L'essai d'Albert Fua, "Abdulhamid II et Mourad V, le masque de fer", publié en France en 1910, est une charge contre le sultan Abdul-Hamid II qui évinça son frère Murat V en 1876 et qui, en 1909, devenu très impopulaire, dut abdiquer, ainsi qu'une critique du Comité Union et Progrès qui vient d'accéder au pouvoir.
Albert Fua, ancien collaborateur du Mechveret, Rédacteur en chef de l’Indépendant, Abdul-Hamid II et Mourad V, masque de fer : pages d'histoire, Paris, A. Michalon, 1910, in-12, 76 p.
Une partie parut dans le journal L'Humanité nouvelle en 1899 (source : introduction de l'auteur).
Ce petit ouvrage est un retour sur le règne du sultan Abdülhamid II et la manière dont il a traité son frère. C'est une charge très violente contre lui. En 1910, les Jeunes-Turcs du Comité Union et progrès sont alors au pouvoir et une contre-révolution vient d'être évitée.
Mehmet V a succédé à Abdul-Hamid II qui a été forcé d'abdiquer.
Fua compare le sort de Murat V, le frère du sultan déchu qui ne régna que quelques mois en 1876 et que son successeur tint enfermé pendant des années, à celui du légendaire Masque de fer, frère supposé de Louis XIV.
Il fait l'éloge de Murat V, le sultan le plus libéral selon lui, que les intrigues d'Abdul-Hamid, appuyé par la Russie, ont finalement écarté du pouvoir. Il décrit le harcèlement dont lui et sa famille furent victimes.
Il critique la politique étrangère du sultan, les défaites, la répression parfois violente de l'opposition dont Albert Fua donne des exemples. Pour lui, Murat V n'est pas fou, mais c'est ainsi qu'Abduhamid a voulu le montrer pour le neutraliser.
La tentative de coup d'état par Ali-Suavi qui, en 1878, voulait remettre Murat sur le trône, fit empirer ses conditions de détention et accentua son isolement.
Texte intégral
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Préface
L’étude qu'on va lire a paru, il y a dix ans, dans une revue de Paris (1) et si, depuis la Révolution de Juillet 1908 et l'abolition de la censure en Turquie, l'auteur ne s'est pas préoccupé de la rééditer pour le grand public ottoman, c'est par convenance pour cette fraction des Jeunes Turcs actuellement au pouvoir qui avait, après l'octroi de la Constitution, résolu de ménager, dans l'avenir, les susceptibilités d'Abdul Hamid. Un mot d'ordre courait à Constantinople dans tous les bureaux de rédaction ne plus attaquer le Sultan, oublier son passé, respecter en sa personne sa double qualité de Sultan et de Khalife (2) ; l'exalter, à l'occasion, afin de lui rendre, progressivement, le prestige et l'autorité que cette même fraction de Jeunes Turcs n'avait pas peu contribué à démolir en Occident et dans le monde islamique, par l'organe du Mechveret. A ce monstre humain, on avait médité de faire une virginité nouvelle ; à ce démon, on avait comploté de donner une figure d'ange. Qui ? Pourquoi ? comment ? dans quelle pensée secrète et pour quels desseins obscurs ? c'est ce que nous avons déjà esquissé, en partie, dans les deux lettres ouvertes que nous avons adressées à Ahmed Riza bey, président de
(1) L’Humanité Nouvelle, 1899
(2) Journal le Tanin, 27 mars 1909
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la Chambre ottomane des députés (1). Que l'on veuille bien s seulement se sou venir de ces visites secrètes ou publiques que l'ancien directeur du Mechveret rendait à Abdul Hamid, où il l'assurait de sa fidélité à sa personne, de ses sentiments de loyalisme, en récompense desquels le chef avéré de la fraction des Jeunes Turcs au pouvoir recevait, comme gage d'un pacte nouveau, ce baiser désormais historique, stigmate indélébile que n'effacera plus le souvenir des services jadis rendus à la cause libérale par celui qui, sur le tard, s'est, on l'ignore, constitué au sein du Comité Union et Progrès le champion du Monstre (2).
(1) Voir le journal L’Indépendant, organe ottoman, publié à Constantinople, sous ma rédaction en chef, numéros du 25 mars et 6 avril 1909, dont les révélations ont provoqué, quelques jours plus tard, la chute et la fuite misérable d'Ahmed Riza bey. Ce qu'on a appelé la contre-révolution du 13 avril 1909 n'a été, en réalité, qu'un mouvement populaire turc non entaché de nationalisme dont les promoteurs, nous en ferons la preuve f ailleurs, n'en voulaient point à la Constitution, ni au Comité Union et Progrès, mais à quelques-uns des membres civils de ce Comité que l'on accusait d'athéisme et dont les procédés dictatoriaux ou l'insolence hautaine avaient exaspéré le sentiment démocratique et religieux qui fait le fond de la race des Osmanlis. Sans doute Abdul-Hamid eut le talent d'exploiter, son profit, le mécontentement général mais, attribuer ce mouvement exclusivement aux intrigues du Sultan déchu, c'est en méconnaître l'essence, au risque de s'exposer encore à de terribles mécomptes dans l'avenir.
