Le sultan Yıldırım Bayezıd ou Bayezid Ier, conquérant en Europe et en Asie mineure, vainqueur de Nicopolis, prisonnier de Tamerlan après le désastre d'Ankara, extrait de Jouannin, Turquie, 1840.
CHAPITRE V.
SULTAN-BAIEZID-KHAN, dit Ildirim (LE FOUDRE),
vulgairement BAJAZET Ier.
Baïezid-Ildirim [Yıldırım Bayezıd ou Bayezid Ier] dont la valeur fougueuse avait si puissamment contribué à fixer la victoire dans le camp ottoman au fameux combat de Kossova, avait vu, avec un secret dépit, son frère Yakoub [Yakub] marcher glorieusement sur ses traces. Jaloux de l'affection que l'armée portait au jeune héros, le nouveau Sultan, depuis son avénement sur le champ de bataille, ne regardait plus ce prince que comme un esclave ambitieux. Craignant qu'il ne profitât de l'amour des soldats pour s'emparer de la couronne, en s'appuyant sur l'exemple d'Orkhan qui avait été préféré à son frère aîné Ala-eddin, Baïezid, quelques heures après être monté sur le trône, s'en assura la possession, en faisant étrangler Yakoub avec une corde d'arc. Ce genre de mort est regardé, chez les musulmans comme le plus honorable ; il est réservé, par une distinction particulière, pour les grands de l'empire ; c'est là le dernier, et probablement le moins envié de leurs privilèges. Par contre, une idée d'infamie et de flétrissure s'attache à la décollation, mais le comble de l'ignominie est d'être pendu ou empalé ; aussi ces derniers supplices sont-ils presque uniquement destinés aux voleurs et aux malfaiteurs (*).
(*) Lorsque les personnes attachées au service du Sultan ont mérité la mort, elles la reçoivent toujours selon leur rang. L'homme du peuple est pendu les militaires et les oulémas sont étranglés, les officiers civils ou militaires sont décapités, et leurs têtes restent exposées pendant trois jours aux regards du public, avec un écriteau (ïafta), qui indique leur crime. A Constantinople, la tête d'un vézir ou d'un pacha à trois queues est placée dans un plat d'argent, sur une colonne de marbre près de l'orta capou [Orta kapı] (la seconde porte du serail) ; celle d'un pacha à deux queues seulement, d'un générai, d'un ministre, n'a que les honneurs d'un plat de bois, sous la voûte de la première porte, en face de l’appartement du Bach-capou-couli. Quant aux têtes des officiers subalternes, elles sont, sans plus de cérémonie, jetées à terre devant cette porte. Lorsque la décollation a eu lieu en province, les têtes sont empaillées ou conservées dans du sel, et envoyées à la capitale.
Baïezid, pour affaiblir l'horreur de ce fratricide, invoqua avec hypocrisie cette maxime du Coran : « La révolte est pire que les exécutions ». II ajoutait que le souverain des croyants, l'ombre de Dieu sur la terre, devait, comme le Tout-Puissant, s'asseoir seul sur le trône. Cette politique cruelle a été adoptée sans scrupule par les successeurs de Baïezid, et le meurtre, ou du moins la captivité des frères du souverain régnant, sont devenus comme une loi fondamentale de l'État. Lorsque les princes collatéraux, au lieu d'être mis à mort, étaient simplement enfermés au sérail, on avait soin de ne composer leur harem que de jeunes esclaves rendues stériles au moyen de breuvages propres à tarir les sources de la fécondité. Si, malgré cela, elles avaient le malheur de concevoir, leur enfant était condamné à périr dès sa naissance la sage-femme qui l'aidait à entrer dans la vie, était obligée de la lui ravir à l'instant même; mais comme le respect interdit une esclave de tremper ses mains dans le sang impérial, elle se bornait à ne pas nouer le cordon ombilical. Les monarques ottomans trouvaient l'excuse de ces mesures odieuses dans la nécessité d'assurer à leur fils aîné la succession à l'empire d'affranchir l'État de ces troubles et de ces dissensions qui ont si souvent ensanglanté sous les premiers règnes, et enfin de lui épargner une surcharge accablante, par l'entretien qu'exigeraient tant de rejetons de la race d'Osman ; dépense qui pourrait devenir effrayante dans un gouvernement où la loi est polygame. Un exemple fera mieux sentir la force de cette dernière raison. Le khalife Abdullah III dit Mamoun, ayant ordonné en 201 (816) le dénombrement de la maison des Abassides, cette opération donna pour résultat le nombre de trente-trois mille princes ou princesses !...
Sultan-Baïezid après avoir informé les princes de l'Asie de son avénement, poursuit la guerre commencée par Murad Ier contre la Servie. Ses lieutenants pénètrent en Bosnie, et s'avancent jusqu'aux environs de Widdin. Lui-même s'empare de la ville de Skopi et des mines d'argent de Karatova. Étienne, despote de Servie et fils de Lazar, se soumet enfin, promet sa soeur en mariage au Sultan, et s'engage à lui fournir un contingent de troupes et à lui payer un tribut annuel. Les Paléologues ne cessaient de se disputer l'empire grec, réduit à une seule province. Le fils et le petit-fils de l'empereur Jean, jetés en prison après la conspiration de Saoudji, implorent, du fond de leur cachot, le secours de Baïezid contre leur père. Le Sultan saisit avec joie le prétexte offert à son ambition ; il marche sur Constantinople, délivre Andronic et son fils, et renferme à leur place, dans la tour d'Anémas, Jean et Emmanuel. Pour reconnaître le service que lui rendait Baïezid, le nouvel empereur s'engagea à lui compter chaque année plusieurs quintaux d'or et d'argent. Mais bientôt les deux captifs parviennent à s'échapper et se rendent auprès de leur vainqueur. Le vieil empereur Jean se reconnaît pour son vassal, et promet de lui fournir, outre l'or et l'argent consenti par son fils un corps de douze mille hommes. Alors Sultan-Baïezid, toujours guidé par son intérêt, de la même main qui avait renversé Jean et Emmanuel, les replace sur le trône; mais au lieu de replonger Andronic dans les fers, il lui forme une espèce d'apanage composé des villes de Silivri (Selymbria), Erègli (Héraclée), Rodosto (Rhoedestus), Danias, Panidos et Thessalonique.
La paix récemment conclue avec la Servie [Serbie] permit à Sultan-Baïezid de se livrer à son goût pour la construction de monuments religieux ou d'établissements de charité. Ce goût fut poussé si loin, qu'il ne se passa guère d'année de son règne sans qu'il fit élever quelques mosquées, djamis, mèdrècès ou imarets. Il commença, en 1391, par jeter les fondements de deux magnifiques édifices dans le quartier d'Ildirim-Khan à Andrinople ; c'étaient un imaret et une mosquée, dont la coupole n'est soutenue que par quatre arcades.
Comme Baïezid réservait les trésors de l'empire à l'exécution des conquêtes qu'il projetait, il trouva plus commode, pour subvenir aux frais de construction de la mosquée d'Andrinople, de s'emparer d'Ala-Chèhir (Philadelphie, l'ancienne Kallatebos d'Hérodote), la seule ville que les Grecs eussent encore en Asie. Le gouverneur de cette place avant refusé d'en ouvrir les portes à un barbare, Baïezid, furieux, ordonna aux empereurs eux-mêmes de la réduire. Jean et Emmanuel Paléologue, redoutant la colère du terrible Sultan, eurent la lâcheté de monter à l'assaut de leur propre ville et de la remettre à leur despotique allié. Baïezid fit bâtir à Ala-Chèhir des mosquées, des bains et une école; et le reste des revenus de la ville fut employé à l'achèvement des constructions commencées à Andrinople. Par suite de la conquête d'Ala-Chèhir, qui touchait au territoire du prince d'Aïdin, ce petit souverain, craignant d'être entièrement dépouillé par Baïezid, lui abandonne Ephèse, sa capitale, se retire à Tirè (l'ancienne Tyra), prête serment de fidélité au conquérant, et renonce aux droits souverains du Sikkè et du Khouthè. Les seigneurs de Mentechè et de Saroukhan abandonnèrent aussi leurs principautés, et se réfugièrent chez Keuturum-Baïezid (Baïezid le Perclus), prince de Sinope et de Kastamouni.
Les relations amicales qui avaient existé entre les Ottomans et Ala-eddin, prince de Karamanie, depuis qu'il avait fait la paix avec Orkhan, ne purent mettre un frein à l'ambition de Baïezid. Sous un léger prétexte, il attaque le souverain de Karamanie, qui se retire dans les gorges de la Cilicie Pétrée. Baïezid assiège Konia, et voit les villes d'Ak-Chèhir (Thymbrium ou Antiochia Pisidise), d'Ak-Seraï (l'ancienne Archetaïs ou peut-être Gersaura), de Nikdè [Niğde] (autrefois Cadyne), lui ouvrir leurs portes. Ala-eddin, craignant que toutes ses possessions ne passassent entre les mains de l'heureux Baïezid, demanda la paix, et ne l'obtint que sous la condition de prendre la rivière de Tcheharchembè [Çarşamba] pour limite de son royaume.
Tout pliait en Asie devant le vainqueur Baïezid repasse le Bosphore; il réclame de l'empereur grec les troupes que ce monarque s'était engagé à fournir. Emmanuel s'empresse, en vassal obéissant, de se rendre avec un corps de cent hommes auprès de son suzerain. L'île de Chio, attaquée par soixante navires ottomans est ravagée, ainsi que l'Eubée et une partie de l'Attique. Le vieil empereur Jean sort de sa longue apathie; il fortifie Constantinople; mais Baïezid lui ordonne de raser les nouveaux remparts, et le menace, s'il ose résister de faire crever les yeux à son fils Emmanuel. Le malheureux vieillard se soumet, et meurt bientôt, accablé d'années et de chagrins. Emmanuel, instruit de la mort de son père, trouve le moyen de tromper la surveillance des émissaires de Baïezid, et retourne à Constantinople. Cette capitale de l'empire grec est bientôt bloquée par une portion de l'armée du Sultan ; le reste de ses troupes envahit la Bulgarie, la Valachie, qui se soumettent au vainqueur, la Bosnie et la Hongrie, mais sans résultat pour ces deux dernières provinces, d'où les troupes ottomanes sont repoussées.
[Guerre en Anatolie]
Pendant que Baïezid était occupé en Europe à combattre les nombreux ennemis que son ambition insatiable lui attirait, Ala-eddin, croyant le moment favorable, levait de nouveau l'étendard de la révolte. Déjà il s'était avancé jusqu'aux environs de Brousse et d'Angora, et avait fait prisonnier le beïlerbeï Timourtach, lorsque Baïezid, avec une promptitude incroyable, traverse l'Hellespont et se présente devant son vassal révolté. Effrayé de ce retour inattendu, Ala-eddin envoie une ambassade au Sultan pour lui demander la paix, mais Baïezid est inflexible : « C'est à l'épée seule, répond à l'envoyé, de prononcer entre nous. » Alors, profitant de la terreur que la rapidité de sa course a inspirée à l'ennemi, il l'attaque dans la plaine d'Ak-Tchaï (rivière Blanche), et le met en déroute après un combat très-court, dans lequel Ala-eddin et ses deux fils, Ali et Muhammed sont faits prisonniers. Les deux jeunes princes, condamnés à une prison perpétuelle, vont subir leur peine à Brousse ; le père, remis à la garde de Timourtach, son ennemi personnel, est tué par lui, sans l'autorisation, du moins apparente, de Baïezid. Cet acte arbitraire de son lieutenant trouva sa justification dans cette maxime que prononça le Sultan, en apprenant ce meurtre : « La mort d'un prince est moins regrettable que la perte d'une province. » Par suite de cette victoire, les villes d'Ak-Seraï (palais blanc), de Larenda, et de Konia, ainsi que toute la Karamanie, sont désormais réunies à l'empire.
Baïezid ayant ainsi soumis toute la partie méridionale de l'Asie Mineure, s'avance vers la contrée montagneuse où Kazi-Bourhan-uddin régnait sur quelques peuplades tatares, qui, attirées par la beauté de ce pays, étaient venues s'y fixer. Ce prince, trop faible pour résister à Baïezid, se sauve dans les montagnes de Kharpourt. Attaqué dans cette retraite par Kara-Youlouk, fondateur de la dynastie Baïender [Bayındır] (du mouton blanc), il y trouva la mort qu'il croyait éviter en fuyant l'armée ottomane. Le Sultan profite de cet événement, et prend possession des villes de Tokat, de Siwas, de Katçariïé et de tout le territoire qui appartenait à Bourhan-uddin.
