Kemal Pacha Zade raconte, dans un style plein de poésie, la victoire de Soliman à Mohacs en 1526. La traduction de Pavet de Courteille est de grande qualité.

Histoire de la campagne de Mohacz, de Kemāl Pasha Zādeh [Kemalpaşazade], publiée pour la première fois avec la traduction française et des notes par M. Pavet de Courteille, professeur adjoint à l'Ecole annexe des langues orientales, membre de la Société asiatique, chargé du cours de Turc au Collège impérial de France, imprimé par autorisation de l'empereur, à l'imprimerie impériale, 1859

Extrait

Préface (extrait)

L'histoire de la campagne de Mohacz due à la plume de Kemal Pacha Zadeh est rédigée avec beaucoup d'élégance, quoiqu'on y trouve en assez grand nombre des expressions qui ont vieilli et ont été remplacées par des locutions arabes; toutefois, bien qu'on puisse reprocher à l'auteur d'avoir un peu abusé de son érudition arabe et persane, on ne peut nier que son ouvrage ne soit rempli de détails intéressants et curieux que, plus que tout autre, il avait été à même de recueillir. Ses appréciations sur la situation politique de l'Europe vis-à-vis de l'Empire Ottoman peuvent ne pas flatter notre amour-propre; mais à ne faut pas oublier qu'au XVIe siècle la Turquie était une puissance réellement colossale, contre laquelle aucune des puissances occidentale n'était en état de lutter. Quant au reproche de fanatisme que l'on pourrait se croire en droit d'adresser à l'historien, il n'est personne qui ignore qu'à cette époque les écrivains chrétiens étaient loin de donner aux musulmans l'exemple de l'impartialité et de la modération.

Pour établir le texte, j'ai eu à ma disposition trois manuscrits. L'un d'eux appartient à la bibliothèque de l'Ecole des Jeunes de langues ; exécuté dans l'année 989 de l'hégire, il est généralement correct et offre de bonnes leçons. Les deux autres appartiennent à la bibliothèque de Dresde, qui a eu l'obligeance de les mettre à ma disposition. Le premier, qui porte le no 95, est sans date, mais l'écriture et l'orthographe prouvent assez qu'il doit être presque coutemporain de l'auteur ; c'est celui qui a servi de base à mon travail et dont j'ai choisi de préférence les leçons. Le second, portant le n° 103, est également sans date; mais, à en juger par lécriture, il est beaucoup plus moderne que les deux autres. Il est généralement peu correct; toutefois, il est précieux en ce qu'il contient de nombreux morceaux étrangers à notre sujet, mais qui, sans aucun doute, sont dus à la plume de Kemal Pacha Zadeh et font partie des annales ottomanes rédigées par l'ordre de sultan Selim. Je dois ajouter que les deux exemplaires de Dresde ne donnent pas la préface, et que je ne l'ai trouvée que dans le manuscrit de Jeunes de langues. Outre ces trois manuscrite, il en existe encore deux dans la bibliothèque impériale-royale de Vienne: ce sont les n° 46a et 46b, ce dernier portant pour titre ces mots :  (texte en caractères arabes)  M. le Dr Behrnauer a bien voulu les collationner pour moi et m'envoyer  plusieurs variantes.

On trouvera dans le texte tel que je l'ai imprimé le même mot écrit de deux manières différentes; les manuscrits le portaient ainsi, et je n'ai pas voulu trancher la question en choisissant l'une de préférence à l'autre. Si l'usage a fixé aujourd'hui l'orthographe de la plupart des mots, il n'en était pas ainsi au XVIe siècle, et je n'aurais pas pris sur moi de corriger comme une faute ce qui pouvait être alors parfaitement régulier. D'ailleurs, je suis d'avis qu'en publiant un ancien livre il faut, autant que possible, lui conserver sa physionomie et se bien garder de l'altérer en voulant la rajeunir. C'est pour cette raison que j'ai respecté toutes les formes tombées en désuétude.

J'ai cherché dans ma traduction à être exact, sans être servilement littéral, ce qui n'aurait pas été supportable en français à cause du trop grand nombre de figures, souvent extravagantes pour notre goût, que renferme l'original. J'ai conservé cependant toutes celles qui m'ont semblé n'être par, trop étranges et que je ne pouvais supprimer qu'en faisant perdre à mon texte sa couleur et sa physionomie. Je serais heureux que la publication de ce morceau pût donner à quelque personne zélée pour l'étude des langues orientales l'idée de s'occuper de l'une des nombreuses et intéressantes parties de l'histoire ottomane. Les excellents ouvrages de Sead-uddin, de Selaniki, de Petchevi, de Solak-Zadeh et tant d'autres attendent encore un éditeur et un traducteur. J'espère qu'il me sera donné un jour de pouvoir combler une partie de ces lacunes.

CHAPITRE PREMIER

LE SULTAN CONQUERANT DU MONDE FAIT UNE GRANDE EXPEDITION CONTRE LE PAYS DU BENI-ASFAR (1).

Vers. - Le sultan victorieux a conduit une armée contre les Hongrois; l'océan de la guerre sainte s'est ému en bouillonnant. La terre a disparu sous les flots des glaives semblables aux nuages; l'attaque a envahi les ennemis comme une mer orageuse. Les braves sont venus en foule au divan du Salomon du temps; le moment est arrivé de prendre les armes et de courir au combat. Le champ de bataille est devenu comme le repaire des panthères aux griffes aiguës et des lions terribles; il s'est coloré en pourpre du sang des ennemis; les cadavres s'y sont amoncelés pareils à des collines. Lorsqu'une pluie de flèches est tombée sur les infidèles, leurs corps criblés de blessures sont devenus comme des parterres émaillée de roses. Faut-il s'étonner si les têtes des ennemis roulent comme des balles devenues le jouet de la lance acérée du sultan? Son drapeau blanc est le crépuscule du matin de la victoire, son glaive brillant éclaire les palais du triomphe. Le ciel, aux révolutions rapides, n'a jamais vu et ne verra jamais un combat semblable à ceux du prince des champions de la foi, de cet Açaf pour la sagesse, de ce général expérimenté, de cet Ardechir au coeur  de lion, je veux dire Ibrahim Pacha, l'émir des émirs de la guerre sainte. En un instant il a repoussé le choc des ennemis de la foi : un tel exploit vaut mieux que mille années d'adoration. Le glaive pointu de l'islamisme a percé le coeur de pierre de ses ennemis et l'a brisé sous ses coups redoublés. Le printemps de la victoire du roi terrible comme un lion est arrivé; les fleurs des dépouilles se sont épanouies dam les jardins du champ de bataille. La quantité des pierreries du butin a été telle que chacun s'est vu comblé au delà de ses voeux ; les mines du triomphe ont été exploitées par l'épée et la hache. Au jour de la résurrection, quand le registre des actions des hommes sera ouvert, le nom du sultan du monde servira de frontispice au divan de la victoire.
***

Dans cette expédition glorieuse, les guerriers invincibles de l'islamisme expulsèrent de l'arène de l'expédition sainte les troupes rebelles, en brisant les instruments de la puissance de ces impies sous le choc de leurs lances conquérantes et les coups de leurs massues redoutables, en les frappant de leurs glaives tranchants et de leurs flèches rapides. La voix joyeuse qui proclamait le triomphe de ces héros fortunés retentit sur toute la terre et jusqu'aux extrémités des sept climats. Lorsque les cavaliers belliqueux s'avançaient, pleins d'un saint enthousiasme, dans les plaines (2) de la guerre sainte, lorsque, franchissant sains et saufs les pas les plus dangereux et les plus semés de périls, ils arrivaient au but de leurs désirs, ils ne durent attribuer ce succès qu'à la présence de celui qui fait Botter dans les airs le drapeau victorieux de l'islamisme, sa majesté bénie, le Salomon du temps, le Neriman (3) de  son siècle, et à la prévoyance de l'illustre porte-étendard de la guerre sainte, de l'Açaf de son époque, du commandant par excellence de tous les braves, de celui qui se glorifie d'avoir le même nom que l'ami du tout-puissant (Ibrahim Pacha). Vit-on jamais un sultan si invincible projeter son ombre sur le trône céleste du khalifat, et un vizir aussi sage poser le pied sur le terrain du pouvoir suprême ?

Vers - Sous le règne d'un tel Prince, assisté d'un tel ministre, comment le monde ne serait-il pu soumis ?
***

Depuis si longtemps déjà que le cultivateur des siècles prodigue ses soins à l'arbre de la royauté qui produit des fruits de justice, jamais un cyprès n'avait poussé semblable à cet arbre fortuné, et n'avait ombragé de tels rameaux la prairie de la domination. Ne parlez plus d'Ardevan (4) du vivant de ce prince, car, près de son étrier, se pressent une foule de guerriers aussi illustres que ce héros ; sous son régne de justice ne citez pas Nouschin-Revan (5), car, de la chaire où l'on fait la khothbè en son nom, découlent comme des ruisseaux aux sources pleines de douceur.

Vers en l'honneur du sultan du Monde. - Par sa justice et son équité il a fait oublier le nom de Nouschirvan; son éloge est dans toutes les bouches comme un miel savoureux. Son administration pleine de sagesse a rendu le monde si florissant, qu'il n'y a plus que les demeures des ennemis qui soient en ruines, et que le hibou ne trouve plus un lieu désert pour y placer se tête; l'eau de la vie n'est qu'une goutte échappée de la coupe de sas libéralités; les jardins du paradis présentent une image de ses qualités. La voûte céleste parsemée d'étoiles semble une coupe enrichie de bijoux que l'échanson du temps fait circuler au milieu de sa cour. Le septième ciel est une coupole placée sur le pavillon de sa puissance. Il pose le pied sur la tête des constellations pour monter sur son trône, ce Chosroès aussi élevé que Saturne (6), sultan Suleiman Khan, au palais duquel on arrive par l'escalier à sept marches du ciel. L'ombre que projette sa tente est comme un grain de beauté sur la joue de la victoire. Les degrés de son trône forment une couronne brillante d'or sur la tête des cieux ; leurs voûtes recourbées se sont voilée d'une couleur sombre en se traînant humblement dans la poussière de sa porte. La manche de sa robe est la parure de la fiancée de la générosité; l'oiseau (7) du parterre de la sainteté perche sur le seuil de son palais. Dans la plaine des combats sa lance est un dragon qui lance le feu; dans les flots des batailles son glaive est un crocodile destructeur. Lorsqu'il moissonnait la vie de l'ennemi avec la massue et l'épée, la flèche et la lance semblaient être les doigts de sa main invincible.
Les étoiles du ciel, semblables à des yeux, n'ont jamais vu les traits d'un illustre guerrier pareil à ce héros de son siècle; la lune et le soleil, qui sont tout oreilles, n'ont jamais entendu une musique aussi majestueuse que celle qui frappe maintenant les airs pour célébrer sa grandeur.

Vers. - Dans l'espace de cent mille siècles, le ciel, toujours en mouvement, n'a point amené sur la plaine du temps un cavalier semblable à lui.
***

Il est pur dans sa nature et dans son origine comme l'eau la plus limpide.

Vers. - Il descend d'une longue suite de rois. Il s'est élevé au plus haut degré de la noblesse par l'illustration de ses aïeux; il tient sous sa main la terre comme le ciel.
***

Ce sont ses ancêtres qui, dans toutes les parties du pays de Roum, ont alimenté la lampe de la victoire avec la graisse des entrailles des rebelles impies. Ils les ont dispersés dans les montagnes et les vallées; ils ont brûlé leurs coeurs au feu du combat; avec des cavaliers aussi impétueux que le Nil, aussi rapides qu'un torrent, ils ont inondé les contrées peuplées des ennemis de la foi; ils ont conquis sous les coups de leurs épées victorieuses la plus grande partie de la Roumélie et de l'Anatolie, et, arrachant ces contrées malheureuses des mains de leurs injustes oppresseurs, île ont arrosé la terre du sang de milliers d'infidèles. Ertoghrul bey (8) fut le premier parmi leurs ancêtres glorieux qui, entraînant après lui les troupes de la foi, les précipita en cohortes irrésistibles sur les ennemis de l'islamisme, et qui, élevant son vol audacieux dans les nuées de la guerre sainte, fondit comme l'oiseau de proie sur les terres de Roum.

Vers. - Lorsque les héros de l'islamisme marchent à l'ennemî sur le champ de bataille, salut à Ertoghrul de la part du roi du hommes (Mahomet).
***

Quant à Ibrahim Pacha, son glaive semblable au soleil pénètre dans tout l'univers; sa sagesse, comme le ciel, régit le monde ender; s'il s'élance sur le champ de bataille, c'est un jeune héros plein de coeur; s'il entre au conseil, c'est un vieillard plein de prudence; son âme est pure et son coeur limpide comme une eau vive; il est naturellement porté vers la bienfaisance. C'est un général expérimenté et un vizir aussi prudent qu'Açaf. Son intelligence, qui pénètre tout, trace sur les pages de son esprit lumineux des conceptions si admirables que personne n'eût jamais été capable d'en écrire même une seule lettre. Jamais pareil homme ne s'est amis sur le siège du vizirat depuis que le soleil, semblable à un monarque résidant dans le ciel au milieu des légions des astres, est monté sur son trône brillant, la tête parée d'une couronne d'or.

Vers. - Il est le Nizam el Mulk de l'empire depuis qu'un nouveau Melik Schah régit le monde ; ou plutôt, Nizam el Mulk n'est que son disciple; Melik Schah n'est que l'esclave du sultan du monde (9).
***

Déjà précédemment, un ordre était émané de la bouche du sultan du monde qui pourvoit à toutes les affaires et régit toutes les nations. En conséquence le vizir était parti (10) : des bords de l'Euphrate jusqu'au Saïd, il avait parcouru les provinces de l'Arabie infestée de périls, le territoire des deux villes saintes, l'Egypte, la Syrie, Halep; il avait aplani avec bonheur toutes les difficultés qu'il y avait rencontrées, s'occupant à la fois des intérêts des hommes de mer et des fellahs qui cultivent les champs; il avait tout réglé suivant les bases de la justice et les principes de l'équité, et n'avoit rien laissé d'incomplet dans son oeuvre. Ceux des sujets qui, dans leur révolte, avaient redressé la tête comme le pin, avides maintenant de se soumettre, avaient placé à terre leurs mains suppliantes, semblables aux feuilles de platane (11), en livrant leurs cous au joug de l'obéissance. Les brigands qui infestaient les routes, pareils aux Goul du désert, et qui habitaient les hauteurs escarpées de la rébellion, effrayés à son approche, s'étaient soumis sans résistance et avaient imploré sa protection. Après s'être acquitté glorieusement de sa mission, il était revenu au séjour de l'honneur et de l'illustration, au siège du bonheur et de la fortune (Constantinople). C'est alors qu'il entreprît la conquête du pays des Hongrois maudits et la ruine de leur roi abandonné de Dieu, et qu'à s'appliqua à allumer contre ces infidèles l'incendie de la guerre, à envahir leurs provinces, à resserrer leur chef dans un cercle étroit et à changer, aux yeux de ces impies aveuglés par l'erreur, la lumière du jour en une obscurité semblable à la nuit ténébreuse du tombeau de l'infidèle.

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