A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l'Alliance Israélite Universelle s'était donnée pour mission d'améliorer la condition de tous les juifs du bassin méditerranéen grâce à l'éducation et la culture française. Des jeunes filles et des jeunes hommes étaient envoyés en France pour être formés et devenir à leur tour des enseignants dans leurs pays d'origine. Georgette Ambardji est l'une de ces recrues. D'après les documents que nous avons retrouvés, elle était originaire de Turquie et enseigna à Istanbul dans les années 1915-1917, en pleine Première guerre mondiale.

Ambardji, un nom d'origine turque

Georgette Ambardji, l'enseignante, porte un nom turc, mais un prénom européen. Elle parle et lit le Turc puisque ses élèves lui écrivent parfois dans cette langue. Son nom signifie "magasinier" ou "préposé au dépôt d’habillement" et est attesté dans l'onomastique turque. Il est signalé à Salonique. Son prénom laisse supposer qu'elle est issue d'une famille proche de la culture française. Elle parle également l'Allemand puisqu'elle reçoit, en 1911 et 1913, des cartes postales en cette langue.

On trouve également le nom Ambardji dans l'"Indicateur des professions commerciales et industrielles de Smyrne, de l'Anatolie, des côtes, des îles, etc", publié à Smyrne, en 1896, à Pergame (Bergama) "Caza du Sandjak de Smyrne", à la rubrique "manufacturiers".

Le grand écrivain turc Nazim Hikmet parle d'un "Hassan Efendi Ambardji" dans son "Encyclopédie des hommes illustres", texte inachevé écrit dans les années 1930.

Un membre de la famille, Isaac Ambardji, loge à la "Pension ottomane n° 33, Karenfil Sokak, Constantinople" comme le montre cette carte postale écrite en 1913 qui présente au verso le portrait du président de la République française Raymond Poincaré.

Formation à Paris

On retrouve Georgette avec le nom orthographié Anbargi, "22 rue Boileau, Auteuil, Paris" le 18 avril 1912 (une de ses amies de pensionnat lui envoie une photographie) et "Anbardji" le 31 août 1912 (carte postale envoyée depuis Istanbul/Constantinople, représentant la Tour Léandre, Kiz kulesi, avec un texte très court). Une autre carte postale, datée septembre 1911 et écrite en Allemand, lui est envoyée de Breslau, en Pologne.



Le 22 rue Boileau est l'adresse, vers 1850, d'un pensionnat de jeunes filles dont la femme du peintre et illustrateur Gavarni fut directrice et qui devint (vers 1870?) la pension de Mme Kahn, puis celle de Mme L. Isaac ; c'était une antenne de l’École Bischoffsheim (école israélite pour les jeunes filles). Dans le quartier d'Auteuil, non loin de la rue Boileau, se trouvait l'Ecole normale israélite orientale (ENIO, fondée en 1866) ; elle formait des enseignants pour l'Alliance Israélite Universelle qui était bien implantée en Turquie. La pension de Mme Isaac fut, jusqu'en 1922, le pendant de l'ENIO pour les jeunes filles (voir le fascicule de l'"Inauguration de l'école normale israélite orientale de jeunes filles : 11 juin 1922").
Georgette Ambardji y étudia autour des années 1912-1913, comme le montrent les cartes qu'elles reçut, avant de partir à Istanbul.


Elle fut la condisciple d'Esther Bercoff dont une partie des archives a été vendue à Paris en décembre 2019. Voici ci-dessous une carte postale envoyée à Esther Bercoff et ses compagnes par une des anciennes pensionnaires qui est nommée institutrice à Beyrouth.

Roseraie de Bagatelle, carte envoyée en 1913 de Salonique à Esther Bercoff, 22 rue Boileau, Auteuil

Le timbre est français avec mention "Levant et cachet de Salonique

"Pensées affectueuses à Régine, Sultana, Victoria, Sara, Seva mes chères compagnes du 3e) à Roue qui m'a fait souvent bien rire et  [illisible] à Victoria Nahum [...] à tout mon 2e ans oublier Ophelia à qui je pense + qu'à[...] toutes //

Mes chères compagnes Une bonne nouvelle à vous annoncer. Je suis nommée pour Beyrouth. Je vous écrirai en particulier à chacune cette semaine une bien longue lettre. Ne m'en voulez pas pour mon retard je suis tombée de nouveau malade. Le climat de Salonique ne me convient nullement. J'ai beaucoup de choses à //

vous dire à chacune en particulier et surtout à [...] Esther pour …. Encore une fois que (?) m'en voulez parce que je pense [...] souvent vous allez bien d'autres. Je vous embrasse de coeur et attends de vos nouvelles. Jouné (??)"

Georgette et ses amies

A ce dossier, on peut joindre plusieurs photographies des amies de pension.

Au verso de la première, on lit : "Le 18/4/12 // Souvenir affectueux // qui te fera rappeler // une compagne de pension // qui formule pour toi // les meilleurs bonheurs // et succès // Jemilé (?)"

Au verso de la seconde : "Souvenir affectueux // de ta fille // de pension qui t'aime // bien qui te souhaite // bon succès. // Bathia"

A Istanbul, 1915-1917

Au début du XXe siècle, les écoles françaises sont bien implantées dans l'empire ottoman : en 1912, il y avait 87 743 élèves, soit 49 389 garçons et 38 354 filles ; à Istanbul, 8425 (chiffres donnés par Jacques Thobie dans "L’importance des écoles dans la diffusion du français dans l’Empire ottoman au début du XXe siècle").

On retrouve Georgette Ambardji à Istanbul où elle enseigne et où sa présence est attestée entre 1915 et 1917. On ne sait quand elle est arrivée ni où elle enseigne : une école de l'AIU ? Une autre école privée ? Son adresse est l'Hôtel international, 54 rue Kabristan à Péra, ce qui , d'après le "Guide horaire général international illustré pour le voyageur en Orient" (1909), est l'adresse du célèbre Pera Palace.

C'est la guerre, mais il n'y a alors pas les troupes françaises, anglaises et italiennes qui occupèrent la ville à partir du 13 novembre 1918 jusqu'en octobre 1923.

La photo ci-dessous prise dans le studio "Photo-Roman, Pera-Constantinople", qui provient de la même source, montre une jeune fille vêtue élégamment. Elle est un peu floue. Il s'agit peut-être de Georgette Ambardji.

A moins que cette autres photo, dont le décor est exactement identique à celui de la précédente, avec une jeune fille qui a exactement la même pose, soit le portrait de Georgette Ambardji...

Parmi les photos, figure également la photographie d'une femme plus âgée, également prise dans le studio "Photo-Roman, Pera-Constantinople", impossible à identifier. Elle pose la main gauche sur le même meuble qui figure sur les autres photos.



Une autre carte postale, envoyée, en 1917, depuis le quartier de Besiktas à Istanbul, à "Mlle Ambardji, Hôtel international, Péra", témoigne des problèmes de ravitaillement que pouvaient vivre les stambouliotes. Sarah, une amie de Georgette, lui annonce qu'elle peut récupérer des bons de riz et de pétrole.

"Jeudi 26 juillet 1917
Bechiktache
Bien chère Georgette,
Par la présente je t'annonce que nous avons reçu un vessika pr 10 oks* de pétrole et 5 oks de riz. Tu ferais bien de venir ici prendre ton Vessika** le plus vite possible c-à-d ce soir ou demain matin. Samedi ns ns rendrons à Stamboul pour qu'on nous remette ttes les provisions.
Sincères salutations de ton amie. Sarah A."
[A droite adresse en caractères arabes]
1 b?a?? larda/e Otel internasional
2 madömuazel anbarci
[Adresse en caractères latins]
Mademoiselle Ambardji // Hôtel International // Péra

* Le ok est une mesure ottomane valant 1,282 kg
** Le vessika est un document officiel.

Un autre document nous apprend que Georgette a un frère qui est fiancé.

Carte envoyée entre 1915 et 1917 par le Dr. V. Roditi à Georgette Ambardji, rue Kabristan, Hôtel International, Péra, Constantinople
[cachet illisible et cachet de la censure]
Sincères salutations et // meilleurs voeux de la part du Dr V. Roditi - Passez // de même mes amitiés à votre // frère ainsi qu'à sa gracieuse // fiancée // Dr Roditi ?canthi

Elle était très aimée de ses élèves qui sont toutes des filles comme en témoignent ces cartes postales, certaines datées 1915 ou 1916, qui lui furent envoyées par des élèves turques. Elles l'appellent souvent "maîtresse" comme le font encore actuellement les enfants français.
Leur Français est maladroit et touchant. Parfois elles utilisent le Turc écrit à cette époque en caractères arabes, suscitant les reproches de leur professeur qui souhaite que ses élèves lui écrivent en Français.
L'une d'elles (carte du 16/08/1916) montre qu'une de ces élèves préparait un examen d'entrée pour une "grand école" française.

Les élèves de Georgette Ambardji

Leurs prénoms et leurs noms quand ils sont mentionnés sont typiquement turcs :
Nazimée Suleyman
Enissée (carte datée 18/05/1916)
Guzidée Chefik
Réfika
Maazez Chevete
Iffet
Makboulé Ali
Sadjédée

Texte des cartes postales

Photographie du studio Resna, la seule qui représente une des élèves, Maazez (probablement avec sa soeur)

A gauche texte en caractères arabes reprenant le texte français. En bas, à gauche, la dernière ligne en caractères arabes est le cachet du studio Resna, créé par Bahaettin Rahmi Bediz, avec la mention "İstanbul Resne Fotoğrafhanesi".

A droite :
"Je vous offre mademoiselle ambarjin // votre eleve // Maazez chevete"

Les cartes ont toutes la même origine et ont pour la plupart des légendes (ou une partie des légendes) en caractères cyrilliques. Viennent-elles de Russie ? Elles reproduisent souvent des oeuvres de peintres allemands. Quant aux textes des élèves, ils font parfois allusion à leur vie personnelle. Nous avons transcrit le texte avec ses fautes d'orthographe et de syntaxe.

Carte écrite en Turc en 1915

Elle est envoyée au "kibristan sokagi otel enternasyonal" (Hôtel international, rue Kabristan), à "madmouazel anbardji" et est signée "Seadette".
Le cachet T indique que le port n'a pas été payé par l'expéditeur. L'oblitération indique que la carte est partie de Besiktas.
La date indiquée sur l'oblitération en caractères arabes donne l'année de l'Hégire "334", ce qui correspond à 1334, le millénaire étant souvent omis dans les dates des oblitérations à cette époque. Le mois est "2", le jour est illisible. La date correspondrait donc à décembre 1915. Elle figure aussi dans la partie gauche de la carte sous la forme "4-2-34".

Carte Bacci-Venuti
[Sans date]
A ma chère maîtresse // Melle Anbardjie //
Ma très chere maitresse //
aujourd'hui je vous // donnerai cette carte //pour rire voila man// … quand je mourrai //j'irai dans lequel // venez et pleurez // sur ma tête voila // je mourus s'il vous // plait riez regardez // moi je ris. Guzidé

Carte Jeune fille au bureau
[Sans date]
Chère Mademoiselle. // cette carte est mon souvenir // a vous un Futur anterieur pour // un ocasion// Votre élève // Refika

Carte Röhling
[Sans date]
Souvenir d'amitié a ma // chere maitresse // Mercredi
Ma chere mademoiselle // comment vous por//tez vous avez // bien j'espere que // cela ne sera rien // tous le jours je vous // pensai beaucoup // je vous salu cherement // ma chere Mademoiselle // voutre dévoué // Guzidée

Carte Femme avec branche
[Sans date]
Ma chere mademoiselle // cette carte aurai // de vous cadeau // 36 Nazimée

Carte Femme au violon
[sans date]
Ma chere mademoiselle / moi je pas aujurd'hui // j'ai ris beaucoup vous // aussi vous n'etes pas // contente de ça que faut il // que je fasse deux jours // je ne suis pas venu a // l'ecole aujourd'hui je // ris beaucoup pour ça moi // je ris mais le carte ne // ris pas ça me fait rien je // vous supplie ne me fachez pas /: il faut me pardonner//
polichinelle
Nazime // je vous serre la main // votre éléve // Nazimée

Carte Mater dolorosa
maïs 1915 // 24 // leundi
votre reconnaissance // guzidée chefik

Carte Femme drapée
maïs 1915 // votre reconnesence Guzidée // souvénire

Carte Rozynski, Goldene Tage
[sans date]
vous m'a donné les papiers // pour écrire pendant ce temps // je vous ai dis je ne pense pas finir // pour samedi excusez moi Mlle // je fais un grand tard ma maitresse // m'a grandir je finis mais hier j'avais allé // chez notre docteur pour vister ma soeur// ah Mlle ils ont fait operation mais … elle // quand le soir nous vinmes a la maison // après diner j'écris vos papier avec larmyanter // mes larmes tombe sur les papiers et fait // mal je vous suppli m'excusez mai parce que // je suis tres larmoyante je ne rie jamais toujours // je pleur jusqu'à l'étoffement jusqu'au rale ah // je suis tres malheureuse si vous sortirez de l'école mai qu'est-ce que je ferai // guzidée

Carte Infirmière et soldats 1
[texte en turc en caractères arabes]

Carte Infirmière et soldats 2 (l'élève s'excuse de ne pas avoir écrit en Français)
Lundi Mars 1916 24
estimable Mademoiselle // j'avais vous donné une // carte avant quelque jour // mais j'avais écris en turque // Pour cela vous etes fachez // avec moi ! maintenant // je vous écrirai une carte // en français pour me // pardonné si vous // as-ceptez je serai contente // je vous serre la main. // votre élève Iffet. N.

Carte Infirmière et soldat 3
ma chere mademoiselle // je vous offre cette // carte s'il vous plait // pour cela je ne peu // pas écrire plus je conpris // il faut apprendre // conversation d'apres // cela je travaillerai // plus à conversation // et je comprendrai // mon idé // voila j'ecris ça // avec mille chercher// votre élève // Nazimée Suleyman

Carte Firle, Ich denke dein
jeudi avril 1916 //
ma très chère mademoiselle ! // je vous souhaite une bonne // et heureuse fête je voudrais venir // chez vous pour vous féliciter moi même // et vous dire que je vous aime beaucoup// chère Melle que dieu vous accorde la jouissance // de bien des fêtes avec une parfaite santé et avec // vos parents : votre vie soit longue très longue // votre regard, votre protection ne s'éloignent // pas un seul instant de moi. // je vous embrasse avec de tout // mon coeur ma très chère mademoiselle. //
qui vous aime // Guzidée Chefik

Carte Harpiste
1916.8.16
ma chère mademoiselle // je reçu votre lettre // il m'a fait bien // plaisir. je travaille // toute les jours pour // entre grand école. // je baise votre les // mains. votre élève // Sadjedée

Carte Jeanne Lévy, Au soir de l'Annonciation
[texte en caractères arabes sur la partie gauche]
Ma chère Maîtresse // une petit souvenir // pour vous // Makboulé ali

Sources

  • Vente Ader Nordmann et Dominique, Judaïca, 19/12/2019, lot 151, archives Esther Bercoff, photographies
  • Georges Bensoussan, L'Alliance israélite universelle (1860-2020) : Juifs d'Orient Lumières d'Occident, Albin Michel, 2020
  • Jacques Thobie, « L’importance des écoles dans la diffusion du français dans l’Empire ottoman au début du XXe siècle », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [Online], 38/39 | 2007, Online since 16 December 2010, connection on 11 January 2020. URL : http://journals.openedition.org/dhfles/140
Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytics
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner