extrait de Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, 1876-1884
Un texte plein d'informations, si l'on oublie les considérations pseudo-anthropologiques (qualité des races etc) si communes au XIXe siècle.
LIVRE IX
Lazistan, Arménie et Kourdistan, littoral du Pont, bassins du lac de Van et du Haut Euphrate.
[Géographie physique de l'Est et du Nord-Est de la Turquie]
[321] Si les limites politiques actuelles de la Turquie d'Asie ne coïncident point avec des frontières naturelles, du moins la borne angulaire qui sépare les trois domaines du tsar de Russie, du chah de Perse et du sultan des Osmanli est-elle des mieux choisies : le massif de l’Ararat. La délimitation des trois empires se trouve sur le col ouvert entre le grand cône et le cône inférieur. A partir de ce point, la frontière politique de la Turquie suit jusqu'à 150 kilomètres à l'ouest la ligne du partage des eaux, entre les bassins de l'Araxe et de l'Euphrate. C’est là, tous le comprennent, une limite provisoire. Parmi les explorateurs qui ont parcouru la contrée dans tous les sens, les Russes ne sont pas les moins nombreux, mais leurs cartes et leurs plans sont destinés pour la plupart aux études stratégiques de l'état-major, et si l'on en juge par les souvenirs des guerres antérieures, c'est par de nouvelles annexions que se termineront les conflits. L'Elbourz peut répéter au Tandourek, au Bingöl-dagh, au mont Argée ce qu'il disait jadis au Kazbek dans les vers de Lermontov : « Tremble, je vois là-bas, vers le septentrion brumeux, quelque chose qui ne présage rien de bon ! De l'Oural au Danube les armées s'ébranlent ; les batteries aux flancs cuivrés s'avancent avec un bruit sinistre, et les mèches fumantes se préparent pour les batailles ! »
A l'ouest du mont Ararat, une chaîne, hérissée de cônes volcaniques, d'une faible élévation relative au-dessus de la crête, limite de son mur abrupt les campagnes verdoyantes du bassin d'Etchmiadzin. Quelques sommets, le Tchinghil, le Perli-dagh, d'autres encore, dépassent la hauteur de 3000 mètres, soit environ 1500 mètres au-dessus de la plaine ; mais en se prolongeant en sinuosités dans la direction de l'ouest, puis du sud-ouest, la chaîne s'abaisse graduellement, en même temps que s'élève à sa base septentrionale la vallée de l'Araxe. Vers la région des sources, elle se redresse et forme, avec d'autres chaînes convergentes, le Bingöl-dagh ou « Mont aux mille Lacs » (3752 mètres), dont les neiges d'hiver et de printemps alimentent les eaux ruisselant de toutes parts : à l'orient l'Araxe, au nord et au sud les deux branches maîtresses de l'Euphrate, Kara sou et Mourad, reçoivent tous ces torrents.
[322] Au delà du nœud du Bingöl, la région montagneuse, dont la crête principale est parallèle au littoral de la mer Noire, se continue vers l'ouest à 250 kilomètres et, s'abaissant de croupe en croupe, livre enûn passage à la rivière de l'Eau noire ou Kara sou, qui se recourbe brusquement vers le sud-est pour rejoindre l'autre branche de l'Euphrate.
Une arête élevée, qui se profile dans la direction du nord, rattache le massif du Bingöl-dagh aux montagnes d'Erzeroum et forme à l'orient du cirque où se rassemblent les premières eaux du Kara sou un faîte de séparation sinueux et coupé de brèches nombreuses : c'est là que passe la grande route stratégique d'Erzeroum à Kars. Le Palandöken, qui s'élève directement au sud d'Erzeroum, est la plus haute cime (3145 mètres) du vaste cercle qui entoure le bassin ; mais, plus à l'ouest, le chaînon latéral du Yerii-dagh, que contourne le premier grand méandre du Kara sou, porte quelques sommets ayant une altitude encore plus considérable. Au nord du bassin d'Erzeroum, un autre massif très élevé, le Ghiaour-dagh ou « mont des Infidèles », forme un nœud comparable au Bingöl comme centre de rayonnement des eaux ; le torrent de Tortoum-sou qui va rejoindre le Tchorouk, [323] tributaire de la mer Noire, descend de ses pentes septentrionales, puis, gonflé de plusieurs autres ruisseaux, plonge en une cascade admirable, l'une des « plus belles de l'Ancien Monde », et s'engouffre en de profonds défilés entre des parois de laves hautes de 500 mètres (1) ; au sud-est, des torrents appartiennent au versant Caspien par l'Araxe et la Koura ; enfin au sud, sur les pentes du Doumli-dagb, contrefort du mont des Infidèles, jaillit, à 2570 mètres d'altitude, la fontaine mère de l'Euphrate, affluent du golfe Persique. Presque toutes les grandes sources se forment dans des galeries de montagnes calcaires ; celle-ci naît dans les porphyres et les trachytes (2). L'eau froide, presque glaciale (3°,3), qui sort de la vasque du rocher, est célèbre dans les légendes arméniennes ; c'est à l'endroit même d'où s'élance l'abondante source qu'aurait été enfouie la « vraie croix » avant d'être transportée à Constantinople : au moment où le bois fut retiré du sol, apparut la veine d'eau pure ;
1. Hamilton, Researches in Asia Minor
2. Moritz Wagner, Reise nach dem Ararat und dem Hochlande Armenien
[324] dans la prairie environnante jaillissent vingt autres fontaines ajoutant leurs filets au ruisseau principal. Les Turcs eux-mêmes vénèrent la source de l'Euphrate et disent que son eau lave les péchés ordinaires, mais tue ceux que poursuit la colère d'Allah (1). Unie à d'autres torrents, dont l'un égale l'Euphrate en volume liquide, l'eau sainte descend dans le bassin d'Erzeroum, où s'étalent au printemps, lors de la fonte des neiges, les vastes marais de Sazlik ; la plaine, couverte de joncs, est peuplée d'oies, de canards sauvages et autres oiseaux aquatiques ; en sortant de ces marécages, l'eau sombre de l'Euphrate, coulant avec lenteur dans un lit vaseux, mérite bien le nom de Kara sou que lui ont donné les Turcs. Il est très probable que les marais de Sazlik sont le reste d'un lac qui emplissait autrefois tout le bassin d'Erzeroum ; néanmoins Radde n'a pu, malgré de longues recherches, y trouver aucune espèce de coquillages lacustres (2) : les débris végétaux, qui ont formé dans la plaine une épaisse couche d'humus, et les couches de cendres volcaniques rejetées des volcans ont recouvert l'ancien lit des eaux.
Les montagnes qui entourent la plaine où s'étendait jadis le lac d'Erzeroum sont en grande partie d’origine ignée, et çà et là on voit sur les crêtes se dresser des cônes de scories d'une régularité parfaite ; mais les courants de lave sont rares : à cet égard, ces volcans ne peuvent se comparer à ceux de l'Arménie orientale, à l'Ararat, au Tendourek, au Seïban, ni surtout à l'Alagöz, dont le manteau de laves a plus de 150 kilomètres en circonférence. Aux portes mêmes d'Erzeroum, près des monts qui enceignent la partie méridionale du bassin, s'élève un volcan dont le cratère était jadis rempli d'eau ; la pression de la masse liquide a rompu la paroi septentrionale de la coupe et creusé un ravin qui s'ouvre au nord vers les marais du Kara sou. Le plus haut et le plus remarquable de ces volcans par sa belle forme conique, rappelant celle du Vésuve, est le Sichtchik, qui se dresse au nord-ouest d'Erzeroum dans la chaîne du Ghiaour-dagh, à plus de 1100 mètres au-dessus de la plaine et à 3184 mètres d'altitude totale : il est presque en entier formé de cendres meubles très pénibles à gravir. Au milieu du cratère, beaucoup plus grand que celui du Vésuve actuel, s'élève un cône de scories, masse brune et noire, entouré d'une prairie circulaire que le printemps orne de fleurs.
1. Strecker, Zeitschrift der Gesellchaft für Erdkunde, vol. IV.
2. Izvestiya Kavkazkavo Otd’ela, tome V, 1878.
[326] Bien abrité des vents du nord, qui retardent et appauvrissent la végétation des sommets environnants, le vallon annulaire compris entre les parois extérieures du Sichtchik et le cône central, possède la flore la plus riche en espèces et la plus éclatante en couleurs de toute la région (1).
Des montagnes disposées en forme de chaîne» dont la direction générale est parallèle au littoral de la mer Noire, accompagnent au nord la vallée du Kara sou pour aller se perdre à l'ouest dans le plateau de Sivas. Plusieurs massifs, ayant chacun leur nom particulier, s'élèvent sur le parcours de cette chaîne, le Paryadres des anciens, mais l'appellation générale qu'on lui donne est ordinairement celle de Kop-dagh, d'après une montagne (5300 mètres) que contourne à l'est et au nord la route carrossable d'Erzeroum à Trébizonde ; le col que franchit ce chemin, le plus remarquable de la Turquie comme œuvre d'ingénieur, est à la hauteur de 2700 mètres, presque l'altitude du Stelvio, dans les Alpes centrales. Au nord s'ouvre la vallée du Tchorouk, qui forme, avec celle du Kharchout [Harsit] ou rivière de Goumich-khaneh [Gümüşhane], une dépression semi-circulaire d'une étonnante régularité. Du port de Batoum, près duquel le Tchorouk [Çoruh] tombe dans la mer Noire, à Tireboli, situé à l'embouchure du Kharchout, on peut cheminer comme par une immense avenue entre deux rangées de pics : on n'a qu'à traverser un col de 1900 mètres, près du village de Vavoug, entre les sources des deux rivières. Le vaste croissant circonscrit par ces cours d'eau est occupé par une rangée de hautes montagnes, les Alpes pontiques, dont une cime, au sud-est de Rizeh, le Khatchkar [Kaçkar], dépasserait 3600 mètres ; un col voisin a 3268 mètres, d'après Koch. Dans cette région du Lazistan, les sentiers sont obstrués par les neiges pendant plus de six mois : « les oiseaux eux-mêmes, disent les indigènes, ne peuvent voler en hiver par-dessus la montagne (2). » A l'ouest du Kharchout, les montagnes qui longent la côte vers le Kizîl irmak sont moins élevées que les Alpes du Pont ; néanmoins elles sont encore assez hautes pour rendre les communications difficiles de l'un à l'autre, et de distance en distance elles projettent vers la mer de hauts promontoires entre les vallons du littoral. Une de ces limites naturelles est le Yasoun bouroun [Yasun burun], ou le « cap de Jason » ; le rocher porte encore le nom du navigateur légendaire qui dirigea sa nef vers la mystérieuse Colchide. Des traces nombreuses d'anciens glaciers, moraines, parois striées et moutonnées, se voient dans les hautes vallées des Alpes pontiques : les laves, les porphyres et autres roches éruptives qui constituent ces montagnes et celles qui se prolongent à l'ouest du Kharchout vers le Ghermili ou l'ancien Lycus, ont été rayés par le burin des glaciers.
1. Moritz Wagner, ouvrage cité.
2. Strecker, mémoire cité.
Partout dans cette région l’activité volcanique parait avoir eu lieu avant la période glaciaire ; les seuls indices des foyers souterrains sont de fréquents tremblements de terre et la présence de nombreuses sources thermales qui jaillissent à la base des monts et dans les hauts (1). D'après Strecker, le sommet du Kolat-dagh (2900 mètres), qui se dresse sur la crête de la grande chaîne, à plus de 50 kilomètres au sud de Trébizonde, serait le mont Thèchès, d'où les Dix Mille, commandés par Xénophon, aperçurent enfin la mer et la saluèrent de cris joyeux comme le terme de leurs maux. Mais cette croupe n'est point d'un accès facile pour une armée avec tous ses bagages et ses convois d'approvisionnements, et sur le versant septentrional la descente du Kolat-dagh [Kolat Dağ] est impraticable. C'est plus près de la mer et sur un seuil traversé par route ou sentier qu'il faut chercher le lieu, si souvent mentionné par les anciens, d'où les Grecs virent à leurs pieds les verdoyants rivages et l'étendue des eaux resplendissantes. Cependant il existe au sud du Kolat-dagh et même du col de Vavoug, tout près du chemin que durent suivre les Grecs, une montagne de 2400 mètres d'altitude, du sommet de laquelle on voit parfaitement la mer ; sur la plus haute croupe s'élève un tertre de blocs porphyriques d'une dizaine de mètres, entouré d'autres amas en forme de cônes tronqués. M. Briot, qui découvrit ce monument, le considère comme une butte commémorative dressée par les Grecs, et la croupe qu'elle surmonte serait le mont Thèchès (2).
