Extrait de Ubicini, Lettres sur la Turquie, 2e partie, 1853-1854. Histoire et description très documentées de la communauté grecque de Turquie, de son organisation, et de l'indépendance de la Gréce.
LES GRECS.
LETTRE PREMIÈRE.
Précis historique
Etat de la Grèce au moment de la conquête. - Prise de Constantinople par Mohammed II. - Installation d’un nouveau patriarche. - Situation faite aux Grecs par la conquête. Danger qu’ils courent sous Sélim. - Premiers travaux des missionnaires français dans le Levant. - Suppression de l’impôt du sang. - Administration libérale du grand-vizir Kupruli-Zadè-Moustafa. - Les Fanariotes. Panajoti. Alexandra Maurocordato. - Réveil littéraire de la Grèce. - Soulèvement de la Morée en 1770. -Origine du protectorat de la Russie dans le Levant. Traité de Kaïnardji. - DéveIoppements de la marine et du commerce grecs. - Rhigas.- Cydonie (Aïvali). - Coray. - Origine et commencements de I‘Hétairie. Révolution grecque de 1821. - Hypsilantis. Massacres de Constantinople. - Mort du patriarche Grégoire. - Khalet efendi. - La Grèce libre. - Commencement des réformes sous sultan Mahmoud.
I. Etat de la Grèce au moment de la conquête. Prise de Constantinople par Mohammed II [Mehmet II]
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A l’époque de la conquête, la nationalité grecque avait péri depuis longtemps. L’empire lui-même n’existait plus que de nom. La race hellénique couvrait encore le sol de l’Asie Mineure, les îles de l’Archipel et de la mer Ionienne, et toute cette contrée qui, sous le nom de Hellade, que lui conservaient ses habitants, atteignait, par delà des limites de l’ancienne Grèce, jusqu’à la chaîne du mont Hoemus et aux rivages du Pont-Euxin (1).
(1) « La Hellade, écrivait un Grec du XVIIe siècle, nom jadis grand, glorieux, maintenant humble et misérable, est appelée la Grèce par les Européens, et la Roumélie par les Turcs et les autres peuples. Dans le sens le plus étendu, elle comprend l’Epire, I’Acarnanie, I’Attique. le Péloponèse, la Thessalie, l’Etolie, la Macédoine, la Thrace, les îles nombreuses de la mer lonienne et de la mer Egée. » (Melettii geographia.)
Mais de ces riches provinces qu’elle possédait autrefois en propre, les unes formaient des principautés indépendantes entre les mains des Génois et des Vénitiens, les autres étaient au pouvoir des Ottomans, qui, d’Andrinople, leur dernière capitale, s’avançaient jusqu’aux portes de Byzance. Un aventurier florentin, Acciajuoli, avait conquis l’Attique. Chypre obéissait à un prince de la maison de Lusignan. La Morée seule, et, à l’autre extrémité de l’empire, Trébisonde, célèbre dans les romans de chevalerie du moyen âge, conservaient un reste d’existence nationale sous des princes de la famille des Comnènes. L’épuisement, qui atteint les races comme les individus, l’affaiblissement du caractère national, l’influence pernicieuse du schisme et l’abus des controverses religieuses, avaient produit à la longue ces démembrements et hâlé l’empire vers sa chute.
Ce fut le matin du 29 mai 1453, après un siége de cinquante-deux jours, que Constantinople tomba au pouvoir des Ottomans. L’émotion produite par cet événement, qui moins d’un demi-siècle après, quand les Turcs arrivèrent jusqu’aux portes de Vienne, fut à la veille de changer la face de l’Europe, s’effaça promptement en Occident où il avait plus frappé les imaginations qu’affecté les intérêts politiques des peuples. On entendait parler des Turcs presque pour la première fois, et les Grecs, connus seulement par les souvenirs du Bas-Empire, excitaient peu de sympathies. Les érudits seuls, les poètes, les artistes, récemment initiés aux chefs-d’œuvre de Rome et d’Athènes, tous les amateurs de la belle antiquité en Italie, en France, en Angleterre, continuèrent à s’intéresser à cette race illustre de proscrits, et à rêver, comme Milton dans sa vieillesse, l’affranchissement de la Grèce par les armes coalisées de l’Europe.
