinage, mais il en aura bientôt. Dites-lui que j'irai le trouver avec toutes mes forces, et que je lui donnerai moi-même ce qu'il demande. Qu'il se prépare donc à notre visite. »
Trois jours avant de donner aux ambassadeurs autrichiens leur audience de congé, Suleïman avait nommé Ibrahim-Pacha sèrasker de toutes les armées ottomanes, et lui avait assigné trois millions d'aspres de traitement annuel. Il lui fit présent à cette occasion de trois pelisses d'honneur et de neuf chevaux, dont un portait un arc, des flèches, et un sabre enrichi de pierres précieuses. Le grand vézir reçut encore six queues de cheval, deux étendards rouges, deux rayés, et trois blanc, vert et jaune.
[Prise de Buda]
Le 10 mai 1529, une armée de deux cent cinquante mille hommes partit de Constantinople sous les ordres du Sultan ; elle amenait avec elle trois cents bouches à feu. Un camp est établi dans une vaste plaine près de Filibè (Philippopolis); mais les pluies ayant fait déborder la Marizza, toutes les positions des Ottomans furent inondées un grand nombre de soldats se noyèrent, d'autres se réfugièrent sur les arbres qui s'élevaient au-dessus des eaux, et y passèrent deux jours et deux nuits. Enfin, après une marche des plus pénibles, l’armée parvint à gagner Mohacz, où Zapolya vint rendre hommage au Sultan. La réception du roi de Hongrie se fit avec la plus grande solennité Suleïman était assis sur son trône; derrière lui étaient les janissaires ; à droite, les troupes de Roumilie et les sipahis ; à gauche, les silihdars et l'armée d'Anatolie; plus loin, on voyait les écuyers, les fourriers, les solaks (gardes du corps) et les agas de la cour et de l’armée; enfin la tente était gardée à l'extérieur par une haie de janissaires. Lorsque Zapolya se présenta, le Sultan se leva, fit trois pas, lui présenta la main, que le prince baisa, et le fit asseoir à la droite du trône. Zapolya, en prenant congé de Suleïman, reçut en présent quatre riches kaftans et trois superbes chevaux revêtus de housses d'or. Bude était tombée de nouveau au pouvoir de Ferdinand. Le Sultan vint mettre le siège devant cette ville, qui se rendit au bout de six jours et sans attendre même l'ouverture de la brèche. La garnison eut la permission de se retirer en toute sûreté avec armes et bagages; mais les janissaires, trompés dans l'espoir du pillage qu'ils attendaient, insultèrent les vaincus et leur reprochèrent leur lâcheté. Un soldat allemand ne put supporter cet affront, et passa son épée au-travers du corps d'un janissaire. Furieux à cette vue, ses compagnons d'armes se jettent sur la garnison et la massacrent presque tout entière, sans égard à la capitulation ; quelques soldats seulement parvinrent à s'échapper.
Sept jours après la reddition de Bude, Zapolya fut mis en possession du trône de Hongrie par le segbanbachi (l’un des chefs du corps des janissaires), qui, en récompense, reçut du nouveau roi deux mille ducats ; mille autres ducats furent distribués aux janissaires de l'escorte. Après cette cérémonie, le Sultan et Zapolya partirent pour Vienne. Avant de se mettre en marche, Suleïman donna audience à l'ambassadeur du prince Boghdan, qui offrait au Sultan la suzeraineté de la haute et basse Moldavie (*). Le Grand Seigneur reçut très-gracieusement l'envoyé de Boghdan, lui accorda des conditions honorables, et signa l'acte de sa main. Le prince moldave vint alors au-devant de Suleïman, à qui il offrit quatre mille écus d'or, vingt-quatre faucons et quarante juments pleines, s'engageant, en signe de soumission féodale, à ce tribut annuel. Le Sultan fit le plus grand accueil à son nouveau vassal, lui donna un cucca (**) enrichi de pierreries, un superbe cheval, et le khyi’at-fakhiré ou robe d'honneur du plus haut prix; il le fit ensuite accompagner par quatre de ses sardes, cérémonial qui s'est conservé en l'honneur des princes de Moldavie lorsqu'ils viennent à la cour des Sultans.
(*) Cette contrée a conservé, en turc, le nom du prince qui avait reconnu le premier la suzeraineté ottomane : Boghdan-Wilaïèti, province de Boghdan.
(**) Ornement de tête fait de plumes d'autruche, réservé aux princes de Moldavie et de Valachie chez les Ottomans, le buluk-agaçi (colonel) et segban-bachi (lieutenant-colonel) avaient seuls le droit de le porter. Un plus petit cucca était la coiffure des soldats (gardes du corps).
[Siège de Vienne, 1529, un échec]
Vers la fin de l’année 936 (1529), les premiers corps d'ekindjis arrivèrent sous les murs de Vienne et firent quelques prisonniers. Le 23 de muharrem 937 (27 septembre), Suleïman campa dans le village de Simmering ; la tente impériale soutenue par des colonnes-chapiteaux dorés, était tapissée intérieurement de drap d'or. Autour veillaient douze mille janissaires ; cent vingt mille hommes, quatre cents pièces d'artillerie composaient les forces de l'armée assiégeante, vingt mille chameaux portaient les bagages. Une flottille de huit cents petits navires, sous les ordres du voïvode Kaçim, stationnait sur le Danube. A cette formidable armée, les assiégés n'avaient à opposer que seize mille hommes, soixante et douze bouches à feu, des remparts sans batteries et de six pieds seulement d'épaisseur (*) : mais l'ardeur des soldats allemands, doublée par leur haine contre les Osmanlis, le courage et l’habileté des chefs, compensaient l'infériorité des moyens de défense. Pendant que la flotte ottomane remontait le Danube en incendiant les rives, les assiégés, dans de vigoureuses sorties, faisaient éprouver à l'ennemi des pertes de plusieurs centaines d'hommes, et contre-minaient tes travaux des assiégeants sous la porte de Carinthie et le couvent de Sainte-Claire.
(*) On ne peut s'empêcher de remarquer que ce nombre d'hommes et ces moyens de défense ne soient bien faibles pour lutter contre des forces aussi considérables que celles qu'on vient d'énumérer du côté des assiégeants; et il est difficile de croire que dans cette circonstance, les historiens allemands n'aient point été infidèles à la stricte vérité, par amour-propre national et pour augmenter la gloire de la résistance.
Divers assauts sanglants eurent lieu; plusieurs mines jouèrent et firent d'énormes brèches aux remparts; mais la brave garnison de Vienne, excitée par l’exemple de ses chefs, opposa partout une résistance invincible; en vain Ibrahim-Pacha, le beïler-beï d'Anatolie, et l'aga des janissaires essayaient-ils de ranimer, à coups de sabre et de bâton, le courage chancelant de leurs troupes; rebutés par la défense opiniâtre des assiégés, les soldats musulmans répondaient qu'ils aimaient mieux périr de la main de leurs maîtres que de celle des infidèles. Enfin le Sultan, voyant le découragement de son armée, et redoutant pour elle les pluies orageuses d'automne, se décida à lever le siège le 10 safer 935 (14 octobre 1529). Les janissaires, en se retirant, brûlèrent ou massacrèrent la plupart de leurs prisonniers, n'épargnant que ceux à la fleur de l'âge et de la beauté. Cet échec est le premier qu'ait essuyé Sultan-Suleiman; aussi s'efforça-t-il de le changer, aux yeux de ses soldats, en une victoire dont sa générosité ne voulait pas abuser. Dans un grand divan, tenu à peu de distance de Vienne, il distribua des présents aux troupes, comme si elles avaient vaincu et qu'il les récompensât de leur triomphe. Les janissaires eurent plus de deux cent quarante-six mille ducats ; le grand vézir reçut cinq bourses d'or, de cinq cents piastres l'une, quatre kaftans et un sabre étincelant de pierreries.
Ibrahim-Pacha, n'ayant pu réduire par la force la capitale de l'Autriche, eut recours à la trahison. Trois soldats allemands, qui avaient passé dans les rangs ottomans, se laissèrent gagner par l'or qu'il leur distribua: ils pénétrèrent dans Vienne comme des prisonniers échappés aux musulmans: ces transfuges devaient mettre le feu à la ville, et y introduire ensuite un corps d'armée ennemi. Les dépenses extraordinaires qu'ils faisaient éveillérent les soupçons: la torture leur arracha l’aveu de leur projet criminel. Le grand vézir, perdant tout espoir de s'emparer de Vienne, pressa la marche de l’armée. Le 25 safer (29 octobre), le Sultan reçut, près de Bude, les félicitations de Jean Zapolya et lui fit présent de trois chevaux avec des chaines et des mors d'or massif, et de dix kaftans. L'empereur ottoman continua ensuite sa route, et arriva, le 10 novembre, à Belgrade. Pereny, gardien de la couronne royale de Hongrie, avait été fait prisonnier avant le siège de Bude ; ce fut lui qui fut chargé, conjointement avec Louis Gritti et Simon Athinaï, de la remettre à Zapolya. Le Sultan annonça au doge de Venise l'avénement du nouveau roi de Hongrie, et parla de la campagne de Vienne avec une grande exagération, dans l’espérance de faire croire qu'elle avait été tout à son avantage ; c'était cependant devant cette capitale que les troupes jusqu'alors invincibles de Suleïman avaient éprouvé le premier échec. Elles cherchèrent à s'en venger par le pillage et les excès les plus horribles : vingt mille chrétiens périrent ou furent faits prisonniers; mais la perte de l'armée ottomane s'éleva à quarante mille hommes. Le Sultan rentra à Constantinople le 16 décembre.
[Fêtes de la circoncision des princes, 1530]
De retour dans sa capitale, Sultan-Suleïman s'occupa de célébrer avec la plus grande pompe la cérémonie de la circoncision de ses trois fils, Moustapha, Muhammed et Sèlim. Des invitations furent envoyées aux grands et aux gouverneurs de l'empire, ainsi qu'au doge de Venise, qui, à cause de son grand âge, se fit représenter par l’ambassadeur Mocenigo.
Le 27 juin 1530, le Sultan, à cheval et entouré de sa cour, se rendit à la place de l’Hippodrome ; un trône éblouissant, surmonté d'un baldaquin d'or et soutenu par des colonnes de tapis, y avait été élevé sur de riches tapis, au milieu de tentes d'une rare magnificence. Trois semaines furent consacrées aux réjouissances publiques des repas somptueux, des assauts simulés, des passe-d'armes et des luttes exécutées par des mamlouks, des feux d'artifice, des danses, des concerts, des jeux de toute espèce signalèrent ces fêtes mémorables. Des pyramides de pièces de viande, élevées sur la place publique, furent abandonnées au peuple. Suivant un auteur musulman, on y voyait des veaux et même des bœufs entiers; « et, lorsque la populace se précipita sur ces animaux, il sortit de leurs flancs une nuée de corbeaux et d'oiseaux de proie, des chiens, des chats, des lièvres, des renards, des loups, et jusqu'à des chacals, qui se ruèrent sur la foule, aux grandes acclamations des spectateurs. » Des présents d'une magnificence inouïe furent offerts au Sultan par le grand vézir et d'autres hauts personnages: on remarquait, parmi ces cadeaux, des plats de lapis, des coupes de cristal, des assiettes d'argent pleines de pièces d'or, des tasses d'or remplies de pierres précieuses, des porcelaines de Chine, de beaux chevaux turcomans, des esclaves éthiopiens, hongrois, grecs et arabes, et des fourrures de Tatarie. Un historien oriental nous a transmis le récit d'une de ces flatteries adroites au moyen desquels Ibrahim-Pacha avait su si bien gagner l'amitié de son maître : « Quelles ont été les plus belles fêtes à ton avis, demanda le Sultan à son favori; celles de tes noces avec ma sœur, ou celles de la circoncision de mes fils? Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de fêtes comme celles de mes noces, » répondit Ibrahim. « Que veux-tu dire ? » répliqua Suleïman, étonné de la liberté de ce langage. « Ta Hautesse, reprit le fin courtisan, il n'a pas eu, comme moi, pour convive le padichâh de la Mecque et de Médine, le Salomon (Suleïman) de notre époque. » « Sois donc mille fois loué, dit alors Suleïman charmé, tu m'as rappelé à moi-même. »
Trois mois après la cérémonie de la circoncision, deux envoyés de Ferdinand, le chevalier Jurisehitz et le comte Lamberg de Schneeberg, arrivèrent à Constantinople. Ils furent d'abord reçus par le grand vézir, qui leur dit que la paix était impossible tant que Ferdinand ne renoncerait pas à la couronne de Hongrie et que Charles-Quint ne quitterait point l'Allemagne pour se retirer dans la Péninsule. Les ambassadeurs cherchèrent à le gagner en lui offrant des sommes considérables Ibrahim-Pacha fut incorruptible, mais il leur promit d'obtenir pour eux une audience du Sultan. En effet, huit jours plus tard, ils furent introduits dans le sérail, et remirent leur demande, écrite en latin, au Grand Seigneur, après lui avoir adressé un discours en langue allemande, qui fut d'abord traduit en latin par l'interprète de l'ambassade, et ensuite en turc par le drogman de la cour. Le surlendemain Ibrahim-Pacha les fit appeler, et leur notifia que jamais son maître ne rendrait la Hongrie, dont il n'avait fait la conquête que sur les instances du roi de France (*), avec qui il avait fait alliance. Les ambassadeurs partirent sans avoir rien pu obtenir.