L'immense labyrinthe des Alpes d'Arménie ou de l'Anti-Caucase, qui occupe toute la région comprise entre le bassin de la Koura transcaucasienne, la mer Noire et le haut Euphrate, embrasse aussi, au sud et au sud-ouest de l'Ararat, le vaste bassin du lac de Van et la contrée qui l'entoure jusqu'à la frontière persane. Le sol de cette région est partout très élevé. Au sud du Perli-dagh, une dépression du plateau renferme un lac, le Balik-göl, ou « lac des Poissons », dont l'altitude n'est pas moindre de 2237 mètres ; un torrent en épanche le trop-plein dans un tributaire de l'Araxe. Le Mourad ou Euphrate méridional, qui coule au sud de ce bassin lacustre, parcourt, à 2000 mètres, une âpre vallée resserrée entre les blocs de lave descendus des cratères et des crevasses volcaniques. Les escarpements arides, les pitons déchirés qui dominent les éboulis, donnent un aspect sauvage, presque terrible, à ces solitudes pierreuses. Au nord s'élève la masse puissante de l'Ararat aux roches noires rayées de neige ; au sud se prolonge une chaîne moins élevée, mais de pente formidable.
1. Palgrave, Essays on Eastem Questions.
2. Briot, Notes manuscrites.
[327] L'Ala-dagh ou « Cime Bigarrée » (1), d'où s'épanchent les plus hautes sources de l’Euphrate, atteint 5518 mètres ; plus fière encore, la cime qui s'élève directement à l'est, le Tandourek [Tendürek], à 3565 mètres au point culminant de son cratère ovale. De tous les volcans arméniens, le Tandourek ou Tantour-lou, c'est-à-dire le « Réchaud», appelé aussi Sounderlik-dagh, ou la « Montagne du Poêle », et désigné en outre sur les premières cartes russes sous les noms de Khour et Khori, est le mont d'Arménie qui a conservé les plus nombreuses traces de l'ancienne activité. Le principal cratère, immense creux d'environ 2000 mètres de tour et de 350 mètres en profondeur, n'a plus ni laves, ni vapeurs, et les eaux d'un petit lac se montrent au fond du gouffre ; mais à une centaine de mètres plus bas des fumerolles s'échappent des fentes. Sur le versant oriental s'ouvre une caverne d'où s'élancent des vapeurs non sulfureuses, d'environ 100 degrés centigrades ; un mugissement continu s'entend au fond du gouffre ; pendant une des guerres de la Transcaucasie, les Russes et les Turcs, campés dans le voisinage les uns des autres sur deux versants opposés d'un contrefort du Tandourek, crurent entendre une canonnade lointaine, et l'alarme fut donnée dans les deux camps. A la base nord-occidentale du Tandourek, — sur le prolongement de l'axe qui passe par la caverne, le cratère principal et un deuxième cratère d'éruption, — jaillissent les abondantes sources sulfureuses de Diyadin, recouvrant le sol de leurs incrustations calcaires, diverses de formes et de couleurs, et formant un ruisseau thermal qui descend en cascatelles fumantes vers les eaux froides du Mourad tchaï (2). En 1859, la principale fontaine se trouvait plus bas ; une secousse violente, qui ébranla le sol jusqu'à Erzeroum, la fit tarir ; mais les eaux s'ouvrirent bientôt une nouvelle issue. D'ailleurs de fréquents changements doivent se produire dans la région des sources par l’effet des concrétions qui modifient rapidement le relief. Taylor vit une multitude de petits geysirs s'élevant de 2 à 3 mètres au-dessus du sol, puis disparaissant soudain : on eût dit une danse de fantômes (3). Quelques années plus tard, Abich ne put découvrir ces jets intermittents (4). En aval des sources, le Mourad disparait sous un tunnel de basalte, qui se continue par une tranchée profonde entre deux parois verticales.
1. Les montagnes de ce nom sont très nombreuses dans toutes les contrées de langue turque. Sous la forme Allah-dagh, leur sens est celui de « Montagnes divines ».
2. Jaubert, Voyage en Arménie.
3. Mittheilungen von Petermann, 1869, XI.
4. Zapiski Kavkaskavo Otd’ela, 1873.
[328] Le Tandourek est un nœud de chaînons divergents. Au nord-ouest se prolonge l’arête qui va rejoindre le Perli-dagh et que franchit la route d'Erzeroum à Tabriz : elle paraîtrait devoir être la frontière entre la Turquie et la Perse ; mais la haute vallée orientale dans laquelle se trouve le lac Balik et d'où s'écoule le torrent du même nom, est attribuée à l'Empire Ottoman. La chaîne de montagnes qui commence immédiatement à l'est du Tandourek, en face des deux sommets de l'Ararat, constitue aussi dans son ensemble une limite naturelle, et celle-ci, grâce aux Kourdes indépendants qui en occupent les deux versants, est respectée par les deux empires limitrophes. Sur le versant oriental, vers le lac d'Ourmiah, elle ne projette que de courts chaînons, se terminant par de brusques promontoires, tandis qu'à l'occident, vers le lac de Van, plusieurs contreforts se prolongent au loin et vont se perdre dans le plateau, d'une altitude moyenne de 2000 mètres. La chaîne elle-même n'atteint 5000 mètres que par un petit nombre de pics. L'arête des monts de Hakkiavi qui se recourbe au sud, pour longer la rive méridionale du lac de Van, ne paraît pas avoir de cimes plus élevées, quoique, d'après Moritz Wagner et Rich, il s'y trouverait encore des « glaciers », c'est-à-dire probablement des champs de neige durcie au fond de quelques ravins. Au nord et au nord-ouest, un autre rempart complète le cercle de montagnes et de terres élevées qui entoure la cavité lacustre et sur le faîte se dresse un ancien volcan, le Seiban ou Sipan [Süphan Dağı], haut de 3600 mètres environ, d'après Fanshawe Tozer, et revêtu de neiges pendant dix mois. Grâce à son isolement, au cône blanc qui le termine, à la nappe bleue dans laquelle il se reflète, ce volcan apparaît plus grand que mainte autre montagne plus élevée, mais située au milieu d'un massif ou dans le voisinage d'autres sommets. Shiel le comparait au Demavend et attribuait la même hauteur aux deux volcans, qui diffèrent pourtant d'au moins 2500 mètres. On a vu aussi dans le Seïban un rival du mont Ararat, et la légende raconte qu'en s'abaissant, les eaux du déluge poussèrent d'abord l'arche de Noé sur le Seïban, puis, la ramenant au nord, la firent échouer définitivement sur l'Ararat ; naguère les Arméniens y apportaient un mouton sans tache pour l'égorger au bord du cratère (1). La coupe suprême, profonde de 150 mètres, et remplie de neige en hiver, de fleurs en été, quelquefois aussi contenant un petit lac, est entourée de scories blanchâtres se dressant en pitons. De l'une ou l'autre de ces buttes, qui lui font enceinte, on contemple au nord l'immense horizon des montagnes d'Arménie, se développant en une courbe de 300 kilomètres, du Bingöl-dagh à l'Ararat.
