[Page 170]

Eh bien, dit-il, qu'il passe sa tête dans l'arc tendu: le Noguais obéit, suit le cavalier qui Périr çraîne; mais ne pouvant suffire au trot du cheval, il tombe & échappe ainsi au joug qui le retenait. Cependant un nouvel ordre du Prince remédie encore à cet incident. Qu'il tienne l'arc avec ses mains, ajouta-t-il. Le coupable parle aussitôt ses bras en croix, & l'exécution de cet arrêt qui condamnait le coupable à être son propre bourreau est sans doute l'exemple de la soumission la plus extraordinaire, elle surpasse ce qu'on a raconté de plus étrange sur l'aveugle dévouement aux ordres du vieux de la Montagne [[M. Ruffin qui m'accompagnait, & qui est aujourd'hui Professeur au Collège Royal, a été ainsi que moi témoin d'un fait aussi incroyable.]]
Les soins de Krim-Gueray pour le maintien du bon ordre en Pologne s'étendirent jusqu'au culte religieux des habitans, & quelques Noguais convaincus d'avoir mutilé un tableau représentant le Christ, reçurent cent coups de bâton à la porte de l'église : il faut, disait-il, apprendre aux Tartares à respecter les beaux arts & les prophètes.
Savran [[Ville de Pologne dans le Palatinat de Bruklaw.]] était le point désiré, celui où l'on devait faire les partages, congédier les différentes hordes, ne réserver que les troupes de Bessarabie & nous débarrasser de la cohue qui nous environnait. Il fut décidé qu'on y séjournerait, & l'on procéda le lendemain de notre arrivée aux partages ; mais l'exactitude des enquêtes n'empêcha pas quelques fripons de soustraire une partie de leur butin au droit de 10 pour ° qui se prélevait pour le Souverain. Cependant, malgré la fraude, ce Prince eut encore pour sa part près de deux mille esclaves qu'il distribuait à tous venans. J'assistais nécessairement à ces détails ; & témoin des libéralités du Kam, dans ce genre, je lui représentai que s'il continuait i! en tarirait bientôt la source.
KRIM-GUERAY.
Il m'en restera toujours assez, mon ami, l'âge de la soif est passe; mais je ne vous ai pas oublié : éloigné de votre Harem, courant les déserts, bravant les frimats avec nous, il est juste que vous ayiez votre part ; je vous destine six jeunes garçons d'une jolis, figure, & tels enfin que je les choisirais pour moi.
LE BARON.
Je suis comblé de vos bontés ; mais est-on digne d'une faveur, si l'on n'en sent pas tout le prix; je craindrais, Seigneur, de ne pas attacher à ce présent celui que vous paraissez y mettre.
KRIM-GUERAY.
Je ne prétends pas non plus marchander votre reconnaissance. Je vous donne des esclaves ; ils vous plairont: c'est tout ce qu'il me faut.
LE BARON.
Mais votre Sérénité n'observe donc pas que ma position est un obstacle invincible. Vos esclaves font tous Russes : comment pourrais-je accepter à ce titre les sujets d'une Puissance amie de l'Empereur mon maître ?
KRIM-GUERAY.
Cette raison ne pouvait manquer de m'échapper, je n'en conçois pas même encore le principe, L'hostilité fait les esclaves, l'amitié les donne & les reçoit ; voilà ce qui vous concerne : au reste, je ne veux pas discuter vos devoirs, c'est à vous de les remplir; & pour nous accorder, je substituerai six jeunes Géorgiens aux six Russes : tout s'arrange.
LE BARON.
Pas aussi aisément que vous le croyez, Seigneur; j'ai encore un retranchement difficile à attaquer.
KRIM-GUERAY.
Lequel ?
LE BARON.
Ma religion.
KRIM-GUERAY.
Pour celui-ci je me garderai bien d'y toucher : c'est sans doute bien fait de s'y conformer; mais convenez au moins que cela est pénible.
LE BARON.
Je ferai plus, j'avouerai que la faiblesse humaine s'en écarte assez souvent; par exemple, il est possible aujourd'hui que je ne me montre si scrupuleux & si attaché à mes devoirs, que parce que votre offre ne me tente nullement d'y manquer, peut-être que six jolies filles m'auraient fait oublier tous mes principes, & si l'on recherchait bien, on verrait souvent que les plus sublimes efforts de vertu ne tiennent guères qu'au genre de la tentation.