Mais il eut un grand retentissement et causa une perturbation profonde dans tout l’Orient. Ce fut une stupeur, puis bientôt une désolation générale. « Toute la Grèce se sentit frappée par ce désastre. Dans la Morée et dans les îles on fuyait sans savoir où aller. La mer était couverte de vaisseaux, de barques, portant les familles et les richesses des Grecs. Les montagnes, les monastères, les îles occupées par les Génois et les Vénitiens, servaient de refuge : « c’était, disent les chroniqueurs, une dispersion comme celle des Hébreux après la ruine de Jérusalem (1).
(1) Villemain, Essai sur l’état des Grecs depuis la conquête musulmane.
« La Transylvanie, la Hongrie, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, la Pouille, les grandes plaines du Kouban et de la Tartarie, reçurent les débris des fugitifs. Toutefois, le gros de la nation continua de demeurer à Constantinople et dans les provinces ; plusieurs même qui avaient émigré au loin, revinrent une fois le premier moment de terreur passé. En effet, la conduite du Vainqueur, dans cette circonstance, resta bien en deçà des appréhensions des Grecs et des exagérations de leurs historiens. A en croire ces derniers, plus de quarante mille individus auraient perdu la vie, et soixante-dix mille auraient été réduits en esclavage, dans une ville dont la population totale ne pouvait, d’après le dénombrement fait au commencement du siége, s’élever à plus de trente ou quarante mille âmes. La vérité est qu’il n’y eut qu’un très-petit nombre d’habitants immolés à la fureur des Turcs après la prise de la ville. Le pillage même qui avait commencé au lever du soleil, presque en même temps que l’assaut, cessa à la huitième heure du jour, après que Mohammed eut fait son entrée dans la ville par la brèche de la porte de Saint-Romain, appelée depuis Top Capou (la Porte du Canon) [Top kapı]. A sa voix l’œuvre de destruction s’arrêta.
Le Conquérant, après avoir fait la part dans le butin à son armée, revendiqua la sienne. « La ville et les bâtiments m’appartiennent, avait-il dit à ses soldats la veille de l'assaut ; mais je vous abandonne les captifs et le butin, les métaux précieux et les belles femmes ; soyez riches et heureux. » Le sang continua pendant plusieurs jours encore à rougir les marches des églises et des palais, mais partout les édifices furent épargnés.
Mohammed [Mehmet II], en entrant dans Sainte-Sophie, vit un soldat occupé à briser les mosaïques des murs ; il l’étendit à ses pieds d’un coup de son cimeterre. De là, il se rendit au palais des Blaquernes, dernière résidence des empereurs grecs ; et lorsqu’il pénétra sous ses voûtes désertes, ceux qui l’accompagnaient l’entendirent réciter avec mélancolie ce distique d’un poète persan.
« L’araignée s’établit comme gardienne dans le palais des empereurs et tire son rideau sur la porte ; la chouette fait retentir les voûtes royales d’Efrasiab de son chant lugubre (1). »
L’âme du Conquérant n’était fermée ni à une pitié généreuse, ni aux merveilles de l’art.
Depuis longtemps il destinait, dans sa pensée, Constantinople à être la capitale de son empire. Depuis cette nuit mémorable où, incapable de maîtriser l’agitation de ses esprits, il avait mandé près de lui son vizir pour le sommer, en quelque sorte, de lui rendre le sommeil en livrant Constantinople entre ses mains (2), jusqu’au jour où, comme hors de lui-même, il poussait son cheval dans les flots du Bosphore à la vue de ses Vaisseaux aux prises avec ceux des chrétiens, à quelques centaines de toises du rivage, cette idée, ou plutôt cette vision, n’avait pas cessé d’occuper son esprit. Mais Constantinople était au tiers dépeuplée : il fallait combler le vide qu’avaient fait le carnage et la peur. Un firman enjoignit, sous peine de la vie, à tous les Grecs dispersés dans la Roumélie et l’Anatolie, de rentrer dans la capitale. Le même firman promettait à ceux qui avaient trouvé un refuge hors du territoire ottoman, la conservation de leurs biens avec le libre exercice de leur religion.