1. M. Wagner, ouvrage cité.
[Süphan Dağı, lac de Van]
[329] Au sud, on voit le cratère latéral qu'emplit l’Aghir göl ou le « lac Immobile » ; plus loin s'étend le bassin du lac de Van, avec ses criques, ses golfes, les marais qui le prolongent et l’amphithéâtre des monts qui l’entourent ; au pied occidental du volcan s’étend le petit lac de Nazik, bassin d'eau douce situé sur le faite de partage entre le lac de Van et l’Euphrate, dans chacun desquels il envoie un ruisseau, du moins dans la saison pluvieuse (1). Vers le sud-ouest, la brume se confond avec les vagues linéaments des plaines. Les derniers degrés du plateau d'Arménie se terminent au-dessus des campagnes mésopotamiennes par une ligne dentelée de falaises, creusée de profondes indentations par les rivières et des torrents, mais offrant dans son ensemble une direction régulière du sud-est au nord-ouest, en prolongement de la chaîne bordière du Louristan, A l'ouest du lac, le Nimroud-dagh [Nemrut dag], presque entièrement composé de cendres, penche vers les eaux son énorme cratère que l'on dit avoir plusieurs kilomètres de largeur (2), et sur la rive méridionale s'ouvre une baie elliptique, coupe d'un volcan partiellement immergé. Toute la haute Arménie est un pays volcanique, souvent agité par les tremblements de terre. Les sources thermales y sont plus nombreuses que dans les plus riches montagnes de l'Occident, telles que les Pyrénées et l'Auvergne.
Le lac de Van, le Tosp des Arméniens, — d'où le nom de Thospitis que lui donnaient les anciens, — est de 336 mètres plus élevé que celui d'Ourmiah ; son altitude est de 1625 mètres. Son étendue, évaluée à 3690 kilomètres carrés, est un peu moindre que celle de la mer de l'Azerbeidjan, mais il a une profondeur plus considérable (3) ; à 3 kilomètres à l'ouest de Van, la sonde ne touche le fond qu'à plus de 25 mètres (4) et dans la partie méridionale du bassin le lit est beaucoup plus creux : la contenance totale du lac de Van est certainement supérieure à celle du lac d'Ourmiah. Quant à la baie nord-orientale, qui s'avance à 60 kilomètres dans l'intérieur des terres, ce n'est guère qu'une nappe d'inondation, où les torrents forment au printemps de vastes deltas d'alluvions. D'après une tradition locale, cette baie était autrefois une fertile campagne où serpentaient deux rivières, et celles-ci se prolongeaient au sud-ouest vers Bitlis ; on verrait encore sur l'ancien confluent un reste de pont recouvert par les eaux. Les renseignements recueillis par Jaubert, par l'Arménien Nersès Sarkisian, par Auriema, Loftus et Strecker, ne laissent aucun doute au sujet de changements considérables subis par le niveau de cette mer intérieure.
1. Layard, Nineveh and Babylon ; — Millingen, Wild Life among the Koords.
2. Fanshawe Tozer, Turkish Armenia and Eastern Asia Minor.
3. Monteilh, Journal ; — Carl Ritter, Asien, voI. IX.
4. Millingen, ouvrage cité.
De 1838 à 1840, elle monta de 3 à 4 mètres. Les riverains racontèrent à Loftus qu'au commencement du dix-septième siècle l’eau s'était élevée de la même manière pendant quelques années, puis qu'elle avait baissé de nouveau. Des années de sécheresse exceptionnelle arrêtent les progrès des eaux, mais après un recul temporaire l'œuvre d'envahissement reprend avec plus de force. Plusieurs îles du littoral ont été recouvertes par le flot ; d'anciennes presqu'îles, maintenant détachées, se changent en îlots, constamment réduits en étendue. La route qui longe le littoral du nord doit être, de génération en génération, reportée plus avant dans l'intérieur ; la ville d'Ardjich, au bord de la baie nord-orientale, a presque entièrement disparu, et le bourg d'Adeldjivas, au nord du grand bassin, est menacé par la crue ; de même, sur la rive orientale, la lisière du lac s'avance vers la cité de Van, qui en a déjà remplacé une plus ancienne ; le village d'Iskella est en partie délaissé ; les bateliers attachent leurs barques à des troncs d'arbres qui se trouvent maintenant loin du rivage ; des puits, envahis par les eaux d'infiltration, ne donnent plus qu'un liquide saumâtre : peut-être est-ce à des invasions du lac qu'il faut attribuer les légendes relatives à de grandes cités ensevelies au fond des eaux. Quelle est la cause de cet accroissement, phénomène contraire à celui que l’on observe dans presque tous les autres bassins lacustres de l'Asie? A moins qu'un remous local des airs n'entraîne dans cette région plus de nuages pluvieux qu'autrefois, il faut admettre l’explication que donnent les riverains eux-mêmes : des fissures souterraines d'où s'échappent des sources abondantes vers les hauts affluents du Tigre, se seraient partiellement oblitérées, et le réservoir, recevant par les neiges et les pluies plus de liquide que n'en prennent l'évaporation et les émissaires souterrains, augmente en étendue jusqu'à ce que l'équilibre s'établisse ou que le trop-plein s'épanche au sud-ouest dans le torrent de Bitlis. Des bergers nomades, disent les indigènes, auraient roulé une grosse pierre à l'entrée de l'un des entonnoirs de fuite, analogues aux catavothres des lacs de la Grèce, et depuis ce temps le niveau s'élèverait graduellement, mais sûrement. Il serait intéressant de contrôler par l'observation directe les assertions des indigènes relatives à l'obstruction des gouffres et de constater tout d'abord si les sources signalées comme des effluents souterrains du lac lui ressemblent en effet par la teneur saline. A l'orient de Van, un autre bassin, l'Ertchek, accroît son niveau (1) cette crue de deux lacs voisins donne quelque
1. Strecker, Mitlheilungen von Peiermann, n° VII, 1863.
[333] probabilité à un changement du climat. L'Ertchek [Erçek] ressemble aussi au lac de Van par la teneur de ses eaux ; seulement, d'après Millingen, il contiendrait une très forte proportion d'arsenic ; les champs inondés par ses crues sont stérilisés pour de longues années.
