L'article "Turquie et Jeunes-Turcs, par M. Saleh Ezzeldine", paru dans le Bulletin de la société Endjouman Terekki-Islam (Progrès de l'Islam), à la veille de la Première guerre mondiale, est consacré aux Jeunes-Turcs et aux premières années de la vie politique turque au XXe siècle, depuis la destitution du sultan, qu'il tente d'expliquer au public suisse et, au-delà, européen.
Genève était un centre important pour les jeunes ottomans : c'est une ville francophone qui attire donc ces étudiants pour qui le Français est une langue de culture et de progrès, et c'est une ville où la vie est alors moins chère qu'à Paris. Les jeunes opposants au Sultan s'y réfugient dans les années 1890 et y trouvent un accueil favorable de personnalités politiques ou intellectuelles suisses. S'y développa donc un Foyer turc, Türk Yurdu (parfois transcrit Yordou au début du XXe siècle) qui comptera dans le développement de la révolution et des idées kémalistes.
Saleh Azzeldine appartient à cette Société "Turc Yordou de Genève" à laquelle adhèrent environ 150 étudiants. [source : Hans-Lukas Kieser, "Thinking "New Turkey": Revolutionnary Ottoman Groups in Geneva before 1914", Stiftung Forschungsstelle Schweiz-Türkei/ Research Foundation Switzerland-Turkey, Occasional Paper of March 2008, pdf]
Notes :
- lsmaïl Hakki Pacha (İbrahim Hakkı Paşa, 1862-1918) fut grand vizir et ambassadeur.
- Mahmoud Chewket Pacha (Mahmut Şevket Paşa, 1856-1913), général, écrasa la contre-révolution de 1909, fut grand vizir. Assassiné par un membre de la famille de Nazim Pacha.
- Kiamil Pacha (Kıbrıslı Mehmed Kamil Paşa, 1833-1913), anglophile, fut grand vizir, .
- Désastres de Kirk-Kilissé, de Vizé et de Loulé Bourgaz (Luleburgaz) : défaites des troupes ottomanes face aux Bulgares en 1912, pendant la Première guerre balkanique.
- Guerre de Tripolitaine : guerre italo-turque de 1911 à 1912 qui se solda par la perte de la Libye qui devint colonie italienne.
- Guerres balkaniques (1913-1913) : guerres entre la Bulgarie, la Grèce, la Serbie, le Monténégro, la Roumanie et l'Empire ottoman.
Texte de l'article "Turquie et Jeunes Turcs"
Pages 20-44
Conférence faite par M. Saleh Ezzeldine, étudiant en droit, à la Société Turc Yordou de Genève.
Mesdames et Messieurs,
Je vous prie avant tout de ne pas trop considérer cette conférence, si l'on peut appeler ainsi les modestes paroles que je vais prononcer, comme une œuvre essentiellement sérieuse qui mérite d'être critiquée minutieusement.
Ce que je vais vous dire n'est qu'un résumé imparfait du reste, de la vie politique de la Turquie, depuis la proclamation de la constitution jusqu'à nos jours. Je prie donc les honorables personnes qui voudraient m’honorer de leur critique d’être bien indulgentes, en prenant en considération qu'en politique on se trompe très souvent et que le politique n'étant pas basé sur des données scientifiques, diffère d’après les idées et les sentiments que l’on professe.
La Turquie a, durant ces cinq dernières années beaucoup intéressé l'Europe. D'abord, à la proclamation de la Constitution ottomane, on avait cru, presque partout que les Turcs s'élançaient enfin dans la voie du progrès. Vinrent ensuite les guerres de la Tripolitaine et des Balkans et les regards se fixèrent de nouveau sur Constantinople. On parla, on écrivit beaucoup sur les Turcs ; mais la vérité n'en resta pas moins voilée pour le public. Nous en avons des preuves tous les jours. Ainsi, dernièrement, on représentait sur l'écran d'un grand cinéma de notre ville, des officiers et des soldats turcs, coiffés de longs fez (bonnets rouges), pointus, qui ne sont plus de mode, non seulement chez les militaires, mais même chez le peuple. Question de détail, dirait-t-on. Ce le serait, si tout le reste avait été scrupuleusement copié sur la vie réelle turque.