(1) Perdedari mikuned ber kauri kaissar ankebout boumi nuber mizened ber kunbedi Efrasiab.
(2) Le sultan se leva vers la seconde veille de la nuit, et manda son premier vizir, Khalil-pacha : « Lala, lui dit-il, j’attends de toi un présent plus magnifique que tous ceux que je t’ai donnés. Je te demande Constantinople. » Et comme le vizir protestait qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour exécuter les volontés de son maître, il reprit : « Tu vois cet oreiller, je n’ai fait autre chose, durant toute la nuit, que de le tirer tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Je me suis levé, je me suis recouché ; mais le sommeil s’est refusé à mes paupières, tant je suis occupé de cette pensée. »
Les fugitifs accoururent en foule aussitôt qu’ils n’eurent plus à craindre pour leur vie ni pour leur fortune, et avant la fin de septembre, plus de dix mille Grecs étaient de retour de Mesembria, d’Andrinople [Edirne], de Silistrie, d’Héraclée, sans compter cinq mille familles chrétiennes tirées de Trébisonde, de Sinope et des autres villes du littoral de la mer Noire. Dans la suite, Mohammed ne fit guère la conquête d’une ville sans l’obliger à fournir une colonie plus ou moins nombreuse à la métropole. On ne voit pas, du reste, que les Grecs aient opposé nulle part de résistance. Depuis un siècle et demi que les Ottomans avaient envahi l’Asie Mineure, ils avaient eu le temps de s’apprivoiser avec leurs futurs dominateurs. Ils savaient que partout où ceux-ci avaient poussé leurs conquêtes, ils leur avaient permis de conserver leurs églises et la liberté de leur culte, moyennant le paiement du tribut. L’horreur qu’ils nourrissaient contre eux s’était un peu affaiblie avec le temps, et n’était point à comparer, dans tous les cas, avec leur aversion pour les Latins. La cité de Constantin leur paraissait moins souillée par la présence des infidèles qu’elle ne l’avait été par celle des hérétiques. Lorsque l’historien Ducas nous montre, le matin même de la prise de la ville, les Grecs réfugiés dans l’église de Sainte-Sophie, attendant l’apparition de l’ange qui, suivant une prédiction répandue parmi le peuple, devait repousser l’ennemi hors des murs (1), il s’écrie, dans une admirable prosopopée : «Mais si l’ange avait paru, et qu’il vous eût proposé d’exterminer vos ennemis, à la condition que vous souscririez à l’union de l’église, dans ce fatal moment vous eussiez encore refusé ce moyen de salut, ou vous auriez trompé votre Dieu. »
(1) D’après cette prédiction, les Grecs étaient persuadés que les Turcs emporteraient Constantinople, et qu’ils poursuivraient les habitants jusqu’à la colonne de Constantin, sur la place qui précède Sainte-Sophie ; mais qu’alors un ange descendrait du ciel, tenant à la main un glaive qu’il remettrait a un pauvre homme assis au pied de la colonne, en lui disant : « Prends ce glaive et venge le peuple du Seigneur » ; qu’à ces mots les Turcs prendraient la fuite, et que les Romains les chasseraient alors Jusqu’aux frontières de la Perse. Voy. Gibbon, Décadence de l’empire romain, chap. lxviii.
D’ailleurs, les Turcs étaient méprisés par eux comme des barbares, et les Grecs, à l’esprit souple et délié, se résignaient à leur défaite par l’espoir de triompher une seconde fois de leurs maîtres grossiers.
Græcia capta ferum victorem cepit.....
La confiance redoubla lorsqu’on apprit le traitement honorable que Mohammed avait fait au nouveau patriarche Gennadius. On se plaisait à répéter la prétendue formule dont il se serait servi en lui conférant l’investiture : « Sancta Trinitas quae mihi donavit imperium, te in patriarcham novæ Romæ diligit ». On allait jusqu’à affirmer, mais à voix basse, que le sultan avait chaque jour de longs entretiens avec le patriarche, lequel l’avait convaincu de la vérité du christianisme, et l’on expliquait ainsi la mansuétude dont le vainqueur faisait preuve envers les orthodoxes (1).