Quoi qu'il en soit, la masse liquide enfermée dans le bassin de Van a concentré le sel que lui apportent ses tributaires, et sans en contenir une aussi forte proportion que le lac d'Ourmiah, elle en renferme assez pour que ni hommes ni animaux ne puissent la boire : les troupeaux vont s'abreuver aux embouchures des rivières et les pécheurs renouvellent leur provision d'eau potable en puisant à une fontaine qui jaillit du fond et bouillonne à la surface. Moins salées que celles du lac de l’Azerbeïdjan, les eaux de la mer arménienne hébergent des espèces plus développées : aux embouchures des rivières on pèche en quantités considérables un poisson, que Jaubert croyait, à tort, être identique à l'anchois de la mer Noire, si abondant dans la rade de Trébizonde ; c'est une ablette [cyprinus Tarichi) ainsi que l'a reconnu le naturaliste Deyrolle. Toutefois ce poisson ne vivrait pas dans les parties salines du bassin (1) ; il ne se montre dans la couche supérieure que de mars au commencement de mai, époque où les eaux douces, provenant de la fusion des neiges, s'étalent au-dessus des eaux plus lourdes du lac ; pendant tout le reste de l'année on n'en voit plus un seul ; tous ceux que n'ont pas dévorés les innombrables cormorans se sont réfugiés dans les ruisseaux tributaires. On croyait autrefois qu'ils se tenaient dans les profondeurs du lac (2). Dans le bassin du Nazik, dont l'eau est douce pourtant, on aurait observé la même disparition annuelle des poissons (3). Les résidus salins qui se forment sur la plage de Van, de même qu'autour du bassin d'Ertchek, consistent pour moitié en carbonate et en sulfate de soude, que l'on utilise pour la fabrication du savon et que l'on exporte jusqu'en Syrie (4).
Les bateaux sont rares sur le lac de Van ; cependant le voyageur Tozer l'a traversé récemment sur une embarcation de pêche accompagnée de cinq bâtiments de charge. Les missionnaires américains de Van y lancèrent en 1879 un bateau à vapeur démontable, dont toutes les pièces avaient été envoyées de Constantinople à dos de chameau ; mais il ne parait pas que l'entreprise ait réussi (5).
1. Ernest Chanire, Notes manuscrites ; — Fanshawe Tozer, ouvrage cité.
2. A. Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse ; — Hillingen, ouvrage cité.
3. Layard, ouvrage cité.
4. Deyrolle, Tour du Monde, 1er semestre 1876
5. Fanshawe Tozer, ouvrage cité.
[Climat]
[334] L’existence même des lacs de Van, d'Ourmiah, du Goktcha de Transcaucasie et des nombreuses cavités lacustres du plateau d’Akhaltzikh, entre Kars et Tiflis, prouve que le climat des plateaux arméniens a sur celui de la Perse l'avantage d'être beaucoup plus humide. Tout le Lazistan et la région montagneuse qui avait reçu des anciens le nom de Pont se trouvent en effet sous l'influence de la mer Noire au point de vue météorologique. Les vents d'ouest et du nord-ouest dominent, apportant en abondance les pluies pendant les tempêtes d'été, les neiges durant l'hiver. La précipitation d'humidité est loin d'y être aussi considérable que sur les pentes méridionales du Caucase, dans la Mingrélie et l'Imérie, où la tranche annuelle de pluie dépasse 2 mètres ; mais il est dans le Lazistan des vallées favorisées où les nuages déversent plus d'un mètre d'eau pluviale : d'après un missionnaire américain, la quantité de neige tombée à Bitlis, sur le versant méridional des montagnes qui dominent au sud le lac de Van, aurait été de 5 mètres et demi pendant l'hiver de 1858 à 1859 ; c'est une épaisseur de neige qui représente plus de 40 centimètres d'eau. Quoique nulle observation précise ne permette de l'affirmer encore avec certitude, on peut évaluer à près d'un demi-mètre la quantité moyenne d'humidité que reçoivent les hautes terres de l'Arménie.
Certaines régions, telles que le plateau d'OIti, auquel des montagnes élevées forment une barrière contre les vents humides, ont rarement la pluie qui serait nécessaire aux cultures ; comme dans les régions de la Transcaucasie du versant caspien, il faut capter les ruisseaux et les ramifier en mille fossés dans les terrains de labour. Mais la plus grande partie de l'Arménie méridionale, malgré la barrière des Alpes pontiques, est soumise à l'influence des souffles pluvieux de l'ouest, qui se dirigent de la mer sur le plateau de Sivas, puis vont s'engouffrer dans les vallées occidentales, ouvertes en forme d'entonnoirs : c'est ainsi que toute la haute vallée du Kara sou, jusqu'au bassin d'Erzeroum, reçoit les vents de la mer Noire. Ils soufflent principalement pendant l'hiver et recouvrent de neigea épaisses l'amphithéâtre des monts autour des sources de l'Euphrate ; en été, les vents du nord et de l'est, dérivation du grand courant polaire qui traverse le continent d'Asie, apportent un air sec qui dissout les nuages, mais il arrive aussi que de brusques tempêtes, provenant de l'ouest, se terminent par de violentes averses. En outre, les vents du sud-ouest, qu'envoie la Méditerranée, apportent aussi leur part d'humidité et déchirent leurs nuages aux escarpements ;
1. Radde, Isv’estiya Kavkaskavo Otd’ela, 1878.
même par le beau temps, un léger brouillard adoucit les contours des monts et nuance le paysage de teintes délicates (1). Sur le versant septentrional, l'excédent d'humidité que reçoivent les Alpes arméniennes forme des rivières, telles que le Tchorouk [Çoruh] et le Kharchout, dont la masse est très considérable en proportion du bassin, et sur le versant méridional il alimente l’Euphrate et le Tigre, dont les flots réunis dans le Ghat-el-Arab dépassent tout autre courant compris entre l’Indus et le Danube et même sont près de deux fois supérieurs au Nil. Dans le circuit atmosphérique et fluvial, c'est la mer Noire qui par les pluies et le lit de l'Euphrate se déverse incessamment dans le golfe Persique.
Au bord du Pont-Euxin les villes jouissent d'une température moyenne assez douce. Rarement les froids de la côte descendent à 6 degrés au-dessous du point de glace, et l'influence modératrice de la mer empêche les chaleurs estivales de dépasser 25 degrés (1). Loin de la mer, qui rapproche les extrêmes du climat annuel, les populations de l'Arménie turque souffrent alternativement de froids intenses et de violentes chaleurs. Il n'y a guère de printemps à Erzeroum ; on y voit les neiges de l'hiver fondre en quelques jours, changeant soudain les torrents en larges fleuves ; les extrêmes observés, du jour le plus froid au jour le plus chaud de l'année, sont de - 25 et de + 44 degrés. Des séries d'observations prolongées seront nécessaires avant que l'on puisse comparer sûrement ce climat à celui des contrées d'Europe et d'Asie qui sont déjà bien connues au point de vue météorologique (2) : on a vu des différences de 35 degrés entre l'aurore et midi (3). Les froidures hivernales, les gelées de printemps retardent la végétation, mais en été les plantes se hâtent de croître et de mûrir ; la nature fait explosion, pour ainsi dire, aux mois de mai et de juin. Le froment parcourt toutes les phases de sa végétation entre la foliation et la maturité dans l'espace de deux mois, mais le soleil de l'été le brûlerait dans sa fleur si des canaux d'irrigation ne lui fournissaient l'humidité nécessaire. Jusqu'à 1800 mètres on cultive le froment, et à 2100 mètres d'altitude on voit encore des orges ;
1. Climat de Trébizonde, dans les diverses saisons, d'après 6 années d'observation :
6°8 janvier ; 24°3, août ; 15°5 année.
Extrême des mois, 29°9 à -2°5.
Pluies 566 millimètres.
(Hann. Behm’s Jahrbuch, IX, 1883.)
2. Climat d'Erzeroum pendant les diverses saisons (1987 mètres) :
Hiver. Printemps. Été. Automne. Année.
D'après Tchihatcheff (3 années). - 10°8 9°9 24°5 10°3 8°45
Malama (3 années). - 4° 10°8 24°2 7°9 9°72
3. Malama, Vilayet d’Erzeroum (en russe) ; — Radde, mémoire cité.
[336] mais à ces hauteurs les récoltes sont menacées par les brusques retours du froid, aux premiers jours de l’automne. En moyenne, les cultures s'élèvent moins haut dans les Alpes arméniennes que sur les pentes géorgiennes du Caucase, situées pourtant sous une latitude plus septentrionale. La forme des montagnes en est probablement cause : tandis que les chaînes de l’Arménie laissent pénétrer le vent du nord par de nombreuses brèches, le rempart uniforme du Caucase abrite les plantes qui croissent sur son versant méridional. Les aires végétales entrecroisent leurs limites suivant les climats locaux. C'est ainsi que dans les campagnes de Van croissent encore l'oranger et le citronnier, mais l'olivier ne peut y vivre (1). En France, la zone de l'olivier est au contraire celle qui s'avance le plus vers le nord.
[Végétation]
Dans le voisinage de la mer Noire, la végétation pontique ressemble à celle de la Mingrélie, sans l'égaler toutefois pour la variété des espèces et l'éclat des couleurs (2). L'Arménie est un des pays de l'Asie Mineure où les arbres fruitiers donnent les produits les plus savoureux et où les botanistes croient avoir retrouvé la patrie d'espèces nombreuses, entre autres la vigne et le poirier ; « le Lazistan, disent les indigènes, est la patrie des fruits (3).» Dans la Turquie asiatique, il n'est pas de région plus verdoyante que celle des environs de Trébizonde : de la base au sommet, les collines, revêtues d'une couche régulière de terre végétale ou bien divisées en terrasses par les murs de soutènement, sont vertes de jardins, de prairies et d'arbres à feuillage persistant ou caduc. Les citronniers, les oliviers, entourent les villes et villages de la rive et plus haut viennent les noyers au large branchage, les châtaigniers, les chênes ; de loin les azalées et les rhododendrons éclatent en nappes rouges sur les pentes des montagnes. C'est aux fleurs des azalées qu'on attribue l'action vénéneuse du miel qui enivra et frappa de folie les soldats de Xénophon. Le botaniste Koch n'a pu retrouver ce miel dans les régions caucasiennes, mais on le vend dans tous les marchés de la côte pontique entre Batoum et Orlou ; les indigènes le soumettent à la cuisson et le mélangent avec du sucre pour le rendre inoffensif (4).
Dans l'intérieur des terres, les montagnes de l'Arménie sont presque toutes dépouillées de végétation arborescente ; on ne voit que rochers et pâturages. En ce pays qui pourrait être recouvert de forêts, maint district n’a d'autre combustible que la bouse de vache.
1. Statkovskiy, Problèmes de la climatologie du Caucase.
2. A. Jaubert ; — Carl Rilter, Asien, voI. X.
3. Koch, Wanderungen in Orient ; — Cari Ritter, Asien, vol. XVIIl,
4. Hamilton, Researches in Asia Minor ; - Zeitschrift der Gesellschaft für allgemeine Erdkunde, Band IV ; - Mahé, Géographie médicale, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales.