(2) Après la Révolution de juillet 1908, en effet, le Comité avait discuté, dans le plus grand secret, la question de savoir s’il fallait ou non maintenir Abdul-Hamid II sur le trône. Les uns réclamaient sa déchéance d'autres demandaient, à l'exclusion du prince Réchad Effendi, qu'on croyait gagné à la cause de l'Union libérale, l'accession de Youssouf Yseddine. Bien que toutes ses sympathies allassent à ce dernier, Ahmed Riza plaida en faveur du maintien d'Abdul-Hamid. Lorsqu'en novembre 1908 je demandai, à lui et au Dr Nazim, les raisons de cette préférence qu'ils firent prévaloir au sein du Comité, voici textuellement la réponse que me fit le Dr Nazim, Ahmed Riza approuvant de la tête : « NOUS AVONS PENSÉ QUE, NOUS DEVANT LA VIE ET SON MAINTIEN AU TRONE, ABDUL-HAMID SERAIT, DANS NOS MAINS, UN INSTRUMENT DOCILE ET OBÉISSANT QUE NOUS POURRIONS MANIER A NOTRE GUISE, TANDIS QUE RÉCHAD EFFENDI (MAHOMET V), VENANT NORMALEMENT AU POUVOIR, NE SE LAISSERAIT PAS METTRE EN TUTELLE PAR NOUS. ». Ces paroles éclairent d'un jour lumineux et confirment les desseins secrets d'Ahmed Riza que j'ai révélés dans ma deuxième lettre ouverte et que je rapporte ici pour mémoire : « Un Sultan, un Grand Vizir et un Conseil d'état pour élaborer les lois seraient une garantie plus sûre pour la tranquillité qu’une chambre des députés. La Constitution, pour moi, est un MOYEN. Comme elle est déjà octroyée, prorogée, mais non abolie, et comme ce moyen est conforme à ma devise de l’ordre, il est LE SEUL MOYEN LEGAL, qui me permette de me dresser contre le régime d’Abdul-Hamid. Mais, lorsque nous l’aurons obtenue, je travaillerai à rétablir l’autorité du Sultan … QUAND JE LE TIENDRAI DANS MA MAIN.
Les lecteurs de l’Indépendant ont conservé le souvenir d'une dépêche du général Chérif Pacha, ancien ambassadeur de Turquie à Stockholm, confirmant en l'aggravant encore, la révélation que je venais de faire :
« AFFIRME MA CONVERSATION AVEC AHMED RIZA BEY QUI M'AVAIT DÉCLARÉ ÊTRE CONTRAIRE RÉGIME CONSTITUTIONNEL, PRÉFÉRANT GOUVERNEMENT AUTOCRATIQUE, TOUS POUVOIRS INVESTIS EN SOUVERAIN SAGE, ÉCLAIRÉ, CONTROLE PAR CONSEIL HAUTS DIGNITAIRES. »
Démasquée, la pensée secrète d'Ahmed Riza indigna le peuple et exaspéra au plus haut point le corps des ulémas. Et c'est en invoquant le maintien de la Constitution à laquelle, durant les trois journées révolutionnaires des 13, 14 et 15 avril, ils jurèrent amour et fidélité, que civils et religieux allèrent demander la démission immédiate du Président de la Chambre et celle de ses amis du Comité que l'on soupçonnait de partager ses conceptions autoritaires et antireligieuses. Si, dans ma deuxième lettre, j'avais publié ce que j'avais encore à dire sur certaines idées d'Ahmed Riza, que j'ai remplacé par une série de points de suspension, le peuple l'eût écharpé vivant, à ce moment-là, et je me félicite que ma discrétion et ma pitié lui aient sauvé la vie. Je dirai ailleurs comment j'en ai été récompensé.
Quoi qu'il en soit, la mainmise qu'il avait rêvé d'opérer sur Abdul-Hamid, Ahmed Riza est en voie de la pratiquer sur son successeur Mahomet V. Il vient, en effet, d'obliger le nouveau Sultan et Kalife à se séparer de ses anciens serviteurs qui avaient partagé trente ans ses souffrances et sa claustration et à subir les services d'un personnel de son choix. Président de la Chambre et, plus tard, simple particulier, Ahmed Riza, par les créatures dont il vient de peupler le palais, tiendra toujours dans sa main le nouveau souverain... si Mahomet V, la nation et l'armée lui en laissent le loisir.
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Aujourd'hui que n'existent plus les scrupules de haute politique à laquelle l'auteur de cette étude ne s'est associé à aucun moment, et que les raisons de sécurité publique se sont dissipées avec la déchéance de celui dont il y avait lieu d'avoir tant à craindre, il n'est pas superflu de rappeler à la nation ottomane qu'une censure sévère a tenu, pendant plus de trente ans, dans l'ignorance des faits, les conditions dans lesquelles Abdul Hamid s'était emparé de la couronne, illégitimement, au détriment de Mourad V.