(*) Il existe deux lettres curieuses de Sultan-Suleïman à François Ier ; la première est relative aux secours que ce prince, prisonnier de Chartes-Quint, demandait au Sultan la seconde a rapport aux intérêts des chrétiens de Jérusalem. Ces deux pièces respirent la plus noble bienveillance pour le monarque captif et pour ses sujets. Voici ces deux monuments historiques, qui existent aux Archives du royaume et à la Bibliothèque du roi à Paris.
[Lettres à François Ier]
N° 1
(DIEU!)
Par la grâce du Très-Haut (dont la puissance soit à jamais honorée et glorifiée, et dont la parole divine soit exaucé). Par les miracles abondants en bénédictions du soleil des cieux de la prophétie, de l'astre de la constellation des patriarches du pontife de la phalange des prophètes, du coryphée de la légion des saints, Mahomet le très-pur (que la bénédiction de Dieu et le salut soient avec lui)
Et sous la protection des saintes âmes des quatre amis, qui sont Abou-Bekr, Omar, Osman et Ali (que la bénédiction de Dieu soit avec eux tous) ¡
CHAH-SULTAN-SULEIMAN-KHAN, FILS DE SELIM-KHAN, TOUJOURS VICTORIEUX, Moi qui suis le sultan des sultans, le roi des rois, le distributeur des couronnes aux princes du monde, l'ombre de Dieu sur la terre, l'empereur et seigneur souverain de la mer Blanche et de la mer Noire, de la Roumilie et de l'Anatolie, de la Caramanie, du pays de Roum (haute Arménie), de la province de Zulkadriïè, du Diarbèkir, du Kurdistan, de l’Azerbaidjan (Médie), de l'Adjem (Perse), de Cham (Syrie), d'Alep, de l'Egypte, de Mekke (La Mecque), de Médine, de Jérusalem (Kouds, la sainte), de la totalité des contrées de l’Arabie et l’Yemen, et en outre de quantité d'autres provinces que, par leur puissance victorieuse, ont conquises mes glorieux prédécesseurs et augustes ancêtres (que Dieu environne de lumière la manifestation de leur foi), aussi bien que de nombreux pays que ma glorieuse majesté a soumis à mon Epée flamboyante et mon glaive triomphant; moi fils de Sultan-Sèlim fils de Sultan-Baïezid, CHAH- SULTAN SULEIMANKHAN,
A TOI FRANÇOIS,
QUI ES ROI DU ROYAUME DE FRANCE ! La lettre que vous avez adressée à ma cour, asile des rois par Frankipan, homme digne de votre confiance, certaines communications verbales que vous lui avez recommandées, m'ont appris que l’ennemi domine dans votre royaume, que vous êtes maintenant prisonnier, et que vous demandez secours et appui de ce côté-ci pour obtenir votre délivrance tout ce que vous avez dit a été exposé an pied de mon trône, refuge du monde les défaits explicatifs en ont été parfaitement compris, et ma science auguste les embrasse dans tout leur ensemble. En ces temps-ci, que des empereurs soient défaits et prisonniers, il n'y a rien qui doive surprendre. Que votre cœur se réconforte que votre âme ne se laisse point abattue! Dans de telles circonstances, nos glorieux prédécesseurs et nos grands ancêtres (que Dieu illumine leur dernière demeure) ne se sont jamais refusés d'entrer en campagne pour combattre l'ennemi et faire des conquêtes; et moi-même aussi, marchant sur leurs traces, j'ai soumis, dans toutes les saisons, des provinces et des forteresses puissantes et de difficile abord ; je ne dors ni nuit ni jour, et mon épée ne quitte pas mes flancs. Que la justice divine (dont le nom soit béni!) nous rende l'exécution du bien facile. Que ses vues et sa volonté apparaissent au grand jour, à quoi qu'elles s'attachent !
Au surplus, interrogez votre envoyé sur l'état des affaires et sur les événements quels qu'ils soient, restez convaincu de ce qu'il vous dira, et sachez bien qu'il en est ainsi. Écrit dans la première décade de la lune de rebi' second, l'an neuf cent trente-deux (de l'hégire) [vers la mi-février 1526 de J. C.).
De la résidence impériale de Constantinople la bien gardée et la bien munie. ?
N° II.
Le protocole de cette seconde lettre étant tout A fait semblable à celui de la première, on ne le répétera pas ici.
CHAH-SULTAN-SULEIMAN-KHAN, FILS DE SELIM-KHAN TOUJOURS VICTORIEUX, A TOI FRANÇOIS, QUI ES PRINCE (bei) DU PAYS DE France. Vous avez adressé à ma cour, résidence fortunée des sultans, qui est l'Orient de la bonne direction et de la félicité, et le lieu où sont accueillies les communications des souverains, une lettre par laquelle vous me faites connaitre qu'il existe dans la place forte de Jérusalem, faisant partie de mes Etats bien gardés, une église autrefois entre les mains du peuple de Jésus, et qui avait été postérieurement changée en mosquée je sais avec détail tout ce que vous avez dit à ce sujet. S'il en était ainsi en considération de l’amitié et de l'affection qui existent entre notre glorieuse majesté et vous, vos désirs ne pourraient qu'être exaucés et accueillis en notre présence qui dispense la félicité. Mais cette question spéciale n'a rien de semblable à des cas ordinaires de biens meubles ou immeubles ; ici il s'agit d'un objet de notre religion ; car, en vertu des ordres sacrés du Dieu très-haut, le créateur de l'univers et le bienfaiteur d'Adam, et conformément aux lois de notre Prophète, le soleil des deux mondes (sur qui soient la bénédiction el le salut!), cette église est, depuis un temps infini, convertie en mosquée, et les musulmans y ont fait le namaz (prière canonique des mahométans). Or aujourd'hui, altérer, par un changement de destination le lieu qui a porté le titre de mosquée et dans lequel on a fait le namaz, serait contraire à notre religion : en un mot, même si dans notre sainte loi cet acte était toléré, il ne m'eût encore été possible en aucune manière d'accueillir et d'accorder votre instante demande. Mais, à l'exception des lieux consacrés à la prière, dans tous ceux qui sont entre les mains de chrétiens, personne, sous mon règne de justice, ne peut inquiéter ni troubler ceux qui les habitent jouissant d'un repos parfait, sous l'aile de ma protection souveraine, il leur est permis d'accomplir tes cérémonies et les rites de leur religion; et maintenant établis en pleine sécurité dans les édifices de leur culte et dans leurs quartiers, il est de toute impossibilité que qui que ce soit les tourmente et les tyrannise dans la moindre des choses. Que cela soit ainsi !
Ecrit dans la première décade de la lune de muharrem-ulharan, année neuf cent trente-cinq (de l'hégire) [c'est-à-.dire, vers la mi-septembre 1528 de J. C.].
De la résidence impériale de Constantinople la bien munie et la bien gardée.
Pendant ces négociations infructueuses, Hobordansky, premier ambassadeur de Ferdinand à la cour ottomane, s'introduisait dans la citadelle de Bude; son projet était d'assassiner Zapolya. Reconnu avant d'avoir pu exécuter son dessein, Hobordansky fut cousu dans un sac et jeté dans le Danube. Guillaume de Rogendorf, général de Ferdinand, après avoir assiégé inutilement Bude, se retira au bout de six semaines; et le Sultan, qui était allé à Brousse, apprit à son retour la délivrance de la capitale de la Hongrie.
L'hiver suivant, le Sultan reçut les ambassadeurs du roi de Pologne Sigismond, de Zapolya, de son concurrent Pereny, et de Wassili, prince de Russie.
Le 19 ramazan 938 (25 avril 1532), Sultan-Suleïman quitta Constantinople pour entrer en campagne à la tête d'une armée de deux cent mille hommes arrivé à Nissa, il y reçut les envoyés de Ferdinand, les comtes de Lamberg et de Nogarola, et l'ambassadeur français Rinçon. Ce dernier fut accueilli bien mieux que les premiers, et emporta l'assurance de l'amitié du Sultan pour François Ier. Suleïman continua sa route, et prit, chemin faisant, quatorze châteaux forts. La petite place de Güns, défendue par le brave Nicolas Jurischitz, eut la gloire d'arrêter du moins pour quelque temps les armes du Grand Seigneur : elle ne se rendit qu'après douze assauts dans le dernier, les Ottomans, saisis d'une terreur panique, causée par les cris lamentables que poussaient les femmes, les enfants et les vieillards de la ville assiégée, s'enfuirent au moment de pénétrer dans la place. Pour pallier la honte de cette fuite, ils prétendirent avoir vu sur les remparts un cavalier céleste, armé d'un glaive de feu. Cependant, sur les propositions avantageuses qu'Ibrahim-Pacha fit faire à Jurischitz, ce dernier, blessé et hors d'état de résister à une nouvelle attaque, se rendit à des conditions honorables. Le surlendemain de la reddition de Guns, le Sultan reçut la nouvelle de la soumission d'Altenbourg; il congédia les ambassadeurs de Ferdinand, et leur remit une lettre pour leur maître, écrite en caractères d'azur et d'or, et renfermée dans une bourse écarlate : cette lettre lui offrait le combat, et le menaçait de la dévastation de ses États.
L'armée ottomane, au lieu de se porter sur Vienne comme on s'y attendait, envahit et ravagea la Styrie, sans oser attaquer la capitale de l’Autriche ni la place forte de Neustadt. Kaçim-Beï, en traversant l'Autriche, mit tout à feu et à sang; mais, arrêté à Pottenstein par les Impériaux, il fit massacrer quatre mille prisonniers qui gênaient sa marche, et divisa son armée en deux corps : le premier, sous le commandement de Feriz-Bei, parvint à gagner la Styrie; le second fut défait en sortant de la vallée de Stahremberg, par le palatin Frédéric : Kaçim-Bei, atteint d'un coup de feu périt dans cette rencontre; Osman qui le remplaça, éprouva le même sort en cherchant à rallier les débris de ses troupes. Le superbe casque incrusté d'or et orné déplumes de vautour que portait Kaçim-Bei, fut offert, comme un trophée de cette victoire, par le comte palatin Frédéric, à l'empereur Chartes-Quint. L'armée de Sultan-Suleïman arriva en septembre devant Gratz une tradition de ses habitants, l'appui de laquelle on montre la figure d'un Ottoman, représentée sur l'ancienne porte de la ville, ferait croire que le Sultan essaya de s'en emparer; mais en admettant qu'il en eût l'intention du moins il ne put l'effectuer, et fut obligé de passer la rivière de la Murr, avec une légère perte de soldats et de bagages. A Ferniz, l'arrière-garde ottomane fut battue par Jean Katzianer ; elle assiégea ensuite Marbourg, sur la rive de la Drave, et fut repoussée dans trois assauts; traversant alors cette rivière sur un pont construit en quatre jours, elle effectua avec peine sa retraite. Enfin, après bien des marches fatigantes et des pertes réitérées, le corps d'armée du Sultan arriva devant Belgrade, où il fut rejoint par Ibrahim-Pacha. Une revue générale des troupes fut passée; et le lendemain, dans un divan solennel, des kaftans d'honneur furent distribués aux vézirs, au secrétaire d'État, aux defterdars, et aux beïler-beïs de Roumilie et d'Anatolie. On expédia en même temps des courriers au doge de Venise et aux gouverneurs des provinces ottomanes, pour leur annoncer les sucées de la campagne qui venait de se terminer. Ce ne fut que le 19 rebi'ul-akhir (18 novembre), et après une absence de sept mois, que le Sultan rentra à Constantinople. Pendant cinq jours et cinq nuits, des réjouissances publiques, de brillantes illuminations célébrèrent le retour du souverain dans sa capitale.
Durant le cours de l'expédition du Sultan sur les rives de la Drave, le célèbre amiral André Doria assiégeait, avec cent soixante-quatorze bouches à feu, trente-cinq vaisseaux et quarante-huit galères, la ville de Coron (l'ancienne Coronis), et l'emportait dans un seul jour. Patras et les deux forts élevés par Sultan Baïezid II, à l’entrée des Dardanelles de Lépante, furent soumis aussi promptement. Doria, en se retirant, dévasta les côtes de Sycione et de Corinthe.
[Propositions de paix à Charles-Quint]
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Au commencement de 1533, un tchaouch (messager d'État), porteur de propositions d'une trêve, arriva à Vienne et y fut reçu avec la plus grande solennité. Elle fut acceptée par Charles-Quint et par Ferdinand, et ce dernier envoya au Sultan les clefs de la forteresse de Gran.
