Le commandant de mon escorte ignorait cette disposition ; & après avoir rangé sa troupe dans l'ordre que j'ai déja expliqué, il accompagnait soigneusement ma berline, jusqu'à ce que la pointe du jour lui permit d'appercevoir que je ne l'occupais pas ; il se plaignit alors très-vivement du peu de soin qu'on avait eu de lui indiquer la voiture où je m'étais placé, & vint sur le champ l'environner avec la petite troupe qu'il s'était réservée à cet effet. On sentira sans doute que je ne rapporte cette circonstance, que parce qu'elle développe le moral des Tartares ; elle présente constamment le germe des plus saines idées.
Notre route nous avait rapproché de la mer Noire : nous suivions de temps en temps le rivage, & le seul bruit des vagues nous offrait un objet d'intérêt que nous ne pouvions trouver dans les plaines rases que nous avions parcouru jusqu'alors. Celles qu'il nous restait à prolonger étaient également dépouillées ; mais l'on m'a assuré qu'anciennement elles étaient couvertes de forêts, & que les Noguais en avaient arraché jusqu'aux moindres souches, afin d'y être à l'abri de toute surprise. Si cette précaution peut en effet garantir une nation tellement transportable, qu'en moins de deux heures elle peut déménager ; ce moyen de sureté a privé les Tartares de la ressource du chauffage nécessaire au climat. C'est aussi pour y pourvoir que chaque famille rassemble avec soin la fiente de ses troupeaux. On pétrit cette fiente avec un peu de terre sabloneuse, & il en résulte une espèce de tourbe qui par malheur enfume les Tartares beaucoup plus qu'elle ne les échauffe.
Aucun peuple ne vit plus sobrement. Le millet & le lait de jument sont sa nourriture habituelle: cependant les Tartares sont très carnivores ; un Noguais peut parier qu'il mangera tout un mouton, & gagner ce pari sans se donner une indigestion. Mais leur goût à cet égard est contenu par leur avarice, & cette avarice est portée au point qu'ils se retranchent généralement tous les objets de consommation qu'ils peuvent vendre. Ce n'est aussi que lorsque quelque accident fait périr un de leurs animaux, qu'ils se régalent de sa chair, pourvu qu'ils puissent toutefois être à temps de saigner l'animal mort. Ils suivent également ce précepte du Mahométisme sur les animaux malades. Les Noguais observent alors tous les périodes de la maladie, afin de saisir le moment où leur avarice, condamnée à perdre la valeur de l'animal, leur appétit peut encore se ménager le droit de s'en repaître en tuant la bête un instant avant sa mort naturelle.
Les foires de Balta & quelques autres qui sont établies sur les frontières des Noguais, leur procurent le débit annuel des immenses troupeaux qu'ils possèdent. Le bled qu'ils recueillent en abondance se débite également par la mer Noire, ainsi que les laines, soit en produit de tontes, soit pelades [[On appelle laines pelades celles qui sont séparées des peaux par le secours de la chaux. Cette opération ne peut avoir lieu sur les animaux vivans ; elle procura la plus grande quantité de laine possible, mais en détériore la qualité]] ; il faut encore joindre à ces objets de commerce quelques mauvais cuirs & une grande quantité de peaux de lièvre.
Ces différens articles réunis procurent annuellement aux Tartares des sommes considérables, qu'ils ne reçoivent qu'en ducats d'or de Hollande ou de Venise: mais l'usage qu'ils en font anéantit toutes les idées de richesse que cet énorme numéraire présente,
Constamment augmenté sans qu'aucun besoin,d'échange en rende une partie à la circulation, l'avarice s'en empare, elle enfouit tans ces trésors, & les plaines qui les recèlent, n'offrent aucune indication qui puisse guider dans les recherches qu'on voudrait en faire. Plusieurs Noguais morts sans dire leur secret, ont déja soustrait des sommes considérables. On pourrait aussi présumer que ces peuples se sont persuadés que s'ils étaient forcés d'abandonner leur pays, ils pourraient y laisser leur argent sans en perdre la propriété. En effet elle seroit pour eux la même à 100 lieues de distance : ils ne connaissent d'autre jouissance que l'opinion de posséder ; mais cette opinion a pour eux tant d'attraits, qu'on voit fréquemment un Tartare s'emparer d'un objet quelconque pour le seul plaisir de le posséder un moment. Bientôt contraint de le restituer, il faudra qu'il paie encore une amende assez considérable ; mais il a joui à sa manière, il est content : l'avidité des Tartares ne calcule jamais les pertes éventuelles, elle ne jouit que des bénéfices momentanés.
Nous approchions d'Orcapi, & nous n'avions plus qu'un mauvais gîte à supporter ;lorsque je reçus un courier envoyé à ma rencontre. Il était chargé des ordres du Kam des Tartares peur m'assurer des facilités que j'avais eu le bonheur de me procurer.