KRIM-GUERAY.
J'entends cela parfaitement, & ce moyen de séduction ne m'aurait pas échappé si j'avais pu l'employer : mais mon ami, j'ai ma religion aussi, elle me permet de donner aux Chrétiens des esclaves mâles, & me prescrit de garder les femelles, afin d'en faire des prosélites.
LE BARON.
Les hommes vous paraissent-ils donc moins précieux à convertir que les femmes?
KRIM-GUERAY.
Non sans doute, la sagesse de notre grand Prophète a tout prévu. Cette distinction en est la preuve.
LE BARON.
J'avoue, Seigneur, que je n'en pénètre pas le motif, & vous me permettrez de croire simplement que les jolies filles vous plaisent davantage.
KRIM-GUERAY.
Point du tout, je vous jure, mais j'obéis à la loi la plus raisonnable. En effet, l'homme étant par sa nature indépendant, dans l'esclavage même, il conserve un ressort que la crainte contient à peine. Il a le sentiment de ses forces, le moral le domine, Dieu seul peut agir sur ce moral. Chez vous, chez moi il peut être également éclairé: la conversion d'un homme est toujours un miracle; celle des femmes au contraire est la chose du monde la plus naturelle & la plus simple : elles sont toujours de la religion de leurs amants : oui, mon ami, l'amour est le grand missionnaire, lorsqu il parait, jamais elles ne disputent.
Je ne disputai pas non plus sur cette étrange assertion qui, sans doute, n'est applicable qu'aux femmes dans l'esclavage.
Après avoir distribué la plus grande partie des esclaves qui lui étaient échus en partage, & congédié les Noguais, le Kam dirigea sa marche sur Bender ; mais si la diminution de l'armée lui promettait plus de légèreté dans sa marche, la générosité du Prince venait de mettre un nouvel obstacle au désir qu'il avait de presser son retour. En effet, les Sultans & les Ministres réduits jusques-là au seul équipage de campagne, tenaient de leur Maître un superflu qui ne leur permettait plus de marcher avec autant de célerité. Le Cadi-Lesker le plus insatiable comme le plus habile à succéder était aussi le mieux partagé. Curieux de l'examiner au milieu de son abondance, je fus le voir un soir.
Ce grand Juge, vénérable par son âge & sa barbe blanche, nonchalamment couché sur le tapis destiné aux cinq prières, l'œil avide & avec un sourire malin, n'y contemplait alors qu'une quarantaine d'esclaves de tout âge, qui rassemblés auprès d'un poêle formaient un grouppe de figures des deux sexes dont tous les regards étaient également fixés sur lui. Je vous fais mon compliment, lui dis-je, en entrant, sur le succès d'une guerre dont il me paraît que vous avez tiré bon parti.
LE CADI-LESKER.
Vous voyez en effet que le Kam m'a très-bien traité ; mais vous savez aussi qu'il faut employer ses richesses pour en jouir, & cela m'est difficile.
LE BARON.
Si j'en crois cependant les principes du Kam sur la conversion des femmes, il a compté sur vous, pour des prosélites.
LE CADl-LESKER.
Je cherchais quand vous êtes venu, laquelle de ces figures est la plus agréable. Examinez de votre côté, & voyons si nous ferons le même choix.
LE BARON.
Je suis déja décidé: cette jolie fille élevée sur ce banc, dont la taille est swelte, je maintient modeste, le regard doux, emporte mon suffrage.
LE CADl-LESKER.
Moi je donne le mien à ce visage rond & bien coloré, & je réponds que ce petit drôle vêtu en page sera charmant. Je vous avouerai même que cette taille swelte qui vous a séduit ne me paraît à moi qu'un défaut d'embonpoint.
LE BARON.
En ce cas je cesse de vous plaindre, car elle est la seule à qui l'on puisse reprocher ce défaut; mais j'en vois-là de bien jeunes : pourriez-vous me dire à quel âge on s'occupe de leur conversion, & si les Noguais, dont je connais la diligence à enlever les filles, n'ont pas trop de promptitude à les épouser.