Des dix principautés élevées sur les ruines de l'empire seldjoukide, il ne restait plus qu'une seule qui n'eût pas subi le joug ottoman. Keuturum-Baïezid, prince de Kastamouni, qui avait offert dans le temps un asile aux seigneurs de Mentéchè et d'Aïdin, fuyant devant le Sultan victorieux, ne pouvait espérer d'éviter longtemps le sort de ses voisins. Déjà Samsoun [Samsun] (Amisus), Djanik et Osmandjik, principales villes de son gouvernement, avaient été la proie d vainqueur, qui consentit à laisser Sinope et son territoire au vaincu, s'il s'obligeait à lui livrer les fils des princes de Mentèchè et d'Aïdin, mais ils s'étaient réfugiés auprès de Timour-Leng, où Keuturum lui-même ne tarda pas à les suivre, abandonnant à Baïezid toute la côte depuis Sinope jusqu'au canal de Constantinople, ce qui forme une des plus riches provinces de l'Asie. Kastamouni (*) en est la capitale on y remarque plusieurs mosquées d'une architecture dont on admire le caprice et la légèreté. Elle est la patrie de Zeïneb, femme célèbre dans la littérature orientale, et de quelques autres poètes. Plusieurs villes de cette province sont fameuses sous divers rapports Samsoun, gouvernée et embellie par Mithridate, roi du Pont ; Amassia, dans l'ancien pays des Amazones, assise sur les bords de l'Iris (Tcheharchembè-Souïi, eau du mercredi), et qui renferme des monuments qui l'ont fait appeler la Bagdad de Roum, entre autres une superbe mosquée de cent pieds carrés, fondée par Baïezid Il, et un beau mausolée élevé par le même Sultan, en mémoire du cheikh Pir-Elias, saint personnage en grande vénération chez les musulmans, et que Timour-Leng aimait à entretenir; Osmandjik, sur les rives du Kyzil-Irmak [Kızılırmak] (Halys), où l'on voit un pont de dix-neuf arches, autre ouvrage de Baïezid II, et le sépulcre du compagnon de Hadji-Bektach, le pieux Kouïoun-Baba [Koyun baba] (père mouton), qui s'était imposé un mutisme absolu, et faisait entendre seulement, aux heures de la prière, un grognement sourd, semblable au bêlement du mouton.
(*) L'ancienne Germanicopolis, d'après quelques auteurs ; l'ancienne Sora, suivant d'autres.
Sultan-Baïezid aurait dû se borner, dans l'intérêt de sa gloire, à ces fondations pieuses. Mais l'enivrement du triomphe, l'habitude de voir tout plier devant ses volontés, ne tardèrent pas à le corrompre; il fut surtout poussé dans une voie de désordres par les perfides insinuations de son grand vézir Ali-Pacha; ce misérable, vil flatteur et ambitieux insatiable, cherchant à détourner son maître des affaires par les plaisirs, et à concentrer ainsi en lui-même tout le pouvoir, ne cessait de lui répéter que tout était permis au souverain, que les eaux de la pénitence lavaient les crimes et les voluptés de tout genre; et il appuyait ces principes abominables sur ce verset du Coran « Certes! Dieu par« donne tous les péchés » L'usage immodéré du vin, expressément défendu par le prophète (*), de hideuses orgies où il s'abandonnait, avec de jeunes itch-oghlans (pages), à un vice trop commun dans l'antiquité, et dont les vers d'Anacréon et de Virgile ont consacré le honteux souvenir ; tels sont les plus grands reproches à faire à la mémoire de Baiezid. Les historiens nationaux eux-mêmes, qui écartent de leur récit, avec tant de soin, tout ce qui peut porter atteinte à la renommée des Sultans, n'ont pu entièrement dissimuler la dépravation de ses mœurs, et l'influence funeste que sa conduite exerça sur la nation entière, sans en excepter le corps des oulémas.