On lira les ruses, les intrigues auxquelles il s'est livré pour dépouiller son malheureux frère de ses droits et de son trône. Jusqu'à la mort de ce dernier, on peut affirmer que, [8] historiquement, Abdul Hamid a été un sultan illégitime et c'est parce que, mieux que personne, il se savait entaché d'illégitimité qu'il a tenu, pendant plus de vingt-huit ans, le Sultan légitime en charte privée, le soumettant à toutes les rigueurs du carcere duro que Louis XIV, dit-on, avait imposé au Masque de Fer. Pour effacer jusqu'au souvenir
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de son frère de la mémoire des hommes, il fit défense que le nom de Mourad fût donné aux nouveau-nés et, de fait, il n'est pas, dans la dernière génération, un seul Turc de ce nom. On verra comment il s'employa à accréditer la légende que son frère était fou et, de peur qu'un médecin ne pût constater qu'il ne l'était pas, il le laissa sans soins, pendant les nombreuses années qu'il souffrit du diabète, dans une chambre isolée d'un palais en ruines, où n'avaient accès que des espions. Ses enfants même étaient contraints à partager son triste sort et c'est avec la plus grande stupéfaction que, au lendemain de la Révolution du 24 juillet 1908, on apprit qu'un de ses petits-fils, Fuad Effendi, né dans la prison de son père, n'avait jamais fait une sortie au dehors. A 25 ans, lui, prince, fils de Sultan, il n'avait jamais vu un animal vivant et, rendu libre par la Révolution, ses yeux s'écarquillaient d'une surprise insatiable aux spectacles de la ville et à la vie des rues. Mais, ce que la Révolution a révélé de plus lamentable dans l'histoire du malheureux Mourad V, c'est le supplice qu'on infligea à sa dépouille. Un fidèle d'Abdul Hamid, afin de s'assurer de la mort de celui dont la vie hantait les rêves de son maître, lui cassa le tibia et le péronné à coups de marteau et, pour achever celui qu'un miracle aurait pu rendre à la vie, il lui prit la tête et en frappa le parquet à plusieurs reprises.
Les funérailles du Sultan Mourad V se firent à l'insu de tous. On l'enterra dans un coin de cimetière, sans apparat et sans cérémonie, comme un chien.
Mais la justice immanente tenait en réserve les colères et les expiations auxquelles ne sauraient se soustraire les puissants, quelque assurance qu'ils aient prise contre le mauvais sort. Après le calme, la tempête. Un jour, l'ouragan a soufflé sur Yildiz et le maître, surpris par la bourrasque, a penché sa tête superbe et, pâle de terreur, tremblant et gémissant, il a imploré ses justiciers :
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« Je n’ai fait de mal à personne ; pourquoi voulez-vous me tuer ?
« Durant vingt-huit ans, mon frère, Sultan Mourad, qui fut si longtemps malade, a reçu, sur mes ordres, des soins affectueux et médicaux. Il a été nourri de lait d’oiseau (expression turque qui signifie choyé). Jamais il n’a été maltraité. Tout autre Sultan l’eût fait mettre à mort ; pourquoi voulez-vous me tuer.
« J'espère que mon frère Réchad le nouveau Sultan, en fera autant de moi.
« Que l'on ne touche pas à ma vie. Permettez-moi de vivre. Je ferai tout ce que l'on voudra. »
Tout ce que l'on voudra ! lui qui, pendant trente-trois ans, n'a fait que tout ce qu'il a voulu tout le mal qu'il a voulu!
Aujourd'hui, dans une prison trop belle, livré aux méditations que suggère la solitude et l'abandon, il pourra mesurer toute l'étendue du mal que son règne a fait à cet empire qu'il a désagrégé dans tous ses éléments physiques, intellectuels et moraux. Et, parmi ses pensées, ses craintes et ses remords, l'ombre de son frère se dressera devant lui pour 1ui demander, au nom de ses illustres prédécesseurs, le compte de son règne:
« Caïn ! Cain ! qu'as-tu fait du grand et bel Empire que t'ont légué Mahomet II, Selim et Souleiman ?
«Qu'as-tu fait de tes peuples que tu as torturés, massacrés ?
« Qu'as-tu fait de moi ?
« Tu m'as brisé les os du crâne et ma mort a brisé ton sceptre.
«Tu as cassé les os de mon corps et mes vengeurs ont cassé les pieds qui portaient ton trône ensanglanté.
« Caïn ! Caïn ! »
Et Abdul Hamid, livide et tremblant, lui dira, osera lui dire : « Mon frère… grâce… pitié… Pourquoi veut-on me tuer ? [11] Et il ira, persécuté par la hantise de l'assassinat, rôdant dans sa nouvelle demeure, appelant à son secours ses anciens amis « A moi, Izzet à moi, les Melhamé à moi, Ahmed Riza ! » Mais l'écho des quatre murs lui répondra
« Caïn!
« Caïn !
jusqu'au jour de sa mort, qui sera pour la nation ottomane un jour de fête et de délivrance.
A. F.
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Dans le journal Mechveret, dont je fus le collaborateur anonyme de la première heure, j’avais entrepris une campagne en faveur de la libération de Sultan Mourad, ou, tout au moins, de l’atténuation des rigueurs auxquelles l'avait condamné l'usurpateur, son frère. Le lecteur voudra bien me permettre de reproduire ici ici mon premier article, extrait du n° 56 du Mechveret, 15 mai 1898.
Sultan Mourad
Pour perpétuer leur nom dans le souvenir des hommes, l'implacable histoire exige des rois qu'ils aient accompli de grandes choses ou de grands forfaits elle ne demande à leurs victimes que d'avoir souffert.
Le martyre a ce privilège d'illustrer une vie et de l'auréoler d'un prestige pérennial.