LE CADI-LESKER.
Non, les Tartares sont au contraire très scrupuleux à cet égard.
LE BARON.
Mais, Monsieur, scrupuleux tant que vous voudrez, ils ne peuvent interroger leurs esclaves sur leur âge, & cette connaissance même ne suffirait pas.
LE CADI-LESKER.
Ils ont aussi un meilleur moyen pour tranquilliser leur conscience. Le voici, la force d'une jolie fille leur paraît-elle douteuse, ils ont l'air de se ficher, l'effraient, l'obligent à se sauver & c'est lorsqu'elle se met en course, qu'ils lui lancent un de leurs bonnets, dont le choc, sans être dangereux, suffit cependant pour la faire tomber, si elle est faible. Dans ce cas ils respectent sa grande jeunesse, la consolent de sa chute, & attendent patiemment qu'elle soit assez forte pour résister à cette épreuve.
LE BARON.
Je ne sais si elle suffit, mais dans ce cas même, répondriez-vous de la bonne foi de ceux qui l'emploient. On peut toujours garantir, me répondit le Cadi-lesker & que les usages sont plus fidèlement observés chez une nation simple que les loix les plus séveres ne le sont parmi les nations policées.
Une sorte de mal-être que éprouvais dans ce moment, & que j'attribuai à la chaleur étouffante de la chambre au Cadi-Lesker me détermina à le quitter pour me rendre chez moi; mais le passage subit d'une pareille atmosphère au froid le plus vif me fit une telle révolution, que je tombai sans connaissance sur la neige. J'y étais depuis quelque temps, lorsqu'un des gens du Juge s'en apperçut & en avertit son maître. Cependant les secours qu'il s'empressa de me donner auraient eu peu de succès, si Krim-Gueray instruit de mon accident n'avait envoyé par un de ses Pages de l'eau de luce qu'il me fit respirer. Nonobstant ce secours, j'étais trop faible pour pouvoir gagner mon logement; quatre Tartares m'y transportèrent, & l'effroi qu'en eurent MM. Ruffin & Constellier, en excitant ma sensibilité, acheva de ranimer mes esprits.

 

Mort de Qırım Giray

Nous arrivâmes le lendemain à Bender. Nous en étions encore à quelque distance, lorsque nous apperçûmes le Gouverneur de cette ville qui venait au-devant de nous. A l'approche du Kam, ce Visir suivi d'un grand cortège, met pied à terre avec sa troupe, s'avance vers le Prince, le salue profondément & se retourne pour marcher â pied devant lui; mais après ce témoignage de respect, il en reçut la permission de remonter à cheval & accompagna Krim-Gueray [Qırım Giray] jusqu'au Niéster qui nous séparait de la forteresse. Nous apperçumes alors un pont de bateaux que le Pacha avait fait construire avec d'autant plus de difficulté, qu'il avait fallu rompre les glaces qui couvraient encore le fleuve; mais ces soins qu'il avait pris pour faire sa cour au Souverain des Tartares, eurent peu de succès, & toutes les instances du Visir ne déterminèrent point ce Prince à vouloir en profiter. Je passe les fleuves, dit-il, d'une manière plus économique. Aussi-tôt il pousse son cheval au petit trot, & force le Pacha, que cette gaieté fit frémir, à suivre son exemple. Le fracas des glaces qui se fendaient sous nous, devait en effet lui faire regretter ses pontons, & ce ne fut qu'à l'autre rive qu'il put réellement se convaincre de leur inutilité. Pendant ce trajet, le canon de la place avait commencé son salut ; Krim-Gueray entra dans Bender, au bruit de toute son artillerie. Logé chez le Gouverneur, il y séjourna pour congédier ses troupes, tandis que sa maison fut à Caouchan se préparer à le recevoir, & nous y arrivâmes tous également satisfaits de pouvoir nous reposer des fatigues de la campagne.
