Un survol rapide et subjectif de l'histoire d'Istanbul de la fondation de Byzance à la prise de Constantinople extrait du « Constantinople » de H. Barth publié en 1913.

Origines de Byzance

Aux Mégariens qui, vers le VIIe siècle avant Jésus-Christ, le consultèrent sur l'emplacement à choisir pour une nouvelle colonie sur le Bosphore, l'oracle de Delphes répondit, d'après Strabon : « En face des  aveugles. » Aveugles furent, en effet, ces fondateurs de cité qui ne comprirent pas les avantages inappréciables de la Corne d'Or et qui lui préférèrent l'emplacement où s'éleva Chalcédoine. Byzance, cependant, élevée sur la pointe du sérail, ne parvint pas d'abord à prendre un rang prépondérant parmi les villes grecques. Située aux portes de l'Asie, elle souffrit beaucoup des guerres médiques. Elle fut ensuite impliquée dans toutes les querelles et les combats que les principaux Etats de la Grèce eurent à soutenir pour leur hégémonie. C'est dans l'Hellespont que Lysandre détruisit la flotte d'Athènes. Lorsque, plus tard, Philippe de Macédoine devint le maître de la Grèce, Byzance trouva moyen de lui résister deux ans, grâce à ses fortes murailles. Et, dans la suite, elle réussit à conserver son indépendance en combattant avec les Romains qui, pour récompense, la déclarèrent ville alliée avec droit de douane sur le Bosphore. La ville prospéra jusqu'à Septime Sévère (196 ans après Jésus-Christ) qui, après trois ans de siège, la rasa au niveau du sol parce qu'elle avait pris parti pour son adversaire Pescennius Nigeret lui avait offert un asile. Les habitants furent passés au fil de l'épée, tout fut livré aux flammes, et Périnthe fut déclarée capitale de la province. Il est vrai que l'empereur, touché par les prières de son fils Caracalla, se repentit bientôt de sa monstrueuse résolution et chercha à rétablir la ville sous le nom d'Antonnia.

Constantinople

Mais ce ne fut qu'après que Constantin eut défait les armées de Licinius dans les plaines d'Haïdar-pacha et établi à la Corne d'Or sa Nouvelle Rome, que la ville s'agrandit, s'embellit de palais, de thermes, de statues et s'entoura de murs. Les nombreux privilèges dont furent gratifiés les nouveaux habitants ne contribuèrent pas peu à lui donner son essor et à lui assurer la prépondérance. Et c'est alors que la Ville de Constantin devint rapidement l'une des reines de l'univers.
La nouvelle capitale devait égaler Rome, oui, Rome elle-même, et la surpasser au besoin. Les sept collines se divisèrent en quatorze quartiers. On bâtit un Capitole, des forums, des cirques, des portiques, tout comme dans la Rome occidentale. De toutes les provinces de l'immense empire les monuments les plus grandioses et les plus réputés furent transportés ici.
C'est alors qu'on érigea les premières églises, ou plutôt qu'on désaffecta les anciens temples. Ceux de Diane, Hécate, Vénus furent consacrés au Dieu de l'Evangile ; la Panaghia, la Toute-Sainte poliouchos (Protectrice de la Cité), remplaça, sur les remparts, la Pallas poliouchos; au génie ailé de Sténia fut substitué l'archange Saint Michel. Ce fut une singulière adaptation des choses existantes au nouveau culte. La religion officielle était le christianisme.
Mais les mœurs, les habitudes, les goûts restaient païens. La croix de Jésus et la verge de Moïse furent les joyaux les plus vénérés de l'empire. On conservait la colonne de la flagellation et les langes du Sauveur, on montra même le lait de la sainte Vierge. On vénérait dans une église le manteau de la Mère de Dieu, une autre possédait sa tunique. On conserva, en outre, sans la moindre inquiétude, les statues des divinités mythologiques. Ainsi celle qui était considérée comme le Palladium et le Bonheur de la ville fut portée en procession sur le char du Soleil. Il est vrai qu'on lui avait mis une croix sur le front.
Elle fut adorée jusqu'au jour où Julien fit jeter la statue dans un fossé, à l'endroit où Arius avait été précipité, afin que les fanatiques qui, en passant, se plaisaient à souiller le fossé, fussent obligés d'épargner le mort ou de profaner la croix en même temps que lui.