Depuis mon arrivée à Genève, j'ai eu souvent l`occasion de parler de la Turquie avec des Genevois. J'ai malheureusement recueilli l'impression qu'on la connaissait très peu ici aussi. Mais le désir de mes amis de Genève d'avoir plus de renseignements sur les Turcs et leur penchant à me croire, m'ont tellement touché et encouragé, que je me suis permis, aujourd'hui, de lire ces lignes pour jeter un peu de lumière sur ce peuple qui, dans maints endroits est encore qualifié de barbare. Je dirai la vérité, toute la vérité avec ses joies et ses amertumes, puisque je m'adresse à un public consciencieux et impartial.
- Je ferai d'abord un résumé de l'histoire que des cinq dernières années de la vie politique turque, soit des événements qui ont eu lieu depuis la Constitution jusqu’à nos jours.
On peut diviser ce laps de temps en trois périodes :
a) La destitution d’Abdul-Hamid et le gouvernement jeune-turc qui le suivit ;
b) La chute de ce gouvernement et son remplacement par celui de Kiamil Pacha.
c) Enfin, le retour des Jeunes-Turcs au pouvoir.
a) En 1908, la Turquie avait obtenu la Constitution grâce à l’activité inlassable du parti peu développé alors, mais fort et puissant qu'on appelle l »« Union et Progrès». Peu après, elle détrônait Abdul-Hamid, qui n`inspirait qu'une maigre confiance quant au respect de ses engagements envers le régime nouveau et qui, au mois d'avril 1909, oubliait ses serments devant la perspective caressante d`un heureux retour au pouvoir, c'est-à-dire à l`absolutisme sanguinaire. Le Sultan Rouge était remplacé par un souverain aussi bon et aimé que le premier était malfaisant et haï.
On crut alors fermement en Turquie et en Europe aussi qu`une ère de rénovation et de prospérité était réservée aux Ottomans. Durant des mois entiers, ce ne fut que fêtes et réjouissances dans tout l'empire et des applaudissements et témoignages de sympathie dans les grands organes de la presse européenne.
[24]
Plus tard, malheureusement, à l’intérieur, les choses n’allèrent pas aussi bien qu’on l’avait espéré et des évènements extérieurs attirèrent sur les Turcs de nouveaux et graves désastres.
L`inexpérience des Jeunes-Turcs, leur division et les menées de leurs adversaires politiques ont provoqué les diverses insurrections albanaises. Le pays tombait alors dans une crise noire. La chaleur des beaux discours prononcés à l`ouverture du Parlement s'était attiédie, les serments d'union et de concorde étaient oubliés. La vision des reflets enchanteurs d`une grande vie future s'était évanouie pour céder la place à l'antagonisme et à la haine mortelle entre les partis. Le peuple ignorant, en général, et surtout la population de Constantinople qui n'a pas une vie économique et intellectuelle assez développée, heureuse enfin de pouvoir prononcer des mots tels que patrie, nation, politique par exemple, des mots mis à l’index par l'ancien régime ; le peuple, dis-je, en fit un tel abus que, la situation se transforma en un pêle-mêle épouvantable.
Malgré la multiplicité des partis, le parlement était divisé en deux camps bien tranchés. Les Unionistes d`un côté et les Ententistes, les indépendants et le parti du peuple de l`autre. Ces derniers étaient composés de quelques favoris, vagues du reste, d'Abdul-Hamid, de religieux aveuglément fanatiques des représentants des diverses nationalités autres que les Turcs, et enfin d`un petit nombre de députés capables, instruits d`une honnêteté et d'un patriotisme à l`abri de toute atteinte, et qui considéraient l'opposition comme un besoin salutaire du régime parlementaire. Mais, malheureusement, des personnalités de cette valeur étaient peu nombreuses dans l’opposition et elles se trouvaient dans la nécessité de faire litière de leurs principes les plus sacrés pour s'acquérir des forces, s`unir a leurs collègues de l’opposition et livrer bataille aux Unionistes.