Cependant les nouvelles que l'on recevait de Constantinople, d'où l'armée Ottomane se diposait à partir pour s'approcher du Danube, ne promettaient pas aux Tartares une longue inaction. Au milieu des plaisirs dans lesquels Krim-Gueray aimait à se délasser, sa prévoyance avait déja donné ordre de rassembler de nouvelles troupes; il croyait nécessaire de se porter lui-même vers Kotchim, afin d'en éloigner le Grand Visir. L'ignorance qui conduisait ce premier Ministre avait en effet besoin d'être contrariée par un homme aussi puissant, aussi éclairé que le Kam, & l'on a déja vu que ses dispositions n'étaient pas favorables à Emin Pacha. Celui-ci plus circonspect dans son mécontentement, & forcé de cacher les moyens de le manifester, n'en était qu'un ennemi plus dangereux.
Au milieu de ces occupations, Krim-Gueray éprouvait plus fréquemment les affections hypocondriaques auxquelles il était sujet. Seul avec lui pendant une de ces attaques qu'il supportait avec impatience y je cherchais à l'éloigner de tout remède empyrique, lorsque le nommé Siropolo, qui lui en avait déja proposé, entra dans l'appartement. Cet homme né à Corfou, Grec de Religion, grand Chymiste, Médecin du Prince de Valachie, & son Agent en Tartarie, avait à ce titre ses entrées; il ne manqua pas cette occasion d'offrir les secours de son art, en assurant qu'une seule potion, nullement désagréable au goût, suffirait pour le guérir radicalement. A cette condition j'y consens, répondit le Prince, & le Médecin sortit pour la remplir. Je frémis d'une manière si marquée, que Krim-Gueray s'en appercevant, me dit en souriant : quoi, mon ami, vous avez peur ? sans doute, lui répliquai-je vivement, examinez la position de cet homme, examinez la vôtre, & jugez si j'ai tort. Quelle folie, dit-il, à quoi bon cet examen ? Un coup-d'œil suffit, regardez-le, regardez-moi, & voyez si cet infidèle oserait.
J'employai vainement les instances les plus vives, jusqu'à l'arrivée du remède, & la promptitude avec laquelle il dissipa l'indisposition du Kam, ne fit qu'ajouter à mes craintes. La journée du lendemain accrut aussi mes soupçons. A peine sa faiblesse lui permit-elle de paraître en public ; mais l'adresse du Médecin, en annonçant une crise salutaire, en faisait agréer le symptôme & garantissait la guérison. Cependant Krim-Gueray ne sortait plus du Harem, & justement effrayé de son état & de la sécurité de ses Ministres, en leur faisant partager ma terreur, je les déterminai à faire comparaître Siropolo pour lui signifier que sa vie dépendait de celle de leur Maître. Mais ce Chymiste connaissait assez le moral de ses Juges pour croire que leur ambition s'occuperait moins du mort que du successeur. Aucunes menaces ne purent le troubler. Nous étions sans espérance, & je ne comptais plus revoir le Kam, lorsqu'il me fit dire de venir lui parler. Introduit dans son Harem, j'y trouvai plusieurs de ses femmes à qui leur douleur & la consternation générale avaient fait oublier de se retirer. J'entrai dans l'appartement où Krim-Gueray était couché. Il venait de terminer différentes expéditions avec son Divan-Effendi [[Secrétaire du Conseil.]]. En me montrant les papiers qui l'environnaient, voilà, dit-il, mon dernier travail, & je vous ai destiné mon dernier moment. Mais s'appercevant bientôt que les plus grands efforts ne pouvaient vaincre la douleur qui m'accablait ; séparons-nous, ajouta-t-il, votre sensibilité m'attendrirait, & je veux tâcher de m'endormir plus gaiement : il fait signe alors à six Musiciens rangés au fond de la chambre de commencer leur concert, & j'appris une heure après que ce malheureux Prince venait d'expirer au son des instrumens. Je n'ai pas besoin de dire combien sa perte causa de regrets, & à quel point elfe m'affligea moi. même. La désolation fut générale, & l'effroi même s'empara tellement des esprits, que ceux qui la veille dormaient dans une parfaite sécurité, croyaient déja l'ennemi à leur porte.