(*) Le vin, ainsi que toutes les liqueurs fermentées qui peuvent produire t'ivresse, comprises sous le nom général de muskirat (boissons enivrantes) sont absolument défendues aux musulmans, par plusieurs versets du Coran, dont voici le plus explicite « O vous, croyants, sachez en vérité que le vin, le jeu, les idoles, sont des abominations suggérées par les artifices du démon... En vérité, c'est par le vin et par le jeu que l'esprit de ténèbres veut vous armer tes uns contre les autres. » « Le vin, disait Mahomet, est la mère des abominations. Au moment où l’homme prend en main un verre de cette liqueur, il est frappé d'anathème par tous les anges du ciel et de la terre. Par suite de cette prohibition absolue, l'horreur du musulman pour le vin doit être telle qu'il ne peut même en avaler une goutte, ni s'en servir comme remède intérieur ou extérieur. Le vase qui aurait contenu cette liqueur doit être lavé dix fois avant d'être mis à l'usage. Seadeddin, historien ottoman, attribue tous les désastres qui ont frappé les dernières années du règne de Baiezid Ier à son amour pour le vin et à ses débauches.
Baïezid, rappelé à lui-même par les remontrances hardies de son gendre, Emir-Seïid (*), et s'apercevant de l'effet dangereux du mauvais exemple, employa la plus grande sévérité à rappeler les gens de foi à leur devoir. Il mit un terme à la vénalité qui avait suivi la corruption des mœurs, d'abord par la terreur, et ensuite par la fixation et l'augmentation de leurs traitements, dont jusqu'alors la faiblesse et surtout l'incertitude les poussaient à recourir à des voies illicites pour se procurer un revenu suffisant. Il chercha aussi à réparer les scandales qu'il avait causés. Guidé par les conseils du cheikh Bokhari, plus connu sous le nom d'Emir-Sultan, il fit élever deux belles mosquées à Brousse, l'une sur les bords du torrent Ak-Tchaghlan (à la blanche écume), et l'autre dans la ville même, qu'il entoura de nouveaux remparts. La forteresse de Guzeidje-Hyssar (le beau château) sur la rive asiatique du Bosphore; et celle bâtie sur les bords du Gueuk-sou (eau céleste, l'ancien Aretus), furent encore construites vers cette même époque.
(*) Emir-Seïid, beau-fils du Sultan, homme de loi vertueux et érudit, visitait un jour avec Baïezid la mosquée que ce prince faisait élever à Brousse, en 798 (1396). Interrogé par Baïezid s'il trouvait l'édifice à son goût : « Oui, seigneur, répondit Emir-Seïid ; rien n'égaie la beauté de cet édifice, sa grandeur, sa solidité, sa magnificence; mais il manque une chose à sa perfection, alors l'ouvrage aura un tout autre prix aux yeux de Votre Hautesse. Quoi donc ? repartit vivement le Sultan. Il me paraît, reprit l'Emir, qu'il faudrait aux quatre coins de la mosquée quatre beaux cabarets ; ils relèveraient l'élégance du bâtiment, et engageraient Votre Hautesse à y venir souvent avec les amis de sa table. » Cette leçon hardie frappa Baïezid ; il fit vœu de ne plus boire de vin ; et s'il ne tint pas toujours son serment, du moins il ne se livra plus à son penchant au point d'en perdre la raison.
Tandis que Sultan-Baïezid donnait l'ordre de hâter les préparatifs du siége de Constantinople (797-1394), ce but constant des efforts des premiers empereurs ottomans, Thessalonique tombait en son pouvoir. Vainqueur généreux, il rend cette place à son possesseur légitime, et tourne ses regards vers le nord de ses États en Europe. Sisman, kral de Bulgarie, et son fils, cédant à la terreur qu'inspiraient les armes de Baïezid, se rendent au camp d'Ali-Pacha ils portaient autour de leur cou un linceul, en signe d'humilité. Le père, conduit à Philippopolis, est mis à mort, et le fils n'échappe au même supplice qu'en se faisant musulman. Le gouvernement de Samsoun fut le prix de son apostasie.
