Interview de Djavid Bey (1875-1926), homme politique qui était membre des Jeunes-Turcs et qui fut exécuté à Ankara en 1926 pour complot, publiée dans le Bulletin de la société Endjouman Terekki-Islam. Il évoque les événements et les personnages des débuts du XXe siècle, avant la Première guerre mondiale.
Djavid bey est également écrit Mehmet Cavit Bey, Mehmed Cavid Bey ou Mehmed Djavid Bey.
Texte de l'article
Le Gil Blas publie l'intéressant article suivant :
Ceux-là seuls qui vécurent les heures ardentes d’une Révolution et qui jouèrent un rôle dans la grande tragédie d’un peuple, ceux-là seuls peuvent se glorifier d’avoir exprimé tout le suc de la Vie. Aimés des dieux, ils ont, en effet, abordé a ce paradis du « Plus que Vivre », vers lequel tendent éperdument l’imagination et la sensibilité aiguisée des intellectuels d’action : car ceux-ci existent, qui sont aux simples hommes d’action ce que, parmi les intellectuels du Rêve, l’artiste est par exemple au bon ouvrier de lettres.
C’est avec un de ces privilégiés que j'ai eu la chance de passer une heure, avant-hier. Djavid bey, qui, suivant sa propre et amusante expression, fait aujourd’hui du tourisme financier a travers l'Europe, fut en effet, un des agents les plus actifs de ce parti Jeune-Turc, qui renversa le Sultan Rouge et délivra la Turquie de l’oppression la plus affreuse : celle qui met un airain sur les consciences et condamne à mort les pensées.
Ce petit homme à l’oeil noir, où semble veillier une flamme, ce petit homme, encore jeune, malgré la rareté du cheveu et qui offre plutôt l’aspect d’un professeur tenace ou d’un savant autoritaire, possède, en effet, un passé d’une incomparable richesse, puisque son âme put emmagasiner les inoubliables souvenirs des sensations les plus rares et des visions les plus émouvantes.
Ce sont quelques-uns de ces souvenirs que je lui demandai d’égréner pour les lecteurs du Gil Blas et qu’il consentit à revivre devant moi - non sans joie. Car son sourire se dessinait plus savoureux et son regard s’approfondissait plus clair, à mesure qu’il en faisait tomber des miettes. Mais derrière le sourire, quelle énergie dans la silhouette des traits, et sous le moelleux voulu du geste professionnelIement diplomatique, quelle volonté!
[Les années d'opposition au sultan, le CUP]
Il y a un peu plus de quinze ans, Djavid bey enseignait l’économie politique à l’école normale de Constantinople. Pour délit de pensée, Abdul-Hamid le destitua.
Il se réfugia à Salonique, sa ville natale, où il prit bientôt la direction d’une école de commerce privée. Et ce fut là, dans ce foyer de libéralisme, où couvait l’avenir de la Turquie, que Djavid rencontra Talaat, Djemal, d’autres encore, aujourd’hui hauts personnages dans l’Etat, alors subtils et ardents conspirateurs. Ce fut là, - dans cette ville, la seule de l’Empire ottoman où, grâce a l’acquiescement de tout le monde, les espions du Sultan pouvaient être dépistés — qu’enveloppant la Turquie tout entière dans un vaste et solide réseau de complicités, dont les mailles se resserraient de jour en jour autour du tyran, ces hardis compagnons organisèrent, avec une intelligence égale a leur courage, une révolution qui devait étonner le monde.
- Oui, me dit Djavid bey, dont le sourire se fait à ce moment plus aigu. Nous avons travaillé... avec un si bon coeur, ajoute-t-il après un silence, avec une si âpre volonté de réussir, que les événements, comme magnétisés par notre désir, sont en quelque sorte accourus a notre appel. Oui, l’Histoire est venue, je puis le dire à notre rencontre, sans nous laisser le temps d’aller jusqu’à elle. Figurez-vous que quand cela éclata, Je m’y attendais si peu que j’étais absent. C’est à Bucarest, un soir, que je lus le télégramme où j’appris la nouvelle. Je ne parvenais pas à y ajouter foi. Mon coeur battait, des larmes brûlaient mes paupières. Comprenez-vous? J’étais certain que cela était, et cependant je n’y croyais pas. J’avais trouvé à Bucarest d’amusantes et cruelles caricatures d’Abdul Hamid; machinalement, comme si rien n’était changé, je les dissimulai dans le fond de ma malle, et je pris le train. J’étais comme transporté par une émotion surnaturelle et je me sentais étreint par un doute terrible. Et voici qu’à la frontière, je vois venir à moi, chapeau a la main, les fonctionnaires qui me confirment les événements que vous connaissez... Ce fut, peut-être, la minute la plus émouvante de ma vie; autour de moi, les visages avaient subitement, comme par enchantement, change d’air, - ce n’était plus, comme lorsque je les avais quittés, des visages fermés et des regards penchés sur la terre, c’étaient des visages ouverts et qui contenaient le ciel dans leurs yeux. - Et les voix, elles aussi n’avaient plus le même son ; ce n’étaient plus des voix, en quelque sorte, rentrées et liées, mais des voix hautes, affranchies, des voix dont les mots pouvaient enfin répondre à la pensée et jaillissaient avec l’impétuosité d’une source... Hier, ces gens-la allaient et venaient, mais ils ne vivaient pas, car un poids formidable pesait sur leur vie... Vivre ! n’est-ce donc pas s’exprimer par le geste et par la parole ? La Révolution venait de leur donner le droit de vivre, ils en usaient!