Les malheurs de Marie Stuart occuperont l'imagination populaire longtemps encore après que le rogne d'Elisabeth ne sera mentionné que pour mémoire et, si cette prétendue grande reine émerge sur les ruines du temps qui tout emporte, ce sera pour évoquer dans l'éternité le nom d'un bourreau féminin. Elle devra à sa cruauté un avantage que ne lui vaudront point ni la haine secrète que lui voua l'immortel Bacon, ni l'amitié dont on dit que l'honora Shakespeare plus immortel encore.
Son collègue royal Louis XIV, qui n'accomplit rien par lui-même, dont toute la gloire est usurpée des génies qui te donnèrent rendez-vous au xviie siècle sans prévoir que les thuriféraires de cour exploiteraient ce hasard pour rehausser les mérites du pessipesqué [sic] des rois, aura, lui aussi, disparu à jamais du souvenir, que le mystère du masque de fer, sa victime, défrayera longtemps encore l'intérêt des masses pitoyables.
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Plus près d'Elisabeth que de Louis XIV, Abdul-Hamid II, qui n'aura pas à offrir au Tribunal de la postérité, comme excuse de son règne, ni un Corneille, ni un Shakespeare, ni même un flagorneur de cour de l'acabit de Benserade, vivra cependant pour symboliser le mauvais roi, tel Ivan le Terrible le mauvais frère, tel Caïn.
Les Arméniens, les Jeunes-Turcs, les Vieux-Turcs, toutes ses victimes ont déjà exhalé leurs souffrances par tous les organes de la publicité, et les gémissements de ceux qui furent des martyrs remplissent chaque jour les antichambres du palais de la Justice divine.
Infortunés, tous réclament instamment de Dieu la comparution du coupable mais Dieu lui-même imitant l'indifférence des hommes et le silence des rois, parait vouloir rester sourd à tant de souffrances accumulées, à tant de haines entassées jusqu'au pied de son trône, de la terre au ciel !
Qu'attend-il ? Pourquoi prolonge-t-il nos inquiétudes et nos angoisses en prolongeant la vie de ce roi qui sème la mort là ou ce roi eut pour mission de semer la vie !
Que sa justice est lente à venir !
Impassible, Dieu attend.
Il attend l'arrivée d'une autre victime, la venue d'un impérial martyr, la dernière charrette!
C'est alors seulement, quand il aura accompli le périple de ses forfaits, et qu'ayant rempli la mesure, Abdul-Hamid II, répondant à l'appel, se présentera à la barre du tribunal dernier, escorté d'un cortège de squelettes, avec dans une main une tête coupée et de l'autre le cœur tout sanguinolent encore de son frère aîné Sultan Mourad.
Et Dieu donnera la parole au cœur de Mourad, et le cœur de Mourad parlera, disant :
« J'avais un frère,
« Un frère puîné que j'aimais et que j’affectionnais comme un fils. Notre père, Abdul Medjid, le plus libéral, le plus réformateur, le meilleur des rois, nous éleva tous les deux dans un esprit de sagesse, nous recommandant de régner avec bonté sur le plus doux de tous les peuples. Lorsque le Destin m'appela
[14] au trône, précédé par ma réputation née d'une ferme volonté de bien faire, tous mes peuples divers, sans distinction de race ni de religion, applaudirent à mon accession. Jamais, dit-on, l’avènement ne souleva un si unanime enthousiasme et n’éveilla de plus vastes espoirs. Mon pays qui se mourait de consomption lente salua, ce jour là, la délivrance, hélas ! comme le moribond qui renaît à la vie et fait des projets d'avenir quelques instants avant d'exhaler son dernier souffle car mon frère, mettant à profit une maladie passagère que firent naître en moi de terribles événements usurpa ma place et, maître absolu du pouvoir, il s'employa, non au service des nations que tu donnes en garde aux rois, mais à donner libre cours à ses mauvais instincts, lesquels se déchaînèrent avec d'autant plus de calcul et de violence qu'ils avaient été longtemps dissimulés et contenus.
« Le cri de ses forfaits est monté jusqu'à toi.
« Il est un seul crime dont tu as ignoré toute l'étendue parce que, résigné, j'ai souffert sans me plaindre, un mal qu'il ne m'est pas permis de juger tu es le seul maître des choses J'avais un frère, un frère puîné que j'aimais et que j'affectionnais comme un fils.
« Quand je fus guéri de ma courte maladie, non seulement il ne me rendit pas mon trône qu'il détenait provisoirement, mais encore, il fit croire au monde que ma maladie était incurable, que je ne pouvais régner utilement et sans danger pour mes sujets.
« Et l'univers le crut, parce que mon frère est insinuant et captieux et que le monde est crédule et n'écoute que les méchants.
« Pour donner à ses affirmations l'apparence de la vérité, il me tint enfermé dans une chambre murée, à l'abri des regards humains, pendant un nombre d'années que je ne puis dire, mais que j'ai jugé être fort grand aux cheveux tout blancs de ma tête et à ma barbe toute chenue.
« Il espérait que, désolé, me lamentant, épuisé par les tortures morales et physiques auxquelles il me soumettait, je perdrais, à la fin, l'esprit et, chaque jour, il attendait ma folie
[15] pour ouvrir la porte de ma prison aux hommes qui auraient témoigné de ma démence dans tout l'univers.
« Tu m'as laissé, emmuré vivant dans une tombe, vivre et souffrir, car tu voulais savoir jusqu'à quel degré pouvaient atteindre et la résistance d'une victime humaine et les vils sentiments d'un inquisiteur couronné.