(1) Cum sultanus in templum Pammacaristae (la nouvelle église patriarcale) venisset, cum patriarcha sermones clementer contulit. Tune, omni metu posito, universam ei patriarcha veritatem fidei christianæ aperuit ; sultanus autem magnopere admiratus est illius divinarum rerum cognitionem, certusque de religione christianâ factus est. (Histoire des Patriarches, par Malaxus.)
Les Grecs, vains et crédules, s’emparaient avidement de ces mensonges, et à peine au lendemain de la servitude, rêvaient déjà la défaite des barbares et le triomphe de leur Eglise.
II. Situation faite aux Grecs par la conquête.
Arrêtons-nous ici un moment, et, écartant ces exagérations familières à l’esprit des Grecs, essayons de préciser la situation nouvelle qui leur avait été faite par la conquête.
Celle-ci gardait l’empreinte de la forme unitaire commune à tous les établissements des Musulmans. En Europe, en Asie, en Afrique, partout où les Mahométans poussèrent leurs conquêtes, cette forme demeura la même, car elle dérivait du texte même du Coran, et il n’était au pouvoir ni de Mohammed II, ni d’aucun autre conquérant musulman, de changer ce qui avait été réglé antérieurement par le Prophète. Seulement, en Turquie, elle reçut une empreinte plus vive par l’effet du génie organisateur particulier à la race ottomane.
Les Grecs, désignés sous le nom de raïa (troupeau), conservèrent leurs églises, le libre exercice de leur religion, le droit de s’administrer eux-mêmes. A l’exception de Sainte-Sophie, dont les historiens Phranza et Ducas déplorent avec tant d’amertume la conversion en mosquée, les autres églises de Constantinople furent partagées par moitié entre les deux cultes, dont on fixa réciproquement les limites. Les Grecs, comme plus tard les Arméniens schismatiques et les Arméniens catholiques (car les raïas furent classés d’après la différence des religions, non d’après celle des races), formèrent ainsi une vaste communauté, entièrement distincte de la nation conquérante, à la tête de laquelle était le patriarche, assiste du saint synode.
Bientôt, lorsque je viendrai à parler de la constitution de l’Eglise grecque, j’essaierai d’établir le caractère spirituel du patriarche et ses attributions comme pontife de l’Eglise orthodoxe. Mais ici, je ne le considère que sous le rapport de l’autorité temporelle qui lui fut conférée par Mohammed, lorsque ce monarque l’établit en même temps comme le chef civil et comme le garant de ses coreligionnaires.
Les prérogatives et les pouvoirs du patriarche, en tant que chef de la nation grecque, sont exposés au long dans le khatti-cherif [hatt-ı şerîf] promulgué par Mohammed, lors de l’installation du patriarche Gennadius. D’après ce khatti-cherif, considéré par les Grecs comme leur charte constitutionnelle, et dont la plupart des dispositions sont encore aujourd’hui en vigueur, le patriarche avait rang de vizir et des janissaires formaient sa garde. A la fois chef de l’Eglise et archevêque de Constantinople, toutes les causes civiles et correctionnelles, dans son diocèse, telles que les contrats de mariage, les divorces, les legs et testaments, les vols et autres délits de peu d’importance, ressortissaient à son tribunal. Ce tribunal, composé des principaux dignitaires du clergé laïque, s’assemblait deux fois par semaine. Au nombre des peines qu’il pouvait décerner, on comptait l’emprisonnement et, dans certains cas, les galères. Tous les cadis et gouverneurs militaires turcs furent tenus de faire exécuter les sentences du patriarche à l’égard des chrétiens du rit grec, de même que celles des évêques dans leurs diocèses respectifs.
Le patriarche entretenait près de la Porte un agent à poste fixe sous le nom de kapou kiaïa, par l’intermédiaire duquel il présentait ses mémoires au divan, et recevait en réponse les firmans et les communications officielles de celui-ci.
Le patriarche était élu par le synode et le présidait de droit : celui-ci, composé, dans le principe, de tous les métropolitains et de tous les archevêques résidant à Constantinople, forma comme le grand conseil de la nation, dont il représentait en quelque sorte l’autorité législative, de même que le patriarche en était le pouvoir exécutif. Outre que toutes les décisions et règlements concernant l’Eglise émanaient de lui, il connaissait en appel de tous les jugements rendus par les évêques et les métropolitains dans leurs diocèses.
De plus, le synode administrait les revenus de l’Eglise et de la nation. Le montant de ces revenus, provenant de diverses sources que je détaillerai plus tard, était versé dans la caisse du patriarcat ou caisse commune. Entre autres dépenses imputées à la charge de cette caisse, était une somme de vingt-cinq mille piastres qui était versée chaque année au fisc impérial, à titre de présent, et moyennant laquelle tout le corps des archevêques et évêques était exempté du kharadj. Le patriarche et les membres du synode l’étaient de droit.
En dehors de la caisse commune, le patriarche avait son revenu particulier, lequel montait à des sommes considérables provenant, soit des redevances que chaque métropolitain était tenu de lui payer pour les frais de son installation, soit du droit de dix pour cent qu’il prélevait sur toutes les causes soumises à son tribunal, soit de la contribution annuelle qu’il pouvait, aux termes du khatti-cherif, et en sa qualité d’évêque de Constantinople, exiger de chaque famille et de chaque papas de son diocèse, à raison de douze aspres par famille et d’un sequin par papas. Les autorités turques étaient de même obligées d’assister le patriarche et les autres membres du clergé dans le recouvrement de leurs droits et de leurs revenus.
Chaque évêque, quel que fût son titre ecclésiastique, métropolitain, archevêque ou suffragant, exerçait dans son diocèse les mêmes attributions et jouissait des mêmes prérogatives que le patriarche dans l’enceinte de Constantinople. Il tirait comme lui ses principaux revenus de l’administration de la justice et de la vente des fonctions ecclésiastiques, était exempté du kharadj, et ses biens étaient à l’abri de la disposition de la loi qui déclarait le sultan héritier de tous ceux de ses sujets, musulmans ou autres, morts sans enfants.
Les papas étaient répandus par centaines dans les quartiers de Constantinople et les villages du Bosphore, où ils formaient avec les moines, ou caloyers, disséminés dans les innombrables monastères des îles et de la terre ferme, l’ordre subalterne du clergé grec.
Le reste de la nation à Constantinople se composait des débris des grandes familles byzantines qui vivaient retirées au fond de leurs palais ; des notables composant le corps du clergé laïque, constitution particulière de l’église d’Orient, dont les principaux dignitaires se divisaient en deux classes, sous le nom de première et de seconde pentas ; des grammatiki, employés au service de la Porte ; enfin, des artisans des diverses corporations, représentés par leurs esnafs.
Dans les villes et dans les villages, les choses étaient réglées à peu près de la même manière, avec une plus grande somme de sécurité et de bien-être, à mesure que l’on s’éloignait de la capitale, ce qui est l’inverse de ce que nous voyons aujourd’hui. Ainsi que je l’ai dit ailleurs (1), la nation conquérante tenait le sol par une sorte de féodalité semblable à celle du moyen âge. Là où la terre n’avait pas été faite vacouf [vakıf], ou transformée en timars et en fiefs militaires, elle était le plus ordinairement entre les mains des raïas, dont la condition ne différait de celle des cultivateurs musulmans qu’en ce qu’ils étaient, de plus que ces derniers, soumis à l’impôt du kharadj.
(1) Tome Ier, p. 263
Aussi n’était-il pas rare de trouver des villages, des cantons entiers possédés par les Arméniens, et surtout par les Grecs, tandis que les Osmanlis dédaignaient, en général, les travaux des champs pour suivre leurs beys ou leurs sandjaks à la guerre. Les Arméniens, nation asiatique, dominaient dans l’Anatolie ; les Grecs habitaient avec les Bulgares la Turquie d’Europe. Dès les premiers jours qui suivent la conquête, nous voyons le régime municipal en vigueur chez ces derniers. La commune, quelle que soit son étendue, est administrée par ses magistrats municipaux, ou primats, désignés indifféremment, suivant les localités, sous les noms àpeu près identiques de proesti, protogéri, gerontés, archontés, kodja-bachi (1). Les Turcs avaient de même leurs soubachis et leurs ayans (2), qu’ils avaient empruntés des Arabes. Les fonctions de ces magistrats, origine première des medjlis d’à présent, étaient annuelles. Leur élection se faisait comme au temps de la primitive Eglise celle des prêtres des paroisses. Le dimanche, après le service divin, le peuple se réunissait dans l’église ou sous l’arbre du village, et procédait au choix de ses magistrats. Leur principale fonction, celle qui paraît avoir présidé à la formation ou à l’extension de la commune parmi les raïas de la Turquie, était de proportionner le tribut imposé en masse sur la communauté aux ressources individuelles de chaque habitant.
(1) Les kodja bachis (chefs des anciens), communs aux villages musulmans et aux villages chrétiens, étaient les chefs des municipalités. Ils étaient comptables des contributions imposées sur la localité envers le pacha ou gouverneur ; de plus, ils servaient d’intermédiaire entre ce dernier et ses administrés.
(2) Ayan veut dire, en turc, œil. Les ayans représentaient assez bien ce que nous appelions échevinage dans nos pays d’état ; mais le plus souvent ces surveillants de l’autorité, s’en faisaient les complices.
Ils étaient chargés d’acquitter l’impôt de capitation entre les mains des collecteurs, ou kharadji, ou bien, si la communauté, ce qui arrivait le plus souvent, avait préféré se racheter du kharadj par une évaluation générale pour un Certain nombre d’années, ils répartissaient eux-mêmes ce nouvel impôt, dont le montant s’élevait par une addition à la taxe territoriale. Il en était de même des autres contributions, telles que la dîme, la taxe sur les maisons, appelée kapniaticos, ou droit de fumée. Ils administraient aussi le fonds communal destiné à indemniser les propriétaires qui avaient eu à souffrir des exactions et des avanies fréquentes des Turcs. J’ai expliqué précédemment le sens de ce mot, par lequel on désignait les taxes arbitraires que le despotisme turc faisait peser sur les malheureux raïas, telles que les fournitures de vivres et de fourrages aux corps armés, aux kavass, ainsi qu’aux voyageurs munis de bouïourouldous (1) ou de firmans, les présents aux gouverneurs et aux employés, etc.
(1) On appelle ainsi les ordres adressés aux autorités dans l’empire, et revêtus du seul parafe du grand-vizir, tandis que les firmans sont décorés du chiffre du sultan tracé par le nichandji.
Le Gouvernement seconda de tous ses moyens l’extension de ce système, qui lui facilitait ses rentrées et simplifiait merveilleusement son administration et sa police vis-à-vis des raïas.
En effet, tous les habitants d’un même village étaient rendus solidaires, en sorte que chaque individu en particulier servait de caution pour son voisin, et les primats collectivement pour tous leurs administrés. Ce système, qui s’est perpétué jusque de notre temps en Valachie et en Moldavie, prévenait toute tentative de révolte de la part des habitants, quelles que fussent les charges que l’administration locale fît peser sur eux, et assurait l’impunité à ses exactions. Seulement, de loin en loin, lorsque l’oppression dépassait toute mesure, le village se dispersait en entier pendant la nuit, et le lendemain toute trace d’habitants avait disparu.