Durant deux ans, ce fut, à la Chambre, des séances orageuses, de nombreux scandales et dans la presse, une lutte âpre, où souvent la passion politique rendait [26] méconnaissable le caractère turc, si bon et si doux d`ordinaire.
Les affaires du pays en souffrirent énormément.
Si l'on y ajoute la diversité des races leur lutte entre elles, les sentiments contraires qu`elles professent leurs idées d’affranchissement du joug des Turcs. Les sanglantes rencontres entre les forces régulières et les comitadjis bulgares, serbes et grecs et, quelquefois, entre ces derniers, les attentats à la dynamite dans les plus grands centres de la Roumélie ottomane, les troubles du Yémen et du Hauran, la pénurie d’argent et la mauvaise administration traditionnelle, on se fera une idée assez exacte de la gravité de la situation.
Pour être plus clair et plus précis, qu’il me soit permis d'ajouter que cinq ou six Turcs ne pouvaient se réunir sans que» malgré leur calme, ils ne finissent par se disputer. La politique avait même gagné le cœur de ces charmantes dames turques, si intelligentes, délicates et raisonnables.
Cet état de choses ne pas manquait d'avoir son contre-coup ; au sein de l'armée même. C’est avec le concours de l`armée que les Jeunes-Turcs avaient abattu le tyran. L'armée s'était donc mêlée de politique. Il fallait l'en éloigner une fois le régime constitutionnel établi. Des efforts sérieux furent tentés par feu Mahmoud Chewket Pacha et par d'autres hommes d'Etat; ils n'aboutirent pas toutefois. Certes l'armée travaillait fiévreusement à sa réorganisation, mais les officiers surveillaient en même temps les événements politiques pour être prêts un jour à défendre la hourrit (liberté) en cas où celle-ci venait à être menacée.
C’était là une méthode dangereuse, qui ne manqua pas d'avoir ses conséquences désastreuses. La mésintelligence et les divergences de vues se glissèrent entre militaires et, malgré son ardeur inlassable pour son perfectionnement, l'armée turque offrait au fond le même spectacle déchirant que l'on trouvait ailleurs.
Je me résume :
Les hommes d'Etat ottomans se trouvaient donc devant d'innombrables difficultés à savoir: leur position ébranlée par [28] les attaques incessantes de l`opposition et même d'un certain nombre d`unionistes à la suite des scissions produites dans le parti, les soulèvements des Albanais, les discordes au sein de l`armée, les troubles de la Roumélie, du Yémen et du Hauran, les différentes tentatives de réaction, le manque d'argent el, enfin, le mécontentement sourd qui grondait partout.
Je considère comme un devoir de franchise el d°impartialité que d`y adjoindre le fait suivant, qui est d'une importance capitale.
Certaines puissances étrangères ont, à l'aide de leurs agents, largement contribué à entraver l'œuvre de rénovation de la Turquie.
Toutefois, si la situation était périlleuse, elle n’était pas désespérée. Certaines personnalités déclaraient même qu'un tel état de choses était inévitable dans les premiers temps de l'établissement de tout régime nouveau et que le moment ne serait pas éloigné où tout rentrera dans le calme et l’ordre le plus parfaits. D’après elles, l’affaire de Tripolitaine ne serait qu’une preuve de l’appui de leur point de vue.
[29] Puisque c’est ici que se termine la première période de l’activité des Jeunes-Turcs, jetons un coup d’œil rapide sur leurs responsabilités et leurs mérites.
Nous devons déclarer tout d`abord que les adversaires les plus acharnés des Jeunes-Turcs n'ont jamais pu souiller le caractère grandiose de leur révolution de 1908. On leur reprochait seulement de vouloir remplacer le régime tyrannique d'Abdul-Hamid par un autre non moins tyrannique, dit de « L’Union et Progrès »
La vérité est que les Jeunes-Turcs, animés des meilleurs sentiments humanitaires et des plus larges idées libérales, n’ont trouvé, pour les mettre en application, ni le milieu, ni le temps et ni les moyens favorables.