[Faune]
[337] Les oiseaux sont rares, à l'exception de ceux qui nichent dans les anfractuosités des rocs. Les fauves, qui appartiennent aux mêmes espèces que ceux des montagnes de Transcaucasie, manquent de retraites sur ces espaces nus ou gazonnés ; presque toutes les pentes sont le domaine des bergers et de leurs moutons à grosse queue, gardés par des chiens à demi sauvages, plus dangereux souvent que l'ours ou le loup. Les chevaux qui paissent dans les prairies de l'Anti-Caucase et du Pont sont de belle race, mais ils le cèdent en force aux chevaux turkmènes et en grâce des mouvements aux animaux persans ; quoique pleins de feu, ils sont toujours d'une extrême douceur. Du reste, les Kourdes, comme la plupart des autres habitants de l'Arménie et de l'Asie Mineure, préfèrent guider les animaux par la voix que par le fouet. Le buffle qui traîne le char n'est dirigé que par le chant ; quand le conducteur se tait, l'animal s'arrête (1). Les pâtis de l'Arménie turque, plus herbeux que ceux de la Perse à cause de la plus grande humidité de l'air et de l'abondance des sources, nourrissent des millions de bêtes qui servent à l'alimentation de Constantinople et des nombreuses cités de l'Asie Mineure. Millingen pense que le nombre des brebis éparses sur les pâturages compris entre l'Ararat et le golfe Persique n'est pas moindre de 40 millions. Au commencement du siècle, Jaubert évaluait à quinze cent mille les brebis que Stamboul recevait chaque année des montagnes de l'Arménie. Envoyées par troupeaux de quinze cents à deux mille têtes, elles passaient de croupe en croupe, en suivant constamment la région des pâturages et n'atteignaient le Bosphore que dix-sept ou dix-huit mois après le départ. Alep, Damas, même Beïrout, sont également approvisionnés de viande par les bergers de l'Arménie et du Kourdistan, et dans leurs campagnes les armées turques dépendent pour leurs vivres des habitants du haut Euphrate (2).
[Démographie]
Les habitants du Pont, de l’Arménie turque et du Kourdistan, évalués à plus de deux millions d'individus (3), appartiennent en grande partie aux mêmes races que les populations de la Transcaucasie :
1. Millingen, Wild Life among the Koords.
2. A. Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse.
3. Population des vilayets de Trébizonde, d'Erzeroum et de Van en nombres approximatifs, d'après Yerizov, Mordtmann, etc. :
Turcs et Turcomans 800 000 hab.
Lazes 100 000 hab.
Arméniens 600 000 hab.
Kourdes 450 000 hab.
Tcberkesses 50 000 hab.
Turcs 50 000 hab.
Autres 20 000 hab.
ethnologiquement, les deux contrées limitrophes ont la même unité qu'au point de vue géographique. De part et d'autre, quoique sous différents noms, vivent des Géorgiens ; Erzeroum la turque est arménienne comme Erivan la russe ; des pasteurs kourdes mènent leurs troupeaux sur les bords du Goktcha aussi bien que sur ceux du lac de Van : la frontière politique n'est point une limite naturelle entre les peuples. Il est vrai que des migrations en sens inverse, qui n'étaient pas toutes spontanées, ont eu lieu d'un territoire à l'autre lors de chaque nouvelle conquête de la Russie. C'est ainsi que de 1828 à 1830 plus de cent mille Arméniens de Turquie et de Perse, espérant trouver la liberté en pays chrétien, allèrent demander asile au gouvernement russe et reçurent les terres abandonnées par les émigrants kourdes et tartares, qui, de leur côté, avaient fui en pays mahométan. De même, depuis 1877, des échanges de population se sont faits entre l'Arménie turque et les provinces annexées à la Transcaucasie russe. Les Turcs d'Ardahan et de Kars ont suivi vers Erzeroum et Sivas la retraite de leurs armées, ceux d'Artvin se sont dirigés vers le plateau de Van, tandis que des Haïkanes du haut Tchoroukh, d'Erzeroum, de Van venaient prendre, autour des forteresses moscovites, les places laissées vacantes. Dans l'ensemble, c'est l'empire ottoman qui a le plus gagné à l'échange ; les musulmans ne veulent plus vivre sous la domination russe et vont rejoindre leurs frères, tandis que nombre d'Arméniens de la Turquie redoutent encore moins la brutalité des pachas que les tracasseries de l'administration moscovite (1). Les invasions russes ont eu pour résultat principal de transformer l'Arménie en Turkestan (2).
Cependant ces changements considérables dans l'équilibre des éléments ethniques, changements qui furent accompagnés d'une effrayante mortalité, causée par la famine, les fièvres, la nostalgie, sont loin d'avoir produit une délimitation ethnologique coïncidant avec le tracé conventionnel de la frontière. On comprend quels avantages diplomatiques et militaires la contiguïté de populations d'une même origine donne au gouvernement russe en cas de conflit avec la Porte. Au nom de ses sujets, les Grousiens de Transcaucasie, il peut s'immiscer dans les affaires des Grousiens de Trébizonde ; comme maître des bergers kourdes, il lui serait facile de revendiquer la surveillance de ces nomades d'un territoire à l'autre ;
1. Mouvemenl dans le territoire annexé à la Russie, de 1878 à 1881 :
Immigration 21 890
Émigration 87 760
Perte 65 870
2. Palgrave, Notes on Eastern Questions.
[339] mais surtout comme protecteur des Arméniens, comme possesseur de la ville sainte d'Etchmiadzin, il serait dans son rôle politique en demandant des réformes et l'autonomie administrative pour les frères de ses protégés. Dans la Turquie d'Europe, il a pu élever sa puissante voix en faveur des Bulgares et leur faire attribuer un territoire s'étendant jusqu'auprès du golfe de Salonique ; de même, survienne l'occasion propice, il sera tout armé d'un prétexte d'intervention pour les communautés arméniennes éparses de la vallée d'Erzeroum jusque sur le versant du golfe d'Alexandrette, en face de Chypre, la nouvelle conquête de l'Angleterre. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne saurait songer à garantir d'une manière efficace les frontières actuelles de l'empire ottoman contre les Russes ; si elle a mis le gouvernement turc en demeure d'assurer l'ordre dans ses provinces anatoliennes, c'est afin d'avoir un prétexte pour retirer sa promesse imprudente de protection ; elle menace parce qu'elle ne peut plus agir.
Il est triste de penser qu'une contrée aussi riche, l'une des plus belles et des plus fécondes de la zone tempérée, celle qui a probablement donné, en proportion de son étendue, le plus grand nombre de plantes alimentaires, soit de nos jours si peu utilisée par l'homme : c'est au plus à 6 habitants par kilomètre carré que l'on peut évaluer la population, et l'on a tout lieu de croire qu'elle diminue. Pourtant la race dominante, celle des Turcs, ou plutôt des Turcomans, — car la plupart sont encore constitués en tribus, — a de fortes qualités, qui sembleraient devoir lui assurer une part considérable dans le travail des nations. Laborieux, patients, tenaces dans le travail commencé, les Turcomans reprennent, sans se lasser, l'œuvre interrompue par les invasions. Conscients de la gloire de leurs aïeux, les Kara Koyounli [Kara koyunlu] et les Ak Koyounli [Ak koyunlu], c'est-à-dire les « Bergers Noirs » et les « Bergers Blancs », ils ont gardé un sentiment de cohésion nationale qui manque à la plupart de leurs voisins, et lors des mélanges de races, c'est généralement à leur avantage qu'elle s'accomplit : Lazes, Tcherkesses, Kourdes, finissent en maint district par s'unir à eux, surtout là où les mœurs nomades ont fait place à la vie agricole. C'est dans cette forte population des Turcomans, et non dans les alliances, les retours de fortune militaire ou le concours des « capitaux européens », que la Turquie devrait chercher les éléments de sa « régénération » (1).