« Nulle pitié, ni de mon bourreau, ni de mes sujets restés muets et indifférents devant ce crime, ni de mes cousins, les autres rois de la terre, qui, instruits de l'injustice et de mes malheurs, sanctionnèrent par leur silence intéressé l'usurpation et la cruauté de mon frère.
« Ils ont, eux, les représentants sur la terre de la justice que tu leur as déléguée, assumé une complicité que tu jugeras.
« Mais si ta colère s'abaisse à les punir tous, fais que leurs peuples, qu'ils mêlent sans cesse à leurs querelles personnelle et emploient au service de leurs passions et de leurs haines, ne portent point, eux aussi, la peine de la commune injustice. Les nations ne sont pas responsables des crimes de leurs maitres, elles en sont les premières et les plus intéressantes victimes.
« S'il m'avait été donné de régner, j'eusse exercé tout ce que tu m'aurais donné de puissance et de volonté à faire le bonheur de mon peuple qui a si délibérément abandonné celui qui s'apprêtait à devenir le meilleur des serviteurs
Ainsi parlera le cœur du Sultan Mourad.
Et Dieu, pour la première fois, se repentira d'avoir laissé se perpétuer une injustice !!...
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Un sultan libéral
Lorsque le mardi matin du 30 mai 1876 cent et un coups de canon annoncèrent à Constantinople la déchéance inattendue du Sultan Abdul-Aziz et l’avènement du Sultan Mourad, le premier mouvement de surprise passé, ce fut, dans toute la ville, comme une explosion de joie. Les hommes, dans les rues, se félicitaient, se congratulaient musulmans, chrétiens et juifs s'embrassaient et, gagnés par l'émotion des femmes qui pleuraient de joie, leurs yeux s'humectaient de larmes. On oubliait de vaquer à ses affaires pour aller transmettre la bonne nouvelle à un parent, à un ami et, plus vive que le télégraphe, la rumeur publique eut bientôt fait d'attirer, sur les places et dans les carrefours, des foules en délire de bonheur, qui se dépensaient en manifestations et en réjouissances. Les Musulmans dont on connaît la nature placide et la modération, étonnèrent surtout par une exubérance dont ils n'avaient pas encore habitué les autres peuples, et tons, avec un ensemble et une spontanéité qui n'étaient guère de commande, confirmèrent toute la nuit par des illuminations et par des divertissements leur joie et leurs espérances. La Bourse elle-même, dont on sait la prudente méfiance, salua cet avènement [18] par une haussé de 3 francs sur les valeurs ottomanes fait inouï !
Trois mois plus tard, le 31 août, cent et un coups de canon annoncèrent à Constantinople la déchéance du Sultan Mourad et l'avènement d'Abdul-Hamid. Alors ce fut dans toute la ville, et bientôt dans tout l'Empire, une stupeur générale faite de regrets et d'appréhensions. On s'abordait dans les rues avec circonspection, on se parlait à voix basse tous les visages étaient consternés. Musulmans, chrétiens et juifs se faisaient des compliments de condoléances et confondaient dans la même poignée de mains leurs regrets et leurs craintes. Il semblait que trois mois de bonheur et d'espérances vinssent aboutir à une catastrophe. La Bourse, qui ne pouvait pas ne pas monter, timidement et comme toute honteuse d'aller contre l'opinion et contre ses propres désirs, haussa péniblement de 4 paras. Le soir, seuls les édifices publics illuminèrent. L'Ambassade de Russie, qui s'était abstenue le jour de l'avènement du Sultan Mourad et dont le palais faisait comme un trou noir dans la Ville radieuse de lumière, alluma pour Abdul-Hamid toutes ses rampes, toutes ses fenêtres, jusqu'au toit.
A quels instincts les peuples ottomans obéissaient-ils en faisant un accueil si différent aux deux fils d'Abdul-Médjid ? Pourquoi cette inégalité de traitement et que s'était-il passé pendant les trois mois de règne du Sultan Mourad qui justifiât contre le nouveau souverain les craintes et les pressentiments qu'Abdul-Hamid, hélas c'a que trop légitimés depuis vingt-deux ans !
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Le règne du Sultan Aziz avait été à peu près stérile dans l'ordre des réformes dont l'ère fut inaugurée si brillamment par Sultan Médjid. Le parti libéral, qui avait pour
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chef incontesté Midhat Pacha, ne voyait pas sans crainte la Turquie, retombant dans les errements du passé, perdre un à un tous les bienfaits qu'elle avait acquis sous Abdul-Médjid et compromise dans l'avenir l'œuvre indispensable des réformes. Il connaissait toute la valeur morale de l'héritier présomptif, son libéralisme, son désir de relever et de mettre la Turquie au niveau des puissances de l'Occident. Les mœurs pures du prince Mourad, sa loyauté, son intelligence pour le bien, en même temps qu'elles offraient la garantie d'un avenir rassurant, mettaient dans l'âme comme un regret de voir tant de forces vives se perdre sous un règne inutile qui menaçait de se prolonger au grand dam de tout un peuple, de tout un Empire !