Les nationalités étant très nombreuses en Turquie, et leurs aspirations nationales étant opposées, il était excessivement difficile de mettre en accord ces courants divers et de pousser vers un but commun toutes les forces vives du pays. Aux difficultés qu’ils rencontraient tous les jours, ils ont dû riposter par la force armée, qui, après leur avoir donné la victoire, laissait de [30] profondes rancunes contre eux. Ainsi, les affaires d'Albanie et du Yemen, auraient pu, à mon avis, être beaucoup mieux réglées avec une politique moins nationaliste, lus libérale et plus large.
Ce que l'on ne peut s'empêcher de reconnaître aux Jeunes-Turcs durant cette première période de leur activité, c`est leur patriotisme et leur esprit de sacrifice pour la patrie, qualités rares dans l’histoire des peuples.
Au moment où les souverains d`Europe se réunissaient à Reval et ébauchaient le partage de l'Empire ottoman, ils se sont dressés majestueux devant la redoutable Europe et devant le non moins redoutable Abdul-Hamid. Ils ont déjoué le plan des puissances de mettre fin à la vie d’un grand empire plusieurs fois séculaire et ils ont attiédi la chaude folie destructive du tyran.
La Turquie est presque sauvée. Mais les circonstances et quelque peu leurs fautes ont empêché la guérison de l’homme malade.
Puis au moment où tout le monde psalmodiait des chansons funèbres et [31] se formait en long cortège solennel pour la mise au tombeau de la Tripolitaine, des Jeunes-Turcs se sont dressés comme des géants devant les 150000 hommes de l'ltalie, et avec une poignée de combattants arabes sans armes, sans instruction militaire et sans provisions ni munitions, ils ont organisé une admirable résistance qui a valu à l'italie des milliers de vies humaines et de revers portant atteinte à sa réputation de grande puissance. L'un de ces géants est Enver bey (pacha et ministre de la guerre depuis quelques jours) et l'autre, Fethi bey, actuellement ministre de Turquie à Sophia. Ces deux hommes ont naturellement été secondés par d’autres Jeunes-Turcs et des officiers arabes originaires de la Tripolitaine et par une grande partie du monde musulman. Pour se faire une idée exacte de la grandeur du sacrifice de ces hommes il ne faut pas perdre de vue les points suivants : Enver est attaché militaire à Berlin, il jouit de la réputation d’un héros dans toute la Turquie. Sa renommée est donc faite. De fait il est fiancé à une princesse ; il va bientôt se marier et avoir l'honneur impérial [32] d'être le gendre de S. M. I. le Sultan. ll ne lui reste pour celà que quelques mois d'un doux loisir à passer aux dîners de gala de la cour et de la haute aristocratie de Berlin; car Enver y est aussi estimé qu’à Constantinople. Et pourtant aux premiers coups de canons en Tripolitaine se sentant le cœur déchiré par le résonnement lointain de l'airain et laissant tout, honneurs, plaisir, pompes, princesse et au risque certain de perdre sa réputation, et de perdre même la vie, il s'en va tout joyeux vers les déserts brûlants de la Tripolitaine. Fethy aussi était presque dans le même cas.
Plus tard, quand cette fois-ci l'existence de tout l'empire est en danger, quand tout paraît être perdu, quand leur tâche en Tripolitaine avait pris fin par le traité d'Ouchy, ils quittent le désert de Tripolitaine, d'une température douce à cette époque, pour venir geler dans les neiges de Roumélie et affronter
Les gigantesques murailles de fer qui s’étaient formées autour de la capitale par les armées victorieuses des alliés.
B) Passons maintenant a la seconde période, c`est-à-dire à la chute des Unionistes et à l`arrivée au pouvoir du ministère Ahmed Mouktar pacha et dans la suite Kiamil pacha.
