Récit épistolaire du voyage d'Elisabeth Craven, une comtesse anglaise, dont une partie se déroula en Turquie à la fin du XVIIIe siècle .

Lady Elisabeth Craven (1750-1828), une brève biographie

Fille du comte de Berkeley, elle épousa en 1767 le comte de Craven avec qui elle eut six enfants. Ils se séparèrent en 1780. Fuyant les médisances, elle voyagea en  France, en Italie, en Autriche, en Pologne, en Russie, en Turquie et en Grèce. Elle épousa, en 1792, Christian Frederick Charles Alexander, Margrave de Brandebourg, Anspach, Bareith, duc de Prusse et comte de Sayn qu'elle avait rencontré lors de ses voyages. Le couple s'installa en Angleterre où il vécut.

Elle était aussi une femme de lettre et l'auteur de pièces de théâtre, d'un conte, de mémoires publiées après sa mort, et d'un récit de voyage.

Description du "Voyage"

Voyage de Milady Craven à Constantinople, par la Crimée, en 1786. Traduit de l’anglois, par M. D***. A Paris, chez Durand, 1789.

In-8 (19 x 12cm),  2 feuillets non chiffrés (faux-titre et titre), 306 pages, 1 feuillet non chiffré (privilège), reliure début XIXe siècle, demi-basane verte.

Première édition française, parue l’année de l’édition originale anglaise. Cette édition est décrite dans les bibliographies avec six planches et une carte (Bibliothèque de feu M. Ch. Chadenat… 1re-17e partie : ouvrages précieux sur l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, géographie, voyages. - Paris : L. Giraud-Badin, 1942-1954., 3180) ou sans comme pour notre exemplaire (Carlos Hage-Chahine, Levant éléments pour une bibliographie, Guide du livre orientaliste, Paris (1996), 1133).

Le récit se présente sous forme de lettres datées 1786, envoyées au Margrave qu'elle épouse en 1792.

Nous reproduisons ici la partie du voyage concernant les îles grecques, la Turquie (surtout Istanbul, du 20 avril au 6 Mai, puis, Bursa, Izmir et Istanbul, du 7 juin au 8 juillet 1786),  la Valachie (dans l'actuelle Roumanie) et la Hongrie, fin du périple le 30 août 1786.

Son voyage tient plus du tourisme aristocratique (Voir Llinares Sylviane, « Voyage par mer et tourisme aristocratique au XVIIIe siècle », Histoire, économie & société, 2/2009 (28e année), p. 15-35, http://www.cairn.info/revue-histoire-economie-et-societe-2009-2-page-15.htm) avec visites chez des amis européens, comme le comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur français à Constantinople ou le prince de Valachie, que de la découverte et de l'exploration. Ses descriptions sont parfois assez superficielles et ses jugements caricaturaux, parfaitement conformes à ce que l'on attend d'un membre de la noblesse, et même méprisants.

Mais son récit n'est pas exempt d'informations, en particulier sur les routes, surtout maritimes qu'elle emprunta, sur la ville d'Istanbul dont elle apprécie le site, sur certains habitudes des habitants, le café, la vie des étrangers, diplomates ou non, et de leurs familles. Elle obtient l'autorisation de visiter des mosquées, mais n'en donne aucune description.

C'est l'une des rares femmes à voyager au XVIIIe siècle, ce qui lui permet de visiter un harem, des bains, d'approcher d'autres femmes, grecques ou turques, et de témoigner de leur condition.

Elle voyagea aussi dans les îles grecques et va à Athènes dont elle décrivit l'organisation et les monuments. Elle passa par Izmir, Bursa avant de revenir à Istanbul et de repartir vers Vienne, en traversant la Valachie et en faisant étape à Bucarest.

Texte

(Page 183)

Lettre XLV. 

Du Palais de France, à Péra, 20 Avril 1786. 

Je suis, arrivée heureusement ; je me hâte de vous informer de la manière dont j'ai fait mon voyage. Je partis le 13 à cinq heures du matin. M. de Wynowicht  me conduisit hors du port dans une petite frégate, & il prit ensuite congé de moi. Je le remerciai de ses attentions, & je lui souhaitai une occasion favorable où il pût se distinguer sur mer, car c'est l'objet de tous ses vœux. Il nous fit saluer de quelques coups de canon, & nous mîmes à la voile avec un bon vent. 

Après deux jours de navigation, le tems devint calme, & nous restâmes dans cet état trois jours & trois nuits ; enfin un vent accompagné de pluie nous poussa de côté. La pluie nous empêchoit quelquefois de voir les côtes de Turquie, & nous fûmes vingt-quatre heures sans appercevoir l'entrée du canal. Le septième jour, notre Pilote Grec, le seul à bord du vaisseau qui eût été à Constantinople, s'enivra au point de ne pouvoir parler, encore moins de gouverner le vaisseau. Les Officiers alarmés tinrent conseil avec tout l'équipage. J'avois par hasard une carte de la mer Noire, & de l'entrée du canal ; ce fut notre seul guide. Pour moi, je m'habillai comme si j'allois monter à cheval, & une boîte d'une main, un parapluie de l'autre, je dis au Capitaine que j'étois décidé à me jetter dans la chaloupe, & à aborder au rivage Turc, plutôt que de perdre de vue le canal ou d'y entrer sans être sûre si  nous étions à droite. 

Sur la côte d'Europe est un vaste rocher que l'on peut prendre pour l'entrée de Bosphore, si une carte ou un Pilote ne vous en garantissent, & contre lequel vont se briser, tous les ans, quelques centaines de bateaux Turcs. 

Les Passagers & les Officiers resterent toute la matinée sur le pont pour découvrir le rivage. Nous avions fait plus de quatre-vingt-dix lieues à gauche, toujours à la vue de la terre, & nous en étions redevables aux courans qui, pendant nos trois jours de calme, avoient entraîné notre vaisseau. — Je restai entre les ponts jusqu'à ce que le Capitaine me dit de venir voir un village, une église ou quelque chose de semblable. C'étoit un minaret Turc, & quelques momens après, nous découvrîmes ce rocher effrayant & fameux par tant de naufrages. Comme les Turcs le laissent à gauche en sortant du canal, peut-être oublient-ils qu'ils doivent palier à droite pour y entrer. Ne ressembleroient-ils pas à un Irlandois de ma connoissance qui, allant rendre visite en voiture à quelqu'un qui demeuroit sur une montagne très-escarpée, ne pouvoit comprendre que pour revenir chez lui, il falloit qu'il descendît la montagne ; il prétendoit que le chemin étant le même, il devoit encore monter, puisqu'il étoit monté en venant. 

Je reviens à mon voyage. Jugez de ma satisfaction, lorsqu'à six heures du soir mon vaisseau fut à l'ancre, & que je me vis échappée à tous les dangers de la mer Noire, & sur-tout à ceux que nous avions courus pour entrer dans le canal. J'avois pris tant d'oiseaux sur le vaisseau, entr'autres un petit héron blanc, que mon cabinet ressembloit à une volière. Nous soupâmes à bord, très-gaiement, & je me reposai quelques heures. Le lendemain nous nous mîmes dans un bateau long, & nous allâmes à la maison de M. Bukalow, à Bouyukdere [Büyükdere], mais il étoit à Péra, où nous nous fîmes conduire dans un autre bateau Turc. 

Lisez dans l'Histoire de M. Gibbon la description qu'il fait de l'admirable situation de Constantinople. Je ne pourrois que retracer foiblement son tableau sublime & majestueux. Je ne crois pas qu'il y ait de paysage plus imposant & plus varié que celui qu'offrent à l'œil les bords de ce fameux détroit. — Des rochers, de la verdure, d'anciens châteaux bâtis par les Génois sur le sommet des collines, des kiosks modernes, des minarets, de hauts platanes au milieu des vallées, des prairies, une foule de peuple & de bateaux sur ces bords enchanteurs, & sur-tout rien qui ressemble à un jardin François. 

Les Turcs ont tant de respect pour les beautés de la Nature que, s'ils bâtissent un maison dans un endroit où est un arbre, ils laissent une ouverture suffisante pour cet arbre qu'ils regardent comme le plus bel ornement du toit de leur maison. Comparez, en effet, une cheminée à un beau feuillage, & dites-moi s'ils ont tort ou raison.  — La côte est si sûre que l'on voit dans chaque baie, une grande flotte de vaisseaux Turcs, dont les mâts font mêlés avec les arbres. C'est un coup-d'œil frappant. 

Jugez de la surprise de M. de Bulakow, lorsqu'en ouvrant les lettres que je lui présentois, il vit mon nom. A peine avoit-il le tems de m'offrir ses services, qu'il arriva un domestique de M. de Choiseul-Gouffier, qui venoit me réclamer de la part de son maître. M. de Ségur, Ambassadeur à Pétersbourg, l'avoit prévenu depuis trois semaines de mon arrivée. J'avoue que, d'après les renseignemens que l'on m'avoit donnés sur son caractere, je fus charmée qu'il se fût fait un devoir de me réclamer. — Maintenant que je le connois personnellement, je suis enchantée de pouvoir profiter de sa conversation & de sa compagnie, car il est rempli de talens & de politesse. Adieu. ... Je suis brûlée du soleil, fatiguée, mais sur-tout ravie d'être ici, & de pouvoir me donner l'honorable nom de votre affectionnée Sœur, &c. 

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