Les Lazes du littoral et les Adjar des montagnes côtières, entre Batoum et Trébizonde, sont des Grousiens de religion mahométane, non moins élégants, gracieux et beaux que leurs frères de la Géorgie ;
1. Palgrave, ouvrage cité.
[340] leur idiome, très rapproché du dialecte que Ton parle dans les campagnes de la Mingrélie, est mélangé de mots turcs et grecs (1). La différence de religion, celle du régime politique, et surtout les habitudes d'émigration temporaire, générales dans le Lazistan, différencient de plus en plus le parler des Grousiens soumis à la Russie et celui des Lazes du Gourdjistan turc ; dans quelques districts, même sur le haut et sur le moyen Tchoroukh, le turc est devenu l'idiome commun. Les Lazes sont industrieux, hardis à l'entreprise, chercheurs d'aventures. Jadis ils se livraient volontiers à la piraterie et leurs petites barques se hasardaient par les tempêtes à la poursuite des bateaux de commerce ; maintenant ils s'occupent de pêche et du transport des marchandises ; des milliers d'émigrants vont à Constantinople exercer les métiers de portefaix, d'arrimeurs, de chaudronniers (2). Ceux qui restent sont pâtres ou laboureurs et l'on admire le soin avec lequel ils établissent leurs terrasses de cultures sur le flanc des montagnes. Dans le district du Lazistan proprement dit, limité à l'ouest par le cap Kemer (Komer bournou), les Lazes constituent presque toute la population ; au delà, vers Trébizonde, et plus loin jusqu'à Platana, ils se présentent en communautés de moins en moins nombreuses, clairsemées au milieu des résidents turcs et grecs. Les Tcherkesses, les Abkhazes et autres réfugiés du Caucase dont l'immigration annuelle est d'environ six mille, forment après les Grousiens l'élément ethnique le plus important de la contrée ; ils s'unissent volontiers aux indigènes dans une même nation, grâce à la beauté des filles géorgiennes, que les nouveau-venus recherchent comme épouses (3). Les Arméniens n'ont qu'un petit groupe de villages autour de Kopi, sur les frontières du district de Batoum, et la colonie grecque se réduit à quelques familles isolées dans les villes et les bourgades de la côte. Dans certains vallons de l'intérieur, notamment à Djivislik, sur la route de Trébizonde à Gumich-khaneh [Gümüshane], se trouvent des populations intermédiaires, des « Mezzo-Mezzo», que l'on ne saurait classer ni parmi les Turcs musulmans, ni parmi les Grecs chrétiens: le matin ils conversent en turc et vont à la mosquée ; le soir ils parlent grec et célèbrent les mystères chrétiens (4). Descendants d'Hellènes, mais d'Hellènes croisés de Lazes et convertis à l'Islam au dix-septième siècle, ces villageois bilingues et à religion double font mystère devant les Osmanli de leurs cérémonies chrétiennes, mais leur secret est connu de tous et dédaigneusement toléré.
1. Rosen, Ueber die Sprache der Lazen.
2. Izv'estiya Kavkavskavo Otd'ela, tome V, 1877-1878.
3. Palgrave, ouvrage cité.
4. Hamilton, Reiearches in Asia Minor ; — Eli Smith ; — Flandin ; — Palgrave, etc.
[341] D'ailleurs leur mahométisme n'est point hypocrisie pure : les rites des deux religions leur deviennent par habitude également nécessaires. Peut-être faut-il voir en eux les descendants de ces Macrones dont parle Hérodote comme pratiquant la circoncision : ils auraient été « musulmans » avant la conquête du pays par les soldats de l’lslam (1).
Nulle part, pas plus en Turquie que dans la Transcaucasie, les Haïkanes ou Arméniens ne vivent en corps de nationalité compacte, mais sur le versant méridional de la vallée du Tchoroukh, de même que dans celles des branches maîtresses du haut Euphrate, ils constituent la population dominante ; en Asie Mineure, dans le bassin du Djihoun, ils peuplent exclusivement quelques hautes vallées ; c'est là que, de la mer Noire à la Méditerranée, se sont le mieux conservées les traditions du royaume d'Arménie. On ignore le nombre des Haïkanes : leur situation politique ayant donné lieu à de vives discussions, des exagérations se sont faites dans les deux sens, suivant les intérêts de la polémique : d'après les uns, les Arméniens des provinces restées à la Turquie seraient encore de deux à trois millions ; d'après les autres, ils ne seraient plus que cinq cent mille. Les statistiques officielles, faites sur de simples évaluations locales, ne tiennent pas toujours un compte régulier des diverses nationalités ; néanmoins les proportions relatives des races distinctes étant connues d'une manière générale par les explorations des voyageurs, on peut en déduire le nombre approximatif des Arméniens turcs : il est probablement de sept à huit cent mille ; ainsi le tiers environ de la nation haïkane se trouverait sur territoire osmanli. A Erzeroum, de même qu'à Constantinople, les Arméniens se distinguent des Turcs par un esprit plus ouvert et plus libre, un plus grand amour de l'instruction, plus d'initiative dans le commerce et l'industrie ; dans le vilayet de Van, il n'est pas une maison qui n'ait été construite par eux, pas une étoffe indigène qu'ils n'aient tissée, à peine un fruit qui ne vienne de leurs jardins. Ils émigrent volontiers, et sans compter ceux qui s'expatrient pour échapper aux exactions des pachas ou aux incursions des pillards kourdes, on en rencontre des milliers à Stamboul et dans les autres cités de l'Anatolie et de la Turquie d'Europe ; ils y travaillent surtout comme maçons, manœuvres et portefaix ; à Constantinople le nom de Van Ermenisi, « Arménien de Van », s'emploie comme le mot « Auvergnat » dans les grandes villes de France.
1. De Gobineau, Trois ans en Asie.
Des villages entiers ne sont peuplés que de femmes laissées par leurs maris et leurs frères pour s'occuper des propriétés de la famille.