Nous passâmes la nuit dans une mauvaise barraque couverte de roseaux, seule production du marais où elle était située, assez près de la mer. Nous en suivîmes le rivage le lendemain matin, & nous apperçûmes bientôt la côte occidentale de la presqu'île qui s'étendait en mer sur notre droite. Cette terre également plate, mais plus élevée que la plaine où nous étions, s'y réunit par un talus assez doux qui semble dressé au cordeau, & dont la partie supérieure présente le profil des lignes d'Orcapi. Nous les prolongeâmes d'assez bonne heure, & nous passâmes le fossé sur un mauvais pont de bois, qui joint la contrescarpe à une porte voûtée qui traverse le terre-plein, & dont le Portier tient tous les soirs la presqu'île sous la clef. Une des redoutes qui coupe ces lignes à la portée du canon, revêtue en maçonnerie garnie d'artillerie & de quelques soldats Turcs, jointe au commerce des Russes & des Tartares, a fait établir près de cette porte un mauvais village, où je mis pied à terre, dans le logement qu'on m'y avait préparé. Le Commandant de la citadelle ne tarda pas à me faire complimenter sur mon arrivée, en m'envoyant un plateau chargé de viande de mouton rôti â la Turque, qu'on nomme Orman Kébab [[Orman Kébab (le rôti des bois) : c'est le rôti favori des Turcs ; il consiste en des morceaux de mouton coupés & enfilés sur des brochettes alternativement arec des tranches d'oignons qu'on fait rôtir à un grand feu.]]. Je reçus bientôt aussi une députation des Jénissaires de la forteresse qui m'invitaient â m'inscrire dans leurs compagnies, & j'acceptai cette offre avec autant d'empressement qu'ils en eurent à recevoir le présent de ma bienvenue. Le corps des Jénissaires composé dans son origine d'esclaves enlevés à la guerre par les Turcs, sur les Chrétiens, a été long-tems recruté par les enfans de tribut ; mais les privilèges accordés à cette nouvelle milice, déterminèrent les Turcs à y faire inscrire leurs enfans. L'abus du privilège & le nombre des prétendans s'accrurent l'un par l'autre ; on ne vit plus de sûreté que sous la protection de ce corps. Les Grands s'y firent inscrire. Le Grand-Seigneur lui-même voulut lui appartenir, & personne n'apperçut que ménager son insolence, c'était travailler à l'accroître. La règle établie soutint long-tems ce corps contre ses propres désordres ; mais ils cessèrent enfin de se maintenir dans l'indépendance individuelle. Chaque Jénissaire devint propriétaire, & rentrés aujourd'hui dans l'ordre général par l'intérêt particulier, ce corps a cessé d'être redoutable à ses maîtres.
Tandis que ces différens soins m'occupaient, je vis paraître une troupe d'Européens conduite par des Tartares de la plaine. C'étaient des Allemands fugitifs de Russie dont les Noguais s'étaient emparés. La situation de ces malheureux me porta à les réclamer : on me les livra sur le champ, & je leur abandonnai la pyramide de mouton rôti dont ils avaient sans doute plus besoin que moi. J'examinai ensuite nia nouvelle colonie, elle était composée de sept hommes, de cinq femmes & de quatre enfans. Le malheur les avait abattus, mais ils commençaient à sourire à l'espoir du bien-être. Ces malheureux nés dans le Palatinat avaient été attirés en Russie par l'espérance d'une meilleure fortune, qui détermine les émigrations, trompe toujours les émigrans & leur fait bientôt regretter leurs foyers. Emprisonnés dans une contrée étrangère, ils ne conçurent d'autre projet que la fuite, & ne connurent de toute que celle qui les éloignait le plus promptément. Parvenus dans des plaines désertes, à peine retiraient-ils en liberté, que les Noguais s'en étaient saisis pour les vendre au premier acquéreur. Je fus fort aise d'avoir sauvé ces malheureux, & je pris les mesures nécessaires pour les faire arriver sûrement à Batchéseray.
J'employai le reste de la journée à visiter les lignes d'Orcapi. Aucun tableau de ce genre n'est plus imposant ; mais à cela près que cet ouvrage est un peu gigantesque, je n'en connais point où l'art ait mieux secondé la nature. On peut aussi garantir la solidité de ce retranchement. Il coupe l'isthme sur trois quarts-de-lieue d'étendue ; deux mers lui servent d'épaulement ; il domine d'environ quarante pieds sur la plaine inférieure, & il résistera, long-tems à l'ignorance qui néglige tout. Rien n'indique l'époque de sa construction ; mais tout assure qu'elle est antérieure aux Tartares, ou que ceux-ci étaient jadis plus instruits qu'ils ne le sont à présent. Il n'est pas moins évident que si ces lignes étaient palissadées en fausse braye, ainsi que les redoutes qui les coupent, & garnies d'artillerie, & sur-tout d'obus, elles assureraient la libre possession de la Crimée contre une armée de cent mille hommes. En effet, une pareille armée ne pouvant prendre ces lignes d'assaut, serait bientôt réduite par le manque d'eau à chercher son salut dans la retraite. Ce n'est aussi qu'en parlant un petit bras de mer marécageux, pour gagner la tête d'une langue de terre très-étroite qui prolonge parallèlement la côte orientale de la Crimée, que les Russes y ont pénétré, dans la dernière guerre. Cette route avait déja, été tentée avec succès dans les campagnes de 1736 & 1737 par le Genéral Munick ; mais cela n'a point inspiré aux Tartares le desir & les moyens de se garantir désormais d'un pareil malheur en défendant la naissance de cette langue de terre, où la moindre résistance aurait suffi pour arrêter leurs ennemis.