Après avoir tenté, à plusieurs reprises, de ramener Sultan Abdul-Aziz dans la voie des réformes, de relier la trame interrompue, de combler la solution de continuité, le parti libéral reconnaissant, à la fin, l'inutilité de ses efforts, mesurant toute l'étendue des désastres qui s'accumulaient chaque jour sur les peuples ottomans, n'écouta que son patriotisme et, fidèle aux enseignements de Mahomet, accomplit, contre le plus dangereux des despostes [sic], avec un courage civique dont il est peu d'exemples dans l'histoire, ce coup d'État du 30 mai 1876 salué par les Turcs et par l'Europe comme une délivrance et comme une promesse.
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Sultan Mourad ne fut pas long à donner la mesure de ses sentiments et à fournir une preuve publique qu'il allait dépasser en libéralisme quelques-uns mêmes des chefs libéraux qui l'avaient élevé au pouvoir. Lorsque le vendredi 2 juin il alla, en voiture découverte, faire au seraïl de Top-Capou la visite traditionnelle et de là, à cheval, à la mosquée de Sainte-Sophie pour y accomplir son premier Sélamlik, la joie et l'enthousiasme de la foule massée en rangs compacts
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sur le parcours qui va de Dolma-Bagtché à Sainte-Sophie furent si grands, si spontanés, si touchants, à l'aller et au retour; qu'oubliant, l'étiquette antique et surannée qui exige d'un Sultan qu'il compose son visage et prenne, en public, un air grave, compassé et impérieux, Mourad V n'obéit qu'aux mouvements de son cœur et salua de droite et de gauche, le sourire sur les lèvres, rendant à la foule les baisers qu'elle lui envoyait, pour lui témoigner sa communion avec elle et lui donner un gage de sa sincérité et de son amour. Rentré au palais, comme Hussein-Avni-Pacha, le Ministre de la Guerre, s'autorisant de la part qu'il avait prise dans le coup d'État, le rappelait à la tradition qui défend à un souverain ottoman de saluer le public, Mourad V, se réclamant de sa justice et de son cœur, rappela, à son tour, son ministre au sentiment du respect humain et de l'égalité de tous les hommes devant Dieu.
Cette première parole était tout un programme. Mais, comme par une fatalité qui semble peser sur notre malheureux pays, de tragiques événements et les menées astucieuses du prince impérial Abdul-Hamid ne devaient pas tarder à anéantir tant de joie et tant d'espérances ! L’aube fut courte qui se leva sur l'Empire Ottoman dans le rayonnement de cette journée du 2 juin 1876 !
Abdul-Aziz auquel venait de succéder Mourad V, était un homme que l'exercice d'un pouvoir despotique et des passions de toute nature, assouvies sans mesure, avait conduit insensiblement à un état voisin de la folie. Il ne se plaisait qu'aux combats de coqs, aux jeux des lutteurs, à l’immonde kaar-ïeuz, aux griseries de l'alcool et des femmes, A un pareil régime son corps d'athlète résista, mais son cerveau devait fatalement succomber tôt ou tard. Il eut des accès de fureur, des violences inouïes/jusqu'au crime, et dans le délire de ses emportements il tourna plus d'une fois contre lui-même, l'arme qu'il exerçait sur ses serviteurs [21] et sur ses femmes. Un jour même, sous la poussée d'une rage folle, il roula une corde à son cou, se pendit et il serait mort si les gardiens qui veillaient à la porte n'étaient accourus pour le délivrer.
C'est dans cet état d'esprit qu'allait le surprendre le coup de force tenté avec succès par le parti libéral. Il faut reconnaître que si le prince Mourad fut du complot qu'avait tramé ce parti pour la déchéance d'Abdul-Aziz, sa complicité se rustine du fait de l'aliénation mentale du souverain, de l'unanimité des pouvoirs constitués et enfin de l'approbation expresse de la loi musulmane confirmée par un fetwa régulièrement accordé par le chef de la religion. Il ne désira pas le trône, mais il l'accepta pour délivrer le pays du cauchemar d'un fou couronné. A cette complicité il risquait sa vie. Comme tout le monde, il connaissait les fureurs et la barbarie de son onde sa tête était à la merci d'une indiscrétion, d'une trahison, et trop de personnes étaient dans le secret. On conçoit ses angoisses. Le coup d'État devait avoir lieu le 31 mai au soir et c'est le 30 mai au matin qu'il fut exécuté. Les ministres l'avaient devancé d'un jour parce qu'ils avaient cru, à quelques indices, que leur complot était découvert. Malheureusement ils oublièrent de prévenir le prince héritier qu'ils allaient précipiter l'événement. La nuit du 30 au 31, raconte un de ses biographes, « Mourad était plongé dans un profond sommeil lorsqu'un peu avant trois heures du matin, le Séraskier (Ministre de la Guerre) entrait avec l'allure a militaire d'un tambour-major dans la chambre du prince, le réveillait en sursaut et l'engageait à s’habiller à la hâte. La figure dure et rébarbative de Hussein-Avni n'inspirait pas la confiance. - Qu'y a-t-il ? demanda le prince envahi soudainement par la pensée sinistre que cet homme était envoyé par son oncle pour accomplir un meurtre. - Ce qu'il y a ? le palais est gardé à vue.
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Abdul-Aziz ne peut s'échapper ; il apprendra, quand il fera jour, qu'il a cessé de régner et que Mourad V, son légitime successeur, a été proclamé Sultan. Ces paroles, proférées d'un ton saccadé, ne calmèrent pas les appréhensions du prince ahuri qui refusait de se lever en disant J'aime autant être égorgé dans mon lit.– Vous serez si vous hésitez à sortir sur-le-champ avec moi. Mais, pour Dieu, chassez vos soupçons, prenez ce revolver suspendu à votre chevet et, à la moindre apparence de trahison de ma part, vous me brûlerez la cervelle. Enfin, à demi convaincu, Mourad s'habilla, s'arma du revolver et suivit Hussein-Avni ».
Il suivit le ministre de la guerre, mais à demi étourdi sous le coup de la première pensée qui l'avait brutalement assailli dans son brusque réveil je suis trahi, on vient pour m'assassiner. Cette commotion est l'origine du mal qui devait faire bientôt du plus doux et du plus aimable des princes le plus touchant des martyrs. Pour comble de malheur, les émotions n'allaient pas lui être épargnées pendant les premières semaines, et il semble qu'elles devaient s'accumuler comme à plaisir dans le coeur de cet homme généreux. Au retour du Séraskérat et de son premier Sélamlik, Sultan Mourad s'embarquait à Sirkédji-iskélessi dans un des caïqs impériaux pour se rendre au palais de Béchiktache, lorsqu'on route, il aperçut non loin de lui, dans un caïq réservé la veille pour son propre service, l'ex-Sultan Abdul-Aziz que l'on conduisait à Top-Capou. Alors il ne put retenir ses larmes au spectacle de cette grandeur déchue et son cœur saignait encore lorsqu'il entra dans le Palais Impérial d'où son oncle venait d'être chassé.
Mais ce n'est là qu'une preuve de sa sensibilité, et la plus cruelle des émotions était réservée à la plus impressionnable des âmes.
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Nous avons dit les colères, les emportements sans mesure d'Abdul-Aziz, sa folie, son acharnement à briser tout ce qui lui désobéissait ou lui résistait. Il ne pouvait supporter aucun contrôle à sa volonté, aucune atteinte à sa dignité souveraine et, lorsqu'il se vit, d'une heure à l'autre, tombé du faîte à l'abîme, son cerveau ébranlé par mille excès ne fut guère en mesure de résister à un tel abaissement de sa puissance le suicide le guettait il n'y faillit pas. Mais, par malheur, sa mort lamentable devait faire une autre impériale victime.
Un dimanche matin, Sultan Mourad, assis sur un sofa, se laissait aller aux réflexions et aux tristesses de l'heure présente. Soudain, au mépris de toute étiquette, Ali-bey, l'économe du Palais, entra en coup de vent. C'était un fanatique ignorant dépourvu d'âme et de cœur, incapable de comprendre et de ménager chez les autres des sentiments dont il ignorait l'existence. Il revenait du Palais d'Abdul-Aziz et, sans préparation, brutalement, il annonça à Mourad V le suicide et la mort de l'ex-Sultan. A la première nouvelle Mourad V pâlit et manqua défaillir. Mais sans tenir compte de l'état du souverain et dans la pensée de s'attirer les bonnes grâces de son nouveau maître en lui annonçant, le premier, la mort de son prédécesseur, qu'il croyait devoir être accueillie avec joie, l'économe lui raconta par le menu, tout d'une haleine, sans émotion, comment Abdul-Aziz s'était ouvert les veines du bras avec des ciseaux qui traînaient sur un divan et toute la douloureuse agonie de celui devant qui, hier encore, lui-même tremblait de peur et de respect. Mais Sultan Mourad n'entendit pas jusqu'au bout la narration : il s'évanouit.
[[Maladie de Murat V]]
Lorsqu'il revint à lui, Sultan Mourad était pâle et triste. Quelques heures après, il fut pris de vomissements et d'un fort mal de tête qui le brûlait, disait-il, intérieurement.
Toute la nuit il souffrit d'une fièvre agitée et de cauchemars [24] lancinants où les larmes et les paroles de désespoir alternaient avec les abattements, les prostrations et le plus môme silence. Lorsqu'il s'exhalait en plaintes, c'était pour maudire le jour de son avènement et regretter le temps où, simple prince, il vivait libre et sans remords, au lieu que le suicide de son oncle, qu'il s'attribuait généreusement serait, disait-il, comme un boulet rivé à toute son existence.
Nous n'entrerons pas ici dans le détail de la cure de morphine qu'un médicastre employa pour la guérison du Sultan, là où les calmants et les lénitifs demandaient leur naturelle application. Nous voulons établir simplement que la maladie de Mourad V ne fut qu'une crise d'émotions dont ;ï il faut rechercher la cause dans les terribles circonstances qui entourèrent son accession au trône et la justification toute à son honneur dans l'extrême sensibilité et dans la grandeur d'âme de cet infortuné prince.
Cependant, les maladies de la sensibilité ne sont pas incurables et celle de Mourad V, nous allons le prouver, as devait pas survivre longtemps à sa déchéance. Mais dans ce foyer incandescent d'intrigues qu'on appelle le Palais les ennemis de la personne et des idées libérales du Sultan régnant allaient-ils laisser échapper cette éclipse partielle de la royauté sans étaler le grand et le petit jeu de leur politique et de leurs ambitions ?