Et moi aussi, continua Djavid bey, trouvai cette joie de vivre, ce bonheur de laisser librement parler ma pensée à haute voix. Ce fut, sans doute, l’époque où je prononçai le plus de harangues et de discours. Vous connaissez, aussi bien que moi, les événements... Quelque temps plus tard, j’étais nommé député des Salonique.
Dans cette première législature, en qualité de rapporteur de la commission du budget, j’entrepris la lutte contre le fonctionnarisme et contre les gros traitements.
C’est vous dire que je me fis alors quelques ennemis. Mais ce fut mon ambition, mon idée fixe, des que j’eus voix au chapitre : mettre de l’ordre dans les finances de ma patrie, parce que, sans bonnes finances, il n’est pas de prospérité pour un pays, et que tous les autres malheurs de la Turquie n’ont jamais eu d’autre cause que la mauvaise administration de sa fortune. l
- D’autres souvenirs ? reprit Djavid bey, après un silence... Mais aucun n’égale celui que je viens d’évoquer devant vous : mon retour de Bucarest, cette réception à la frontière, l’image de tout un peuple transfiguré.
[La Contre-révolution de 1909]
- Et la contre-révolution ?
- Un coup de surprise. Dois-je l’avouer ? Rien, pour nous, ne fut plus inattendu. Nous nous croyions si parfaitement sûrs des troupes de Macédoine que nous avions fait venir à Constantinople ! L’idée d’une trahison possible ne nous avait pas même effleurés. On commet parfois de ces fautes de psycologie [sic]. Le matin où l’événement se produisit, j’étais encore au lit lorsque le directeur de l’Ecole d’Administration civile, où je faisais un cours, tomba chez moi.
- Nous sommes perdus, s’écria-t-il sans autre préambule. Levez-vous! ‘l
- Cela m’est parfaitement égal ! répondis-je. Je croyais qu’il faisait allusion à un différend d’ordre politique que j’avais avec un autre professeur, et que ce dernier venait d’obtenir gain de cause contre moi.
- Etes-vous fou ? répliqua-t-il. Il s’agit bien de cette histoire ! Entendez-vous les rumeurs ? Nous sommes perdus vous dis-je. C’est la contre révolution.
Je saute de mon lit. Je m’habille en hâte. Je sors précipitamment. Pas d’erreur possible! Dans la rue, quelle populace ; hodjas, softas, des hordes de soldats sans chefs, hurlant, gesticulant, courant dans tous les sens. Je hèle une voiture. Elle est découverte. Et seconde imprudence, je me fais conduire chez Djahid Bey le directeur du « Tanine ». Comment, dans cette voiture découverte, traversant toute la ville au milieu des ennemis triomphants et me rendant dans une maison, évidemment visée, n’ai-je pas été reconnu ? Je suis encore à me le demander. Mais il y a des moments de surexcitations vitale, où l’on plane, en quelque sorte, au-dessus du danger, qu’on ne le perçoit pas.
Je n’obéissais qu’a une seule idée : me rendre compte de visu des événements et mesurer l’étendue du désastre. Il était, à n’en pas douter, considérable.
Lorsque j’arrivai chez le directeur du "Tanine", celui-ci s’était déjà mis en lieu sûr. Ce fut alors que je repris la conscience exacte du péril auquel je m’exposai. Je me fis conduire à Péra, chez un ami, ou je pus me cacher quarante-huit heures. De là, je me réfugiai sur le stationnaire russe, d’ou je trouvai à m’embarquer pour Salonique... A peine y étais-je arrivé, d’ailleurs, que je reprenais le chemin de Constantinople, où je rentrai avec Mahmoud Chevket, qui n’eut point de peine, comme vous savez, à étrangler la contre-révolution.
[Ministre des finances]
Pendant deux années, ensuite, j’occupai le ministère des finances. Puis, une scission survint dans le parti. L’esprit de la Chambre sourdement travaillée, se modifia. Victime de ce revirement d’une assemblée, sur laquelle, pendant quinze mois, j’avais exercé une incontestable influence, je dus abandonner le pouvoir, avec mes collègues du cabinet. Alors, je voyageai, je parcourus l’Asie-Mineure, l’Arménie, le Kurdistan, pour prendre contact avec les populations et étudier leurs besoins.