En partant d'Orcapi, j'observai que le chemin sur lequel nous roulions était recouvert d'une croûte blanchâtre occasionnée par le transport des sels que les Tartares vendent aux Russes. Les salines d'Orcapi réunies au Domaine du Souverain, sont affermées à des Arméniens ou à des Juifs, & ces deux nations également commerçantes & toujours en rivalité, favorisent le fisc par leurs mutuelles enchères. Ils sont aussi mal-adroits dans l'administration de leurs concertions, & leur avidité est toujours la dupe de leur ignorance. Aucun hangard n'est destiné à recevoir, à sécher & à conserver le sel naturel qui se forme dans les lacs salins. Il en résulte que l'abondance d'une bonne année ne peut compenser le déficit d'une mauvaise, & que les pluies détruisent souvent une production si riche & si facile à emmagasiner. L'ignorance du vendeur & celle de l'acheteur paraissent aussi se réunir pour diâer les conditions qui les lient réciproquement. Elles permettent à l'acheteur de venir lui-même puiser le sel dans le lac & d'en charger ses voitures dont le nombre des chevaux est convenu, ainsi que le prix, mais sous la clause que si la voiture cassé sous son poids avant d'être arrivée à un point déterminé, cet événement entraîne amende & confiscation. Le vendeur & l'acheteur n'ont pas apperçu qu'ils perdaient l'un & l'autre tout ce qui se répand sur la route, & qu'un état de guerre continuel ne peut être la base d'un commerce avantageux.
Après avoir dépassé le site des salines, nous nous trouvâmes au milieu d'une culture plus fertile que soignée, & nombre de villages épars dans la plaine, nous offrirent un coup-d'œil d'autant plus intéressant, qu'il y avait long-temps que nous n'en avions joui. Nous arrivâmes vers le soir dans une habitation située au fond d'un vallon, où quelques rochers nous annonçaient un nouveau sol. Nous apperçûmes en effet le lendemain, un terrain montueux, que nous parcourûmes durant toute la matinée, il fallut à midi enrayer les quatre roues de ma voiture pour la descendre par un chemin taillé dans le roc & très-étroit qui me conduisit à Bactchéseray. J'arrivai dans cette ville d'assez bonne heure, pour appercevoir dans le plus grand détail toutes les commodités auxquelles il me fallait désormais renoncer. Le sieur Fornetty, Consul de France auprès du Kam des Tartares, me reçut dans la maison qu'il occupait depuis dix ans & qui m'était destinée. La distribution de cet édifice n'était pas favorable au surcroît d'habitans que je menais avec moi. Cet inconvénient fut sur-tout très-sensible à mes gens. Fatigués du mal-être d'une longue route & l'aspect de cette étrange terre promise acheva de les décourager. Je dois convenir en effet que ma nouvelle habitation ne pouvait consoler des 930 lieues que nous venions de faire pour y arriver. Un escalier de bois découvert & dont les marches pourries par la pluie cédaient sous le poids des assaillans, conduisaient les plus lestes à un unique étage composé d'un salle, & de deux chambres latérales qui servaient de sallon & de chambre à coucher. Les murailles autrefois revêtues de blanc en bourre laissaient, ainsi que le plancher, distinguer la construction de cet édifice. On délibéra s'il pourrait supporter le poids de mes malles, cependant nous hasardâmes cette opération avec assez de succès ; & comme tout s'arrange, chacun eut bientôt élu le gîte où il devait se reposer de ses fatigues.
Si la variété des objets qui se succèdent pendant la route, ne permet de s'occuper que des obstacles qu'il faut surmonter pour arriver au but du voyage, ce terme ramène naturellement à l'examen de la position durable où l'on est parvenu. C'est aussi ce que nous fîmes à notre réveil. Le tems que j'avais déja passé avec M. Constillier qui m'accompagnait en qualité de Secrétaire, suffisait pour me garantir que la douceur de son caractère & sa patience refléteraient à tous les inconvéniens de sa position. Je ne fus pas moins heureux dans le choix que M. de Vergennes avait fait de M. Rufin, pour résider auprès de moi en qualité de Secrétaire Interprète, & bientôt l'intimité de ces deux jeunes gens, en animant leur gaieté, me rendit leur société très-agréable.
C'était aussi la seule qui m'était réservée, & je ne pouvais me flatter qu'un Moine que j'avais pris à Yassi, & deux Missionnaires Arméniens Polonais me fussent d'un grand secours, non plus que le sieur Fornetty, qui devait me quitter pour retourner à Consianttinople, lorsque ses lumières locales me seraient devenues inutiles.
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Mon arrivée avait été annoncée sur la champ au Visir du Kam, & ce premier Ministre en me faisant assurer de la satisfaction que son maître aurait à me voir, lorsque je me ferais disposé à recevoir ma première audience & m'envoya l'état du Tayn que le Prince m'avait assigné. Cet usage consiste dans la fourniture des vivres jugés nécessaires à la consommation de celui qu'on en gratifie. Dans tout l'Orient, c'est toujours en donnant qu'on honore ; & forcé de me soumettre à cette manière d'honorer, j'appliquai mon Tayn à la subsistance de ma petit colonie Allemande ; mais si ce secours suffisait pour la mettre dans l'abondance, mes gens ne voyaient aucun moyen de pourvoir à ma subsistance personnelle. Réduits à de mauvais pain, au riz, au mouton, & à des volailles étiques, nous étions en effet menacés de faire bien mauvaise chere. Je ne concevais pas que le plus beau sol du monde, & le voisinage de la mer me laissassent manquer de beurre, de légumes & de poissons ; mais j'appris bientôt que le céleri était cultivé dans le jardin du Kam, comme une plante rare, que les Tartares ne savaient pas battre le beurre, & que les habitans des côtes n'étaient pas plus marins que ceux des plaines, il fallut me soumettre. Mes gens découvrirent ensuite quelques légumes spontanés qui nous consolèrent, & je pris des mesures pour faire venir des graines de Constantinople, afin de les cultiver. Je louai à cet effet une maison de campagne, j'y établis mes Allemands, je leur donnai des vaches, & ma nouvelle métairie me fournit bientôt de tout en abondance. Je pris aussi le parti de faire faire mon pain. Un de mes gens devint un excellent Boulanger & nous joignîmes à la bonne chere, le plaisir d'en avoir créé les moyens.
J'attendais pour prendre ma première audience, quelques présens qui n'arrivaient pas ; mais l'impatience de Maksoud-Gueray [Maqsud Giray, a régné de 1767 à 1768 et de 1771 à 1773.], alors sur le trône des Tartares, leva toute difficulté. Le jour pris pour la remise de mes lettres de créance, le Maître des Cérémonies se rendit chez moi avec un détachement de la garde & quelques Officiers chargés de m'accompagner au Palais. Notre cavalcade mi-partie Européenne & Tartare, attira un grand concours de peuple. Nous mîmes pied à terre dans la dernière cour, & le Visir qui m'attendait dans le vestibule du Palais; me conduisit dans la salle d'audience, où nous trouvâmes le Kam assis dans l'angle d'un sopha. On avait mis vis-à-vis de lui un fauteuil où je me plaçai après avoir complimenté ce Prince & remis mes créances. Cette premiere cérémonie qui m'installait en Tartarie, fut suivie des politesses d'usage chez les Turcs, & d'une invitation que le Kam [Khan] me fit lui-même de le voir fréquemment. Je fus ensuite reconduit chez moi dans le même ordre. J'employai les jours suivans aux différentes visites que je devais rendre ministériellement; Je m'attachai aussi à former des raisons dans le desir que j'avais de connaître le Gouvernement des Tartares, leurs mœurs & leurs usages; & le Mufti, homme d'esprit, homme vraiment loyal & susceptible d'attachement, fut fin de ceux avec qui je me liai le plus étroitement, & dont je tirai le plus de lumière.
Après avoir donné mes premiers soins à ces objets, je crus devoir m'occuper à me garantir des. intempéries de l'air avant que l'hiver vînt m'assaillir dans ma baraque ; l'augmenter & la réparer, c'étoit à peu-près la reconstruire. Nous étions au mois de Novembre, il n'y avait pas de temps à perdre. J'en dessinai le plan, j'assemblai les matériaux, je surveillai le travail, sans m'écarter de la méthode des Tartares, & je fus passablement logé avant la fin de Décembre, moyennant deux mille écus de dépense. C'est ici le moment d'examiner la construction des maisons en Crimée; & ces détails sur l'architecture des Tartares feront plus utiles à ceux qui ont à cœur l'économie rustique, qu'aux disciples de Vitruve.
Des piliers placés sur des points qui déterminent les angles & les ouvertures, fixés perpendiculairement par une architrave qui appuie les solives, prépare le plan supérieur. qu'on dispose de même pour recevoir le toit. L'Edifice étant ainsi disposé, d'autres piliers plus minces, espacés à un pied de distance, également perpendiculaires, occupent les pleins, & font destinés à contenir des baguettes de coudrier, pour donner à l'édifice la façon d'un panier. On applique ensuite sur cette espèce de claie, de la terre gâchée avec de la paille hachée; après quoi une couche de blanc en bourre, appliquée intérieurement & extérieurement, jointe à la peinture qu'on étend sur les piliers, sur les portes, sur les plintes & sur les fenêtres, achève de donner au bâtiment un aspect assez agréable.
J'observerai que cette manière de construire a infiniment plus de solidité que sa description ne le ferait peut-être présumer. Elle est certainement aussi plus salubre que celle des maisons de nos paysans. Je fuis encore très-convaincu que les Seigneurs qui possèdent des terres, & qui, soit par leur intérêt, soit par principe de bienséance, veulent y faire construire des habitations dans la vue d'augmenter & de favoriser la population de leurs vassaux, gagneraient de toutes manières à adopter ce nouveau plan de construction ; ils y trouveraient une grande économie, ils ménageraient d'avance aux habitans la facilité de réparer eux-mêmes leurs maisons, & ce dernier avantage paraîtra le plus important.
Après m'être logé passablement, & en très-peu de tems, il ne me restait qu'à m'occuper des meubles. Mon maître-d'hôtel était tapissier. Je me chargeai de la menuiserie, de la serrurerie, du tour, & ces différentes occupations, jointes à mes affaires & à me visites au Kam, me procurèrent un emploi suivi & varié de tous mes momens.
Maksoud-Gueray m'avait admis dans sa société privée : elle était composée du Sultan Nouradin [Nureddin] son neveu, d'un Mirza [prince de sang] des Chirins [[Chirin est le nom de la famille là plus distinguée parmi colles qui composent la haute noblesse des Tartares ; on verra dans la fuite de ces Mémoires, que l'Ordre établi exclut à jamais de cette classe toutes les familles annoblies.]] nommé Kaïa Mirza [[Kaïa, en Tartare, veut dire, rocher.]], mari d'une Sultane, cousine-germaine du Kam du Kadi-Lesker fit de quelques autres Mirzas que Maksoud favorisait. Ce Prince nous recevait après la prière du coucher du soleil, & nous retenait jusqu'à minuit. Plus méfiant par calcul que par caractère, Maksoud-Gueray prompt à se prévenir, se livrait avec la même facilité à ce qui pouvait ramener le calme dans son ame, & lui rendre agréable tout ce qui l'environnait ; avec plus de connaissance que les Orientaux n'en ont communément, il aimait la littérature, & s'en entretenait volontiers. Le Sultan Nouradin élevé en Circassie, parlait peu & ne parlait que des Circases : le Kadi-Lesker au contraire parlait beaucoup & parlait de tout. Peu instruit, mais d'un esprit gai, il sacrifiait souvent la gravité de son état au plaisir d'animer nos conversations. Kaïa-Mirza les nourrissait de toutes les nouvelles du jour, tandis que je fournissais celles de l'Europe, & que je répondais à toutes les questions dont on m'accablait. L'étiquette de cette Cour permet à peu de personnes de s'asseoir devant le Souverain; les Sultans, jouissent de ce privilège par leur naissance, à l'exception des enfans du Prince, qui par respect ne s'asseaient jamais devant leur Pere. Ce droit est accordé aussi aux chefs de la loi, aux ministres du Divan, & à ceux des Cours étrangères ; mais excepté Kaïa-Mirza qui s'asseait en sa qualité de mari d'une Sultane, les autres courtisans reliaient debout au bas du sopha, & se retiraient à l'heure du souper. Ce repas était servi sur deux tables rondes : l'une dressée devant le Ram n'était dessinée qu'à sa Majesté Tartare qui mange ordinairement seule, & ne déroge à cette étiquette qu'en faveur de quelque sultan distingué par son âge ou Souverain lui-même. La seconde table dressée dans la même pièce est destinée aux personnes que le Kam admet à son souper. J'y mangeais avec le Kadi-Lesker & Kaïa-Mirza.
Maksoud-Gueray prenait toujours plaisir à animer les petits débats d'opinion qui s'élevaient journellement entre le juge & moi, & dans lesquels ce Magistrat paraissait beaucoup moins occupé de la justesse de ses raisonnemens que du désir d'amuser son maître. Nos positions étaient si différentes, que nous ne pouvions nous disputer sa faveur par les mêmes moyens ; mais je ne négligeais pas ceux par lesquels je pouvais plaire au Prince. J'avais observé qu'il aimait les feux d'artifice, & que l'ignorance de ses artificiers servait très-mal son goût. J'apprêtai les outils, je préparai les matières, j'instruisis mes gens, & lorsque je me crus en état de remplir mon objet, je demandai au Kam la permission de fêter le jour de la naissance : l'habitude de ne voir que des gerbes enfumées, de mauvais pétards, & des petites fusées mal garnies & mal dirigées, me donna de grands succès.
J'avais prévu que le Kam, après m'avoir remercié du salpêtre que je venais de brûler & se plaindrait obligeamment du peu de durée de la fête, & j'avais préparé pour ma réponse quelques expériences d'électricité que je lui proposai de voir, comme un petit feu de chambre qui pourrait nous amuser le reste de la soirée. Les premiers effets de ce phénomène excitèrent un tel étonnement, que j'eus bien de la peine à détruire l'opinion de magie que je voyais germer dans les écrits & que chaque expérience augmentait par degrés. Le Kam eut cependant l'air de m'entendre. Il voulut être électrisé en personne ; j'en usai modérément avec lui, mais je traitai les courtisans de manière à mériter l'approbation du Prince.
Toute la ville retentit le lendemain du prodige que je venais d'opérer, & il fallut me soumettre les jours suivans à satisfaire la curiosité de ceux qui n'avaient pas pu assister chez le Kam aux expériences. Plusieurs personnes vinrent successivement me prier de les répéter sur elles & sur leurs amis : je renvoyais tout mon monde également émerveillé, & chacun d'eux ventant l'électricité, augmentait encore successivement le nombre des curieux. Je commençais cependant à me lasser des inconvéniens de cette célébrité, & je m'en plaignais le soir à M. Rufin qui s'en ennuyait autant que moi, lorsque nous vîmes paraître plus de vingt lanternes dont la file dirigée sur ma maison, s'arrêta à ma porte. J'envoyai sur le champ M. Rufin pour interroger cette troupe sur le motif qui l'amenait. Un Orateur lui tint ce discours : Nous sommes M. les Mirzas Circasses en otage auprès du Kam ; nous avons entendu raconter les merveilles que votre Bey [[Bey est le titre qu'on donne aux personnes de distinction ; il équivaut à celui de Seigneur, & s'emploie aussi pour celui de Prince, comme Bey de Valachie & Bey de Moldavie]] opère quand il lui plaît : merveilles dont on n'a jamais eu l'idée depuis la naissance du Prophète jusqu'à lui, & qui ne feront plus connues des hommes après sa mort: priez-le de permettre que nous en soyons les témoins, afin de pouvoir un jour en rendre témoignage à notre Patrie, & que la Circassie privée de ce phénomène, puisse au moins en conserver la mémoire dans ses annales.
La gravité avec laquelle M. Rufin me rendit cette harangue & en conserva tout le piquant. Je fis monter mes nouveaux hôtes dans mon sallon, où après s'être rangés en demi-cercle, avec tout le respect & tout le recueillement d'une dévotion mystique, l'orateur Circasse m'adressa le même compliment qu'il avait déja fait à mon interprète.
Je reçus sa harangue le plus sérieusement qu'il me fut possible & je complimentai à mon tour toute la Circassie, après quoi je me disposai à leur imprimer fortement le souvenir de l'électricité, tandis que M. Rufin, en leur faisant les politesses d'usage, s'amusait à fortifier l'opinion du merveilleux qui les avait attirés chez moi.
On juge que dans cette disposition il me fut aisé de choisir mes victimes. Chaque spectateur voulut l'être à son tour, & ces malheureux dont j'avais quelquefois pitié, riaient aux anges en souffrant le martyre. Ce ne fut aussi qu'après les plus rudes épreuves, que j'eus le bonheur de renvoyer mes Circasses pleinement satisfaits, mais ils furent les derniers que j'électrisai, & je tâchai de me procurer des délassemens moins brillans, mais plus utiles. Mon uniforme que je portais toujours menaçait ruine : je travaillai à devenir mon propre tailleur ; j'eus aussi la fantaisie d'équiper à la française un joli cheval Arabe ; je ne pouvais le dresser avec les selles Tartares, dont la forme éloigne trop le cavalier du cheval. Ce n'était pas une petite besogne. Il me fallut commencer par faite des outils ; je préparai les arçons, je disposai toutes les pièces, & je parvins à finir une Telle de velours cramoisi, avec la housse & le harnois bien assortis : j'en fis usage à ma premiere promenade avec le Kam. Ce Prince avait la bonté de m'admettre à toutes ses parties, & je fus bien aise de lui donner quelque idée de notre manière de monter à cheval. Les Tartares ne connoissent d'autres principes d'équitation que la fermeté de l'assiete, & cette fermeté va jusqu'à la rudesse ; aussi la souplesse des mouvemens de ma bête Arabe étonna toute la Cour. Le premier écuyer du Prince voulut en essayer ; mais à peine eût-il enfourché une selle rase, qu'il fut réduit bien vite à chercher son équilibre en serrant les talons. Mon cheval peu fait aux manières d'un semblable cavalier allait s'en débarrasser, lorsque ses gens accoururent à son secours pour lui éviter cette catastrophe.
Le Kam m'invitait également aux parties de charte du vol & de lévriers qu'il faisait fréquemment. Cinq ou six cents cavaliers l'accompagnaient. Nous parcourions ainsi les plaines des environs où l'abondance du gibier jointe à l'amour-propre des chasseurs, rendait ces chartes très-vives. Le vol avait sur-tout un grand attrait pour Maksoud-Gueray : ces oiseaux étaient parfaitement bien dressés, il ne lui, manquait que de bons chiens pour faire lever le gibier. J'en avais amené un de France, dont la beauté était remarquable; mais il était si caressé, si gâté, si volontaire, que je ne le conduisais jamais avec moi ; par cela même on le crut précieux. Les courtisans en parlèrent au Prince: il me témoigna le désirer, & me fit même quelques reproches avec une forte d'affectation de ce que je le lui cachais. En vain je lui objectai que mon chien était mal discipliné, qu'il se jetterait infailliblement sur ses oiseaux, qu'il arriverait quelque malheur : il prit tout cela pour une défaite & je fus contraint de céder à sa fantaisie, dont il eut bientôt lieu de se repentir. J'envoyai sur le champ chercher mon chien; il arriva ; son début fut familier. Un bassin avec un jet d'eau occupait le milieu de l'appartement. Diamant s'y baigne, saute ensuite sur le sopha, pour me caresser, & prenant le rire du Kam pour une invitation amicale, s'élance avec gaieté sur lui, & culbute, chemin faisant, tout ce qui l'environne. Dans le premier moment de la faveur, on peut avoir tort impunément : aussi Diamant recommandé à un page, eut dès le même soir bouche en Cour, & grande chasse ordonnée pour le lendemain, On ne parla toute la soirée que des talens du nouveau favori : je parlai, moi de sa vivacité, de sa désobéissance ; tout fut trouvé charmant ; & le Kam avait une telle impatience de voir Diamant en action, qu'il nous donna rendez-vous de meilleure heure qu'à l'ordinaire. En arrivant j'apperçus le héros de la fête, conduit par son page, entouré de spectateurs, & ne sachant ce qu'on lui voulait, on m'attendait pour le mettre en liberté. A peine en jouit-il que la cavalerie s'ébranle pour se déployer à la droite & à la gauche du Kam auprès duquel j'étais. Diamant effrayé n'éprouva d'abord que la crainte d'en être écrasé. Cependant une caille se lève devant lui, un des faucons du Kam est lancé à la poursuite de ce gibier, il joint sa proie, s'en saisit & pousse son vol à quelque distance où un fauconnier à toutes jambes va s'en emparer. Diamant prend également son essor, une double capture avait animé son ambition, & sans un marteau d'armes qu'on lui lança pour le forcer à lâcher prise, ma prédiction aurait été accomplie ; mais l'effroi s'emparant également du chien & du faucon, chacun par des routes différentes prit celle du logis, & le Kam en fut quitte pour la peur de perdre son oiseau.
Ma position vis-à-vis de Maksoud-Gueray & de ses Ministres, jointe à la manière dont j'étais parvenu à arranger mon nouvel établissement, me rendaient le séjour de Bactchéseray [Bahçesaray] supportable : j'étais lié particulièrement avec Kaïa-Mirza de la famille des Chirins, réputée la première noblesse des Tartares. Il avait épousé une Princesse du Sang qui occupait la charge d'Olou-Kané (Gouvernante de la Crimée), & cette Sultane voulant me donner une marque de bienveillance, m'envoya, par l'Intendant de là maison, un présent composé d'une chemise de nuit brodée richement, & de tout ce qui appartient au déshabillé le plus magnifique & le plus complet. Le mystère qui accompagnait cette mission pouvait me donner une sorte d'inquiétude : en effet la Princesse avait 70 ans ; mais je fus bientôt rassuré : j'appris que des présens de ce genre ne sont jamais faits par une Sultane qu'à un de ses parens, & il me fut permis de me livrer sans crainte à toute ma reconnaissance. La Princesse avait quelque crédit auprès de Maksoud-Gueray, mais ce crédit n'aurait peut-être pas suffi pour préserver un de ses protégés de l'avarice de ce Prince.
Yacoub-Aga, Gouverneur & Grand-Douanier de Balta, allait en être la victime. Dépossédé de son emploi, dépouillé de ses biens, & enchaîné dans les prisons, il courait encore le risque de perdre la tête nonobstant le zèle de sa protectrice: il me parut très-important de travailler à sauver & à rétablir cet homme, dont la France avait toujours eu sujet de se louer. Les Ministres me secondèrent, le Mufti nous servit avec chaleur, ainsi que la Sultane ; Yacoub-Aga quitta ses chaînes pour reprendre avec son ancienne dignité, les moyens de recommencer l'édifice de sa fortune, que le Kam ne lui restitua pas. Mais si l'on peut reprocher à ce Prince ce trait d'avidité, il veillait soigneusement au bon ordre, sans adopter les principes fanatiques & superstitieux qui portent les Turcs à y déroger si souvent. L'esclave d'un Juif avait assassiné son maître dans sa vigne ; la plainte fut portée par les plus proches parens. On saisit le coupable, & tandis qu'on instruit le procès de ce malheureux, des zélés Mahométans le déterminent à se faire Turc, dans l'espoir d'obtenir sa grace. On oppose à la sentence de mort prononcée par le Kam la conversion du coupable. Il est bon d'observer que la loi Tartare fait périr le criminel par la main de l'offensé ou par celle de ses ayans-cause. On objecta donc, mais on objecta en vain, qu'un Turc ne pouvait être abandonné à des Juifs : je leur livrerais mon frere, répond le Kam, s'il était coupable ; je laisse à la Providence à récompenser sa conversion, si elle est pure, & je ne me dois qu'au soin de faire justice L'intrigue des dévots Musulmans était cependant parvenue à retarder ce jugement jusqu'au Vendredi après midi, afin de rendre également favorable au Néophite, la loi qui oblige les offensés d'exécuter la sentence dans les vingt-quatre heures, & celle qui assujétit les Juifs à se renfermer pour le Sabbat, au coucher du soleil ; cependant on conduit l'assassin chargé de chaînes, sur la butte destinée à ces fortes d'exécutions ; mais un nouvel obstacle s'y oppose. Les Juifs ne peuvent répandre le sang. Un Crieur public parcourt la ville pour offrir une somme considérable à celui qui voudra leur prêter sa main, & c'est chez le peuple le plus misérable que cette enquête est inutile. Ce nouvel incident fut porté au tribunal de Kam. Les dévots comptaient en tirer grand parti, mais ils furent trompés dans leur attente. Maksoud-Gueray permit aux Juifs d'exécuter le coupable suivant les loix de l'ancien testament, & la lapidation termina cette scène.
La loi Turque dont je parlais précédemment, celle qui livre le coupable à l'offensé, est fondé sur le Coran, qui accorde au plus proche parent du mort, le droit de disposer du sang de l'assassin. On a vu qu'en Turquie, la partie plaignante affilie au supplice ; la loi Tartare plus littérale, charge la partie plaignante elle-même de l'exécution. J'observerai encore que chez les Turcs où le Bourreau attend pour donner le coup, que la somme offerte par le coupable fut refusée; il n'est pas sans exemple, qu'une femme ait vendu le sang de son mari. En Tartarie au contraire cette femme chargée d'enfoncer le couteau de sa propre main, ne se laisse jamais tenter par aucune offre, & la loi qui lui laisse le soin de sa vengeance la rend inaccessible à tout autre sentiment. Un Officier du Prince le bras levé & armé d'une hache d'argent précede le criminel, le conduit au supplice, & assiste à son exécution
II n'est point de pays où les crimes soient moins communs qu'en Tartarie. Les plaines ou les malfaiteurs pourraient d'ailleurs s'échapper aisément, offrent peu d'objets à la cupidité, & la presqu'Isle de Crimée qui en présente davantage, fermée journellement, ne laisse aucun espoir de se soustraire au châtiment; aussi n'apperçoit-t-on nulle précaution pour la sureté de la Capitale & elle ne contient de gardes que celles qui appartiennent à la Majesté du Souverain. Le Palais qu'il habite, autrefois entièrement bâti à la Chinoise, mais réparé à la Turque, présente encore des beautés de son premier genre de construction. Il est placé à une des extrémités de la ville & environné de rochers très-élevés : les eaux y abondent & sont distribuées dans les Kioks & dans les jardins, de la manière la plus agréable. Cependant cette situation qui n'offre pour point de vue que des rochers arides, oblige le Kam d'aller fréquemment se promener sur les hauteurs pour y jouir de la beauté du site le plus varié.
On a remarqué que les plaines des Noguais ; qui prolongent le continent de la Crimée, étaient presque au niveau de la mer, & que l'Isthme présentait un autre niveau plus élevé de 30 à 40 pieds. Cette plaine supérieure occupe la moitié septentrionale de la presqu'Isle, après quoi le terrein hérissé de rochers, & chargé de montagnes dirigées de l'Ouest à l'est, est piramidé par le Tchadir-Dague (le mont de la Tente) [Çadır Dağ]. Cette montagne placée trop près de la mer, pour que sa base puisse ajouter beaucoup à son élévation dans l'atmosphère, ne peut être classée que parmi les montagnes du second ordre; mais si l'on jette un coup d'oeil sur la carte de notre hémisphère, on ne pourra méconnaître dans le Tchadir-Dague le chaînon qui lie les Alpes avec le Caucase. On voit en effet que la branche des Apenins qui traverse l'Europe de l'Ouest à l'est, sépare l'Allemagne de l'Italie, la Pologne de la Hongrie, & la Valachie de l'ancienne Thrace, après s'être plongée dans la mer Noire, reparaît dans la même direction sur la partie méridionale de la Crimée, laisse à peine un passage pour la communication des mers de Sabache & du Pont-Euxin, & continue jusqu'à la mer Caspienne sous le nom de Caucase, pour reparaître ensuite sous celui de Thibet, & s'étendre jusqu'au rivage oriental de l'Asie.
Le série de ces montagnes n'est pas moins sensible, & n'est pas moins démontrée par les détails qui concernent leur aspect & leur structure, les fossilles qu'elles offrent & les minéraux qu'elles contiennent.
La première observation qui se présente en Crimée, est l'uniformité d'un lit de rochers, qui y couronnent toutes les montagnes sur le même niveau. Ces rochers extérieurement à pic sur plus ou moins d'épaisseur offrent les traces les plus certaines du travail des eaux; l'on y distingue par-tout le caractère de ceux qui sont actuellement exposés aux efforts de la mer, & ils sont encore semés d'huîtres fossiles apparentes, mais tellement enveloppées, que l'on ne peut s'en procurer qu'en les détachant avec le ciseau. On observe aussi que le vif de ces fossiles qui sont de la plus grosse espèce, n'est pas connu dans les mers du Levant ; j'ajouterai que la côte septentrionale de la mer Noire est aujourd'hui dépourvue d'huîtres, & qu'il n'y en a que de la petite espèce dans la partie méridionale de cette mer.