A partir de 1905, les Jeunes Turcs, partisans de réformes et opposants au sultan Abdühamid II qu'il avait réussi à neutraliser, s'organisent et s'associent avec d'autres groupes.
Dans les années 1906-1907, des révoltes éclatent contre l'impôt et les abus de l'administration, des casernes se mutinent.
Les Jeunes-Turcs ne veulent plus seulement peser sur la vie politique, ils veulent prendre le pouvoir et cherchent des alliés.
Oubliant leur divisions, le Comité Union et Progrès (appelé, dans la plaquette, Comité Ottoman d'Union et et de Progrès) et tous les partis d'opposition (arméniens plutôt socialistes, conservateurs du prince Sabahaddin etc) se réunissent à Paris en décembre 1907.
Dans cette plaquette publiée à la suite de ce congrès, les griefs contre Abdul-Hamid sont nombreux : la dictature, la division des peuples de l'empire, l'alourdissement des impôts, les mauvaises conditions de vie des soldats, la censure, la répression policière, les massacres dont celui des Arméniens, une politique extérieure qui a conduit à des pertes territoriales etc.
On ne demande plus seulement le renvoi des ministres, on demande l'abdication du sultan et l'instauration d'un régime représentatif avec un parlement.
Les opposants lancent un appel à l'unité : les différentes minorités doivent s'opposer au tyran et non se tourner les unes contre les autres comme en Macédoine.
A noter que la plaquette est en Français, la langue de la culture en ce début de XXe siècle. Ell fut imprimée à Genève, sur les presses du journal arménien Droschak.
Source :
François Georgeon, Abdülhamid II (1876-1909). Le crépuscule de l'Empire ottoman, CNRS éditions, 2017
Déclaration du Congrès des Partis d'opposition de l'Empire Ottoman (Décembre 1907) avec un Extrait des résolutions. Paris, 1908, 20 pages, 11,5 x 15,5 cm
Texte intégral
Déclaration du Congrès des Partis d'opposition de l'Empire Ottoman
Le Congrès des partis d'opposition qui agissent en Turquie, réuni du 27 au 29 décembre, déclare obtenir la solidarité de tous les peuples de l'Empire ottoman qui souffrent en commun du régime despotique impose au pays et rendu exécrable aux yeux du monde entier par les crimes monstrueux du souverain actuel Abdul-Hamid II.
Ce règne de trente ans a été désastreux, non seulement, comme on le pense à tort, pour les peuples chré-
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tiens que le Sultan persécutait et massacrait dans son propre intérêt, mais aussi pour les Musulmans eux-mêmes ruines, asservis, déportés, assassinés, enfin, accusés injustement dans l'opinion des peuples civilisés qui les a pu croire responsables des attentats contre l'humanité, commis par le souverain et les malfaiteurs qui l'entourent. Successivement toutes les nations de l'Empire ont été victimes de la folie criminelle d'Abdul-Hamid; successivement il les a lancées les unes contre les autres, provoquant et entretenant des haines artificielles entre les races et les religions: Turcs, Arméniens, Grecs, Bulgares, Albanais, Valaques, Arabes, Israélites, Druses, Kurdes ont connu la persécution, l'exil, la déportation et le massacre ; et les massacres arméniens, couronnant tous ses forfaits passés, ont valu a leur auteur, qui continue encore son oeuvre crimi-
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nelle en Arabie, les noms de Grand Assassin et de Sultan Rouge.
En dehors de ces crimes, Abdul-Hamid a poursuivi une politique de destruction lente, qui anéantit progressivement toutes les forces vives de la Turquie. Par lui, toute vie intellectuelle, économique et sociale a été paralysée.
Il redoute l'instruction et la culture qui forment les consciences réfléchies et les raisons libres, aussi a-t-il - autant qu'il le pouvait - entravé l'instruction publique et enlevé à des peuples avides de savoir les moyens de s'instruire. Il a fermé les écoles, emprisonne les professeurs, exilé les élèves, et dans les établissements qu'íl laissait subsister, diminué l'enseignement par les excès d'une censure sans précédent.
En même temps, la presse est entièrement esclave; il ne lui est permis
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de divulguer que les nouvelles autorisées ou inventées par les censeurs, et ainsi l'Empire turc, par la volonté de son maître, est comme entouré d'une muraille d'ignorance et de mensonge.
Non seulement il s'est opposé au développement intellectuel, le plus précieux de tous, mais encore Abdul-Hamid a empêché d'assurer dans la servitude le bien-être matériel de ces peuples. Dans ce domaine encore, c'est la ruine, la misère et la famine. Les impôts injustes perçus dans les provinces par des fonctionnaires malhonnêtes et rapaces ne servent point à construire des routes ou des canaux, mais a alimenter les caisses du Palais, à nourrir grassement aux dépens des travailleurs, la clique d'Yldiz, à payer ses espions et, à l'étranger, des journaux serviles qui trompent l'Europe sur l'état réel de la Turquie et célè-
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brent les louanges d’Abdul-Hamid, le plus grand ennemi de son pays.
L’interdiction de circuler et le refus systématique des passeports rendent impossible toute activité commerciale. Les charges fiscales, l'insécurité des campagnes, l'accaparement des graines, l'usure, le manque de moyens de communication ont ruiné l'agriculture. Les régions les plus favorisées par la nature et qui furent autrefois les greniers du monde sont aujourd'hui désertes. Les richesses minières et forestières restent inexploitées et les concessions distribuées aux financiers cosmopolites qui se sont abattus sur l’Empire, ne profitent pas au bien général, mais aux intérêts particuliers de quelques hommes de proie.
Aussi, c'est par milliers que, de toutes les parties de l'Empire, les habitants de toute race et de toute religion quittent la terre où ils étaient nés et
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vont chercher ailleurs, en Europe ou en Amérique, un peu de liberté, de sécurité et des moyens d'existence. L'émigration et la famine continuent l'oeuvre de massacre et dépeuplent aussi sûrement le pays.
Au point de vue extérieur, la détresse de la Turquie n'est pas moins lamentable. Par sa diplomatie personnelle, Abdul-Hamid a entièrement discrédité l'Empire ottoman. ll lui a aliéné les sympathies des Puissances libérales qui, lors du traité de Paris et du traité de Berlin, avaient évité au l'Empire un démembrement total, en échange de réformes qui, exécutées à temps, auraient assuré la renaissance et la prospérité du pays. Au contraire, par la non-application de réformes solennellement et tant de fois promises, le Souverain actuel a provoqué, parmi ses sujets qui en étaient frustrés, de légitimes mouvements de révolte et,
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de la part des Puissances européennes, de nombreuses interventions autorisées par sa constante mauvaise foi.
Cette politique néfaste a amené la diminution territoriale de l'Empire : si elle continue encore quelque temps, d'autres régions, Albanie, Macédoine, Arabie, Arménie. seront dans un bref délai infailliblement séparées de l'Empire en état de désagrégation complète, au profit de Puissances qui recherchent soit un agrandissement de territoire, soit des domaines de colonisation, soit des avantages financiers.
Jusqu'ici les mouvements révolutionnaires provoqués par cet état de choses étaient distincts; aujourd'hui l'action commune des Musulmans et des Chrétiens, en maint endroit, a prouvé que toutes les populations de l'Empire étaient enfin lasses de souffrir et comprenaient que leur Souverain les conduisait aux abîmes. Au-
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jourd'hui, quiconque est capable de réfléchir à la notion très claire qu'un changement immédiat dans le gouvernement de la Turquie peut seul empêcher la catastrophe finale et la dislocation de l'Empire : il faut renverser au plus vite et par tous les moyens possibles un régime qui a causé tant de désastres.