Tandis que le Divan assemblé expédiait des couriers, décernait l'autorité de l'interregne à un Sultan, & se disposait à faire inhumer Krim-Gueray, Siropolo obtint sans nulle difficulté le passeport & le billet de poste dont il avait besoin pour se rendre tranquillement en Valachie. Cependant les symptômes du poison se manifestèrent sensiblement lorsqu'on embauma le corps ; mais l'intérêt présent de cette Cour étouffa toute idée de vengeance & de punition du coupable. Le corps du Prince fut transporté en Crimée dans un carrosse drapé y attelé de six chevaux caparaçonnés de drap noir. Cinquante cavaliers, nombre de Mirzas, & un Sultan qui commandait l'escorte, étaient également en deuil, & l'on remarquera que dans tout l'Orient cet usage n'est connu que des Tartares.
La grande fatigue que j'avais supportée si long-temps, jointe à l'incertitude que cet événement jettait sur ma position, me fit céder facilement au désir de me rendre à Constantinople pour y attendre les ordres qu'on jugerait à propos de m'y adresser. Une partie de ma maison était encore à Bactchéseray, je laissai l'autre à Caoucham où M. Ruffin restait chargé des affaires, & je partis avec mon Secrétaire, un Chirurgien, un Laquais, & le Bachetchoadar du Kam, chargé de me conduire & muni des ordres nécessaires. Nous étions vêtus à la Tartare, & notre équipage y était analogue ; il chargeait à peine un cheval que le postillon conduirait en main, & que nous suivions à franc étrier; mais nonobstant le grand trot de la poste Tartare, la distance des relais réduisit à quinze lieues notre première journée; il était encore jour lorsque nous arrivâmes au village de Bessarabie, que mon conducteur avoit élu pour notre domicile : il me fit arrêter au milieu d'une place enceinte de maisons. J'y remarquai que chaque habitant se tenait sur sa porte, le regard fixé sur nous, tandis que le Tchoadar, faisant des yeux sa ronde, les examinait l'un après l'autre. Eh bien, lui dis-je, où logeons-nous ? Je ne vois personne s'en occuper : au contraire, me répondit-il, tout le monde attend & désire la préférence : en choisissant la maison qui vous plaira le plus, vous serez un heureux. J'observai pendant ce discours un Vieillard seul devant sa porte. Son air vénérable m'intéressait, je me décidai pour lui, & ce choix ne fut pas plutôt manifesté, que tous les habitans rentrèrent chez eux. L'empressement de mon nouvel hôte exprimait sa satisfaction. A peine m'eut-il introduit dans une chambre basse assez proprement rangée, qu'il amena sa femme & sa fille, toutes deux à visage découvert ; la première portait un bassin & une aiguière, la seconde une serviette qu'elle étendit sur mes mains après que je les eus lavées, prévenu par mon conducteur, je me sournis sans difficulté à tout ce que l'hospitalité dictait à ces bonnes gens.
[[On voit que la loi de Namckrem dont j'ai parlé dans le discours Préliminaire, n'est pas observée scrupuleusement par les femmes Tartares. On a dû remarquer aussi chez ce peuple un grand nombre d'usages qui semblent indiquer l'origine de ceux des nôtres qui leur sont analogues; ne pourroit-on pas aussi retrouver le motif de la couronne nuptiale & des dragées qui sont usitées aux mariages des peuples Européens, dans la manière dont les Tartares dotaient leurs filles. Ils les couvraient de millet. Dans l'origine des premières sociétés,les semailles ont dû être le signe représentatif de toutes les richesse. On plaçait à cet effet un plateau d'environ un pied de diamètre sur la tête de la mariée, on y étendait un voile qui lui recouvrait la figure & descendait jusqu'aux épaules ; après quoi on versait sur le plateau du millet qui, en se répandant autour d'elle, formait un cône dont la base se proportionnait à la taille de la nouvelle épouse. Sa dot n'était complettée que lorsque la pyramide de millet arrivait jusqu'au plateau dont le voile ménageait la respiration. Cet usage n'était pas favorable aux petites tailles, & l'on se contente aujourd'hui d'estimer la quantité de mesures de millet que vaut une fille ; mais les Turcs & les Arméniens qui font leurs calculs en argent, en conservant l'usage du plateau & du voile, jettent des pièces de monnoies sur la mariée, ce qu'ils appellent répandre le millet. La couronne & les dragées n'auraient-ils pas la même origine ?]]