On sait dans quelles circonstances sont tombés les Jeunes-Turcs. C’est la dernière révolte albanaise et les désertions de quelques traîtres, officiers poltrons de l'armée qui ont amené feu Mahmoud Chewket pacha à démissionner. Sa démission fit dégringoler tout le ministère jeune-turc, qui se trouvait sous la présidence de Said pacha.
Vint au pouvoir un cabinet composé des plus vieux hommes d'état de Turquie. A leur tête se trouvait Gazi Ahmed Moukthar pacha, héros de la guerre russo-turque. Cet homme était considéré comme un bon diplomate capable de mettre fin par la douceur et la diplomatie à l'anarchie intérieure. Dans ce ministère se trouvait des personnalités très capables, comme Hussein Hilmi pacha, Nouradounghian Etïendi, Zia pacha, Danisch bey et Kiamil pacha. Ce ministère était qualifié de grand. D'aucuns prenaient ce [34] mot en ironie en le faisant suivre du mot cabinet. Mais le moment n’était pas favorable pour nous laisser aller à de pareilles plaisanteries. Pour ma part, j’étais sceptique, mais j'aurais cependant espéré. Essayons ceux-là une fois. Ils sont tous vieux, ils sont expérimentés. Ils sont sages, ils sauront peut-être nous sauver; et je me laissai bercer par des illusions doucereuses, jusqu’au moment où la guerre a éclaté. La guerre, la guerre, pensai-je, c`est horrible. Des centaines de milliers de vies humaines vont disparaître d’une mort affreuse. Le fer et le feu vont commencer leur oeuvre. Le sang va couler à flots. Des centaines de milliers de baïonnettes luisantes vont frapper la chair humaine et en revenir plus luisantes encore par la rougeur du sang. Le canon va gronder comme la foudre, abattant tout, hommes, arbres, foyers où se pressent des petits effarés sur les seins de leurs mères, et les monts vont trembler,
Et l’onde va soulever ses flots pour engloutir vainqueurs et vaincus et Jéhovah même, là-haut, indigné va les couvrir d’immenses linceuls. La [35] douce et riante nature de Roumélie va pleurer d’horreur et de pitié durant des mois entiers et se transformer dans la suite en un immense charnier dont chaque coin, chaque trou, résonnera longtemps encore de l`écho plaintif et déchirant des pauvres blessés mourant. Des enfants, des mères et des épouses vont trainer dans les rues, sanglotants, pieds nus, sans pain et sans refuge.
Ces noires idées rongeaient tous les coeurs sensibles en Turquie. Elles n'étaient adoucies que par la perspective d`une issue heureuse pour les armes ottomanes et d’une vie tranquille dans l'avenir. Les différents avis émis par ci par là n'étaient pas de nature à nous désoler. Les plus grands maîtres de l'art stratégique eux mêmes ne cachaient pas la triste vérité future à nos ennemis. L'armée ottomane était considérée, malgré ses défections, comme bien plus forte que celles des alliés réunies. L'on ne s'attendait en Turquie qu'à d`heureuses nouvelles, quand on apprit avec stupeur les désastres de Kirk-Kilissé, de Vizé et de Loulé Bourgaz.
La responsabilité de ces désastres, à qui [36] revient-elle ? Les deux partis en cause se sont attaqués mutuellement. Pour être complètement impartial, je dois déclarer qu'elle retombe sur tous les deux. D'abord les Jeunes-Turcs par leur impuissance à écarter la politique des cadres de l'armée, l’ont amenée à un point où il était difficile d'y faire régner l'ordre et la discipline. Mais les Jeunes-Turcs sont excusables jusqu'à un certain point, car ils ont fait beaucoup d'efforts dans ce sens, qui auraient pu être salutaires.
Les fautes qui incombent au ministère des Vieux quelles sont-elles ? Elles sont nombreuses : 1° l'animosité qu'ils ont témoigné aux Jeunes-Turcs des leur arrivée au pouvoir. Kiamil Pacha s'était mis dans la tête d'exterminer ce parti; mais il perdait de vue que ce parti était profondément enraciné dans toutes les parties De l'empire et que l’exterminer ne serait pas sans conséquences graves. Les conséquences de ce projet de Kiamil Pacha ont la destitution de tous les fonctionnaires et civils, très capables et très versés dans les affaires du pays et leur remplacement par d’autres tout à fait étrangers aux affaires. Ainsi, le créateur du service de l’intendance au ministère de la guerre. lsmaïl Hakki Pacha a été renvoyé avec tous ses bons collaborateurs juste au moment où ils auraient pu rendre le plus de services à la patrie. Nos meilleurs généraux ont été éloignés des affaires de la guerre. Mahmoud Chewket Pacha lui-même était obligé de rester à Constantinople dans son konak, entoure d`espions au moment où il brûlait de l`envie d`aller se placer à la tête de la grande armée qu`il avait formée et qu`il considérait encore, malgré ses points faibles, capable d'être à la hauteur de sa tâche.
2° Leur faiblesse. Ils ont été faibles jusqu'au point de céder à la pression de quelque grande puissance, qui n'était précisément pas bien disposée à notre égard, et de licencier quelques dix jours avant la guerre 150,000 hommes d'excellentes troupes qui étaient concentrées en Roumélie. C'est leur faiblesse qui a ébranlé la foi et l'ardeur des superbes bataillons d'Anatolie, qui arrivaient à Constantinople pleins de joie et d’espoir en la victoire et [38] qui en partaient pour la guerre, la tète basse, empoisonnés qu'ils étaient par l’attitude tremblante des dirigeants. C’est leur faiblesse envers les Albanais, qui au fond a donné naissance à cette guerre malheureuse. On voyait bien que cette fois-ci il ne fallait point être clément.
Plus on prodiguait des paroles douces à cette poignée de montagnards farouches, qui s'étaient révoltés, plus on les encourageait à devenir de plus en plus intransigeants et à marcher plus en avant vers le port de Salonique sans rencontrer la moindre résistance.
Les Vieux-Turcs ont commis d'autres fautes plus graves encore, qu’il serait très long d'énumérer.
c) Les circonstances dans lesquelles les Jeunes-Turcs sont revenus au pouvoir étaient précisément attrayantes. Les Bulgares étaient aux portes de Constantinople. Andrinoples, Janina et Scutari n'avaient plus que quelques jours à vivre.
[39] De plus, les Bulgares menaçaient d’ouvrir l'entrée des Dardanelles à la flotte grecque.
l.e coup de main des Jeunes-Turcs a été tragique. Il a coûté la vie à l'un des plus grands généraux de l`empire. Je veux parler de Nazim Pacha. Celui-ci. Malgré les erreurs qu'il a commises était considéré, à juste titre, comme un homme d'Etat d'une grande valeur. Sa mort a affligé tous les bons patriotes impartiaux. Elle a trouvé des regrets jusque dans le cœur de ses ennemis.
Une fois le cabinet Mahmoud Chewket Pacha au pouvoir, la guerre reprit avec toute son ampleur Enver fit des efforts surhumains pour ouvrir le chemin d'Andrinople. Les Bulgares répondirent par des contre-attaques tendant à occuper la presqu'île de Gallipoli. Le résultat fut nul.
Les Bulgares tournèrent alors leurs regards vers Andrinople. Cette ville tomba après six longs mois d`une défense héroïque. Janina aussi avait eu déjà le même sort
Il ne restait plus aux Jeunes-Turcs qu'à signer le traité de Londres, qui ne laissait [40] à la Turquie, en Europe, que Constantinoples et sa banlieue.
Le coup porté à la Turquie était assommant. Aussi les cœurs de fer, bouillant d'un patriotisme ardent, tels que Talaat, Enver, Djémal et tant d'autres ne pouvaient-ils s'y résigner sans nourrir l`idée d'une revanche prochaine. L'occasion pour celle-ci ne tarda pas à venir. Les alliés et amis de la veille se livrèrent une guerre acharnée
Les Bulgares, vaincus des le début par les armées de quatre états, laissèrent Andrinople sans défense. Les armées turques, toujours sous le commandement d'Enver Bey, y entrèrent en un clin d'œil. L'opération était très hardie, non au point de vue militaire, mais au point de vue politique. A la suite de cet acte,
la Turquie se trouva en face de toute une Europe menaçante; Les dirigeants ottomans tinrent bon et, non seulement Andrinople nous resta, mais encore nous nous assurâmes l'amitié et le concours des Bulgares pou des complications futures.
Entre temps, à l‘intérieur, les choses allèrent mieux. On accorda aux Arabes [41] de grandes concessions libérales. Depuis, le calme et la tranquilité règnent dans toute la Syrie et les liens de fraternité se resserrent de plus en plus entre Turcs et Arabes.
L’une des plus grosses questions qui restent à régler sont les questions des réformes arméniennes. Le gouvernement actuel est décidé à leur accorder de grandes libertés administratives. ll leur a promis d`augmenter le nombre de leurs députés au Parlement.
Les Arméniens, à mon avis, sont vraiment dignes de porter le nom de la nationalité ottomane. N'oublions pas leur conduite héroïque durant la guerre. J`en appelle au témoignage de feu Nazim Pacha. Les Arméniens sont le seul élément de Turquie qui ait pour langue maternelle, avec l'arménien, le turc aussi. Ils ont beaucoup de similitude de caractère avec les Turcs. Pourquoi ne vivrions-nous pas en bons termes avec ce brave peuple et ne travaillerions-nous pas ensemble pour le progrès de notre pays ?
La paix a été conclue avec la Grèce aussi. Si l'on considère les anciennes [42] demandes helléniques et les termes dans lesquels cette paix a été conclue, on se fera une idée du succès obtenu par le gouvernement ottoman.
Reste la question des îles à régler. Les derniers évènements nous permettent de penser que celle-là aussi sera réglée d’une façon compatible avec la dignité et les intérêts ottomans.
L’achat du Rio-de-Janeiro nous a à tous sans doute causé une vive joie ; car, malgré que nous n'ayions nulle idée agressive, on doit pourtant admettre que nous devons nous trouver armés et sur mer et sur terre.
Il résulte de tout cela, Mesdames et Messieurs, qu'il est inutile et traître même de vouloir détruire le parti « Union et progrès ». Car c'est un parti fort, bien organisé, qui a rendu, et qui rendra de grands services à la Patrie et, par là-même, en rendant la Turquie forte et puissante, servira la cause de la paix européenne.
Je n’entends pas par là que nous devons tous être des Unionistes. Non, ce serait le plus mal que nous puissions leur faire. [43] Nous devons nous efforcer de former un ou plusieurs autres partis torts dans le nouveau parlement. L’opposition est indispensable dans tout pays parlementaire. Mais, s'il y a un gros point sur lequel nous devons faire attention, c’est de laisser de cote les luttes mesquines d`antan. D’étouffer nos sentiments de rancune et de haine personnelles et d`oublier, après en avoir tiré une bonne leçon, les fautes du passe, sans nous étendre sur de vaines discussions remontant aux temps antidiluviens, de travailler en commun pour la régénération de notre malheureuse patrie.
Formons des partis politiques, mais soyons toujours unis par le sentiment.
Formons des partis, mais que nos luttes ne portent plus que sur des questions de principes et non sur des personnalités. Critiquons « l'Union et Progrès ». Relevons ses erreurs, blâmons sa conduite, s'il y a lieu, mais faisons-le consciencieusement, sans l'arrière-pensée ambitieuse de nous étaler confortablement un jour dans un fauteuil ministériel. Opposons surtout nos forces jeunes et vives à l'esprit suranné de nos hodjas, purifions notre religion en [44] en éliminant toutes les tortueuses chinoiseries qui lui ont été ajoutées par des têtes fanatiques, ayons une foi ardente dans le relèvement de notre chère patrie.