Peu de temps après la conclusion de cet armistice, Jérôme de Zara, son fils Vespasien et Schepper, ambassadeurs de Ferdinand, arrivèrent à Constantinople pour arrêter les clauses d'une paix définitive. Sept semaines se passèrent en négociations, pendant lesquelles Ibrahim-Pacha reçut sept fois en audience les envoyés autrichiens, et leur parla avec le plus grand orgueil de sa propre puissance, égale à celle du padichâh; enfin un traité fut conclu, grâce aux flatteries des plénipotentiaires envers le fier favori du Sultan, et aux sacrifices de tout genre que dut faire l'Autriche.
[Campagne de Perse, 1534]
Parmi les raisons qui déterminèrent Suleïman à cette paix, il faut mettre au premier rang le projet de l’expédition qu'il méditait contre la Perse; aussi, dès qu'il eut assuré la tranquillité de son empire par sa bonne intelligence avec les puissances européennes, il tourna ses regards vers Bagdad. Zulfekar-Khan, gouverneur, pour Thahmasp-Châh, de cette ville, en avait envoyé les clefs au monarque ottoman; mais avant que les secours de Suleïman pussent arriver, Zulfekar fut assassiné par des agents de Thahmasp, et Bagdad retourna sous l'obéissance du châh de Perse. Chèrif-Beî, khan de Bidlis, avait livré cette ville à Thahmasp, tandis qu'Outalna, gouverneur de l'Azerbaidjan, réfugié en Perse depuis la révolte de Cheïtan-Kouli, sous Baïezid II, était venu se soumettre de nouveau à l'autorité ottomane : admis au baise-main, il fut nommé beïler-beï de Bidlis, et commença le siège de cette place; mais Chèrif-Beî, à la tête d'une armée persane, le força la retraite. Ibrahim-Pacha, nommé serasker, partit pour reprendre Bidtis: avant d'y arriver, il reçut de Chems-uddin, fils d'Oulama, la nouvelle de la défaite de Chèrif-Beï et la tête de ce rebelle. Ibrahim prit ses quartiers d'hiver à Alep, et employa la mauvaise saison à des négociations qui lui valurent au printemps la reddition d'Akhtat, d'Ardjich et d'Adil-Djuwaz, villes sur les bords du lac de Wan, appelé par les Orientaux, lac d'Ardjich (l’Arsissa de Ptotémée). Le grand vézir marcha ensuite sur Tebriz (Tauris), recut en route les clefs des forteresses d'Ounik et de Wat), de Siawan et de neuf autres châteaux forts, et entra à Tebriz le ler muharrem 941 (13 juillet 1534). Il prit les mesures les plus sages pour éviter le meurtre, le pillage, et tous les désordres qui accompagnent ordinairement les conquêtes à main armée et, pour nous servir des expressions d'un historien oriental, « aucun Persan ne perdit seulement la pointe d’un cheveu. » Cette conduite d'Ibrahim-Pacha lui fait d'autant plus d'honneur, que le fetwa rendu à l'occasion de la guerre contre la Perse ordonnait le massacre des hérétiques et le pillage de leurs biens. La prise de Tebriz amena la soumission du châh de Chirvan, et de Mouzafter-Khan, prince de Ghilan.
Pendant qu'Ibrahim-Pacha marchait de succès en succès, le Sultan, parti de Scutari le 1er zilhidjé 940 (l3 juin. 1534), se dirigeait sur les frontières de la Perse. Après avoir traversé rapidement Nicée, Kutahiïe, Ak-Chehir, Konia, Erzroum et Ardjich, il entra le 20 septembre à Tebriz, fit sa jonction le lendemain avec l’armée du grand vézir à Oudjan, et arriva enfin à Bagdad à travers les nombreux obstacles qu'offraient les passages des montagnes et le mauvais état des chemins que les pluies avaient rendus presque impraticables une partie de l'artillerie et des bagages s'y perdit. Ibrahim-Pacha profita de ces circonstances pour se venger de son ennemi personnel, le defterdar Iskender-Tchèlebi, quartier-maître général, qu'il fit destituer en l'accusant d'imprévoyance. A l'approche de Sultan-Suleïman, Muhammed Beï, commandant de Bagdad, lui avait envoyé une lettre de soumission, et s'était enfui avec toutes ses troupes. Ibrahim-Pacha entra, le 24 djèmazi-ul-akhir (31 décembre), dans cette ville célèbre (*), dont le lendemain il envoya les clefs au Sultan.
L'armée se reposa à Bagdad quatre mois entiers, pendant lesquels le vainqueur s'occupa de règlements administratifs. A l'exemple de son aïeul Muhammed-el-Fatyh [Mehmet II], qui avait découvert le tombeau d'Eïoub, Sultan-Suleiman voulut qu'un miracle du même genre lui attirât la confiance des peuples. Le sépulcre du grand Imam Abou-Hanifè qui, suivant la tradition, avait été en butte aux outrages des chi'is, sans qu'ils eussent pu cependant le détruire, fut retrouvé : l'armée ne douta plus dès lors de la protection du ciel, et le Sultan fit construire un dôme sur le tombeau du grand Imam; ce monument est visité par de nombreux pèlerins sunnis.
Ce fut aussi pendant le séjour du Sultan à Bagdad qu'Ibrahim-Pacha, dont la haine contre Iskender-Tchelebi n'était pas satisfaite par sa destitution, obtint son arrêt de mort; l'ancien defterdar fut pendu sur la place du marché, ses immenses richesses furent confisquées, et ses six à sept mille esclaves réunis à ceux du sérail. Le 28 ramazan 941 (2 août 1535), l'armée repartit pour Tebriz, où elle reçut des marques de la satisfaction du Sultan, et fut généreusement récompensée de ses fatigues.
(*) Bagdad, que les musulmans ont surnommée Darus-sèlam (maison du salut), Darul-djihad (maison de la sainte lutte), Darul Khalafet ( maison du khalifat ), Bourdjul-ewlia (boulevard des saints ) fut fondée l'an 148 de l'hégire (765), par Mansour, deuxième khalife de la famille d'Abbas; elle est située sur les bords du Tigre (Didjlé); bâtie en hémicycle, elle est entourée d'un fossé profond el de remparts très épais, flanques de cent cinquante tours. C'est l'entrepôt du commerce entre la Perse et les Indes, et le lieu de passage des caravanes qui, d'Ispahan el de Basra, vont en Syrie et dans l’Asie Mineure.
[Chute d’Ibrahim Pacha]
Pendant la route, qui dura trois mois, les ambassadeurs du châh de Perse et du roi de France vinrent offrir leurs hommages au monarque ottoman : le premier lui apporta des propositions de paix qui ne furent pas accueillies, et le second le félicita de la conquête de Bagdad. Lorsque, six mois plus tard (en janvier 1536), Sultan-Suleïman fut rentré à Constantinople, il conclut avec l'ambassadeur français un traité de commerce, par lequel furent consacrées la liberté réciproque de navigation, la reddition des esclaves faits antérieurement, l'interdiction, pour l'avenir, du droit de réduire en esclavage les prisonniers de guerre, enfin, la juridiction souveraine des consuls dans les affaires civiles. Ce fut là le dernier acte administratif du puissant et orgueilleux Ibrahim-Pacha. Ce favori du Sultan, parvenu au plus haut point de puissance où pût aspirer un sujet, en fut tellement ébloui qu'il osa dans un ordre du jour, prendre le titre de Serasker-Sultan. Cette audace fit naître dans l'esprit de Suleïman le soupçon que l'ambitieux serviteur qui s'arrogeait le titre réservé au souverain, pourrait bien chercher à s'emparer aussi de son trône. Cette pensée, qui perdit Ibrahim-Pacha, rappela à Sultan-Suleiman le songe dont il avait été tourmenté la nuit qui suivit le supplice d'Iskender-Tchelèbi. Le defterdar lui était apparu la tête entourée de rayons lumineux, l'oeil enflammé de courroux ; la menace à la bouche, il lui avait reproché avec indignation sa faiblesse pour un vézir perfide, dont les accusations calomnieuses l'avaient poussé à condamner à mort sans examen, sans formalités, un officier innocent qui avait voué sa vie au service de la religion et de l'Etat ; après ces mots, le fantôme irrité s'était précipité sur le Sultan, en lui jetant au cou un cordon pour l'étrangler. Suleiman s'éveillant eu sursaut a ses propres cris d'effroi, regarda ce songe comme un avis du ciel; mais, malgré la vive impression qu'il fit sur son esprit, il n'en témoigna rien au grand vézir, et continua de vivre avec lui-dans la même intimité; ce ne fut que lorsque Ibrahim-Pacha eut l'imprudence de se décorer du titre de sultan qu'il devint suspect à son maître. Le 21 ramazan 942 (5 mars 1536), le grand vézir s'était rendu au sérail, comme de coutume; il fut trouvé étranglé le lendemain. Au milieu du dix-septième siècle, on montrait encore sur les murs du harem les taches du sang du présomptueux favori leçon terrible pour ses successeurs !... mais qui n'a empêché aucun d'eux d'accepter l'immense responsabilité attachée au grand vézirat ; cette confiance aveugle est une des infirmités morales de la race humaine, et aussi peut-être une de ces grâces d'état, qui font dormir au bord des précipices, construire au pied des volcans et braver les tempêtes de l'Océan, comme celles des cours. La foi dans la prédestination et d'autres croyances générales sur la nature du pouvoir des princes de l'Orient, envisagé par leurs sujets, comme émanant de Dieu même, empêcheront toujours des leçons de ce genre d'être profitables à qui que ce soit. Quant à Ibrahim-Pacha, élevé de la plus basse condition à l'apogée des grandeurs, nul ministre ne jouit auprès d'un souverain d'une influence aussi inouïe. Il était du même âge que le Sultan ; courtisan habile, sachant flatter avec la plus grande adresse, amusant son maître par un talent peu commun pour la musique, et surtout par le charme de sa conversation, qu'une immense lecture et la connaissance de quatre langues rendaient instructive et variée, il était parvenu à ce point que le Sultan ne pouvait se passer de lui; leur intimité était devenue telle qu'ils prenaient tous leurs repas ensemble, et, pour ne point se séparer, faisaient dresser leurs lits l'un près de l'autre. Ibrahim aimait beaucoup l'étude de la géographie et de l'histoire; il lisait aussi avec passion les exploits d'Annibal et d'Alexandre le Grand, auquel il aimait à être comparé. S'il dut l'origine de sa puissance à la faveur, il est juste de dire qu'il justifia cette prédilection de Suleïman par la rare habileté qu'il déploya dans le premier poste de l’État. La force de l'habitude, l'énergie de son caractère lui avaient acquis sur le Sultan un ascendant que rien ne semblait pouvoir détruire; et néanmoins pour le perdre il ne fallut qu'un songe et un trait d'imprudente vanité ! Aïas-Pacha succéda à Ibrahim.
[En Méditerranée]
Pendant la campagne de Perse, le fameux corsaire Khaïr-uddin (Barberousse), devenu kapoudan-pacha de toutes tes forces navales ottomanes, assiégea la place de Coron, qu'André Doria, grand amiral des flottes de l'empereur Charles-Quint, avait enlevée aux musulmans en 1533. Un étroit blocus fit éprouver aux assiégés les horreurs de la famine, et Chartes-Quint fut obligé de restituer cette place au Sultan. En 1534, Khaïr-uddin ravagea une partie des côtes de l’Italie, et se présenta ensuite sous les murs de Tunis Muteï-Hacan, vingt-deuxième prince de la dynastie des Bèni-Hafs, régnait sur cette ville et sur les pays environnants; ce tyran, après avoir fait périr quarante-quatre de ses frères, ne s'occupait qu'à peupter son harem, au lieu de fortifier ses remparts et de se composer une armée qui pût défendre son trône. Khaïr-uddin-Pacha chassa Muleï-Haçan et s'empara de Tunis; mais il ne garda que quelques mois sa conquête. Charles-Quint, cédant aux prières du monarque détrôné, et mû surtout par le désir de rendre à la liberté trente mille chrétiens retenus en captivité, reprit Tunis sur les Ottomans, réintégra Hacan dans ses États sous des conditions très-favorables aux chrétiens, et laissa une garnison espagnole dans le fort de la Goulette, dont il s'était réservé la possession exclusive.
Malgré la mort d'Ibrahim-Pacha, qui, né sujet de la république de Venise, avait établi entre cette puissance et la Porte des relations politiques et amicales, l'alliance entre ces deux nations semblait devoir être durable, car le nouveau grand vézir, Aïas-Pacha, suivait la marche imprimée par son prédécesseur aux affaires de l'empire. Cependant ces intentions pacifiques ne purent empêcher la guerre d'éclater bientôt. Diverses infractions des Vénitiens au traité en furent le prétexte : il faut en chercher la vraie cause dans les dispositions belliqueuses de Khaïruddin-Barberousse, qui sut les faire partager au Sultan, et dans les efforts d'André Doria pour obliger les Vénitiens à sortir de leur neutralité.