A mon retour, nouvelles élections, changement de gouvernement. Je prends le portefeuille des travaux publics dans le ministère Said Pacha. Mais les événements d’Albanie surviennent. Et, malgré l’hostilité des députés, qui sont toujours acquis à nos idées, un coup d’Etat amène l’opposition au pouvoir. Elle veut dissoudre le Parlement, qui résiste… C’est devant des banquettes vides que le Grand-Vizir vint lire le décret de dissolution, rendu illégal de ce fait.
J’avais, la veille, prononcé un discours qui ne fut jamais inséré dans l’Officiel, un discours véritablement prophétique, je puis le dire, où je prévoyais tout ce qui allait se passer, hélas ! A l’intérieur comme à l’extérieur. A l’intérieur, ce fut une réaction politique sans nom qui désorganisa tous les services et jeta le désarroi dans l’armée.
Non ! notre parti ne fut pas responsable des défaites. Ce n’est pas nous qui avons licencié les 180,000 hommes aguerris de l'armée des Dardanelles, si bien qu’on dut faire la guerre avec des réserves nullement préparées et dépourvues de chefs. Les jeunes officiers de notre parti - qu’on appelait les hommes de Mahmoud - avaient été écartés, destitués, remplacés par des officiers, braves sans doute, mais dépourvus, pour la plupart, d’instruction militaire.
On a trop oublié, en Europe, que nous n’étions plus au pouvoir au moment ou la guerre survint ; au contraire, nous étions pourchassés, traqués comme des ennemis de l’Etat. N’ai-je pas été jeté en prison pour un article du "Tanine" que je n’avais pas écrit, mais dont j’avais pris la responsabilité, ayant assumé, ce jour-la, la gérance du journal, que nous prenions à tour de rôle ? N’ai-je pas du, un peu plus tard, m’enfuir précipitamment, averti par un téléphoniste que Kiamil Pacha avait donné l’ordre de m’incarcérer à nouveau ? Il donnait ses ordres par téléphone, Kiamal Pacha !
Cette fois, ce fut sur le stationnaire français où je trouvai un refuge, et c’est, revêtu d’un uniforme d’officier de marine français que j’échappai aux policiers !
Ainsi se raconta, devant moi, Djavid Bey. Et je ne puis, malheureusement, dans ce raccourci, exprimer toute la couleur de sa parole, à la fois douce et énergique, toute la conviction de son âme, que l’on sent hantée par, un seul amour : celui de la Patrie!
Nous parlâmes encore de ses compagnons de lutte, aujourd’hui au pouvoir : de Talaat Bey, dont il admire la haute pensée et la perspicace intelligence ; d’Enver Pacha, ce glorieux jeune chef, qui a entrepris de refaire une armée à la Turquie.
- Enver, me dit-il, est un grand patriote. On a raconte sur son compte tant de choses inexactes. Enver aime son pays, avant tout. Et quel beau soldat ! Le soldat, dans toute l’acception du terme; celui qui a les yeux fixés sur le drapeau. Ce qu’il vient d’oser, ce rajeunissement des cadres, accompli sans coup férir, est un merveilleux acte de foi patriotique. Aucune raison, autre que l’intérêt de l’armée, ne l’a guidé. Il a frappé, sans se préoccuper des opinions politiques, ceux qu’il a juges inaptes à commander, amis comme adversaires. Il faut le dire : c’est un homme I
Pour moi, a-t-il ajouté, je poursuis ma tâche, qui est de rétablir les finances de mon pays. Et, c’est pourquoi, vous me voyez sous cet aspect de touriste financier. Mes efforts tendent surtout, en ce moment, a concilier dans cet ordre d’idées les intérêts des Puissances, à écarter, comme on dit, les points de friction; car il n’est pas bon pour nous - et un sourire se dessine sur les lèvres de Djavid Bey - que les Puissances se heurtent à Constantinople. Et, en ce sens, je sers mon pays.
La Turquie a besoin de dix à douze ans de répit pour panser ses blessures, pour se refaire et se réorganiser. De bonnes finances lui sont nécessaires pour atteindre ce but. Aussi, tout en défendant ses intérêts et en sauvegardant sa dignité nationale, la Turquie est-elle résolument pacifique. Oui, nous voulons la paix. Et on le sait en Europe.
Dites bien, enfin, conclut Djavid Bey, en me reconduisant, que nous sommes des optimistes et aussi, un peu, des audacieux, et que nous possédons une foi indéracinable dans l'avenir de notre pays.
Marcel L’Heureux