L'empire byzantin

Lorsque, le 17 janvier 395, Théodose le Grand partagea son empire entre ses fils, l'Orient échut à l'aîné, Arcadius. Ce prince inaugura aussitôt le règne funeste des favoris et des prétoriens. Leur règne ne devait finir qu'avec l'empire grec. Quelques mots suffiront à caractériser cet empire. Un mélange de mollesse et de magnificence, de cérémonies ; une étiquette minutieuse, des titres complicités et futiles, une étroite superposition de castes, une chaîne d'intrigues, de conspirations, de détrônements, d'usurpations, d'assassinats et d'infamies ; l'Empire entre les mains d'enfants de quatre ans et de femmes folles d'ambition et de luxure ; des despotes sans principes politiques et moraux, prenant leurs femmes dans le cabanon des esclaves ou mettant leurs maîtresses au même rang que l'épouse. Il n'est question que de mariages d'enfants, d'adultères publics, d'incestes monstrueux, de cruautés sans nom, de parricides, de fratricides ; les règnes durent à peine quelques années, parfois quelques semaines. La misère, la famine, les incendies, les révolutions, les invasions étrangères sont lieux communs dans les annales byzantines ; les querelles théologiques s'éternisent dans des subtilités ridicules et meurtrières. Et c'est ainsi que se perdent les provinces les unes après les autres. Les meilleurs empereurs ne sont que d'impuissants comédiens : Léon le Grand, enlevé à l'étal d'un boucher, ne fut qu'un tribun militaire sans grandeur : à la place même où il hachait la viande, Vérina, son épouse, avait tressé de la corde ; Théodora, l'épouse de Justinien, qui partagea la gloire de ses travaux publics, comme en témoignent fastueusement les inscriptions, comme le dit l'empereur lui-même dans son Corpus juris, Théodora n'était qu'une misérable Paphlagonienne, fille d'un montreur d'ours, née dans un cirque. Jeune fille, elle vendait de la laine au marché en même temps que ses charmes.
Plus tard, sa beauté fut fêtée au théâtre et sa danse séduisit Justinien au point qu'il en fit une impératrice. Une fois sur le trône, elle est maîtresse absolue de tout l'Empire. Fonctions publiques, revenus, églises, plaisirs, tout est en son pouvoir. Elle ne permettait pas même aux plus nobles de lui baiser les pieds. Lorsqu'enfin sa beauté commença à se flétrir, elle forma au palais une école de courtisanes, afin de conserver par des complaisances infâmes toute son influence sur l'Empereur.

Les annales du Bas-Empire grec ne sont qu'un inextricable enchevêtrement d'intrigues abjectes où apparaissent à peine, çà et là, quelques figures dignes de l'histoire. Quel intérêt présentent Rufin ou Eutrope qui gouvernèrent sous le nom d'Arcadius ? Accorderons-nous un souvenir à ces impératrices fameuses en leur temps, Eudoxie, qui se fit élever une statue d'argent ; Pulchérie, qui fit empereur le général Marcien ? Mentionnons cependant le foudroyant passage d'Attila, qui soumit toute la Thrace à ses armes victorieuses, menaça de ruine la nouvelle comme l'ancienne Rome et ne consentit à se retirer qu'après paiement d'une indemnité de guerre de 60000 livres d'or. Après lui, Constantinople tremble devant Théodoric et devant les Bulgares, contre lesquels Anastase fit bâtir le grand mur de Sélimbria, large de 6 mètres, et qui s'étend à travers la Thrace jusqu'au lac Derkos. A l'Est, les Perses attaquèrent la ville qui fut ébranlée jusqu'à sa base. Peut-être allait-elle périr, quand Justinien parvint à l'empire. Chrosroës de Perse fut repoussé, les généraux de l'empereur reconquirent l'Italie et l'Afrique. Mais, à l'intérieur, quelle impuissance ! Le mélange incohérent de peuples que Constantin avait attirés dans sa ville dégénérait de plus en plus : panem et circenses ! A Rome existaient déjà des clubs ou sociétés de courses aristocratiques, distingués par les couleurs de la livrée que portait !e conducteur du char de course. Constantinople adopta cette mode avec fureur. Les Bleus et les Verts étaient des corporations en quelque sorte officielles. Elles avaient leurs statuts, leurs chefs et leurs fonctionnaires. Sans but politique, ces corporations, qui se vouaient une haine impitoyable, n'en exerçaient pas moins une influence prépondérante : l'empereur, la cour, le clergé et les citoyens s'affilièrent à l'une ou l'autre faction. L'opposition avait choisi la couleur verte ; la cour tenait pour les Bleus. La grande révolution de Nika faillit coûter à Justinien son trône et sa vie. Exaspérés par les cruautés de l'empereur, les Verts proclamèrent Hypatius, mais Bélisaire sauva Justinien et le vengea par un épouvantable massacre qui coûta la vie à plus de 40.000 Byzantins, et par un incendie qui détruisit presque toute la ville. Justinien la fit d'ailleurs reconstruire avec une somptuosité incomparable.  

Nous nous sommes arrêtés un instant à cet épisode caractéristique. Mais à quoi bon nous perdre dans les détails ? Qu'importent Phocas et Héraclius ? Le siège tenté par les Avares ? Les menaces sans cesse renouvelées des Arabes ? Pourquoi suivre le démembrement qui dépèce l'empire grec province par province et en resserre de jour en jour les limites autour de Constantinople ? Nommons cependant l'impératrice Irène qui conçut le fantastique projet d'épouser Charlemagne et de ressusciter ainsi l'empire romain dans son intégrité — ce qui ne l'empêcha pas de finir à Lesbos, détrônée, dans une atroce misère.

Prise et pillage de Constantinople par les Latins

N'oublions pas le passage de Godefroi de Bouillon et de son armée, et signalons qu'on montre encore, dans une prairie, un vieux platane sous lequel il aurait abrité sa tente !... Il faut aussi citer pour son horreur tragique, l'affreux supplice du dernier Comnène, Andronic. Détrôné par Isaac l'Ange, il s'enfuit à Scutari, pour gagner de là les côtes de la mer Noire en compagnie de son épouse Anne et de la joueuse de flûte Maraptika. Il tomba enfin entre les mains des sbires qui le livrèrent à Isaac. Il fut alors terrassé, souffleté, piétiné, on lui arracha les cheveux et les dents, on le laboura de coups de poings. On lui arracha ensuite un œil pour le laisser durant quelques jours sans boire ni manger. Alors on lui arracha l'autre œil, puis on le conduisit sur un chameau à travers la ville au milieu d'une populace abjecte et hostile. Les uns lui brisaient un bâton sur le crâne, d'autres l'arrosaient d'immondices, lui bouchaient le nez avec de la boue, lui enfonçaient dans le gosier une éponge imbibée d'ordure, une prostituée lui jeta de l'eau bouillante au visage. A l'hippodrome, on le pendit par les pieds à côté de la statue de la hyène et de la lionne qui s'apprêtent à s'entre-dévorer. Il soupira enfin : « Seigneur, ayez pitié de moi ! Pourquoi brisez-vous un si faible roseau ? » On lui déchira ensuite ses habits, une main lui fut coupée, un assistant lui traversa la gorge d'une broche. Deux Génois s'escrimaient sur son corps avec leur épée pour voir qui des deux porterait le plus beau coup. Puis, il rendit l'esprit en portant à sa bouche le moignon de son bras comme pour en sucer le sang ! On se sent rempli d'effroi en lisant ces sombres chroniques !

Et pendant ce temps, les Russes, les Bulgares croissaient en puissance, les Serbes s'emparaient du nord du pays, une colonie normande s'établissait à Thessalonique ; Amalfi, Gênes, Pise, Venise établissaient leurs comptoirs et leur cour de justice à Galata. On comptait, en 1180, 60.000 étrangers à Péra. Enfin Venise crut le moment venu de détruire l'empire grec.
Le doge Dandolo, presque aveugle, entreprit, à l'âge de quatre-vingt- dix ans, avec le concours des Français alliés sous le commandement du comte Baudoin, la soi-disant IVe croisade (1204). Le Grec Nicétas a décrit ce siège avec tout l'amour et toute la haine dont il était animé ; par contre, le Français Villehardouin l'a raconté le plus simplement et le plus tranquillement du monde ; tous deux en furent témoins oculaires.
La lutte dura neuf mois autour de la ville. Trois cents galères se trouvaient devant la Corne d'Or. L'ennemi, sous Conrad de Montferrat, avait débarqué à portée de voix du port. Un incendie éclata dans l'intérieur de la ville aux environs du palais. Le 13 avril, on donna un assaut général, l'armée pénétra dans l'enceinte de Constantinople, et la ville tomba aux mains des Latins. Les palais et les églises furent mis au pillage, l'autel de Sainte-Sophie, recouvert d'émail et de pierres précieuses, fut brisé par les soldats qui s'en partagèrent les morceaux, l'Ambon et l'Iconostase furent dépouillés de leur parure d'or et d'argent, les hommes de guerre chargèrent leurs mulets de butin dans les temples mêmes, prenant les chasubles pour en faire des caparaçons à leurs chevaux, les calices pour des coupes, les bassins pour des auges ou des casseroles dans lesquels ils faisaient cuire leur boeuf, mélangé de haricots et d'ail, le rideau de l'église Sainte-Sophie, évalué à plusieurs milliers de mines d'argent, fut déchiré en morceaux, les images du Sauveur et des saints furent brisés à coups de pied, pendant qu'une femme publique chantait des chansons obscènes sur le trône du patriarche. Profanations monstrueuses. Ils ouvrirent les tombeaux des empereurs pour s'en approprier les trésors qu'on y avait renfermés. C'est ainsi que les restes de Justinien, qui reposaient depuis sept cents ans dans les caveaux de l'église des Apôtres, furent dépouillés des bijoux avec lesquels on l'avait inhumé. Les plus grands monuments de l'art ancien et moderne qui faisaient la gloire de la ville ne trouvèrent pas grâce devant ces vandales. Qui saurait dire combien cette dévastation, qui surpasse celle des Osmans, nous a enlevé d'œuvres d'art ! Les cinquante-sept années de la domination latine mirent la ville à deux doigts de sa ruine. Le palais des Blaquernes s'écroulait, le monastère du Pantocrator, sur les hauteurs, fut transformé en un château fort à cause de sa brillante position stratégique. « O ville ! favorite de toutes les villes, célèbre sur la terre, mère de toutes les églises, centre des sciences et des arts ! »s'écrie Nicétas en maudissant les Latins, « toi qui toujours fus revêtue du manteau de pourpre impériale, tu te trouves aujourd'hui couverte de guenilles, et tes enfants ne sont plus ! Sur un trône élevé tu siégeais autrefois, fière était ta démarche, majestueux ton visage, imposante ta contenance ; mais, maintenant, dégradée, profanée et abattue, tes atours réduits en lambeaux, la clarté de tes yeux éteinte. » Ces accents de lamentation n'ont-ils pas une grandeur homérique ?

Tout l'empire fut partagé. Les vainqueurs organisèrent partout le système féodal. Royaumes, duchés, comtés naissaient sur tous les points du territoire. Pendant ce temps, Théodore Laskaris fondait à Nicée un nouvel empire grec et attendait que les Latins se détruisissent eux-mêmes par leur intolérance et leur orgueil.

L'empire des Paléologues

Un coup de main audacieux permit aux Grecs de Nicée de rentrer dans Constantinople. En 1261, le jour de l'Assomption de la sainte Vierge, Michel Paléologue rentra dans l'héritage de ses ancêtres et crut rétablir l'empire grec ! Du règne des Latins il subsiste encore une dalle de marbre qui se trouve couchée sur le sol dans le gynécée de Sainte-Sophie non loin d'une fenêtre. Elle porte cette inscription : « Henricus Dandolo. » Le doge, qui mourut le 1er juin 1205, fut inhumé dans la cathédrale, de même que Marie, épouse de Baudouin Ier. La tablette provient sans doute du tombeau qui n'existe plus.  

L'empire des Paléologues ne fut qu'un fantôme ; il ne maintint que péniblement sa misérable existence en mendiant force et secours des princes d'Occident. Déjà les Osmanlis apparaissent comme les ennemis qui, sans miséricorde, porteront le dernier coup. Brousse, qui fut prise par eux après dix ans de siège, devint enfin la résidence du sultanat.
Orkhan s'empara de Nicée et de Nicomédie ; cette dernière, par suite du siège, tomba dans un état de décadence dont elle ne se releva jamais.
Puis, les Osmanlis passent en Europe appelés par les Génois. Gallipoli est leur première conquête. Peu à peu, ils s'établissent en maîtres sur tous les points de l'Hellespont et du Bosphore. Maintenant, l'empire grec est réduit à la seule enceinte de Constantinople. Quelques années encore de répit, et voici que Mahomet II monte sur le trône des Sultans. C'est lui qui détrônera Constantin XI !

La prise de Constantinople par les Turcs

Le 23 mars 1453 il sort d'Andrinople, sa capitale, et le 6 avril, il commence le siège par terre et par mer.
La flotte turque prit position devant Béchik-tach, mais la grande chaîne lui barrait l'entrée du port. Le sultan fit mettre des roues aux petits bateaux à deux rames et les fit amener à l'autre extrémité du port en passant par les vallées situées derrière Galata. La panique fut grande dans la ville lorsque les embarcations, vis-à-vis d'Eyoub [Eyüp], furent jetées à
l'eau pour couvrir en un instant le port tout entier. La ville fut sommée de capituler volontairement sous garantie des honneurs de la guerre. Mais l'empereur refusa courageusement. 5.000 Grecs et 3.000 Génois, restés fidèles, opposèrent pendant sept semaines une résistance héroïque à une armée bien supérieure en nombre. Au Fanar, le grand-duc Lukas Notaras avait le commandement eu chef ; les archers et les frondeurs étaient disposés dans le port. L'empereur se trouvait sur les murs avec le général Giustiniani. Près du Lycus où l'ancienne canalisation de Justinien aboutit dans la ville, se trouvait le point le plus faible jusqu'à la porte de Saint-Romain, aujourd'hui Topkapou, la Porte du Canon. C'est contre cette porte que Mahomet dirigea tous ses efforts. Il se servit en cette occasion de canons gigantesques, fabriqués par le Hongrois Orban et capables de projeter des fragments de rocher d'un poids de trois quintaux et demi. Le sultan avait dressé sa tente près de Topdjilar, sur le plateau de la colline, vis-à-vis de ladite porte, et d'où il pouvait épier tous les mouvements de l'ennemi. Le 29 mai, il fit donner l'assaut. Les Osmans furent victorieux, mais ne purent cependant entrer dans la ville, car les Grecs combattirent avec un sauvage désespoir ; deux fois de suite, les janissaires furent repoussés. Le courage des Osmans fut relevé par la vision d'un imam qui prétendait avoir découvert la tombe d'Eyoub [Eyüp], compagnon d'armes du prophète. Ils furent enthousiasmés comme autrefois les Croisés après avoir trouvé la sainte Lance près d'Antioche. L'ennemi se jeta de nouveau à la brèche. Une cinquantaine de Turcs entrèrent dans la ville par un souterrain qui aboutissait au port et dont les Grecs avaient négligé de refermer les portes, lors d'une sortie. Les assiégés, ne se doutant nullement de cette entrée, restèrent bravement à leurs postes jusqu'à ce que la mort vînt les frapper par derrière. Ils restèrent comme paralysés. L'ennemi, profitant de cette diversion, escalada les murailles. Giustiniani, couvert de blessures et de gloire, fut mortellement atteint d'une balle et transporté dans son vaisseau, où il rendit aussitôt le dernier soupir. L'empereur, entraîné et piétiné par ses propres gens, mourut en héros au milieu du carnage pour l'héritage de ses ancêtres. L'ennemi, que rien ne pouvait plus arrêter, pilla et saccagea toute la ville. Il y avait une fois un moine - ainsi commence la légende - qui était justement en train de faire frire un plat de poissons. On vint lui dire que la ville était prise. Le père répondit simplement : « Je ne te crois pas, non plus que ces poissons ne sauraient revenir à la vie. » A peine eut-il prononcé ces mots que les petits poissons, à moitié frits, sautèrent hors de la poêle et retombèrent à l'eau, où ils nagent encore. Aujourd'hui, on peut voir encore ces poissons miraculeux dans l'Ayasma d'une chapelle souterraine au Couvent de Notre-Dame des Poissons qui rappelle cette légende. Il est situé à Balekli, près de la porte de Sélimbria.
Mahomet [Mehmet II] pénétra dans la ville à la tête des Osmanlis. Le carnage dura trois jours. Une grande foule s'était réfugiée dans l'église Sainte-Sophie, où elle se barricada : des milliers de citoyens de toutes conditions attendaient épouvantés et inactifs la fin des événements. Le clergé, ainsi qu'un grand nombre de femmes croyantes, imploraient Dieu par des prières et des chants d'adoration. Les vainqueurs enfoncèrent les portes et l'église fut, en un instant, le théâtre d'un massacre inouï. Trois mille personnes furent égorgées. Les cavaliers qui venaient ensuite étaient déjà dans la place.
Mahomet à cheval se fraya péniblement un chemin à travers cette foule en pleurs et éperdue, et pénétra, par les Portes Saintes, jusque dans le Sanctuaire.
Arrivé devant l'autel, d'un coup de bride, il fit cabrer son cheval, qui sauta dessus tandis qu'il jetait au peuple épouvanté sa profession de foi : « Il n'y a d'autre Dieu que Dieu seul et Mahomet est son prophète. » Cette profanation fut le signal du vandalisme. Images et crucifix furent brisés et hachés, les vases sacrés devinrent la proie des conquérants. En face de la fenêtre dénommée la Froide, on voit encore dans la nef latérale sud l'empreinte d'une main à côté d'une colonne de porphyre. Elle fut, dit-on, laissée par Mahomet au moment où il prit possession de la basilique ! La sainte Croix fut précipitée du haut de la coupole sur le sol ; Sainte-Sophie qui, depuis neuf cents ans, rassemblait les fidèles du Christ, fut entièrement mise à nu et forcée de passer à l'Islam. Selon une légende populaire grecque, un prêtre célébrait la grand'messe. Au moment où les Turcs pénétraient dans la ville, iI quitta l'autel, emportant avec lui le calice consacré, et disparut par la porte d'une galerie qui se referma immédiatement derrière lui. Le jour où la croix remplacera de nouveau le croissant, la porte se rouvrira et la prêtre continuera sa messe.
Ce ne fut pas sans peine qu'on retrouva le dernier des Paléologues enseveli sous un monceau de cadavres ; il ne fut reconnu que grâce à ses chaussures sur lesquelles était brodé l'aigle impérial. Sa tête fut apportée au sultan, et, lorsque le grand-duc confirma que c'était la tête de son empereur, il l'exposa publiquement jusqu'au soir tandis qu'il fit inhumer son corps avec tous les honneurs qui lui étaient dus. C'est là-bas, au nord de la ville, dans un coin de la place du Véfa, derrière quelques baraques d'artisans, que repose en paix celui qui, pour le peuple grec, est toujours l'empereur.

La plus grande partie de la jeunesse, espoir de la patrie, fut fauchée en sa fleur ; les autres périrent soit dans l'exil, soit dans l'esclavage. Pour repeupler cette cité rendue déserte par tant de meurtres, Mahomet accorda aux habitants la liberté du culte, et un firman fixa d'une manière précise les relations réciproques entre Galata et Constantinople. Destin bizarre : Mahomet mourut aux bords du golfe de Nicomédie, à l'endroit même où Constantin, le fondateur de la ville, avait fini ses jours dans sa villa située près des ruines du château d'Ankyron.

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