C'est pourquoi nous demandons :
1° L'Abdication du Sultan Abdul-Hamid ;
2° Le changement radical du régime actuel ;
3° L'institution d'un régime représentatif (Parlement).
La disparition de celui qui est l'auteur principal de toutes les calamités présentes est la condition première de toute amélioration. Avec lui doit disparaître également le système de despotisme administratif et politique, de
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terreur policière et de mauvaise foi diplomatique, et ensuite sera institué un régime représentatif par lequel tous les peuples de l'Empire, avec des devoirs et des droits égaux, exprimeront leurs besoins et leurs volontés, et qui assurera à tous, dans un accord pacifique, la justice et la liberté.
Tel est le but unanime de ce Congrès conforme à la volonté de tous les peuples de notre pays, fils d'une même terre qu'ils cultivent et qui souffrent d'une même souffrance, décidés à conquérir par une action solidaire leur part de bonheur et de liberté.
Nous nous unissons pour une lutte commune, tout en respectant l'autonomie de chaque organisation ; nous nous unissons sincèrement, fraternellement, et avant de commencer la bataille, nous nous engageons à ne pas faiblir et nous déclarons au Sultan que nous ne déposerons pas les armes
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avant d'avoir amené pour la Turquie l'évènement d'une ère nouvelle.
Nous faisons appel à tous pour nous seconder dans cette rude et glorieuse entreprise qui demandera des énergies non défaillantes et de lourds sacrifices.
Nous faisons appel à tous, aux hommes de science et de pensée a qui toute recherche indépendante est interdite, aux travailleurs des champs et des villes privés de la terre et du pain, accablés d'impôts illégaux, torturés et spoliés par les agents du fisc, aux commerçants qui ne peuvent pratiquer leur commerce en toute sécurité et liberté, aux soldats non payé non habillés, non nourris et que le Maître oblige à marcher contre leurs compatriotes ; en un mot, à toutes les nations de l'Empire écrasées par une abominable oppression. Que tous s'associent à cette lutte sacrée, qu'íls s'inspirent avec nous des idées de liberté, de ré-
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forme et de révolution pour renverser un régime de honte et de tyrannie, par tous les moyens en leur pouvoir. L'expérience de trente ans a trop douloureusement démontre à tous l'insuffisance des moyens pacifiques contre une formidable puissance d'oppression. A toutes les requêtes, à toutes les supplications de ses sujets, le Sultan a toujours répondu par l'emploi de la force, par l'emprisonnement, la déportation et le massacre.
Le Congrès est donc unanime pour reconnaître que tous les groupes d'opposition doivent désormais recourir aux moyens révolutionnaires qui ont donné des résultats encourageants, ainsi que le prouve Faction révolutionnaire en général et l'action récente des groupes mixtes, turcs et arméniens. Dans plusieurs villes des provinces asiatiques, les moyens révolutionnaires sont d'ailleurs imposés et
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justifiés par les violences mêmes du pouvoir; c'est le régime actuel qui, par ses crimes, nous a poussé à la révolution.
Nous nous déclarons donc prêts à mener la lutte en acceptant et en recommandant les mesures suivantes :
1° Résistance armée aux actes du pouvoir ;
2° Résistance non armée par la grève politique et économique ; la grève des fonctionnaires, de la police, etc. ;
8° Refus de l'impôt ;
4° Propagande dans l'armée : les soldats seront invités à ne marcher ni contre la population, ni contre les révolutionnaires ;
5° Insurrection générale ;
6° D'autres moyens d'action imposés par les circonstances.
Le régime hamidien périra dans un avenir prochain si tous ceux qui souffrent par lui ont, comme nous l'avons,
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la ferme volonté de l'abattre. C'est une muraille croulante qu'il suffira de pousser d'un coup d'épaule pour faire entrer à flots, dans l'Empire délivré, la sainte lumière de la liberté et de la justice.
Vive la solidarité des nations jusqu'ici désunies !
Vive l'union des forces révolutionnaires !
Comité Ottoman d'Union et de Progrès.
Organes officiels : Chourraï-Ummel et Mechveret.
Fédération Révolutionnaire Armènienne.-
Daschnaktzoutioun.
Organe officiel : Droschak.
Ligue Ottomane d'Initiative privée de Décentralisation et Constitution.
Organe officiel : Teracqui.
Comité lsraélite d'Egypte.
Organe officiel : La Vara.
Rédaction du "Khilafet".
Organe de propagamle en arabe et turc (Londres).
Rédaction du journal "Arménia".
Organe de propagande (Marseille).
Rédaction du "Razmig".
Organe révolutionnaire (Pays Balkaniques).
Rédaction du "Haïrénik"
Organe révolutionnaire (Amérique).
Comité "Ahdi-Osmani"
(Egypte)
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Extraits des Résolutions du Congrès
Comité permanent mixte.
Le Congrès a décidé de créer un Comité permanent mixte secret composé de représentants des Organisations qui travaillent à l'intérieur de l'Empire. Ce Comite doit réaliser, par l'intermédiaire des partis, les résolutions prises par le Congrès. Il aura un règlement intérieur. Un secret: absolu doit être gardé sur tout ce qui concerne son organisation et son action. La violation de ce secret engagera gravement la responsabilité personnelle des coupables.
Appel à la Solidarité révolutionnaire.
Le Congrès des partis d'opposition et d'action de l'Empire ottoman, inspiré profondément de l'idée de solidarité dans la lutte, constatant :
a) Les efforts infinis et multiples que fait, pour séparer et pousser les uns contre les autres les groupes d'action et d'opposition, le gouvernement du Sultan, qui voit dans oette
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politique de division le meilleur moyen pour sauvegarder sa propre existence ;
b) Les grands malheurs qui résultent de cette animosité des nations les unes contre les autres et surtout des conflits entre les groupes révolutionnaires, par exemple entre lee groupes grecs et bulgares en Macédoine et
du fait que souvent les bandes, au lieu de diriger leur action contre le gouvernement, luttent entre elles ou même contre la population paisible:
Fait appel à tous les groupements d'action pour mettre fin à cette lutte fratricide, si cette tactique antirévolutionnaire et, conformément aux principes de solidarité, les invite à unir leurs forces contre la tyrannie, source principale des maux dont souffre le pays.
Hommage aux Martyrs de la cause.
Le Congrès des partis d'action et d'opposition de l'Empire ottoman, réuni en Europe, dans sa dernière séance plénière, est décidé unanimement d'exprimer sa profonde sympathie :
l° Aux personnels politiques;
2° Aux exilés et déportés politiques qui ont tous lutté pour l'idée contre un régime tyrannique.
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Les membres du Congrès se sont levés pour rendre hommage aux vaillants qui sont tombés sur le champ de bataille au nom de la liberté du peuple et qui par leur oeuvre et par leur exemple. animeront d'un même courage leurs successeurs dans cette lutte douloureuse pour la liberté et la justice.
Contre les Traîtres.
Le Congrès sur la proposition du Bureau d'organisation, a décidé de châtier sévèrement, après enquête et preuves acquises, les personnes qui trahiraient et se vendraient au gouvernement. Les organisations seront chargées de l'exécution des sentences.
La Littérature révolutionnaire.
Le Congrès pour donner une forte impulsion à la propagande antigouvernementale et révolutionnaire dans le pays décide de publier une série de brochures en langues turque, arménienne, grecque, bulgare, albanaise, arabe et kurde pour les répandre par les soins des organisations intérieures dans toutes les couches de la population.
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Il a été décidé particulièrement d'adresser des appels :
Aux Paysans;
A l'Armée;
Aux intellectuels;
Aux divers Clergés;
Aux Fonctionnaires.
Afin de faire comprendre à tous les éléments, même les plus éloignés jusqu'ici de toute participation à la vie politique, qu'ils doivent s'unir et se révolter contre le gouvernement leur ennemi commun.