Après s'être occupé du souper & avoir laissé aux femmes le soin de le préparer, le Vieillard, qui jusques-là m'avait cru Mirza, détrompé par le Tchoadar, vint aussitôt me prier d'excuser son peu de moyens pour me recevoir convenablement: ma réponse le tranquillisa ; & comme je voulais le questionner sur les objets qui m'environnaient, je l'obligeai de s'asseoir, de fumer, & de prendre avec moi le café que mon Laquais m'apporta. Cette petite honnêteté qu'un Mirza n'aurait sûrement pas faite à mon hôte, acheva de le disposer à la conversation. Je le priai alors de me dire pourquoi dans la seule vue d'exercer l'hospitalité, ils s'étaient assujettis à un usage dont il éprouvait en ce moment l'inconvénient, & qui serait capable de ruiner le particulier le plus riche, si le choix des voyageurs tombait fréquemment sur lui par l'effet du hasard.
Le Vieillard.
La préférence que vous m'avez donnée, ne m'a fait sentir que le plaisir de l'obtenir. Nous ne considérons l'hospitalité que comme un bénéfice; celui d'entre nous qui jouirait constamment de cet avantage ne seroit que des jaloux, mais nous ne nous permettons aucune démarche capable de déterminer te choix des voyageurs : notre empressement à nous rendre sur la porte de nos maisons, n'a pour objet que de prouver qu'elles sont habitées; leur uniformité maintient la balance, & ma bonne étoile a pu seule me procurer le bonheur de vous posséder.
Le Baron.
Dites-moi, je vous prie, traitez-vous le premier venu avec la même humanité?
Le Vieillard.
La seule différence que nous y mettons est d'aller au-devant du malheureux que la misere rend toujours timide. Dans ce cas, le plaisir de le secourir appartient de droit à celui qui peut le premier s'en emparer.
Le Baron.
On ne peut remplir avec plus d'exactitude la loi de Mahomet; mais les Turcs ne sont pas si fidèles observateurs du Coran.
Le Vieillard.
Nous ne croyons pas non plus en exerçant l'hospitalité obéir à ce iivre divin. On est homme avant d'être Musulman, l'humanité a dicté nos usages, ils sont plus anciens que la loi.
Le Baron.
Je remarque cependant que vous en avez d'assez modernes. Par exemple, ce lit à quatre colonnes, l'impériale, le coucher, cette table, ces chaises, sont-ce des meubles Tartares, ou bien ne les trouve-t-on que chez vous?
[[La forme des lits Tartares que je viens de citer, ainsi que celle du trône du Grand-Seigneur qui présente également un lit à quatre colonnes, invitent à un rapprochement qui peut paraître intéressant. Si l'on considère que les premiers Gouvernemens ont dû être paternels, & que les Tartares offrent dans ce genre, comme dans beaucoup d'autres, les annales les plus anciennes, on ne sera pas étonné que la forme du lit sur lequel leurs vieillards devaient naturellement rendre les jugemens, ait été adoptée pour servir de modèle aux trônes de l'Orient, & si l'on ajoute à cette remarque l'envahissement de jtoute l'Europe par des peuples originairement Tartares, on aura l'explication du- terme, Lit de justice, toujours employé lorsque la Majestc Souveraine se déploie.]]
Le Vieillard.
Nous n'en connaissons point d'autres.
Le Baron.
J'en suis d'autant plus étonné, que les Moldaves & les Turcs n'en ont point de semblables, & j'ai peine à concevoir par quelle route cet usage Européen a pu vous parvenir; comment n'avez-vous pas adopté, ainsi que vos frères de Crimée, les meubles Turcs?
Le Vieillard.
Vous voyez aussi quelques couffins que nos pères ne connaissaient pas: mais la corruption a dû faire ici moins de progrès qu'en Crimée où nos Sultans donnent l'exemple de la mollesse Turque, dans laquelle ils sont élevés en Romélie.
Le Baron. Je sens parfaitement cette distinction; mais elle ne m'éclaire pas sur l'origine des meubles Européens que je retrouve ici.

Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytique
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner