Des incendies à Istanbul, des corps de pompiers, du rôle des janissaires et de l'invasion de l'Egypte par les Français.
extrait de Andreossy, Constantinople et le Bosphore de Thrace, 1828
La tour de Galata (Kaoulé-Kapouçi) et le bastion (Bourdj) attenant à la maison du Mehter-Bachi (chef de la musique impériale) à Top-Kapou, sont les deux seuls endroits qui donnent l'éveil lorsqu'un incendie se manifeste dans Constantinople ou dans ses faubourgs. La garde de la tour de Galata est commise à quatre Mehter (musiciens) nommés par le Grand-Seigneur, sur la proposition du Mehter-Bachi, et munis d'un Bèrat (diplôme impérial). Ils sont choisis parmi les habitants du quartier voisin de cette tour. Ils s'y transportent régulièrement tous les soirs, et y battent la retraite. Ils y entretiennent à leurs frais deux de leurs voisins pour y veiller, chacun à son tour, toute la nuit, et les avertir aussitôt qu'ils découvrent un incendie. Dès qu'il se manifeste quelque part, ils montent à la tour, et y battent la caisse [NOTE : La musique militaire turque est composée de tambours, cymbales, timbales et hautbois], mais sur une mesure beaucoup plus précipitée que ne l'est celle de la retraite, et qu'ils ont adoptée pour la cas d'incendie seulement. La musique du Mehter-Bachi lui répond aussitôt ; et, à l'instant, la capitale et ses faubourgs sont avertis de l'existance du feu. Les Paswans (gardes de nuit) [NOTE : il y a un paswan, principalement pour le feu, dans chaque quartier de la capitale et de ses faubourgs] qui, dans cet intervalle, se sont transportés à la tour pour connaître l'endroit de l'incendie, partent après s'en être assurés , et l'annoncent, chacun dans le quartier dont la garde lui est confiée, en criant de toutes ses forces : Istambolda ou Galatada, etc, ïanghinwar [yangin var] (Il y a du feu à Constantinople ou à Galata, etc).
Ousta (Capitaine), Galinodji, Marin, Touloumbadji (Pompier)
Elbicei Atika, Musée des Anciens Costumes Turcs
de Constantinople, par Jean Brindesi, vers 1850
Tous les ministres se rendent à l'incendie, excepté le Kiahya-Beï, qui, dans aucun cas, ne peut quitter la Porte. Ils doivent tous s'y trouver avant l'arrivée du Grand-Vizir, du Capitan-Pacha et de celui qui a succédé au Janissaire-Agha, qui, à leur tour, doivent y être, lorsque l'importance et les progrès de l'incendie ont obligé le Grand-Seigneur à s'y rendre lui-même. Le Reïs-Effendi est dispensé de se déplacer dans un seul cas, c'est lorsque le feu est hors des murs de la capitale.
Le Grand-Vizir, avant de se mettre en marche fait avertir Sa Hautesse de l'existence et du lieu de l'incendie par son Kara-Koulak [NOTE : Officier du grand-vizir chargé des messages verbaux de Son Altesse].
Celui qui remplace aujourd'hui le Janissaire-Agha mène à sa suite, outre toute sa maison, un nombre considérable de nouveaux soldats : on en remarque, parmi ces derniers, plusieurs armés de haches et de très longues perches garnies de crocs à l'un des bouts, dont ils se servent pour abattre les maisons trop voisines du feu.
Porteurs d'eau et pompiers
Chacun des quartiers de la capitale et des faubourgs a ses porteurs d'eau (Sakka). Ils sont dans l'obligation de courir au feu ; et s'il arrive que ceux de quelque quartier y aient manqué, ils sont sévèrement punis par le Sakka-Bachi, leur chef.
Il y a, dans chaque corps de garde de la capitale, et de ses faubourgs une pompe à incendie, et les pompiers (toulombadji) nécessaires pour la servir [NOTE : Les pompiers sont formés en compagnie : leur marque distinctive est une calotte de feutre couverte de fer battu. Le corps des pompiers, composé d'Arméniens et de Turcs, est dispensé de tout service militaire, en sorte que, lorsque le gouvernement est en guerre, ceux qui veulent être exempts de marcher se font recevoir dans ce corps ; ce qu'ils obtiennent sans peine, en payant toutefois une certaine rétribution.] Le colonel (Tchorbadji) de chacun de ces gardes du corps est tenu d'envoyer au feu cette pompe, avec des pompiers et quelques soldats armés de haches et de perches.
Les Sakka et les Toulombadji, arrivés au lieu désigné, suivent, chacun dans sa partie, les ordres du Grand-Vizir, qui lui sont transmis par des officiers subalternes du commandant de la troupe.
