XI. CONSTANTINOPLE. ILLUMINATION DANS GALATA ET PÉRA. — LE PALAIS DES FLEURS. — TE DEUM POUR LA PRISE DE SÉBASTOPOL. 

Monsieur, 

Le 11 septembre, mon fils va dessiner quelques types byzantins dans le couvent de Saint-Benoist, siège principal des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul en Galata. Le bruit se confirme que la partie sud de Sébastopol est occupée ; dès le 10, un supplément au journal de Constantinople avait publié une dépêche télégraphique du huit, 4 heures du soir y annonçant que la tour Malakoff était au pouvoir des alliés. Cette affaire avait eu lieu en effet le samedi 8, ainsi que je l’ai dit ailleurs. Le canon de 9 à 10 heures du matin, le 19 septembre, retentit en signe d'allégresse de tout côté dans la Corne d'Or ; à midi les vaisseaux redoublent leur feu et hissent leurs pavillons, mais les Grecs s'isolent de la joie commune. Le soir, Galata et Fera sont illuminés comme en pleine France. Partout l'on n'entend que pétards et coups de pistolets, et l'on ne voit à la lueur des lampions et des lanternes que visages heureux ; Turcs, Francs, Piémontais, Français et Anglais circulent dans les rues prenant part à la bonne nouvelle. De temps en temps quelques Phanarotes

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traversent mystérieusement la foule d'un air malheureux ; à l'obliquité de leurs regards, on s'aperçoit que la crainte seule apaise en eux le ressentiment ; ils sont chagrins, n'insultons point à leur tristesse, mais dédaignons leurs menaces ; ils ont le privilège du poignard, qu'ils le gardent ! Peut-être aussi les voyons-nous trop en noir, on s'exagère, je crois, leurs desseins ; après tout est-il juste que ces Grecs soient responsables des assassinats commis par quelques-uns d'entre eux ? Trois ou quatre parurent comme des ombres au Palais des fleurs, il nous sembla qu'ils étaient évités. On appelle Palais des fleurs à Péra, un café très fréquenté par les Européens, notamment par les troupes alliées ; c'est une vaste rotonde octogone construite en bois, au centre d'un joli bosquet sur les branches duquel flottent, réunis, les drapeaux Turc, Français, Anglais et Piémontais. L'intérieur de la salle est orné de quelques peintures d'un mérite douteux et d'une très belle estrade où des artistes allemands font d'assez bonne musique. Dans la soirée du 12, nous assistâmes au concert qui se donnait en l'honneur de la prise de Sébastopol ; la joie rayonnait partout, les simples soldats y coudoyaient leurs officiers, les uns buvant la citronnelle et les autres prenant glaces et sorbets, tous, ce soir là, menant joyeuse vie ; c'était une fête de famille, impossible de n'y pas prendre part. L'élan nous gagna et nos voix s'unirent à leurs voix. Les Allemands commencèrent par jouer l'air favori du Sultan, la politesse le voulait ainsi. Vint ensuite celui de la reine Hortense : Partant pour la Syrie ; tout le monde applaudit. Mais ce fut merveille quand on entonna la Marseillaise ; trois fois reprise en chœur avec un incroyable entrain, elle se perdit dans un tonnerre d'applaudissements ; les partis semblèrent s'effacer dès le début de cet air vraiment électrique, et plus d'une bouche qui serait ailleurs demeurée silencieuse, ici le chanta sans vergogne ; pour tous, à Constantinople, la Marseillaise prit le caractère d'une hymne à la patrie. L'ouragan dissipé, on écoula jouer le God save the queen au ton grave et religieux ; il contrastait notablement avec ce que nous venions d'entendre. A l'impétuosité française succédait le flegme britannique, à l'héroïsme le calme mesuré, digne et imposant, imposant surtout lorsqu'à chaque refrain du God save, les Anglais se découvraient avec respect. Soyons vrais, ce salut silencieux nous émut aussi profondément que nos chants 

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énergiques : si de noire côté l'élan se trouva plein de grandeur, de leur part la dignité fut suprême. Sur ces entrefaites un officier russe, accompagné d'un gendarme, passa devant nous ; il était soucieux et souffrant, il dut voir à la sympathie des regards que les fils de Brennus et leurs alliés n'avaient pas pour devise : Malheur aux vaincus. Le surlendemain 14 septembre, les détails de la prise de Sébastopol courent dans Péra ; quinze mille Russes et 3,500 canons sont au pouvoir des alliés. On s'empresse de démentir la mort du général de la Motte-Rouge, qui avait été grièvement blessé ; on ne redoute plus sur son compte d'accidents fâcheux, nous en éprouvons de la joie, car il est Angevin par son alliance avec Mme de Livonnière et par son domicile près de Beaufort (1).

Le lendemain, samedi 15 septembre, un Te Deum est chanté dans la chapelle de l'ambassade de France ; l'évèque de Smyrne et une dizaine d'ecclésiastiques assistent à la cérémonie. L'ambassadeur, M. Thouvenel, quelques officiers supérieurs, de glorieux blessés, des dames fort distinguées, puis un grand nombre de Français résidant à Péra, remplissent la nef et les tribunes ; on se croirait en France. Quelqu'un parle d'un tableau religieux qui, pris à Sébastopol, doit être déposé comme trophée dans la chapelle de l'ambassade ; c'est, je crois, un portrait de saint Paul. M. Thouvenel aurait demandé si le dépôt de cet objet d'art, provenant d'un temple schismatique, pouvait décorer une église romaine, ce à quoi M. Bore aurait répondu sur le ton d'une aimable plaisanterie, que saint Paul était d'assez bonne maison et suffisamment orthodoxe pour y figurer. 

La chapelle de l'ambassade, bâtie sous Louis-Philippe, si je ne me trompe, est un monument sur lequel l'architecte a voulu réunir quelque chose tenant à la fois de l'Orient et de l’Occident ; les dispositions en sont généralement heureuses. Quant au palais où sont représentés François Ier et Henri IV, princes sous lesquels la France eut ses premiers ambassadeurs à Constantinople, il est très heureusement situé entre cour et jardin, sur le penchant de la colline de Péra en face du Bosphore ; son architecture à l'européenne n'a rien de précisément

(1) Au château de Chavigné, commune de Brion. 

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remarquable, mais les parterres et les bosquets ont beaucoup d'agréments. Sous ce rapport, l'autre habitation de notre ambassadeur, à Thérapia, sur la côte d'Europe en regard de l'Asie, est encore plus délicieuse ; aussi M. Thouvenel, comme ses prédécesseurs, y passe-t-il la belle saison. 

Au commencement de cette lettre je vous parlais du Journal de Constantinople, mais il n'est pas le seul rédigé en français, la Presse d’Orient lui dispute le terrain pied à pied, souvent avec avantage ; ces deux feuilles ne vivent pas toujours en bonne intelligence, et s'il faut en croire la chronique, plus d'un coup de plume valut un coup d'épée. Dix autres journaux et quatre revues en langues turque, grecque, arménienne, bulgare, espagnole-juive, font circuler quelque littérature dans les familles aisées de ces divers peuples, qui, réunies à Constantinople en vue des échanges du commerce, vivent séparées pour le reste, sans se pénétrer les unes les autres par les idées, la religion et les mœurs. 

Constantinople, septembre 1855. 

XII. CONSTANTINOPLE. PLACE DE L’HIPPODROME ; OBÉLISQUES ; LE TRIPLE SERPENT DE DELPHES. — COLONNE DE CONSTANTIN-LE -GRAND. — PISCINE AUX MILLE ET UNE COLONNES. 

Monsieur,

Le 12 septembre fut une bonne journée dans laquelle, guidés par un intelligent interprète albanais d'origine, il nous fut donné de voir Constantinople en pleine réjouissance militaire, et de saisir, en même temps, quelque chose de son antique physionomie. Cette ville, du côté de l'hippodrome, n'a pas encore entièrement perdu ses allures byzantines. L'hippodrome, présentement at-meïdan (1), est une place oblongue qui servait primitivement aux jeux du cirque, c'est-à-dire aux courses à cheval et en char que Constantin-le-Grand avait établies dans sa nouvelle cité. Ce cirque, imité de ceux de Rome, occupait en longueur un espace égal à deux fois et demie sa largeur environ ; une façade ornée de trois portes à l'une des extrémités de son axe, donnait accès aux spectateurs ; le siège impérial s'élevait à l'autre extrémité qui se trouvait arrondie ; sur les flancs intérieurs de l'hippodrome régnaient des portiques couverts, puis de longs gradins réservés au public, mais en moindre nombre que ceux des théâtres et des amphithéâtres. Dans l'axe 

(1) At-meidani signifie place aux chevaux. 

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du cirque s'allongeait une spina autour de laquelle couraient les chars et les chevaux. Elle était décorée de bornes qui ont disparu, puis de deux obélisques et d’un triple dragon d'airain qui se voient encore, monuments qu'il est, je crois, intéressant de vous décrire. Des deux obélisques, l'un est égyptien et l'autre de construction romaine ; ce dernier nommé colosse (1), parait avoir servi de limite à l'une des extrémités de la spina. Il est formé de belles pierres carrées, autrefois couvertes de plaques de cuivre doré, et n'a pas moins de 31 mètres d'élévation. Sur son socle de marbre se lit une inscription grecque indiquant que Constantin Porphyrogénète (xe siècle) fit rétablir cette aiguille qui ne peut manquer de tomber en ruines si l'on n'y prend garde ; mais qu'importe aux musulmans ? ils ont du moins l'heureuse paresse de ne pas accélérer les chutes ! L'autre obélisque a infiniment plus d'intérêt, il provient d'Héliopolis où il s'élevait devant le temple du soleil ; ce genre d'aiguille, dans la pensée des Egyptiens, était en effet l'emblème d'un rayon, ce qui nous porte à croire que nos peulvans celtiques pourraient bien être aussi des figures solaires. L'obélisque égyptien de l'hippodrome, suivant l'un de ses cartouches, remonterait au Pharaon Touthmosis ; il serait donc vieux de plus de 3450 ans ; Théodose-le-grand le fit dresser dans le cirque vers 390 de J.-C, après sa victoire sur Maxime. Sa hauteur est de 20 mètres ; on mit 32 jours à l'élever sur un piédestal de marbre blanc, orné sur les quatre faces de bas-reliefs d'un style médiocre du ive siècle. — Ils représentent : 1e scène. Théodose sur son trône et près de lui sa femme et ses fils Arcadius et Honorius ; 2e scène, le même empereur accueillant la soumission de ses ennemis. Dans une 3e scène, il préside aux jeux publics, et dans la 4e entouré de sa famille, il distribue des couronnes sans doute aux vainqueurs. — Au bas du socle se voient en relief les câbles à l'aide desquels fut dressé l'obélisque, qui est représenté étendu horizontalement dans une sorte de berceau. Sur ce piédestal nous distinguâmes une espèce d'orgue, 

(1) Dans son récent ouvrage, Monuments de l'Ere chrétienne, page 4, M. Albert Lenoir appelle cet obélisque une pyramide. C'est une erreur empruntée sans doute à quelqu'autre écrivain. Il m'a paru d'autant plus convenable de la relever que l'autorité héréditaire d'un nom si dignement porté, donne plus de valeur à toute assertion de M. Lenoir. 

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ainsi qu'un personnage qui joue de cet instrument (1). L'ornement général du socle est emprunté à la manière romaine ; on y trouve des écailles imbriquées el au balcon des tiges croisées en X. 

Au sommet du même socle et à ses angles, sont quatre cubes de cuivre sur lesquels repose l’aiguille, sans doute afin de lui donner plus de hauteur et d'élégance. Deux inscriptions, l'une grecque et l'autre latine, se lisent sur le piédestal ; l'inscription grecque fait connaître que Théodose dressa par les soins de Proclus cet obélisque qui auparavant gisait à terre. Quant à l'inscription latine, la voici textuellement, elle se réfère au même fait : 

Difficilis quondam Dominis parere serenis 

Jussus, et extinctis palmam portare tyrannis : 

Omnia Theodosio cedunt sobolique perenoi 

Terdenis sic victus ego, duobusque diebus 

Judice sub Proclo superas elatus ad auras 

Même état d'abandon de ce monument, comme aussi du dragon d'airain dont nous allons parler. Il s'agit du serpent à trois têtes et à trois corps, formant la colonne qui supportait, suivant Hérodote, le fameux trépied d'or de Delphes que les Grecs avaient érigé en l'honneur d'Apollon, après la victoire de Platée sur les Perses, l'an 479 avant J.-C. On ne voit pins que la moitié de ce triple dragon, grâce, dit-on, au coup de yatagan que lui donna Mahomet II, pour prouver sa dextérité. Conte que cela ! il y a lieu de croire que l'absence de la partie supérieure, où se trouvaient les trois têtes du serpent, est le résultat d'un vol commis vers l’année 1700 ; cette moitié a encore plus de 2 mètres d'élévation. Quittant la place de l'hippodrome, nous aperçûmes à l'une de ses extrémités, derrière une cuisine des pauvres et une fabrique de sabres, les restes d'une construction en briques qui certainement dut appartenir à un théâtre, à un amphithéâtre, ou peut-être à la partie cintrée du cirque même ; il ne nous fut pas possible d'en savoir autre chose, notre interprète s'évertuant sans résultat aucun, à 

(1) C’est la plus ancienne représentation d’orgue qui nous soit parvenue. 