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II Les deux complices
On sait l'adage « Cherchez la femme » qu'un juge d'instruction applique presque toujours avec succès dans ses investigations pour la découverte d'un crime. Dans les affaires d'Orient et principalement en Turquie, l'historien ne peut faire un pas, il ne peut ni trouver, ni donner une explication plausible et vraie des événements si, au préalable, il n'a mis en exergue de ses études ces mots « Cherchez la Russie», qui sont comme la lampe d'Aladin ou le « Césame ouvre-toi » des trente dernières années de l'histoire ottomane. En l'espace, et dans le cas qui nous préoccupe, de la prétendue folie de Sultan Mourad, on pourrait doubler la formule et dire concomitamment « Cherchez Abdul-Hamid ». Mais n'anticipons pas et commençons par l'honneur qu'on doit à tout seigneur.
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On a beaucoup écrit et souvent discuté sut l'authenticité et l'existence elle-même du testament de Pierre-le-Grand. Au point de vue de notre pays, ces discussions n'ont qu'une valeur académique, et, plus que ce fameux testament, les événements, le fait brutal, dont l'exécution et la réalité
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sont évidentes viennent, au surplus, démontrer qu'avec ou sans testament, la Russie poursuit systématiquement, méthodiquement, avec la patience du termite, l'abaissement et la destruction, à son profit, de l'Empire ottoman Delenda Carthago. Après l'avoir diminuée, affaiblie géographiquement, il était logique qu'elle s'opposât à son relèvement moral. Toutes les réformes accomplies en Turquie dans le domaine de l'intelligence et de la liberté sont un danger troublant pour les peuples soumis à l'autocratie russe dans le voisinage des frontières asiatiques et comme une leçon qui, au regard de l'Europe, s'imposerait au gouvernement de Saint-Pétersbourg puisqu'elle lui viendrait d'un peuple qu'on a toujours fait passer en Occident pour arriéré et irréformable. Là est tout le secret de l'opposition et de la coercition russe dans la politique orientale, et, la bonne grâce que mit la Russie à excuser, presqu'à justifier le massacre du peuple arménien dont une partie est soumise à sa domination, est une preuve surérogatoire de la persévérance, nous allions dire de la duplicité de ses desseins.
Or, ce n'était pas un secret, pour elle moins que petit tout autre, que l'héritier d'Abdul-Aziz, le prince Mourad, annonçait un libéralisme en regard duquel celui que les membres de la famille d'Osman avaient affiché depuis le commencement de ce siècle était bien modéré et, on l'ignore ou on feint de l'ignorer en Europe, conforme à tout l'enseignement de Mahomet dont certains Sultans ont travesti, à dessein, la doctrine au profit de leur despotisme que rien, absolument rien dans le Koran n'autorise. Dès lors, on conçoit la surprise désagréable que le coup d'État du parti libéral causa à la Russie dont l'ambassadeur, le général Ignatieff, avait, sous le règne d'Abdul-Aziz, si bien servi en Turquie la politique de désorganisation et d'affaiblissement. Avec ce nouveau Sultan elle allait donc
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se trouver en face d'un homme résolu à tous les progrès, décidé à toutes les réformes. Cette perspective lui était insupportable. Tout un travail à recommencer d'intrigues, de promesses, de menaces ; sans doute, des complications surgiraient avec l'Europe libérale qui ne manquerait pas d'encourager, de soutenir le réformateur, le sauveur, peut-être, de la Turquie ? Quelle intolérable pensée ! Dans son humeur, oubliant les règles des plus élémentaires convenances diplomatiques, elle s'abstint d'illuminer pour l'accession au trône d'un prince, si mal noté dans ses calculs.
En revanche, la nuit du jour où Abdul-Hamid sera intronisé, parmi l'obscurité des rives du Bosphore que les habitants s'abstiendront d'éclairer, un stationnaire émergera tout éclatant de lumière. Et Abdul-Hamid, penché à une fenêtre de son Palais, désignant le vaisseau à un de ses chambellans, lui dira avec un sourire de satisfaction et de malice : « Le Russe, qui n'a pas illuminé pour mon frère, a illuminé pour moi. » Il oubliera de dire que le Russe et lui avaient travaillé à la déchéance de son frère.
En effet, dans les premières semaines du règne du Sultan Mourad, pendant que le général Ignatieff intriguait auprès de certains ministres, auprès de Redit pacha surtout, dévoué au prince Abdul-Hamid tandis que, le verbe haut, il allait se plaignant qu'on mît des retards à lui faire accorder une audience par Sultan Mourad qu'il savait malade,– criant son départ à tous les échos de la ville et assurant qu'il ne reviendrait que le jour où un Sultan sain d'esprit aurait remplacé un Sultan a aliéné a mettant à profit les événements et les difficultés intérieures, un homme, son complice, un turc, travaillait dans l'ombre.
A cette époque, la Turquie traversait une crise politique qu'avait préparée de longue main le général Ignatieff :
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guerre avec la Serbie et le Monténégro, révolution en Herzégovine. Quelle que fût leur autorité, les ministres n'osaient ni ne pouvaient assumer une responsabilité qui, sous un gouvernement autocratique, est liée au pouvoir exécutif lui-même. La maladie du Sultan Mourad contrariait leurs mouvements et frappait d'avance de stérilité toutes leurs décisions. Deux guerres et une révolution n'étaient pas faites pour diminuer leurs perplexités. La situation était fort menaçante il fallait à tout prix, devant l'Europe qui réclamait des explications et des assurances, rendre au pouvoir souverain toute sa conscience et tout son prestige.
On songea à une régence.