En mai 1537, Sultan-Sulèïman, accompagné de ses deux fils Muhammed et Sèlim, partit de Constantinople pour Valona, à la tête de son armée, tandis que Khaïr-uddin faisait voile vers l'Adriatique. La flotte ottomane, forte de cent navires, ravagea les côtes de la Pouille, et emmena en esclavage plus de dix mille habitants. Cependant la guerre n'avait pas encore été déclarée à la république ce ne fut qu'au mois d'août que le kapoudan-pacha, sur l'ordre du Sultan, fit voile pour Corfou (Corcyre, l’ancienne Pheacia), et y débarqua vingt-cinq mille hommes et trente-canons. Quelques jours après, le grand vézir, avec un autre corps d'armée égal en force au précédent, aborda dans l’ile le 1er septembre, les assiégeants commencèrent l'attaque en tançant des boulets de cinquante livres, qui, mal dirigés, produisirent peu d'effet, tandis que l’artillerie vénitienne coûta à fond deux galères, et d'un seul coup tua quatre musulmans. Enfin, après huit jours de siège et quatre assauts infructueux donnés au fort Sant’Angelo, le Sultan, rebuté par l'invincible résistance des assiégés, donna l'ordre du départ. Il se vengea de cet échec en s'emparant de Paxo et en incendiant Butrinto. Le 1er novembre, il rentra à Constantinople.
Avant la malheureuse campagne de Corfou, Murad-Beï, voivode de Verbozen, et Khosrew-Bei, gouverneur de Bosnie, s'étaient emparés de plusieurs châteaux forts en Dalmatie. Ce dernier et Yahia-Oghlou-Muhammed-Pacha, malgré la paix signée entre la Porte et la Hongrie, ravagèrent ensuite cette contrée. Ferdinand leur opposa une armée de vingt-quatre mille hommes sous les ordres de Katzianer. Poursuivi par les Ottomans, ce général finit par déserter lui-même son camp, déjà abandonné par la plupart des chefs le brave comte tyrolien Louis de Lodron ne put se résoudre à fuir, et après un combat sanglant, dans lequel il reçut deux blessures graves, il se rendit à Murad-Beï de Kilis, et fut tué par ses gardiens dès qu'on eut perdu l'espoir de le guérir.
Le général Katzianer, qui avait abandonné son poste, fut emprisonné à Vienne, et enfermé dans le fort de Kostanizza; il parvint à s'échapper, chercha à se vendre à Muhammed, sandjak-bei de Bosnie, et fut tué par un des siens qu'il voulait entraîner dans sa trahison.
Tandis que ces événements se passaient en Hongrie, le kapoudan-pacha Khaïr-uddin parcourait l'Archipel et s'emparait de dix îles appartenant aux Vénitiens, dont quelques-unes ont une renommée mythologique ou historique: Skyra (Scyros); Youra, rocher d'exil sous les Romains; Pathmos, Nio, Stampalia, Egine (Oenone) la rivale d'Athènes, et dont les habitants se distinguèrent à la bataille de Salamine Paros, célèbre par la beauté de ses marbres; Anti-Paros, Tine (Tenos), Naxie (Naxos), où Ariadne fut abandonnée par Thésée. De son côté Kaçim-Pacha assiégeait la ville de Napoli de Romanie, dont la position inexpugnable avait rendu inutiles les efforts de Muhammed-el-Fatyh et de son fils Baïezid II. Sultan-Suleiman ne fut pas plus heureux que ses prédécesseurs ; le 14 novembre 1538, Kaçim Pacha renonça à s'emparer de cette place forte, qu'il avait bloquée sans succès pendant cinq mois.
La Moldavie était depuis vingt-deux ans sous la protection de la Porte, moyennant un tribut de quarante juments, vingt poulains et quatre mille ducats: en 945 (1538), Raresch, prince de cette contrée, ayant donné divers sujets de plainte au Sultan, celui-ci résolut de châtier son vassal.
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Le 11 safer (9 juillet) le Grand Seigneur partit de Constantinople, et, après avoir reçu en route l'hommage de soumission de l'émir arabe Rechid, prince de Basra, et de Sahib-Ghèrai, khan de Crimée, il arriva à Jassy, et livra cette ville aux flammes, envoya ensuite des cavaliers tatares à la poursuite de Raresch, qui se sauva en Transylvanie : aprés la fuite du prince, la place forte de Suczawa se rendit sans résistance le vainqueur y trouva de grands trésors. Étienne, frère de Raresch, fut investi de la principauté de Moldavie, et reçut du Sultan le cucca, le kaftan de zibeline (.s'ente?-), le tambour, les timbales, les queues de cheval et l'étendard, insignes de sa dignité le diplôme d'investiture imposait au voïvode, entre autres obligations, celle d'apporter lui-même tous les deux ans, a Sa Hautesse, le tribut de la province.
Pendant l'été de 1538, Khaïr-uddin Barberousse avait fait diverses courses dans la Méditerranée: vingt-cinq îles appartenant aux Vénitiens avaient été rançonnées ou ravagées au mois de septembre, il battit l'escadre chrétienne, composée de cent soixante-sept bâtiments, dont trente-six galères du pape, cinquante espagnoles commandées par l'amiral Capello, et quatre-vingt-une vénitiennes, sous les ordres du célèbre Doria.
Tandis que Khaïr-uddin soumettait les îles de l'Archipel, Khadim Suleiman-Pacha, gouverneur de l'Égypte, se dirigeait vers les côtes de l’Arabie avec une flotte de soixante et dix voiles, envahissait le territoire d'Aden, prenait d'assaut les deux forts de Koukc et de Kat, et, après un siège de vingt jours, s'emparait de la ville de Diou enlevée par les Portugais à Bèhadir-Chah, prince de Goudjerat (Guzerate), qui était venu réclamer contre eux l’aide de Sultan-Suleïman.
Au mois de novembre 1539, de brillantes fêtes eurent lieu à Constantinople à l'occasion de la circoncision des princes Baïezid et Djihanghir : les vézirs et les ambassadeurs européens furent admis à la cérémonie du baise-main ; le Sultan célébra en même temps le mariage de sa fille Mihr-Mah avec le vézir Rustem-Pacha.
[Guerre contre Venise et intervention en Hongrie, 1541]
Cependant la guerre qui durait depuis trois ans entre la Porte et Venise avait été mêlée de revers et de succès réciproques la dernière conquête des Vénitiens avait été celle de Castel-Nuovo, place forte dans la Dalmatie, entre Raguse et Cattaro; Khaïr-uddin la leur reprit quelques mois plus tard; et bientôt un traité, glorieux pour les Ottomans, termina cette guerre désastreuse : Venise céda, outre toutes les petites îles de l’Archipel dont Khaïr-uddin avait fait la conquête, des places fortes de Napoli de Romanie, de Malvoisie, les châteaux d'Urana et de Nadin, et paya une indemnité de trois cent mille ducats. Ferdinand, craignant que la paix avec Venise ne permît au Sultan de tourner ses armes contre la Hongrie, envoya, en qualité d'ambassadeur à Constantinople, le Polonais Jérôme Lasczky, transfuge de la cause de Zapolya. La mort de ce prince, arrivée quinze jours après le départ de Lasczky, engagea Ferdinand à faire partir un second plénipotentiaire avec de nouvelles instructions qui lui enjoignaient de ne rien négliger pour intéresser à sa cause le grand vézir Loufti-Pacha, le vézir Roustem-Pacha, et l'interprète de la Porte, Younis-Beï. Peu de temps avant la mort de Zapolya, son épouse Isabelle lui avait donné un fils ; le Sultan fit partir pour Bude un tchaouch chargé de constater la naissance du royal enfant. La reine était venue au-devant de l'envoyé ottoman, et avait allaité devant lui son nourrisson ; le tchaouch, après s'être agenouillé et avoir baisé les pieds du nouveau-né, jura, au nom de Suleïman, que le fils de Zapolya régnerait sur la Hongrie dès qu'il aurait atteint l'âge de majorité. Pendant ce temps, Léonard Fels général de l'armée de Ferdinand, mettait le siège devant Budë, et l'abandonnait presque aussitôt, à cause de la mauvaise saison en se retirant, il s'empara des places de Stuhlweissenbourg, Pest, Waizen et Wissegrad. La reine Isabelle s'empressa d'adresser au Sultan deux ambassadeurs qui déposèrent à ses pieds de riches présents et le tribut de la Hongrie, en implorant son appui. Un diplôme qui confirmait le jeune fils de Zapolya dans la dignité royale, fut remis aux envoyés d'Isabelle ; le Sultan fit marcher en toute hâte sur Bude le beïler-bei Khosrew-Pacha et le vézir Muhammed-Pacha, et promit de les suivre bientôt pour aller défendre lui-même les droits de la reine régente. L'ambassadeur de Ferdinand fut consigné chez le grand vézir, et le Grand-Seigneur partit, le 28 safer (23 juin), de Constantinople, pour ouvrir en personne la campagne de Hongrie.
Le 29 août 1541, le jeune Sigismond Zapolya, à peine âgé d'un an, fut présenté au Sultan ; le 1er septembre, Sa Hautesse envoya signifier à la reine l'ordre de faire ses préparatifs de départ, et le lendemain Bude était devenue une ville ottomane. Pour excuser cependant la violation de ses serments, le Sultan fit remettre à la veuve de Zapolya un diplôme écrit en lettres d'or et d'azur, dans lequel il jurait, par le Prophète, par ses ancêtres et par son sabre, de rendre Bude au jeune roi, dès qu'il serait majeur : en attendant ce moment, le fils d'Isabelle fut nommé sandjak-bei de Transylvanie. La reine se retira à Lippa, emportant avec elle la couronne et les autres insignes de la dignité royale.
Deux ambassadeurs de Ferdinand, Nicolas, comte de Salm, et Sigismond de Herberstein vinrent demander au Sultan la cession de la Hongrie entière, en s'engageant à lui payer jusqu'à cent mille florins de tribut annuel : ils offrirent à Suleïman, entre autres présents, une horloge qui indiquait les heures, les jours, et le mouvement des astres mais, après être demeurés onze jours dans le camp ottoman, les ambassadeurs le quittèrent en emportant une lettre du Sultan pour Ferdinand, dans laquelle il était dit que ce dernier n'obtiendrait la paix qu'en restituant Stuhlweissenbourg, Wissegrad, Gran et Tata.
Vers la mi-novembre, Sultan-Suleïman revint à Constantinople un mois après, le kapoudan-pacha entra dans le port et apporta la nouvelle de la défaite de l'armée navale de Charles-Quint, dispersée, devant Alger, par la tempête.
[Alliance avec les Français et prise de Nice]
En 1543, l’ambassadeur du roi de France ayant persuadé à Suleiman qu'il était de son intérêt de continuer la guerre contre Chartes-Quint, Khaïr-uddin se mit de nouveau en mer avec une flotte de cent cinquante voiles, parut devant Messine, et s'empara du château, qui se rendit à la première sommation. L'escadre ottomane, longeant ensuite la côte d'Italie, alla mouiller à Marseille où Barberousse fut reçu avec les plus grands honneurs. De là, il se rendit, de concert avec la flotte française sous les ordres du duc d'Enghien, à Nice, qui fut prise le 20 août. La forteresse seule résista; et Khaïr-uddin ayant appris, par une lettre interceptée, que les assiégés allaient être secourus par des forces supérieures aux siennes, il se retira après avoir mis la ville à feu et à sang.
[Nouvelle campagne en Hongrie] [1543]
L'armée de Ferdinand, composée de quatre-vingt mille hommes, vint assiéger Pesth, donna un assaut infructueux, et se retira, au bout de sept jours, vaincue par la résistance héroïque de la garnison, qui ne s'élevait pas à plus de huit mille Ottomans.
Le 18 muharrem 950 (23 avril 1543), Sultan Suleïman partit de sa capitale pour une nouvelle campagne contre la Hongrie. Jamais ce prince n'avait pris autant de précautions pour assurer les approvisionnements de l’armée, et n'avait déployé une pareille magnificence. Nous empruntons quelques détails à la longue description qu'un historien orientât fait de cette marche triomphale elle s'ouvrait par les sakka (porteurs d'eau ) avec leurs outres pleines, suivis des bagages du Sultan et du trésor, portés par plus de deux mille mulets venaient ensuite neuf cents chevaux de main, et cinq il six mille chameaux, chargés de munitions mille djèbedjis (armuriers); cinq cents lagoumdjis (mineurs); huit cents topdjis (canonniers), quatre cents top-arabadjis (soldats du train), précédaient les dignitaires du sérail, le kilardji-bachi (grand sommelier), le khaznèdar-bachi (grand trésorier), et le kapou-aga (gouverneur de la cour). A l'aile droite marchaient deux mille sipahis (cavaliers), cinq cents ouloufedjis (troupes soldées), cinq cents ghourèbas (étrangers) ; à l'aile gauche, un pareil nombre d'ouloufèdjis et de ghourébas, et, au lieu des sipahis, deux mille silikdars (gendarmes). A la suite de ces troupes, on voyait les membres du divan, le nichandji-bachi (secrétaire d'État), les defterdars (contrôleurs généraux des finances); les kazi-askers (juges de l’armée), les quatre vézirs, précédés de quatre queues de cheval, et entourés de leurs officiers et de leurs esclaves. Après eux s'avançaient les doghandjis (gardiens des gerfauts), chahindjis (fauconniers), tchakirdjis (gardiens des vautours); atmadjis (gardiens des éperviers); zaghardjis (gardiens des lévriers) ; samsoundjis ( gardiens des dogues); les mutèferrikas (fourriers); les tchachnègirs (écuyers tranchants), et tous les employés des écuries impériales, conduisant des chevaux de divers pays, grecs, arabes, persans, etc., richement enharnachés; trois cents kapoudji-bachis (chambellans), à cheval précédaient douze mille janissaires aux bannières rouges. Cent trompettes, dont les instruments étaient retenus par une chaîne d'or, joignaient leurs fanfares au roulement de cent tambours ; sept étendards à raies d'or, sept queues de cheval, annonçaient l'approche du Sultan qui, monté sur un superbe coursier, était entouré de soixante et dix peïks (gardes du corps à pied),richement vêtus, portant des casques de bronze doré, ornés d'un plumet noir, et des hallebardes (tèbèr) également dorées; un second cercle était formé autour des peïks, par quatre cents solaks (autre sorte de gardes du corps), dont les bonnets de feutre (uskiuf) étaient ornés d'un panache de plumes de héron, et les carquois incrustés d'or; leur taille était serrée par une ceinture de soie. En dehors de ce deuxième cercle, cent cinquante tchaouchs (huissiers) commandés par le tchaouch bachi (grand maréchal de la cour ottomane), agitaient leurs cannes d'argent, garnies de petites chaînes du même métal, et répétaient à chaque instant ce cri : Tchok-yacha ! (Qu'il vive longtemps !)
Pendant que le Sultan sortait de Constantinople avec tant de pompe, la campagne était ouverte avec succès par ses lieutenants en Hongrie et en Esclavonie. Les villes de Valpo, de Sikios, de Gran, de Stuhtweissenbourg, tombaient en leur pouvoir. Au printemps de l'année suivante (1544), Wissegrad, Néograd et Wetika éprouvèrent le même sort la joie de ces triomphes fut troublée par la mort du prince Muhammed-Khan, second fils de Suleiman ; une mosquée fut élevée à Constantinople auprès du tombeau, comme un témoignage durable de la profonde douleur du Sultan. Après la prise de Wèlika, quelques châteaux se soumirent encore aux Ottomans, qui remportèrent une victoire complète sur les Hongrois dans les champs de Lonska; les chrétiens prirent bientôt une revanche éclatante à Salla : l’oda-bachi Huçein y perdit la vie avec cinq cents des siens.
Le 4 juillet 1546, Sultan-Suleiman fit une perte irréparable par la mort du célèbre Barberousse Khaïr-uddin-Pacha, qui avait si glorieusement commandé les forces navales ottomanes. Fils du sipahi roumiliote Yakoub d'Yènidjewardar, Khaïr-uddin, appelé d'abord Khyzr, avait commencé par faire la course contre les chrétiens; son audace le fit bientôt remarquer de Muhammed, sultan de Tunis, qui le reçut dans sa marine; plus tard, devenu maître d'Alger, il fit hommage à Sultan-Sèlim, alors en Egypte, des droits de sikkè et de khoutbè, se reconnaissant ainsi le vassal de la Porte : en récompense, le monarque ottoman lui envoya le titre de beïler-heï et les insignes de cette dignité. Les exploits de Khaïr-uddin étendirent partout sa renommée en 1533, Sultan-Suleiman le créa kapoudan-pacha: il fut le soutien de la marine ottomane, et le plus redoutable adversaire de Doria. Le tombeau de Khaïr-uddin-Barberousse est situé sur les bords du Bosphore, près du collége fondé par lui à Bechiktach.
Le 19 juin 1541, une trêve de cinq ans fut conclue entre le Sultan, Charles-Quint et Ferdinand Ier. Par ce traité, qui termina la guerre de Hongrie, un payement annuel de trente mille ducats, que les historiens ottomans ont considéré comme un tribut, fut imposé à l'Autriche en y souscrivant, cette puissance signa en effet l'aveu de sa faiblesse.
[Roxelane, campagne de Perse, 1548]
Cette même année (954-1547), on vit arriver à Constantinople un envoyé d'Ala-Eddin, sultan indien, qui venait implorer l'assistance du Grand Seigneur contre les Portugais. Le prince persan Elkaçib-Mirza, qui s'était révolté contre son père le châh Thahmasp, venait aussi se mettre sous la puissante protection de la Porte. Le Sultan lui fit une réception extraordinaire, le combla de présents, et déploya un appareil de forces militaires qui était un indice de ses projets hostiles contre la Perse. Khourrem-Sultane [Hürrem], mère de Sélim, la Roxelane de nos romans historiques, regardée à tort comme Française, usa en cette occasion de tout l'ascendant qu'elle avait su prendre sur l'esprit de Suleïman, pour le pousser à la guerre de la Perse. Deux motifs faisaient souhaiter la princesse que cette expédition eut lieu : d'abord l'espoir qu'en l’absence du Sultan leur fils Sèlim serait appelé à le représenter; ensuite le désir de procurer à son gendre Rustem-Pacha le moyen de déployer ses talents militaires. L'épouse, bien-aimée de Suleïman avait depuis longtemps acquis sur lui une telle influence, que tout ce qu'elle voulait devenait bientôt la volonté du monarque lui-même. C'est elle qui dix ans auparavant, avait contribué à la ruine d’Ibrahim-Pacha, en éveillant les soupçons du Sultan contre son favori. Après la chute de ce ministre tout-puissant, Khourrem-Sultane, sûre de son pouvoir, n'avait plus à craindre d'opposition à ses moindres désirs; aussi la guerre de Perse fut-elle bientôt résolue, et au printemps de 1548 (955), le Grand Seigneur ouvrit en personne la campagne : il s'empara d'abord d'une partie du Kurdistan persan, du territoire placé au sud-ouest de l’Araxe, et ensuite de la ville de Tèbriz, qui se rendit sans se défendre. Le 10 redjeb (16 avril), assiégea Wan, et la prit au bout de neuf jours. La saison avancée l'ayant obligé de prendre ses quartiers d'hiver, Châh-Thahmasp profita de cette retraite pour ressaisir l'avantage. Osman-Pacha commandant l'avant-garde ottomane, fit lancer pendant la nuit, dans le camp persan, un grand nombre de chevaux, a la queue desquels on avait attaché des corbeaux et des corneilles: au croassement de ces oiseaux, les Persans, saisis d'une terreur panique, se précipitèrent les uns sur les autres et se massacrèrent mutuellement. La réussite de ce bizarre stratagème valut à Osman-Pacha le gouvernement d'Alep.
Le prince Elkaçib-Mirza, avec quelques troupes légères, poussa jusqu'à Ispahan, et fit un grand butin, dont il envoya au Grand Seigneur les objets les plus précieux; en même temps, le beïler-beï Aouz-Iskender-Pacha battait le traître Hadji Denboulli, khan de Khoï et le vézir Muhammed-Pacha réduisait les rebelles de l'Albanie et leur enlevait sept forteresses.
Le 3 juillet 1549 (956), le Sultan vint camper à Elmali, où il invita Elkaçib-Mirza à se rendre ; mais ce prince, craignant sans doute que Sultan-Suleïman n'eût des intentions perfides à son égard, s'enfuit dans le Kurdistan. Arrivé à Tchin'ar, il y fut surpris par son frère Zohrab et livré à Chah-Thahmasp, qui l’enferma pour la vie dans une prison d'État.
Cette heureuse campagne se termina par la conquête de vingt châteaux, dont le second vézir Ahmed-Pacha s'empara dans une excursion en Géorgie et le 1er zilhidjè 956 (21 décembre 1549) ; le Sultan rentra à Constantinople, d'où il expédia des lettres de victoire très-emphatiques à Ferdinand Ier, au roi de Pologne et au doge de Venise.
La reine Isabelle, livrée aux intrigues d'un moine ambitieux nommé George Martinuzzi, qui négociait en secret avec Ferdinand, réclama de nouveau, pour l'héritier de Zapolya, la protection du Sultan; malgré les faux rapports par lesquels Martinuzzi cherchait à tromper Suleïman, ce prince envoya Muhammed-Pacha à Salankemen. Le 6 ramazan 958 (7 septembre 1551), le beïler-beï passa le Danube et la Theiss, et s'empara consécutivement de Becse, de Becskerek, de Csanad, d'Illadia, de Lippa, et d'une douzaine de châteaux ; il assiégea ensuite Temeswar; mais au bout d'une quinzaine de jours, la mauvaise saison et l’approche des Hongrois l'obligèrent d'abandonner son projet : il se retira à Belgrade. Après la retraite du beïler-beï, Ferdinand bloqua Lippa avec une armée de cent mille hommes. Le Persan Oulama, à qui Muhammed-Beï avait confié le commandement de Lippa, n'ayant pu sauver la ville, s'était réfugié dans la citadelle. Grâce aux intrigues de Martinuzzi, Oulama obtint une trêve de vingt jours, à l'expiration de laquelle il pourrait se retirer en toute sûreté, avec un sauf-conduit. Le moine ambitieux, à qui la protection de Ferdinand avait fait obtenir du pape le chapeau de cardinal, non content de cette dignité, aspirait à devenir prince de Transylvanie : il espérait que sa conduite en cette occasion le réconcilierait avec la Porte et le ferait parvenir à ses fins. Les conditions que demandait Oulama lui furent donc accordées, malgré l'état désespéré dans lequel il se trouvait et le 5 décembre 1551, il sortit de la forteresse avec la garnison, mais les généraux hongrois, contre l'avis desquels la capitulation avait été signée, tendirent une embuscade aux Ottomans ; Oulama fut blessé dans cette affaire, et n'atteignit Belgrade qu'après avoir perdu plus de la moitié de sa troupe.
Martinuzzi, qui trahissait tour à tour Ferdinand, Suleïman et Isabelle, lorsqu'il y trouvait son intérêt, fut assassiné, le 18 décembre, par une bande d'Italiens et d'Espagnols, que les généraux eux-mêmes introduisirent dans la demeure du moine.
L'année suivante (1552-959), les impériaux, sous les ordres du général Castaldo, surprirent Szegedin, et livrèrent la ville au pillage; le sandjak-beï Mikhal-Oghlou-Khyzr-Beï se réfugia dans la citadelle, et, au moyen de pigeons messagers, demanda des secours au gouverneur de Bude; Ali-Pacha accourut à marches forcées, surprit à son tour les vainqueurs, les défit entièrement, et délivra Szegedin. Pour preuve de sa victoire, il envoya à Constantinople quarante bannières et cinq mille nez.
D'un autre côté, le pacha de Bude s'emparait de Wessprim, en confiait la garde à Dja'fer-Aga, et emmenait en captivité le commandant Michel Vas.
Le second vézir Ahmed-Pacha parut, le 15 juin, devant Temeswar cette place forte, qui, l'année précédente, avait résiste à Muhammed-Sokolli, fut obligée de céder aux efforts d'Ahmed. Son brave commandant Losonczy ne put se résoudre à mettre bas les armes qu'après trois assauts meurtriers et lorsque le manque de munitions, de vivres, et l'indiscipline des soldats espagnols et allemands, qui voulaient à toute force se rendre, l'eurent mis dans l'impossibilité de résister plus longtemps. Le fier Hongrois, qui n'avait capitulé que sous la condition d'une libre retraite pour lui et la garnison, fut tellement indigné de voir les janissaires renverser de cheval son jeune page, qu'il ne put se contenir; il s'élança furieux au milieu des vainqueurs, et succomba enfin après avoir vendu chèrement sa vie : sa tête fut envoyée au Sultan. L'administration du banat de Temeswar, égal par son étendue aux plus vastes sandjaks de l’empire ottoman, fut donnée au beïler-beï Kaçim-Pacha.
[Siège de Erlau]
Pendant qu'Ahmed-Pacha faisait le siège de Temeswar, Khadim (l’eunuque) Ali-Pacha s'emparait du fort de Dregely ; Arslan-Pacha prenait les châteaux de Szecseny, d'Hollokie, de Buyak, de Sagh, et de Ghyarmath et, se joignant à Ali-Pacha, battait, à Futek, sept mille Autrichiens commandés par Erasme Teufel, baron de Gundersdorf. Ce général et quatre mille captifs ornèrent l'entrée triomphale à Bude de Khadim-Ali-Pacha ; ils furent ensuite vendus à l'encan ; un soldat allemand ne coûtait qu'un petit baril de beurre ou de miel, ou même une mesure d'avoine ou de farine. Les généraux ottomans, encouragés par leurs succès, voulurent terminer la campagne par la prise des forteresses de Szolnok et d'Erlau; mais la première seulement capitula, grâce à la lâcheté du commandant Laurent Nyari, qui n'osa pas profiter des nombreux moyens de défense à sa disposition. Quant à Erlau, cette ville partagea avec Vienne et Malte la gloire d'avoir repoussé les armes triomphantes du Sultan ; les détails de ce siège présentent des traits d'héroïsme qui méritent d'être reproduits ; les femmes le disputèrent en intrépidité aux plus braves soldats, un grand nombre d'entre elles se pressait sur les remparts, d'où elles versaient sur les Osmanlis des seaux d'eau et d'huile bouillantes. Une mère, sa fille et son gendre combattaient sur le même bastion; l'homme fut tué, et la mère pria sa fille de rendre à son mari les derniers devoirs « Non pas avant de l'avoir vengé ! » répondit la jeune femme; à ces mots, elle prit les armes du mort, tua trois Ottomans, et, saisissant le corps de son époux, l'apporta à l'église, et le fit enterrer. Une autre femme, qui s'occupait de rassembler et de lancer de grosses pierres sur les assaillants, tomba frappée d'une balle sa fille, qui combattait près d'elle, saisie d'une douleur frénétique, jeta par-dessus les murs sa mère et le bloc qu'elle tenait encore, et en écrasa deux musulmans. Lorsque Arslan-Beï envoya sommer la ville de se rendre, Dobo de Rouszka, qui la commandait, ordonna d'emprisonner le porteur de la sommation et pour toute réponse fit placer sur les remparts, en vue de l'ennemi, un cercueil entre deux lances, pour exprimer qu'il mourrait avant de se rendre. Un second plénipotentiaire ayant été député, vingt jours plus tard, avec de nouvelles propositions, le gouverneur déchira la lettre du vézir Ahmed-Pacha, força renvoyé d'en avaler une portion, et brûla le reste. Pendant le siège, le feu ayant pris aux provisions de poudre renfermées dans la cathédrale, cet édifice sauta en l'air avec deux moulins, et les assiégés se trouvèrent sans munitions ; loin de se décourager, le commandant fit fabriquer de nouvelle poudre avec le salpêtre et le soufre dont il avait eu la prévoyance de s'approvisionner en grande quantité. Suivant les historiens hongrois, de singuliers moyens de défense furent imaginés par les assiégés : ils remplirent des seaux à incendie de matières combustibles, et, les ayant entourés de pistolets chargés, lancèrent de nuit ces petites machines infernales dans le fossé que l'ennemi avait comblé, et sur lequel il avait élevé une tour en bois; lorsque les Ottomans accoururent pour éteindre le feu, les pistolets éclatèrent dans tous les sens, et firent reculer avec effroi les soldats musulmans. Enfin, tout ce que l'intrépidité et la ruse peuvent employer fut mis en usage par les chrétiens, qui sortirent vainqueurs de cette lutte acharnée. Le 18 octobre 1551, Ahmed-Pacha ordonna la retraite (*).
(*) Il y a beaucoup d'autres détails dans les récits que les historiens nationaux ont faits du siège d'ailleurs si mémorable d'Erlau : nous avons cru pouvoir en parler ici avec quelque étendue, d'après ces auteurs dont cependant nous ne saurions garantir la véracité, mise peut-être en défaut par un sentiment de patriotisme estimable même dans ses aberrations.
[Mort des princes Mustafa et de Cihangir]
[147] Pendant que ces événements se passaient en Europe, la guerre éclatait aussi en Asie : Chah-Thahmasp s'emparait d'Ardjich, d'Akhlat, et battait complètement Iskender-Pacha, qu'il avait attiré dans une embuscade. En apprenant ces revers, Sultan-Suleïman résolut de pousser avec vigueur la guerre contre la Perse; ce prince, âgé alors d'environ soixante ans, et affaibli par les fatigues de onze campagnes qu'il avait conduites en personne, confia le commandement de cette expédition au grand vézir. Toutefois le repos que se promettait le Sultan ne fut pas de longue durée instruit par un message de Rustem-Pacha, que le prince Moustapha montrait des dispositions à la révolte, et écoutait avec complaisance les propos séditieux des janissaires Sultan-Suleïman se rendit à Scutari le 28 août 1553 et se mit à la tête de son armée ; le 12 chewwal 960 (21 septembre), elle arriva près d'Érégli; le Châhzadè se rendit au camp, reçut les hommages des vézirs, et fut conduit en grande pompe à l'audience du Sultan , en entrant sous la tente impériale, il fut reçu par sept muets armés du fatal cordon; Moustapha expira en appelant vainement son père, qui, caché derrière un rideau de soie, assistait cette horrible scène. L'armée pleura le malheureux prince, et imputa sa fin tragique aux intrigues du grand vézir; cédant au cri public, le Sultan destitua Rustem-Pacha, et remit le sceau d'or, insigne du grand vézirat, à Ahmed-Pacha. Plusieurs poètes exprimèrent leur douleur dans des élégies touchantes, entre autres le célèbre Yahïa, dont les vers furent répétés par toutes les bouches. Deux ans plus tard, Rustem-Pacha, revenu au pouvoir, voulut faire ôter la vie au chantre de Moustapha; mais le Sultan s'y refusa, et le grand vézir borna sa vengeance à destituer le poëte de sa place d'administrateur des établissements de bienfaisance. Le prince Djihanghir, lié par une vive affection à son frère Sultan-Moustapha, fut tellement frappé de sa mort, qu'il tomba dans une mélancolie profonde, et ne tarda pas à le suivre au tombeau.
Leurs corps furent réunis dans la mosquée dite Châhzadè ou Djihanghir, située dans le quartier de Tophané ou de l'artillerie.
[Paix avec la Perse, 1555]
Dans les premiers jours d'avril 1554 (961), l'armée se remit en marche: le Sultan envoya au Châh une déclaration de guerre; elle fut suivie de la dévastation des contrées de Nakhtchiwan, Ériwan et Kara-Bagh. Le Châh répondit à la lettre du Grand Seigneur; et, tout en protestant de ses intentions pacifiques, il l'assura qu'il saurait bien se venger du ravage de ses provinces. Cependant les hostilités cessèrent presque entièrement, et la querelle se poursuivit par des échanges de lettres injurieuses entre les vézirs des deux souverains ennemis. Enfin, le 26 septembre 1554, le chef des gardes du corps du roi de Perse, le Kouroudji ou Kourtche Kadjar, arriva à Erzroum, et demanda au Sultan un armistice qui fut accordé. Le 10 mai 1555, un nouvel ambassadeur, Ferroukhzad-Beï, ichik-aghaci, ou grand maître des cérémonies, apporta à Suleïman des présents magnifiques et une lettre du Châh, contenant des propositions de paix rédigées dans le style le plus obligeant et le plus amical. L'envoyé, comblé d'honneurs, rapporta à son maître la réponse du Sultan qui accédait aux désirs de Thahmasp et, le 8 redjeb 962 (29 mai 1555), la paix fut signée entre les deux puissances.
A la même époque, l'évêque de Fünfkirchen, François Zay, capitaine générât de la flotte du Danube, et le Belge Busbec, ambassadeurs de Ferdinand, vinrent à Amassia négocier la paix avec la Porte: après bien des démarches et des conférences, ils ne purent obtenir qu'un armistice de six mois, et une lettre du Sultan pour Ferdinand.
Dans le mois de ramazan suivant, un faux Moustapha, se prétendant échappé au supplice qu'avait subi le prince de ce nom, était parvenu à se créer un parti, et à rassembler quelques milliers d'hommes aux environs de Sèlanik (Salonique) et de Yèni-Chèhir.
Déjà le prince Baiezid, gouverneur d'Andrinople, avait donné ordre à Muhammed-Khan, sandjak-beï de Nicomédie, de s'emparer du rebelle. Cet aventurier, trahi par un marchand de volailles, qu'il avait choisi pour son grand vézir, fut livré au Sultan, et condamné au supplice ignominieux de la potence.
[Mort du grand vizir Ahmed Pacha, 1555]
Le 12 zilhidjè 962 (28 septembre 1555), le grand vézir Ahmed-Pacha fut étranglé en arrivant à l'audience du Grand Seigneur. Khourrem-Sultane, qui dominait entièrement l'esprit de Suleïman, désirait voir rentrer aux affaires son gendre Rustem-Pacha ; il n'en fallut pas davantage pour décider la chute du malheureux Ahmed. On chercha cependant des prétextes pour motiver sa mort; on l’accusa d'avoir calomnié Ali-Pacha, gouverneur d'Egypte, afin de lui faire perdre la faveur de son maître mais cette allégation ne trompa personne sur la vraie cause de la fin tragique du ministre. Rustem-Pacha fut élevé pour la seconde fois au poste dangereux de grand vézir. Au milieu de l’été suivant (8 chewwal 963-16 août 1556), fut achevée la célèbre mosquée Suleïmaniïè, commencée six ans auparavant; l’inauguration de cet admirable monument, et la réintégration de Rustem-Pacha furent considérées comme des événements si importants, que le roi de Perse envoya à Constantinople un ambassadeur, porteur de quatre lettres, l'une au Grand Seigneur, l'autre au vézir, une troisième du prince Muhammed, fils de Thahmasp, à Rustem Pacha, et la quatrième, de la première épouse du Châh à Khourrem-Sultane ; ces lettres sont empreintes au plus haut degré du caractère hyperbolique qui distingue le style de la diplomatie orientale; le monarque persan écrivait à Suleïman : « O toi, qui es favorisé de la grâce divine, qui as été comblé des dons du Tout-Puissant, et imprégné de la rosée vivifiants du Créateur, Sultan des deux parties du globe, Khakan des deux mers; toi, qui as le nom du prophète des deux espèces de créatures, des hommes et des génies ; toi, l'égal des Salomons (c'est à-dire des soixante et dix Salomons que les Orientaux croient avoir régné avant Adam), le centre des deux horizons, le serviteur des deux villes saintes (la Mecque et Médine) toi, qui réunis en ta personne le pouvoir, la gloire la magnificence, la puissance, le khalifat, la grandeur, la majesté, la justice, les honneurs, la fortune et l’équité; Sultan-Suleïman-Khan que tes drapeaux flottent à jamais au-dessus des cieux, et que les titres de ton règne soient gravés sur des tables éternelles! etc. »
La réponse de Suleiman ne le cédait en rien à celle du roi de Perse : « Toi, qui possèdes la majesté souveraine, lui disait-il, ferme et solide comme le ciel, brillant comme le soleil, entouré de la splendeur de Djemchid doué d'un aspect imposant, de l'intelligence de Dara (Darius), de l'habileté de Khosrew, de la félicité de Muchtèri (Jupiter), de la couronne de Keïkobad, du sceptre de Féridoun Chah du trône de la magnificence, lune du ciel de la puissance ! toi, qui portes l'étendard de la gloire et de la fortune, et déploies le tapis de la modération et de l’habileté ! toi, l'Orient des étoiles des bonnes qualités, la source et l'asile des vertus, qui réunis en ta personne l'excellence des bonnes mœurs, qui brilles du lustre de tous les nobles sentiments, qui te félicites des regards du protecteur suprême, qui possèdes les faveurs de celui qui, dans sa grâce, répand la félicité, qui es désiré comme Djem, ô toi, l'asile du bonheur, Thahmasp Chah, sois toujours enveloppé des émanations de la grâce divine, et dirigé par l’influence des lumières célestes. »
La Khassèki Khourrem-Sultane ne survécut pas longtemps à la rentrée au pouvoir de son gendre Rustem ; elle fut ensevelie dans un mausolée près de la Suleïmaniiè. Cette femme remarquable s'était élevée du rang de simple esclave à celui d'épouse favorite du Sultan ; elle causa la mort du prince Moustapha, des vézirs Ibrahim et Ahmed, et souvent abusa de l'ascendant qu'elle avait acquis dans sa jeunesse par ses séductions et sa beauté, et qu'elle sut conserver dans un âge avancé par la supériorité de son esprit et de son caractère.
Vers l’année 950 (1543), des relations amicales s'étaient établies entre Sultan-Suleïman et Abdul-Aziz Khan des Uzbeks, prince de Samarkand et de Bokhara, souverain du pays au-delà de l'Oxus (Mawera-unnehr ou la Transoxane), et ennemi déclaré de Chah-Thahmasp le Sultan avait même envoyé, en 1554, des secours au Khan contre leur adversaire commun. Abdul-Aziz étant mort, Borrak-Khan s'empara du pouvoir et annonça son avènement au Sultan, qui entretint avec le nouveau souverain des rapports d'amitié.
La trêve conclue à Amassia entre les Ottomans et les Hongrois était souvent viciée dans des escarmouches occasionnées par la haine que ces deux nations se portaient ces hostilités réciproques amenèrent bientôt des infractions plus sérieuses au traité: Khadim-Ali-Pacha fut chargé du siège de Szigeth ; il s'empara de cette ville, mais ne put réduire la citadelle. En même temps le palatin Thomas Nadasdy attaquait Babocsa à cette nouvelle, Ali-Pacha vole au secours de cette place avec quarante mille hommes, il rencontre, l’armée hongroise sur les bords de la rivière Rinya, est battu complètement, et retourne devant Szigeth qu'il est obligé de quitter au bout de quelques jours. Babocsa, abandonnée à elle-même, ne peut résister longtemps; les vainqueurs y mettent le feu et font sauter la forteresse. Korothna et quelques autres villes tombent encore au pouvoir des chrétiens. De leur côté, les Ottomans s'emparent de Kostaïnicza et dévastent la contrée située entre la Kuipa et l’Unna.
En 1558, la forteresse de Tata, ou Dotis que son commandant Naghy avait quittée pour se rendre à Komorn est surprise par Hamzè, sandjak-beï de Stuhlweissenbourg, ainsi que le château de Hegyesd. Wèlidjan, gouverneur de Futek, s'empare de Szikszo et la livre aux flammes; mais il est défait près du village de Kafa par un corps de Transylvaniens.
Pendant ces fréquentes violations de l'armistice, Busbec, ambassadeur de Ferdinand, tentait vainement d'établir une paix solide. Le Sultan demandait la cession de Szigeth et ne voulait pas rendre lui-même Tata; dans une dernière audience, Busbec se borna à demander la ratification de la paix, laissant la rédaction du traité à la volonté du Sultan; mais il ne put rien obtenir, et fut enfermé dans le khan des ambassadeurs.
[Mort du prince Beyazit]
Cependant, au milieu de ces longues négociations avec l'Autriche; Sultan-Suleïman était tourmenté par les querelles de ses deux fils Sèlim et Baïezid. Par suite des intrigues de Lala-Moustapha-Pacha, précepteur des princes, la plus vive mésintelligence régnait entre eux. Par une trame odieuse concertée avec Sèlim, il engagea Baïezid-Khan à lever l’étendard de la révolte, en lui persuadant que la nation le préférerait à son frère. D'après l'avis de son perfide conseiller, Baïezid provoqua Sèlim-Khan par une lettre injurieuse et par l'envoi insultant d'une quenouille, d'un bonnet et d'une robe de femme ; Sèlim fit parvenir le tout à Sultan-Suleïman, qui, indigné de la conduite de Baiezid, le traita en rebelle ; ce prince rassembla alors une armée de vingt mille hommes, en vint aux mains avec celle du vézir Muhammed-Sokolli, fut défait, et se réfugia à Amassia. Sentant le danger de sa position, Baïezid écrivit à son père une lettre dans laquelle il implorait le pardon de sa faute : l'expression de son repentir eût sans doute touché Suleïman; mais cette lettre, interceptée par les agents secrets de Moustapha, ne parvint jamais au Sultan. Baïezid-Khan, ne recevant point de réponse, rassembla encore environ douze mille hommes, et partit pour la Perse le 1er de chewwal (juillet). Accueilli par Chah-Thahmasp avec les plus grands honneurs et toutes les apparences de l'amitié, le prince ottoman, après une correspondance secrète entre Sultan-Suleïman et Chah-Thahmasp, fut livré indignement par ce dernier aux agents de Selim, et mis à mort avec ses quatre fils le 15 muharrem 969 (25 septembre 1561). Quatre cent mille pièces d'or envoyées au roi de Perse furent le prix de son crime. Sur l'ordre du Sultan, un cinquième fils de l'infortuné Baïezid fut aussi étranglé à Brousse, quoiqu'il eût à peine trois ans.
Peu de temps avant la fin tragique de Baïezid, le grand vézir Rustem-Pacha était mort d'hydropisie. Son affection pour ce prince infortuné n'avait pu te sauver du supplice. Rustem-Pacha est un des hommes les plus remarquables du règne de Suleïman : il avait un extérieur rude, un caractère sombre, et jamais le sourire ne dérida son front soucieux. Dans le cours d'une administration de quinze années, il enrichit le trésor du Sultan et le sien propre, en vendant les charges de l’État. Ce déplorable système était cependant modifié par le taux très modique auquel il avait taxé les emplois ; l'avidité de ses successeurs fit regretter la vénalité modérée de Rustem-Pacha. Il laissa une fortune colossale : elle consistait, dit-on, en deux millions de ducats, nombre de lingots d'or et d'argent, trente-deux pierres fines estimées à onze millions deux cent mille aspres, cinq mille kaftans richement brodés huit mille turbans, onze cents bonnets en drap d'or, deux mille neuf cents cottes de mailles, deux mille cuirasses, onze cents selles incrustées de pierreries, d'or ou d'argent, près de deux mille casques d'argent, de vermeil ou d'or massif, cent trente paires d'étriers en or, sept cent soixante sabres ornés de pierres précieuses, mille lances garnies d'argent, huit cents corans, dont cent trente enrichis de diamants, et cinq mille manuscrits ; il possédait en outre huit cent quinze fermes dans l'Anatolie et la Roumilie, quatre cent soixante et seize moulins à eau, dix-sept cents esclaves des deux sexes, deux mille neuf cents chevaux, et onze cents chameaux. Il fonda une mosquée, un mèdrècè et un imaret, à Constantinople, à Roustchouk et à Hama.
[Paix avec l’Autriche, 1562]
Ali-Pacha, qui succéda à Rustem, était d'un caractère entièrement opposé, affable, populaire, généreux il avait l'esprit vif et fécond en saillies ; il traita l'ambassadeur autrichien Busbec avec la plus grande bonté; sa prévenance et la politesse de ses manières contribuèrent puissamment à la conclusion de la paix, qui fut signée par l'empereur d'Autriche à Prague, le 1er juin 1562, à des conditions très-avantageuses à la Porte.
Cependant les hostilités qui avaient eu lieu entre les commandants des frontières hongrois et ottomans, durant les négociations, continuèrent même après le départ de l'ambassadeur Busbec. Vers le même temps, la Moldavie était en proie à la guerre civile un aventurier, nommé Jean Basilicas, soutenu en secret par Ferdinand, réussit à chasser le voïvode Alexandre, qui se réfugia à Constantinople; mais comme il n'eut pas la précaution d'apporter des présents, et que son compétiteur offrit au Sultan quarante mille sequins, Basilicas fut reconnu voïvode de la Moldavie, et prit le nom d'Ivan. Une conspiration de boyards renversa bientôt l'usurpateur son remplaçant, Tomza, le tua d'un coup de massue. N'ayant pu obtenir d'être reconnu par la Porte, le second usurpateur fut obligé de céder le trône à Alexandre, qui recouvra, avec son sceptre, la protection du Sultan.
En 1563, de nouveaux envoyés de Ferdinand vinrent à Constantinople régler quelques difficultés qu'avait fait naître la différence de rédaction des deux actes turc et latin. Des négociations eurent lieu, la même année, avec te roi d'Espagne, et les républiques de Gênes et de Florence cette dernière obtint le renouvellement des capitulations conclues précédemment avec Baïezid II et Sèlim Ier. Les ambassades polonaises étaient aussi très-fréquentes à cette époque ; Tunis et Alger envoyaient des députations, et les rapports diplomatiques avec les cours d'Asie avaient la plus grande activité.
Le 20 septembre 1563, tandis que Sultan-Suleïman était à la chasse dans la vallée de Khalkali-Dère, un orage terrible éclata en vingt-quatre heures de temps, la foudre tomba sur soixante et quatorze édifices. Deux petites rivières (le Melas et l’Athyras), gonflées par les pluies, inondèrent les environs de Constantinople. Le Sultan, qui s'était réfugié dans le palais de l'ancien defterdar Iskender-Tchèlèbi, se trouva cerné par les eaux ; elles gagnèrent bientôt les pièces inférieures, et Suleïman aurait péri, sans le dévouement d'un des siens, qui le porta sur son dos dans une soupente élevée. Cette inondation détruisit les aqueducs, entraîna divers ponts, entre autres celui de Tchekmëdjè, déracina les arbres de haute futaie, et balaya les maisons de plaisance, les fermes et les jardins sur son passage. Un demi-million de ducats fut consacré par le Grand Seigneur à réparer ces désastres.
[Siège de Malte]
Trois années avant ce cataclysme c'est-à-dire en 967 (1560), le kapoudan-pacha Pialè, qui était sorti des Dardanelles avec une escadre formidable, dispersa la flotte chrétienne dans les eaux de Djerbè (Gerbi, sur la côte d'Afrique), et s'empara de cette île après un siège de trois mois. Le commandant de la place, don Alvaro de Sandi, fut fait prisonnier, et orna le triomphe du vainqueur à son retour à Constantinople : Sultan-Suleïman, voulant honorer de sa présence la rentrée de Pialè-Pacha, se rendit au kiosque du sérail, sur le bord de la mer, et assista à ce spectacle, sans que rien pût dissiper la tristesse et la sévérité empreintes sur son visage; il semblait que les fatigues d'un long règne et les chagrins intérieurs qu'il avait éprouvés eussent fermé son coeur à toute joie.
Le roi d'Espagne, voulant se venger de la prise de Djerbè, s'empara, en 1564 de la ville de Gomère et du fort de Pignon de Velez: le Sultan irrité de cette double perte, et de la capture d'un vaisseau ottoman chargé de marchandises pour le harem, se détermina à tenter la conquête de Malte. Le 1er avril 1565, le kapoudan-pacha Pialè sortit du port de Constantinople avec une escadre de cent quatre-vingt-une voiles ; il avait à bord le cinquième vézir Moustapha-Pacha, qui commandait l'armée de siège en qualité de sèrasker : le 20 mai suivant, vingt mille hommes débarquèrent dans l'île, et ouvrirent la tranchée devant le fort Saint-Elme; quelques jours plus tard, Torghoud, beiler-beï de Tripoli, arriva avec treize galères et dix galiotes, et ordonna un assaut général où il perdit la vie, atteint par les éclats d'un boulet. Sept jours après le fort tomba au pouvoir des musulmans. Le sèrasker Moustapha-Pacha, voyant les pertes énormes que lui avait occasionnées une conquête si peu importante, ne put s'empêcher de dire, en faisant allusion au siège de la place. « Si le fils nous a coûté si cher, par quels sacrifices faudra-t-il acheter le père ? » Pour se venger de la résistance de la garnison, il fit écarteler les prisonniers, et clouer leurs membres sur des planches qu'il lança par mer au pied des murs de la ville. Le grand maître Lavalette fit alors massacrer les prisonniers ottomans, et chargea les canons de leurs têtes qu'il renvoya ainsi aux assiégeants ; Moustapha-Pacha ayant député vers le grand maître un vieil esclave chrétien, pour le sommer de rendre la forteresse, Lavalette mena l'envoyé sur les remparts, et lui dit, en lui montrant la largeur et la profondeur des fossés. « Voici le seul terrain que je puisse abandonner à ton maître, pour qu'il vienne le remplir de cadavres de janissaires. » D'après cette réponse, l'attaque recommença avec une nouvelle ardeur; et enfin, le 11 septembre 1565, après dix assauts meurtriers, le sèrasker et le kapoudan-pacha, désespérant de vaincre la résistance héroïque des chevaliers de Saint-Jean, se décidèrent à lever le siège, après avoir perdu plus de vingt mille hommes. Les historiens chrétiens et ottomans assurent qu'au dernier assaut, une apparition céleste décida la victoire en faveur des assiégés.
Pendant le siège infructueux de Malte, des hostilités avaient lieu entre les musulmans et les Hongrois; ces derniers s'emparaient de la ville de Tokay et envahissaient la Transylvanie de son côté, Moustapha-Sokolovitch fit irruption dans la Croatie, prit Kruppa et la livra aux flammes, ainsi que Novi, et poussa jusqu'à Obreslo, où fut battu à son tour par Erdzidy. Tout en se préparant à la guerre, Maximilien négociait pour obtenir la paix. Un ambassadeur hongrois, Hossutoti, arriva à Constantinople, mais sans apporter le tribut arriéré le Grand Seigneur, irrité, le fit emprisonner, et la guerre fut résolue. Sultan-Suleïman se détermina à conduire lui-même cette nouvelle expédition contre la Hongrie, dans l'espoir d'effacer la honte du siège de Malte, en soumettant Erlau et Szigeth, qui lui avaient toujours résisté. Le 9 juin 1566, le pacha gouverneur de Bude, surnommé Arslan (le Lion), dans son impatience de combattre, assiégea, sans attendre la venue du Sultan, la ville de Palota; au bout de dix jours l'arrivée des troupes impériales le força de se retirer. Le comte Eck de Salm, qui les commandait, surprit ensuite Tata et Wesprim et brûla la superbe basilique fondée dans cette dernière ville par Étienne, roi de Hongrie.