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questionner divers Turcs stupéfaits de nos investigations. Nous serions lombes de la lune qu'ils eussent éprouvé moins d'étonnement. 

On distingue passablement ces ruines d'une petite rue en pente et sans numéro, comme toutes celles de Constantinople. Il est possible après tout, que ces curieux restes fissent partie du portique semi-circulaire nommé sigma à cause de sa forme en S ; ce portique occupant, de même que l'hippodrome, la troisième des quatorze régions que Constantin avait imaginé d'établir dans sa ville nouvelle, à l'instar de la division de Rome en quatorze quartiers. Le 26 septembre, nous retournâmes au même endroit, mais sans avoir meilleure chance ; d'autres, je l'espère, auront plus de succès dans leurs recherches. Tout à l'heure je parlais de Constantin-le-Grand, et ceci me conduit naturellement à vous entretenir de sa colonne d'ordre dorique présentement engagée dans un pâté d'échoppes ; elle formait autrefois le centre du forum de cet empereur (vie région) ; cette colonne de porphyre est appelée colonne brûlée, en grec Kekaumeni stili à cause des incendies qui l'ont endommagée. Elle fut transportée de Rome par Constantin. Ce prince la fit surmonter d'une statue d'Apollon que les vents et l'orage abattirent et brisèrent. Constantin avait en ces termes remplacé le nom de ce dieu par le sien : 

Konstantinô lamponti héliou dikèn 

« A Constantin, brillant comme le soleil. » 

Sous cette colonne, haute de 30 mètres et d'une circonférence de 10 mètres, composée de huit tambours superposés et liés entre eux par de larges cercles de cuivre, furent placées des reliques de la Vraie Croix. On lit encore sur ce monument de plus de 15 siècles et que tout le monde autrefois saluait respectueusement, l'inscription suivante en grosses lettres grecques : 

« Christ, roi et maître de l'univers, je te consacre cette cité ainsi que mon sceptre et l’empire de Rome ; prends-la sous ta garde, pré» serve-la de tout malheur. » 

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Une seconde inscription mentionne qu'un empereur du nom de Manuel fit réparer cette colonne, précieux témoin de l'origine chrétienne de Constantinople. C'est peut-être ce monument que l'auteur de la carte Théodosienne, mieux connue sous le nom de table de Peutinger, a voulu représenter avec plus ou moins d'exactitude, à côté de la figure emblématique de Constantinople (segment vin de l'édition de Scheyb, année 1753) ; on y voit le dessin d'une statue tenant de sa main gauche une longue pique et de sa droite une boule ou plutôt un globe. 

[Citerne des 1001 colonnes]

De là nous fûmes conduits à la piscine aux mille et une colonnes ou citerne de Philoxène, aujourd'hui « bin bir direk ». Nous étions sur ses voûtes placées à fleur de sol, que nous ne nous en doutions pas ; enfin après quelques recherches, nous apercevons une ouverture qui donne accès à un large escalier de bois vermoulu ; nous descendons les marches avec précaution et bientôt nous entendons le bruit quelque peu strident d'un assez grand nombre de machines propres à filer la soie ; l'obscurité de ce lieu se trouve atténuée par des soupiraux pratiqués dans les voûtes ; l'humidité vous y gagne et cependant une multitude d'ouvriers de tous âges, au costume oriental si pittoresque, travaillent dans ce lieu malsain. Les dames ne savent pas ce qu'un brin de soie, avant de composer leur plus belle parure, peut coûter de fluxions de poitrine à ces pauvres êtres ; des Arméniens sont à la tête de cette industrie. De petits enfants nous voyant entrer, ne cessèrent pas, avec un sourire malin, de nous appeler « dis-donc », tel est le nom qu'ils donnent aux Français ; ces petits Turcs à la mine point du tout hébétée avaient, depuis l'occupation de nos troupes, saisi très finement le mot qui nous vient le plus fréquemment sur les lèvres et nous l'avaient appliqué. Nous leur donnâmes quelques paras qui nous les rendirent immédiatement amis, aussi s'empressèrent-ils de nous conduire jusque dans les recoins les plus obscurs de celte citerne devenue fabrique. Nous pûmes contempler à souhait son intérieur ; construite par les soins de Philoxène, l'un des sénateurs venus de Rome sous Constantin-le-Grand, elle pouvait contenir 43,506 mètres cubes d'eau et former pour Constantinople une réserve de cinq jours ; des canaux alimentaient sans cesse. Placé au centre de cette citerne, l'on se croit au milieu d'une forêt de colonnes ; il est vrai qu'elles ne sont pas au 

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nombre de mille et un, mais seulement de 224, l'hyperbole jouant un grand rôle chez les orientaux. Eloignées les unes des autres de 3 mètres 9 centimètres en tous sens, elles soutiennent je ne sais combien de petites voûtes à plein cintre et en briques qui, réunies, forment comme une voûte générale. 

Chaque colonne, composée de trois fûts superposés,, est en marbre blanc et d'un diamètre de 54 centimètres sur 13 mètres 64 centimètres d'élévation, mais comme cette citerne dont les murs ont 3 mètres d'épaisseur se trouve à moitié comblée, il s'ensuit que chacune desdites colonnes parait réduite présentement à 6 mètres 82 centimètres de hauteur seulement. Des espèces d'annelets également en marbre unissent entr'eux les fûts superposés. Les chapiteaux qui reçoivent la retombée des arcs des petites voûtes, tournent à la forme byzantine, ils ont le galbe d'une pyramide renversée et tronquée, ils ne portent aucune moulure et nous ont paru entièrement lisses sur leurs faces. Quelques colonnes sont ornées à leur sommet de croix latines à branches légèrement pattées et à pédoncule sortant d'un globe ; on y remarque aussi des monogrammes variés, entre autres les lettres K, N, qui sont peut-être des marques d'ouvriers. 

Quoi qu'il en soit, l'aspect de cette citerne a quelque chose de grave, de religieux qui sent son origine chrétienne ; on se croirait volontiers dans une église souterraine. Les croix, dont nous venons de parler, complètent l'illusion.

Constantinople, septembre 1855. 

XIII. CONSTANTINOPLE.  CIMETIÈRE CHRÉTIEN. — BALANCES D’EAU. — ROUTE FRANÇAISE. — BOSQUETS ET NORIAS. — LES CHIENS. — POSTE AUX LETTRES. 

Monsieur, 

Le 13 septembre, nous visitons la banlieue au-dessus de Péra, et nous passons près des ambulances établies dans les écoles polytechnique et de médecine ; nous traversons un cimetière destiné aux divers cultes chrétiens ; il est sans clôture et ressemble plutôt à une place publique qu'à un lieu sacré, la terre est foulée comme dans un champ de foire et les tombes d'où la croix est absente, ont quelque chose du désordre de ces blocs erratiques que l’on rencontre sur certains plateaux. Les Turcs pensent qu'un cimetière mal tenu suffit aux Giaours ; ils voient d'un mauvais œil les tombeaux de nos soldats du côté de Bechik-Tach, se couvrir de croix, d'arbustes et de jolis gazons. Dans la même banlieue nous remarquons des constructions en forme de hautes cheminées, placées de distance en distance, sur un même axe ; elles servent à faire monter l'eau d'un aqueduc à plusieurs mètres de hauteur ainsi qu'à la faire redescendre, le tout afin de lui donner sans doute plus d'énergie dans son cours, et plus de secousses par les résistances qu'elle rencontre ; il va sans dire que ces obélisques nommés balances d'eau, souterazi, peuvent dépasser en élévation celle de la source ; nous en vîmes de pareils sur les bords du golfe de Smyrne. Bientôt nous sommes dans une route large et macadamisée, j'en témoignai ma surprise à la 

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personne qui nous accompagnait : Les Turcs, lui dis-je commencent donc enfin à se mettre en quête d'industrie. — Mais c'est une route française, nous répondit-on, ce sont les soldats de votre pays qui l'ont construite ! Cette voie nous conduisit à un charmant kiosque du sultan, situé près d'une fontaine d'eau vive ombragée de platanes. Les Turcs ont un goût délicat pour les petits bosquets, ils aiment les arbres et ont le bon esprit d'en placer partout où ils peuvent croître ; il n'est pas rare, en dehors de la ville, d'apercevoir de jolis massifs autour des habitations, des norias et même des corps-de-garde. 

[Chiens d’Istanbul]

Les norias sont des machines qui, faisant tourner un câble sans fin chargé de godets, servent à tirer de l'eau de puits profonds, pour le jardinage et surtout pour les fraisiers ; nulle part ailleurs nous n'avons vu autant de carrés ou plutôt de champs réservés à cette culture, qu'aux environs de Constantinople. Cependant nous ne lardons pas à gagner Top-Hané par une pente rapide d'où nous apercevons Marmara. Chemin faisant nous assistons à un débat fort original. Vous savez, Monsieur, la haute considération que les musulmans portent à la race canine, les plus dévots nourrissent jusqu'à cinq chiens ; il faut qu'il y ail là-dessous quelque souvenir de la métempsycose, car les autres animaux, chais, colombes, etc., sont également en particulière vénération. Les chiens, à Constantinople, entrent sous quelque rapport en partage de fonctions avec les officiers de police : ces agents d'une nouvelle sorte ont mission, la nuit, d'assurer le repos public, et le jour, de nettoyer les rues ; notez qu'ils sont en tel nombre et leurs aboiements si multipliés, qu'il n'est pas toujours facile de dormir : étrange repos qu'ils assurent ! D'autre part, il fait beau voir de quelle façon ils nettoient les rues. On les trouve divisés par groupe de cinq à six, chaque groupe ayant et connaissant bien son quartier. Il parait cependant que des querelles s'élèvent quelquefois entre eux au sujet des limites. C'est ce dont nous fûmes témoins près de Top-Hané : une douzaine de chiens étaient en présence, cinq à six de chaque côté, tous parfaitement alignés en bataille, pas un museau ne dépassait l'autre ; nos deux bandes, d'abord assez éloignées, firent un pas en avant, puis deux, puis trois, toujours de front, il ne leur manquait que le costume ; ils grommelaient entre les dents si bel et si bien que les moustaches des caniches se retroussaient 

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avec menace, et l'on ne sait ce qui serait advenu sans l’intervention d'un Turc qui, chargé de pires de veau qu'il portail sur un long bâton, les leur distribua respectueusement ; la question des limites naturellement fut ajournée et la bataille remise au lendemain. Ce spectacle terminé, nous reprîmes notre route en montant vers Péra, à travers des rues tortueuses et bordées de maisons de bois aux encorbellements à peu près semblables à ceux de nos maisons de France au moyen âge. Dieu sait dans quel carrefour nous marchions, autant de pavés autant de faux pas, si bien que je faillis faire tomber une femme turque, ou plutôt l’une de ces momies ambulantes au visage dérobé sous des bandelettes nommées hasmaks et qui ne laissent entrevoir que les yeux, de beaux yeux noirs, je vous assure ; elle portait de larges brodequins jaunes, et sa taille était emprisonnée dans les plis d'un manteau de laine lilas. Je lui fis machinalement mille excuses qu'elle ne voulut point comprendre, car vite et vite elle tourna les talons : c'est que mon extrême maladresse aurait pu lui être fatale ; les Turcs sont méfiants au possible. Continuant de monter et de descendre tour à tour vers Péra par d'affreux labyrinthes, nous nous trouvâmes je ne sais trop comment près de la poste où je demandai, au moyen de notre interprète, s'il y avait quelque lettre à mon adresse. Il est bon de vous dire qu'à Constantinople les lettres ne se portent jamais à domicile, il faut les aller chercher au bureau, et je le comprends à merveille, dans une ville où les maisons n'ont aucun numéro et sont habitées par une multitude de gens qui peuvent du moins vivre et mourir parfaitement inconnus, tant la police turque est ingénieuse. 

La nuit survenant, nous songeons à retrouver notre demeure, le guide s'égare, la nuit redouble, point de réverbères dans les rues, les ayans, officiers municipaux, ont vraiment bien le loisir de s'occuper de ces bagatelles ! l'opium a trop de charmes, ce serait folie de troubler les enivrantes voluptés qu'il procure ; et puis n'est-il pas naturel que chacun porte sa lanterne ? 

Enfin après d'assez longs détours nous pûmes arriver. 

Constantinople, septembre 1855. 

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XIV. CONSTANTINOPLE.  OFFICIERS FRANÇAIS A L’AMBULANCE DE L’AMBASSADE DE RUSSIE. — TOUR DE GALATA ; LES GENOIS. — MONNAIE TURQUE. — LE VOL AU MARIAGE. 

Monsieur, 

Nous allâmes visiter, le vendredi 14 septembre, les excellentes sœurs de Saint-Vincent-de-Paul à l'ambassade de Russie. La supérieure, femme spirituelle autant qu'aimable, nous rapporta plusieurs anecdotes relatives à nos militaires Français. Comme nous traversions une petite salle nous aperçûmes quatre officiers occupés à jouer au whist ; pas un n'était au complet, total cinq bras et six jambes et sur leurs fronts la plus franche gaîté ; le Français n'est oublieux que de ses douleurs. Dans une autre pièce, la supérieure nous fil remarquer un lit en fer, qui avait été récemment le théâtre d'une scène fort touchante. Un jeune officier de Paris, blessé en juin 1855 devant Sébastopol, occupait cette modeste couchette ; il était dangereusement malade et ne manqua pas d'appeler le prêtre ; la confession achevée, il lui dit : « Mon père, j'ai un service à vous demander, je voudrais connaître M. Bore, dont mes camarades m'ont tant parlé. De grâce qu'il me vienne voir, s'il est possible, avant que je meure. » — Mais c'est moi, répondit le saint 

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prêtre, et tous les deux de se jeter dans les bras l’un de l’autre, les yeux pleins de larmes, et le cœur vivement ému ; témoins de cette scène, les officiers couchés dans les lits voisins se lèvent sur leur séant et sont à leur tour attendris ; quelques heures après le jeune Lefaivre expirait. 

Prenant congé des bonnes sœurs, nous dirigeons nos pas du côté de la belle tour de Galata. C'est un monument cylindrique d'une grande élévation, percé de deux rangs de fenêtres à plein cintre. Il est couronné d'un toit de forme aiguë, très élevé et très élégant L'étendard du croissant flotte à son extrémité. Celte tour qui domine Constantinople et ses environs, sert de vigie pour les incendies qui sont tellement nombreux que la durée moyenne d'une maison est présumée de cinq ans. 

De ce point élevé, la vue embrasse Scutari, Stamboul, les îles des princes, la pointe du sérail et les mille vaisseaux qui sont à l'ancre. Un magnifique orage se formant sur nos têtes, éclate tout à coup et retentit au fond du bassin de la Corne-d'Or, les nuées fort basses déchirées par les éclairs se perdent dans le Bosphore et Marmara. Les arcades du vieil aqueduc de Stamboul, embrasées par la foudre, semblent comme autant de voûtes en feu. Auprès de nous se trouvait un matelot du paquebot l’Amsterdam, qui nous dit en langage dégagé : « Messieurs, je viens de Kamiesch, j'étais à Malakoff et je vous assure que les roulements de tonnerre que vous entendez sont clarinettes en comparaison de l'artillerie de là-bas. » Nous descendîmes ensemble et nous nous séparâmes au pied de la tour sur l'antiquité de laquelle il nous reste à dire quelques mots. 

[Galata]

Construite par les ordres de l'empereur Anastase-le-Dicore (viiie siècle), elle fut augmentée par les Génois en 1446, remaniée en 1794 sous Sélim III, et restaurée vers 1824, sous le sultan Mahmoud II. Cette tour, dite du Christ ou de Galata, laisse bien petites au-dessous d'elle quantité de maisons couvertes en tuiles, d'un effet quelque peu vendéen. El ce nom de Galata que peut-il signifier ? Ne serait-il point encore pour nous un souvenir de patrie ? Je n'ose l'affirmer, mais Jean Tzetzes et P. Gilles, cités dans la Constantiniade, p. 159, prétendent que cette dénomination est due au passage des Gaulois par cet endroit, 970 ans avant J.-C., sous la conduite de Brennus. 

Cette ville de Galata, formant la xiiie région de Constantinople, s'appela

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sous Justinien, Justinianopolis. Les Génois obtinrent do Michel Paléologue (xiiie siècle) d'y établir une colonie de marchands ; ils y fondèrent une sorte de république, et même sous l'empereur Jean Cantacuzène, au xive siècle, ils s'entourèrent de murailles dont quelques restes subsistent, de même qu'un certain nombre de maisons aux assises horizontales de moellons et de briques. Ces rois de la mer qui avaient établi leur commerce jusqu'à l'embouchure du Tanaïs (le Don] ne craignirent pas sous Jean Paléologue (xive siècle) de faire jouer leur artillerie contre cet empereur. Alors Gala ta, ville latine, tenait en échec Constantinople, la cité grecque dont la décadence marchait à grands pas ; mais en 1446, les Génois inquiets des progrès que faisaient les Turcs, exhaussèrent leurs murailles qu'ils crénelèrent avec soin ; des inscriptions latines se référant à cette époque, se lisent encore dans Galata, non loin du couvent de Saint-Benoît ; elles sont en caractères gothiques sculptés sur la pierre. Cependant à la vue de l'ennemi commun. Latins et Grecs se réunirent pour lui tenir tête, vaine espérance ! ils furent chassés du Bosphore en 1453, par Mahomet II dont les boulets de pierre gisent en petit nombre au fond des fossés de Galata. Après en avoir mesuré plusieurs d'un diamètre double des nôtres, nous gagnons Stamboul par le grand pont de bateau où nous dûmes payer le passage en monnaie turque, tandis que la veille les pièces étrangères avaient été reçues ; il s'ensuivit un petit commerce très favorable à de pauvres changeurs établis en plein vent qui profitèrent de la circonstance. A Constantinople on emploie le papier monnaie pour de très faibles sommes ; on y compte aussi par piastres qui valent chacune environ 40 paras ou 25 centimes, je dis environ parce que la piastre varie souvent sur la place et baisse quelquefois à 20 centimes ; ces oscillations très fréquentes sont un ennui continuel pour l'étranger ; on fabrique également des piastres d'argent de 2 francs, puis des sequins d'or valant 9 francs 37 centimes ; l’aspre est une monnaie imperceptible, vous en jugerez lorsque vous saurez qu'il en faut 120 pour faire 25 centimes. Le pont traversé nous arrivons à Stamboul et bientôt ensuite dans une rue où s'était, il n'y avait pas longtemps encore, passé le fait suivant qui eut à l'époque assez d'éclat pour qu'il nous ait été raconté par un ancien agent diplomatique du sultan. 

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Les Turcs commerçants ont l’habitude de quitter leur logis d'assez bonne heure le matin et de se rendre, après une légère réfection, au bazar où ils demeurent jusqu'au soleil couché ; quelques cuillerées de galibi, sorte de fécule de riz sucré, du raisin sec et le café noir au milieu du jour, leur permettent d'attendre le repas du soir. Leurs femmes profitent de w temps pour aller aux bains où elles passent une partie de la journée. Une musulmane appelée Fathyma, habile intrigante et parfaitement au cours de ces usages, avait épié les allées et venues d'un Turc nommé Ahmed et de sa femme Aisché, elle avait surtout remarqué que celle-ci, toujours à la même heure, déposait la clef de sa maison chez un épicier voisin ; elle savait l'instant où rentrait la maîtresse et connaissait la couleur de ses vêtements. Ces données obtenues, elle prend un costume en tout semblable, feredjé lilas, brodequins jaunes, et hasmaks, espèces de voiles blancs. Ainsi déguisée, chose facile, dans un pays où les femmes sont en quelque sorte masquées, elle va demander la clef à l'épicier, qui ne se doutant de rien, la lui remet. Fathyma se rend au logis d'Ahmed, ouvre la porte, visite les placards, fait son choix parmi les effets, en compose plusieurs paquets, sans plus de façon allume du feu, prend une poële, se met à frire je ne sais quels aliments et à chanter je ne sais non plus quel air avec la plus parfaite aisance. Tout allait au mieux quand Aïsché survient ; l'étonnée ne fut point Fathyma qui, sans abandonner sa friture, dit bel et bien qu'elle est chez elle, qu'Ahmed est aussi son mari, et que d'après ses ordres fondés sur des raisons d'économie, elle vient tout simplement faire maison commune, double ménage étant trop coûteux ! Aïsché proteste qu'Ahmed n'a point d'autre femme qu'elle seule. — A votre aise, réprend Fathyma, vous avez vos droits, j'ai les miens et j'entends bien ici coucher ce soir, tenez, voilà mes effets. — Aïsché commence à croire qu'elle se trouve en présence d'une rivale ; n'y pouvant tenir, elle injurie Fathyma qui voyant la scène dépasser ses espérances, dit avec sang-froid : Calmez-vous, la jalousie vous trouble, adieu, je vais chercher quelqu'un qui puisse remporter mes effets. Un compère n'était pas loin, les paquets grimpent sur son dos, on vide les lieux ^ le vol au mariage est consommé ! 

Sur ces entrefaites arrive le mari, que voit-il ? sa femme en pleurs. 

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qu'entend-il ? des injures. « Cruel, lui dit Aïsché, où sont vos promesses de n'avoir qu'une femme ? Vous en avez deux, peut-être trois, que sais-je ? sans compter sans doute nombre de belles esclaves. » Ahmed ne comprend rien à ce langage ; avec sa petite fortune et la permission du Coran, il pouvait comme tant d'autres avoir son harem, mais ses goûts modestes et le besoin de la paix dans son ménage, l’en avaient toujours éloigné. Cependant l'heure du sommeil approchait, il regarde à ses montres (1). - Ouvrez le youk (grand placard), dit-il tranquillement à Aisché ; faites-en sortir le lit, il est temps de vous calmer et de dormir. — Hélas ! le youk était vide et le mystère dévoilé. 

Le soir le bruit court qu'un soldat français vient d'être assassiné par un Grec et que nos gendarmes chargés de la police à Constantinople sont à la recherche du coupable ; le général Larchey donne, assure-ton, des ordres sévères. 

Constantinople, septembre 1855. 

(1) Les Turcs ont la manie d’en avoir quelquefois une collection. 

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