[Bataille de Nicopolis, septembre 1396]
Sigismond, roi de Hongrie, alarmé des conquêtes de Baïezid, lui envoya des ambassadeurs pour lui demander de quel droit il s'emparait de la Bulgarie. Le fier Sultan, gardant un silence dédaigneux, se contenta de montrer aux envoyés les trophées d'arcs et de lèches enlevés aux vaincus. Cette réponse tacite fut le signal de la guerre. Sigismond trop faible pour résister à Baïezid, chercha du secours chez les princes chrétiens. Le voïvode de Valachie fit alliance avec lui : Charles VI, roi de France, lui envoya un corps auxiliaire de plus de six mille hommes, sous les ordres du jeune comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, et devenu plus tard si célèbres sous le nom de Jean sans peur. L'armée de Sigismond se grossit encore d'un grand nombre de chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et de guerriers bavarois et styriens. Tandis que l'armée confédérée, forte de soixante mille hommes, assiège sans succès Nicopolis, Baïezid, par une marche savante et rapide, surprend le camp des coalisés. Les Azabs qui composaient l'avant-garde ottomane, ne peuvent résister à l'impétuosité du premier choc des Français, ils fuient, et se réfugient vainement auprès des Sipahis qui sont enfoncés à leur tour. Emportés par leur ardeur, nos chevaliers les poursuivent sans prendre haleine, jusqu'au sommet d'une colline où Baïezid, immobile, les attendait avec quarante mille lances. A cet aspect inattendu, une terreur panique s'empare des vainqueurs, ils se replient en désordre sur l'armée hongroise qu'ils entraînent dans leur déroute ; le chef des Valaques, allié perfide, se retire sans combattre; et Sigismond, heureux de sauver sa tête, se jette dans une barque, se laisse aller au courant du Danube, et gagne Constantinople. Cette victoire éclatante coûta cher aux musulmans : soixante mille étaient restés sur le champ de bataille : Baiezid, dans sa douleur, jura par le prophète de venger la mort de tant de vrais croyants. Dix mille prisonniers chrétiens furent décapités ou tués à coups de massue en présence du barbare Sultan. Le comte de Nevers et vingt-quatre chevaliers obtinrent seuls leur grâce. Lorsque ces sanglantes représailles furent terminées, Baïezid voulut donner à ses prisonniers le spectacle d'une chasse au faucon. On ne saurait peindre l'étonnement de nos chevaliers a la vue de la magnificence orientale déployée par le Sultan dans ce divertissement de prince. Des colliers de diamants entouraient le cou des léopards, les lévriers étaient couverts de housses de satin; leurs gardiens (segbans), au nombre de six mille, formaient trente-cinq cohortes, parmi lesquelles on distinguait les samsoudjis (gardiens des dogues), et les zagardjis (gardiens des furets) venaient ensuite les tournadjis (gardiens des cigognes), les chahindjis (fauconniers), les tchakirdjis (chasseurs au vautour), les doghandjis (chasseurs au gerfaut), et les atmadjadjis (chasseurs à l'épervier). Depuis que les Sultans ont renoncé au plaisir de la chasse, les chefs de ces divers corps n'avaient plus que des titres sans fonctions, mais ils faisaient encore partie de l’état-major général des janissaires, lors de l'anéantissement de cette milice en 1826.
Lorsque Baïezid rendit la liberté au comte de Nevers, il lui dit avec fierté : « Je te remets ton serment de ne plus porter les armes contre moi, car tu ne peux m'être plus agréable, qu'en m'opposant toutes les forces de la chrétienté, et en me préparant ainsi de nouveaux triomphes. »
Sultan-Baïezid, après la défaite des chrétiens sous les murs de Nicopolis, fait une irruption en Styrie et en Hongrie, s'empare de quelques places fortes, soumet les Valaques et oblige l'empereur Jean Paléologue à payer un tribut annuel de dix mille écus d'or, et à laisser bâtir dans la capitale un djami [mosquée] et un mehkème (cour de justice), auxquels seraient attachés un imam (prêtre), et un kadi (juge).
Satisfait d'avoir établi l'islamisme au milieu des chrétiens d'Orient, le Sultan poursuit le cours de ses conquêtes. Kanghri, ancienne résidence des rois de Paphlagonie ; Diwrighi, bâtie par Pompée, sous le nom de Nicopolis ; Dèrendè (probablement l'ancienne Taphrace) ; Behesni, près de Mer'asch (l'ancienne Mariscum) ; Malatia (jadis Mytilène), patrie du Cid des Arabes, le brave Sid-albattal (le maître champion) ; enfin la forteresse de Koumakh, non loin de l'Euphrate, se rendent à Timourtach, tandis que Baïezid-Ildirim, tombant comme la foudre sur la Grèce, s'emparait des villes d'Yeni-chèhir (Larisse), Tirhala (l'ancienne Tricca), Domenika ou Deumenèk (autrefois Domacia), Badradjik (Hynata), Pharsale, si fameuse par la bataille entre César et Pompée, Zeïtoun (Lamia), etc. etc.
L’arbre de la fortune du sultan, comme le dit un écrivain grec, rompait sous les fruits qui mûrissait chaque jour au chant varié des oiseaux. Après tant de triomphes, retiré à Brousse, où il s'était entouré d'esclaves des deux sexes, d'une rare beauté, il s'abandonnait sans crainte à de coupables voluptés, lorsque tout à coup un message du terrible Timour-Leng, arrache Baiezid à son oisiveté ; il n'y répond que par des paroles de mépris, repasse en Europe, et va mettre une seconde fois le siège devant Constantinople. Heureusement pour l'empereur grec, le Sultan en abandonne le siège à la réception de la nouvelle de la prise de Siwas [Sivas] par le conquérant tatare. Les récits les plus effrayants de la cruauté de Timour-Leng circulaient dans l'armée ottomane : à Sebzewar, il avait, disait-on, fait élever des tours vivantes avec les corps des habitants révoltés ; deux mille hommes placés les uns sur les autres, en guise de pierres de taille, avaient été cimentés avec de la terre glaise et de la chaux. A Siwas, les cavaliers arméniens avaient été jetés dix à dix, et la tête attachée entre les jambes, dans de larges fosses, que l'on recouvrait d'une planche chargée de terre. Les vieillards, les femmes, les enfants même n'avaient pas été épargnés, et l’un des fils de Baïezid, Erthogroul, avait eu la tête tranchée, après avoir été traîné ignominieusement, pendant plusieurs jours, à la suite de l'impitoyable vainqueur.
[Défaite d’Ankara face à Timour Lang]
Sultan-Baïezid, fier de ses victoires précédentes, et brûlant de venger la mort de son fils, va au-devant de Timour-Leng, et l'atteint dans la plaine arrosée par la rivière de Tchibouk-Abad, près d'Angora (Angouri, Ancyre) [Ankara]. Quatre fils du souverain tatare, et cinq fils du monarque ottoman commandaient dans les armées de leurs pères. Le combat entre les deux plus grands conquérants de l'époque, commença à six heures du matin et ne finit qu'à la nuit. Baïezid y fit des prodiges de valeur ; abandonné par les troupes d'Aïdin, qui reconnurent leur prince dans les rangs de Timour-Leng, et furent suivies par celles de Saroukhan, de Mentèche, de Kermian et par les auxiliaires tatares, le courageux Sultan à la tête de ses dix mille janissaires repoussa pendant toute la journée les attaques de l'ennemi et ce ne fut que lorsque ces braves guerriers furent presque tous tombés de fatigue ou sous le fer des Tatares, que Baïezid put se résoudre à fuir. Mais une chute de son cheval l'ayant arrêté dans sa course, il fut fait prisonnier par un descendant du fameux Djenghiz-Khan, le 19 zilhidjè 804 (20 juillet 1402). Des cinq fils du Sultan, présents à la bataille, Mouça [Musa] partagea la captivité de son père, Suleïman, Muhammed [Mehmet] et Iça [Isa], parvinrent à s'échapper; et Moustapha [Mustafa] disparut pendant le combat, sans qu'on pût jamais savoir ce qu'il était devenu. Cette circonstance lui fit donner, par les historiens ottomans, l’épithète de Nabèdid (perdu, égaré).