Le 11 chewwal 973 (1er mai 1566), le Sultan se mit en marche, accompagné de tous ses vézirs, excepté Pertew-Pacha, qui était parti deux mois plus tôt, pour faire le siège de Gyula. Tourmenté par la goutte et affaibli par l'âge, le Grand Seigneur ne put faire la route cheval et voyagea en voiture. Le 13 zilhidjè (ler juin), l’armée campa dans la plaine de Tatar-Bazari ; on y reçût la nouvelle de la naissance d'un arrière-petit-fils de Sultan-Suleïman, petit-fils de Selim-Khan et fils de Murad. Vingt jours après on atteignit Belgrade : les pluies avaient tellement grossi le Danube qu'il fut impossible de construire tout de suite un pont ; une partie de l'armée passa le fleuve sur des barques ; le Sultan attendit que le pont commencé à Sahacz fut terminé, et fit alors son entrée à Semlin, où le jeune Sigismond, fils de Zapolya se rendit sur l'invitation de Suleïman. Le Grand Seigneur renouvela au prétendant à la couronne de Hongrie l'assurance de sa puissante protection, et lui rendit le territoire situé entre la Theiss et la frontière de Transylvanie. L'armée se disposa ensuite à partir pour Bude; mais ce plan de campagne fut modifié à cause de la nouvelle de la mort de Muhammed, sandjak-beï de Tirhala, dont le camp avait été surpris à Siklos par le comte Nicolas Zrini ; Suleïman voulut se venger du général hongrois en lui enlevant Szigeth ; en conséquence, l’armée s'achemina vers cette ville. A son passage à Harsany le Sultan fit décapiter Arslan-Muhammed-Pacha, dont la conduite à Palota l'avait irrité, et auquel il ne pardonnait point de n'avoir pas su défendre Wesprim et Tata. Le gouvernement de Bude fut donné à Moustapha-Sokollovitch, neveu du grand vézir. Le 5 avril le Sultan arriva devant Szigeth, et le siège commença immédiatement: le commandant de la place, le brave Zrini, décidé à périr plutôt que de se rendre, voulut mettre dans son héroïque défense une pompe solennelle et digne de la magnificence qu'étalait Suleiman ; les remparts furent garnis de draperies rouges, ainsi que pour une fête, et la tour fut recouverte extérieurement de plaques d'étain brillantes comme de l'argent.
[Mort du sultan Suleyman]
Après trois assauts acharnés, les Ottomans, toujours repoussés, attendirent l'explosion d'une mine qu'ils avaient pratiquée sous le grand bastion ; elle éclata le 20 safer 974 (8 septembre), ouvrant une large brèche aux remparts; dans la nuit qui suivit cet événement, Sultan-Suleïman expira. Sa mort, déterminée peut-être par les fatigues d'une campagne au-dessus des forces d'un vieillard, fut attribuée à une attaque d'apoplexie ou aux suites d'une dyssenterie. Quelques heures avant sa fin, Suleïman, impatient de la résistance de Szigeth, avait écrit au grand vézir: « Cette cheminée n'a donc pas cessé de brûler, et le gros tambour de la victoire ne se fait donc pas encore entendre (*) ? »
Muhammed-Sokolli, voulant éviter le découragement qui s'emparerait de l’armée si elle apprenait la mort du Grand Seigneur, cacha avec soin cet événement, et fit même publier de prétendues lettres autographes du souverain, imitées par Djafer-Aga, premier silihdar de Sultan-Suleïman; le siège continua donc avec la même ardeur. Le 22 safer (8 septembre), il ne restait plus aux assiégés pour dernier refuge, que la grosse tour; Zrini, voyant que tout espoir de salut était perdu, se décida à périr en héros: il s'habilla richement, prit sur lui les clefs de la forteresse et cent ducats de Hongrie : « Tant que ce bras pourra frapper, dit-il, nul ne m'arrachera ces clefs ni cet or. » Il s'arma ensuite du plus ancien des quatre sabres d'honneur qu'il avait gagnés dans sa carrière militaire, et ajouta « C'est avec cette arme que j'ai acquis mes premiers honneurs et ma première gloire; c'est avec elle que je veux paraître devant le trône de l'Eternel, pour y entendre mon jugement. » Il descend alors dans la cour de la forteresse, fait une courte harangue aux six cents braves qui lui restaient, donne ordre de mettre le feu à un mortier chargé, de mitraille, et, s'élançant à travers la fumée et le désordre causé par l'explosion, va tomber au milieu des rangs ennemis. Pris vivant par les janissaires, Zrini est couché sur l’affût d'un canon et décapité à l'instant: sa tête, son chapeau et sa chaîne d'or furent envoyés au comte Mck de Salm, général des troupes impériales.
(*) Odjak, « cheminée », ou plutôt « foyer », sert à désigner métaphoriquement une troupe, une maison, une famille ; et dire que le feu y brûle ou s’y est éteint signifie qu'elle se maintient ou est détruite.
A peine les Ottomans se sont-ils précipités dans la tour, que le bruit se répand qu'elle va sauter: les chefs effrayés se hâtent d'ordonner la retraite mais, avant qu'elle ait pu s'effectuer, l'explosion a lieu avec un horrible fracas et trois mille hommes sont ensevelis sous les ruines de la citadelle.
Huit jours après la prise de Szigeth, des lettres de victoire furent expédiées au nom du Sultan à tous les souverains amis de la Porte, au chérif de la Mecque et aux gouverneurs des provinces. Les vézirs parvinrent à cacher encore, pendant trois semaines, à l’armée, la mort de Sultan-Suleiman; et grâce à cette mesure de prudence, déjà employée avec succès à la fin des règnes de Muhammed Ier, de Muhammed II et de Sèlim Ier, l’héritier du trône eut le temps d'arriver de Kutahiié à Constantinople. En attendant, le grand vézir s'empara des rênes du gouvernement.
Le jour même de la mort de Suleïman on avait appris la conquête de Gyula, que Pertew-Pacha assiégeait depuis le 5 juillet.
Sultan-Suleïman était âgé de soixante et quatorze ans et en avait régné quarante-huit il avait le teint brun, l'aspect sévère son front vaste était entièrement caché sous un turban qui lui descendait jusque près des yeux, et qui a été appelé youçoufi : c'était un bonnet de forme élevée, orné de deux plumes de héron ; ce feutre disparaissait, presque jusqu'à son extrémité, sous les plis de la mousseline qui l’entourait, et qui était arrangée avec beaucoup d'art.
[Un sultan législateur et constructeur]
Sultan-Suleïman est un des souverains les plus remarquables de la race d'Osman : outre la gloire militaire que lui ont incontestablement acquise les treize campagnes qu'il dirigea en personne, il mérite cette du législateur par les lois et les statuts qui fixèrent l'organisation de son empire : les beaux monuments d'architecture qu'il éleva, et les hommes célèbres qui vécurent sous lui rehaussent encore l’éclat de cette brillante période. Nous parlerons plus tard et en détail, dans tes chapitres consacrés à la législation ottomane, du code qu'il promulgua (Kanoun-Namè). Quant aux monuments, nous citerons en première ligne la Suleïmaniïè. Ce superbe édifice, qui ne le cède peut-être qu'à à Sainte-Sophie, est surtout admirable sous le rapport de la richesse des ornements et du fini parfait des détails. Il eat composé de trois carrés contigus dans te premier, nomme vestibule ou harem (enceinte sacrée), et dont-la porte est un chef-d’œuvre d'architecture sarrazine, une superbe fontaine rappelle aux musulmans les devoirs de l'ablution; le second, consacré à la prière, est appelé mesdjid, mot dont les Espagnols ont fait mezquita, et les français mosquée; le troisième carré, destiné à la sépulture, est désigné sous le nom de jardin, rewzè (raouda), comme la tombe de Mahomet à Médine. La coupole est modelée sur celle de Sainte-Sophie; le dôme principal est soutenu par quatre hautes colonnes de granit rouge à chapiteaux de marbre blanc le tabernacle (mirhab), le siège (kursi), la chaire (minber) la plate-forme (mastabè) et la tribune du Sultan (maksourè), sont aussi en marbre blanc orné de belles sculptures. Les vitraux sont décorés de fleurs peintes ou des lettres dont se compose le nom de Dieu. Parmi les inscriptions placées au-dessus des portes, et sur quelques autres parties des murs, on remarque surtout le trente-sixième verset de la vingt-quatrième soura : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est comme la fenêtre ouverte « dans le mur, où brille une lampe sous le verre. Le verre brille comme une étoile; la lampe est allumée avec de l'huile d'un arbre béni, cette huile ne vient ni de l'Orient ni de l'Occident, et Dieu dirige vers sa lumière celui qu'il veut. » Autour de la mosquée s'élèvent divers établissements de bienfaisance et de piété: une école primaire (mekteb); une cuisine des pauvres (imaret); quatre académies (mèdrècès); une école où l’on enseigne la tradition (dar-ul-hadiss) une école pour la lecture du Coran (dar-ul-kyraïet) ; une école de médecine (mèdrècèi-thebb); un hôpital (dar-uch-chifa); une auberge gratuite, caravansérail (kiarwan-sèraï) ; un hôpital pour les étrangers (taw-khanè) un réservoir pour distribuer les eaux (sébil-khanè), et une bibliothèque (kitab-khânè).
Outre la Suleïmaniïè, le prince dont cette mosquée porte le nom, en fonda encore six autres celles des princes Muhammed et Djihanghir, à Topkhane ; la Sèlimiïè, élevée sur le tombeau de Sèlim Ier; celle de la Khassèki ou de Khourrem-Sultane (Roxelane), près du marché des femmes (Awret-Bazari), et les deux mosquées de sa fille Mihr-Mah-Sultane, épouse de Rustem-Pacha, situées l'une a Scutari, l'autre à la porte d'Andrinople.
Parmi les monuments d'utilité publique élevés par Sultan-Suleïman, les plus remarquables sont l'aqueduc des quarante arches qui alimentait autant de fontaines et les deux ponts de Tchekmèdjè (Ponte grande et Ponte piccolo). Nous passerons sous silence tous les autres édifices fondés par les ordres de ce prince, mosquées, aqueducs, ponts, tombeaux, fortifications, etc., dont la description détaillée nous entraînerait hors des bornes que nous nous sommes prescrites ; nous dirons seulement qu'après le fondateur et le conquérant de Constantinople (Constantin et Muhammed-el-Fatyh), Sultan-Suleïman est le souverain à qui cette capitale doit le plus grand nombre d'embellissements.
Près de deux cents poëtes vécurent sous le règne de Suleïman, versificateur lui-même, peu distingué il est vrai, mais sachant du moins reconnaître le mérite des grands écrivains de son siècle et les récompenser en souverain le plus éminent d'entre eux est Abdul-Baki que les musulmans appellent aussi le Sultan, le Khan et le Khakan de la poésie lyrique. Les historiens orientaux nous ont transmis le nom de deux cents légistes qui figurèrent à cette époque, et dont une cinquantaine se distinguèrent par des ouvrages importants.
Malgré tous les droits incontestables de Suleïman aux titres de « législateur » et de « grand » que lui ont décernés ses contemporains, et que la postérité a confirmés, il est vrai de dire que c'est au sein de la haute prospérité où ce prince éleva l'empire ottoman que sont nés les germes de sa décadence. Un écrivain national en assigne, avec la plus grande justesse, les causes principales l'habitude toute asiatique contractée par Suleïman sur la fin de ses jours, de ne plus présider lui-même le divan, dans le but d'entourer d'un prestige sacré la personne du souverain, en la dérobant à tous les yeux; la promotion de ses favoris aux premières dignités de l'État, exemple dangereux qui ouvrait à l'intrigue la carrière que le talent et l'expérience auraient dû seuls parcourir; l'influence du harem sur les affaires publiques la vénalité des charges enfin les richesses immenses et le pouvoir sans bornes accordés à ses grands vézirs Ibrahim et Rustem (*).
Ces fautes de Suleïman ne doivent pas cependant faire oublier ses grandes qualités, ses talents militaires, sa tolérance cet ordre et cette économie qui ne nuisaient point à la splendeur et à l'éclat qu'il savait déployer si à propos; les principes de justice et de générosité qui te distinguaient; enfin son amour des sciences et des lettres, et la protection éclairée qu'il leur accordait. Outre les surnoms de Kanouni et de Sahyb-Kyran dont nous avons déjà fait mention, les écrivains orientaux l'ont encore appelé « Sahyb-ul-‘achiret-il-kiamilè » (le possesseur des dix qualités parfaites, ou de la décade accomplie) (**).
(*) Sous les premiers Sultans, le traitement des grands vézirs n'était que de dix mille piastres Suleïman l'éleva jusqu'à vingt-cinq mille en faveur d'Ibrahim-Pacha.
(**) Nous n'avons point approfondi la question des rapports diplomatiques entre la France et l’Empire ottoman, établis sous le règne de Sultan Suleïman il nous a paru préférable d’en faire l’objet d’un chapitre spécial.