Sa Hautesse est avertie à chaque instant par des messagers de la marche de l'incendie ; et l'usage est qu'elle se rende sur les lieux lorsque ses progrès sont devenus alarmants. Le Grand-Seigneur une fois présent, tous les ordres émanent de lui : le Grand-Vizir les reçoit et les transmet. Ces ordres sont relatifs aux moyens à prendre pour parvenir à éteindre le feu, et pour contenir ou réprimer les malfaiteurs qui fourmillent dans ces circonstances. La justice des Turcs est prompte : il n'est pas rare de voir des filous, pris en flagrant délit, être, à l'instant même jetés au milieu des flammes, et y périr. Des pompiers subissent le même sort, lorsqu'on reconnaît qu'ils ont mis, au lieu d'eau, de l'huile dans leurs pompes. Le but de cette coupable manoeuvre est, en augmentant la violence du feu, d'accroître la confusion et le désordre, et de favoriser ainsi l'audace des voleurs, avec lesquels ils partagent ensuite le fruit de leurs larcins. Les chefs subalternes n'ont pas une consuite plus louable : ces hommes avides contribuent à alimenter le feu au lieu de l'arrêter ; porlongeant, sous divers prétextes, l'état de crise où se trouvent de riches propriétaires, dont ils menacent de démolir les maisons, quoique loin encore d'être atteintes par le feu, ils se donnent tout le temps d'en exiger de fortes rétributions. La justice impériale peut rarement appesantir son glaive sur la tête des coupables, parce que trop de personnes sont intéressées à tenir cachées ces prévarications, et que la vénalité et la corruption parviennent aisément jusqu'aux rangs les plus élevés.
Le Grand-Seigneur se retire dès qu'on s'est rendu maître du feu : il n'en est pas de même des Ministres ; ils ne peuvent quitter leur poste que lorsque l'incendie est entièrement cessé.
Avant de partir, celui qui remplace le Janissaire-Agha désigne un Tchorbadji (colonel), avec quelques soldats et pompiers, pour surveiller pendant trois jours les décombres des maisons, empêcher qui que ce soit d'y faire des fouilles, et éteindre les restes du feu, s'il s'en manifestait encore. Les trois jours étant écoulés, cette garde se retire, et il est permis aux propriétaires de venir reconnaître leurs terrains, dont ils fixent les limites en y faisant des séparations en planches. Ils se mettent provisoirement à couvert, comme ils le peuvent, et reprennent de suite, sans plainte et sans murmure, le cour ordinaire de leurs occupations et de leurs affaires.
Les accidents de feu sont tellement fréquents à Constantinople, qu'on estime que cette ville est entièrement renouvelée tous les cent ans. C'est sans doute par inadvertance que l'éditeur anglais des Oeuvres de lady Montague attribue aux mosquées, et non aux maisons ce cette capitale, une pareille durée [NOTE : Oeuvres de lady Montague, traduites de l'anglais, 1804 ; préface, page XIV]. Sans parler des mosquées que l'on doit à la piété de divers empereurs ottomans, depuis la prise de Constantinople, et qui sont debout depuis leur construction, tout le monde sait que la mosquée de Sainte-Sophie date du sixième siècle, et remonte par conséquent à douze cent ans. Les matières qui entrent dans la construction des maisons des particuliers sont la cause première des accidents du feu ; ces maisons sont presque toutes en bois, et tiennent les unes aux autres. L'usage des tandours [NOTE : table basse à double fond, entourée de sofas et couverte d'un grand tapis, au-dessous de laquelle on place un mangal, brasier rempli de charbons ardents, et facile à renverser], pour suppléer aux cheminées, fait naître un grand nombre de ces accidents.
L'incendie comme moyen de protestation
Mais les ravages les plus funestes étaient causés par les Janissaires, qui, lorsqu'ils voulaient donner des signes de mécontentement, ou qu'ils fomentaient une sédition, mettaient le feu dans divers endroits de la capitale. Ces scènes déplorables se renouvelaient pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'enfin le gouvernement eût accédé à leurs demandes, ou qu'il eût comprimé cette troupe mutine par des actes de vigueur. Ces deux partis étaient également dangereux pour le souverain : trop de faiblesse augmentait l'audace des janissaires, trop de sévérité aigrissait leur ressentiment, et les portait aux plus violents excès. Le peuple lui-même, dans les grandes crises politiques, surtout dans celles qui intéressent sa croyance, manifeste, en mettant le feu, l'inquiétude dont il est tourmenté. Il arrive quelquefois que, dans ces occasions, de dures vérités viennent frapper l'oreille du Souverain. En 1798, notre expédition en Egypte avait inspiré au peuple de la capitale une telle crainte pour la Mecque et Médine, que, trois nuits consécutives, il y eut d'affreux incendies dans Constantinople. A la suite de la seconde nuit, une femme rencontrant Sultan Selim, qui revenait de l'endroit où le feu avait été le plus actif, l'interpella publiquement : "Qu'attends-tu encore, lui dit-elle, le Caire est pris ; as-tu résolu de livrer les lieux saints aux infidèles ?" Ces paroles firent une telle impression sur le prince, qu'étant rentré au Sérail, il ôta sur le champ le sceau de l'Empire au vertueux Grand-vizir, Izzet Mehmet Pacha, qui s'opposait dans le Divan à la déclaration de la guerre aux français. Il répondait constamment à ceux qui opinaient pour la guerre : Se déclarer contre des amis de trois cent ans, et faire alliance avec un ennemi naturel et implacable, je n'y consentirai jamais ! Ce grand-vizir vivait encore, en 1814, à Magnésie, lieu de son exil, où il était universellement chéri et honoré. Izzet Mehmet Pacha fut secondé dans cette honorable résistance par son ami le mufti, Durri-zade, qui, partageant la même opinion, se fit exiler à cette époque, et refusa constamment la fetva (ou sentence légale) qu'on exigeait de lui pour sanctionner la guerre contre les Français.