Baïezid amené devant son vainqueur, en fut accueilli avec tous les égards dus au courage malheureux. Timour-Leng le voyant accablé de fatigue et couvert de sang et de poussière, le fit asseoir auprès de lui, l'assura qu'il n'avait rien à craindre pour sa vie, et lui donna pour prison trois tentes magnifiques; mais lorsque des tentatives d'évasion eurent irrité le prince tatare, il usa de rigueur envers son prisonnier, et on le tenait enchaîné pendant la nuit. Toutefois, en dépit de l'assertion de quelques historiens chrétiens, jamais le fils de Murad ne fut enfermé dans une cage de fer ; cette fable est complètement détruite par l'examen attentif des anciens chroniqueurs ottomans, des auteurs orientaux qui ont raconté les guerres de Timour, et même des écrivains européens et byzantins de l'époque. Comme la vue des Tatares, ses vainqueurs, irritait la colère du fougueux Baïezid, Timour le fit voyager dans une litière dont les fenêtres étaient grillées, et qu'on appelle kafess (*). Ce mot qui, dans l'Orient, signifie cage, a donne lieu, par une fausse interprétation, au conte de la fameuse cage de fer. La plupart des historiens musulmans rapportent diverses circonstances curieuses de la première entrevue des monarques tatare et ottoman. Nous les raconterons, quoique l'authenticité n'en soit pas bien prouvée; mais ces défaits pourront servir à faire connaître le genre d'esprit et de philosophie des princes asiatiques de l'époque. Timour-Leng ayant invité Baïezid à diner, le premier plat que l'on servit fut du ioghourt, sorte de lait aigre et caillé, très-estimé en Asie.
(*) C'est dans de semblables litières que voyagent les Sultanes. Kafess désigne encore l'appartement des femmes, dont les fenêtres sont grillées ; et même le quartier qu'occupaient les princes ottomans dans le serail,
A cet aspect, le Sultan parut interdit. Interrogé par le monarque tatare sur le sujet de son trouble : "Chose étrange ! répondit Baïezid, ce mets me rappelle une parole d'Ahmed-Djèiaïr ; un jour, ce prince me dit : « Tu verras de fort près Timour, tu dîneras avec lui, et le premier plat que l'on servira sera du ioghourt. Cet événement, qui justifie sa prédiction, m'agite et me trouble.–Ahmed-Djèlaïr, répondit ironiquement Timour, est un prince d'une haute sagesse, et je lui dois une vive reconnaissance, car s'il n'était pas demeuré auprès de toi, tu ne serais pas ici. » En effet, Ahmed-Djèlaïr, prince de Baghdad et de l’Irak, était la cause principale du désastre qui venait de frapper la maison ottomane. Dépouillé de ses États par Timour, il avait cherché un asile chez Baïezid, qui, malgré les sollicitations du Tatare, n'avait jamais voulu violer les lois de l'hospitalité en lui livrant le fugitif. Ce refus généreux était un des plus grands griefs de Timour-Leng contre le Sultan ottoman, et avait puissamment contribué à allumer la guerre entre eux. « Nous devons l'un et l'autre, continua Timour, une reconnaissance toute particulière à Dieu pour les empires qu'il nous a confiés. Pourquoi ? demanda Baïezid. Pour les avoir donnés à un boiteux tel que moi, et à un goutteux comme toi, répliqua le prince tatare et cela prouve combien la domination du monde est peu de chose aux yeux d'Allah ! »
Le malheureux Baïezid, obligé de suivre son vainqueur dans le cours de ses conquêtes fut attaqué d'une profonde mélancolie et mourut le 14 chaaban, 805 (9 mars 1403), un an après la bataille d'Angora.
Timour-Leng permit au prince Mouça, fils du souverain ottoman, de transporter le corps de son père à Brousse, où il fut déposé auprès de Murad Ier, dans le turbè de Tchekirguè.
Sultan-Baïezid-Ildirim, dont la brillante carrière fut tout à coup arrêtée par une grande catastrophe, était doué d'une âme intrépide, et d'une activité prodigieuse. Les historiens ottomans, ne sachant comment louer la promptitude avec laquelle il rassemblait ses troupes, dévorait les distances, et surprenait l'ennemi, faisant le parallèle de la vitesse assez connue des Tatares avec celle de ce prince, les comparent à des limaçons qui se trainent lentement, et le peignent d'un seul mot par le surnom d’Ildirim (le foudre). Très secret dans ses desseins ii ne les communiquait à personne, savait saisir le moment favorable, et paraissant tout à coup en Europe, lorsqu'on le croyait le plus occupé en Asie, il tint pendant quatorze ans les deux continents en haleine. Quoique sujet à la colère, il était naturellement juste, et le premier mouvement violent, bientôt calmé, faisait place à la clémence. Son histoire est un des exemples mémorables des caprices de la fortune qui semble se plaire à élever, de loin en loin, des colosses de gloire à l'apogée des grandeurs humaines, afin que leur chute soit plus inattendue et plus retentissante.