Les primats exerçaient aussi des fonctions civiles, mais qu’il est moins aisé de déterminer, comme de distribuer les terres en friche ou laissées sans possesseur à la mort de leurs propriétaires, tandis que chez nous c’est l’Etat qui hérite au détriment de la commune ; de légaliser par leurs signatures les marchés et les transactions entre particuliers ; d’intervenir dans les différends, de concert avec le prêtre du village, à titre d’arbitres et de juges. Toutefois, ces dernières attributions étaient plus particulièrement dévolues aux papas. En effet, ceux-ci, en dehors des fonctions ordinaires du culte, exerçaient sur leurs paroissiens une juridiction civile analogue à celle de l’évêque, et étaient chargés de prononcer dans toutes les affaires de trop minime importance pour être portées devant l’officialité diocésaine. Ils étaient les pasteurs et les juges de la commune dont les primats étaient les intendants. D’ailleurs, confondus avec le peuple, dont ils faisaient partie, partageant ses travaux et vivant de sa vie (1), ils furent, malgré leur ignorance et leur avidité, une des causes qui luttèrent le plus énergiquement contre la conquête et contribuèrent le plus au maintien de lanationalité que le haut clergé de Constantinople, plus instruit, mais corrompu, et par sa position esclave né du divan, tendait, même involontairement, à détruire.
(1) Quidam interea demi suae opificia exercent. (Turco-Graecia, p. 205, in-folio.)
III. Situation faite aux Grecs par la conquête.
Tels nous apparaissent les Grecs aux premiers jours de la conquête, condition préférable, d’après le témoignage de Montesquieu lui-même, à leur ancien état sous les empereurs byzantins. La suite de leur histoire, postérieurement à cette époque, comporte peu de développements, parce que les changements que le temps amène avec lui sont lents et à peine sensibles. Là, point de ces lueurs éclatantes, de ces catastrophes soudaines, de ces alternatives de grandeur et de revers qui nous saisissent et nous attachent dans la vie des peuples demeurés libres ou frémissant sous le jouer. Rien n’est immobile comme la servitude. A part de lointaines secousses produites par les caprices du despotisme, dans lesquelles la nation tout entière semble un instant sur le point de s’engloutir, «les années, dit M. Villemain, les siècles même, s’écoulent avec une lente uniformité. Des générations naissent et meurent sans laisser de traces ; il n’y a pas d’événements pour elles. Il n’y a rien de nouveau, même dans leurs souffrances ; et leur malheur est monotone comme la pitié qu’il inspire. » Tout l’intérêt de l’histoire est, d’ailleurs, concentré dans la marche progressive et bientôt décroissante de la Turquie, de même qu’à l’époque de la chute de l’empire d’Occident, l’attention se détourne du monde romain pour se porter sur les barbares qui se sont accrus de ses dépouilles. Toutefois, comme à travers cette immobilité apparente, non-seulement la nationalité grecque persiste, mais qu’elle aboutit, en fin de compte, à la formation du nouveau royaume hellénique, en même temps qu‘elle rêve de nos jours la résurrection d’un empire grec à Constantinople, il n’est pas sans intérêt de suivre le développement et le progrès de cette nationalité durant cette période de quatre siècles qui sépare la prise de Constantinople de l’époque actuelle.
Malheureusement, les sources où l’on peut puiser pour l’étude de ces temps sont rares. Phranza, Ducas, Chalcondyle et les autres écrivains byzantins du règne de Mohammed Il peuvent bien nous servir de guide pendant quelque temps, malgré le soin que l’on doit apporter à contrôler leurs récits. Mais, à partir de la fin du XVe siècle, les documents originaux manquent tout à fait. L’Histoire de la Grèce et de la Turquie, par Athanase Hypsilantis, premier médecin du grand-vizir Rhâghib pacha, qui jetterait du jour sur les points obscurs de ces temps, n’a pas été imprimée. Un seul ouvrage peut être consulté avec fruit, quoique entièrement dépourvu de critique historique : c’est la Turco-Græcia de Crusius, suivie en grande partie par M. Villemain, dans son Essai sur l’état des Grecs depuis la conquête musulmane, et dans laquelle se trouve insérée une Histoire des patriarches après la prise de Constantinople, écrite en grec vulgaire par Manuel Malaxus. Encore cette chronique, tout imparfaite qu’elle est, s’arrête-t-elle à l’année 1580, cent trente ans après la conquête. Une autre histoire des patriarches, plus complète, composée au commencement de ce siècle par Georges Zavira, est restée manuscrite. Des documents précieux existent sans doute dans les archives du patriarcat, à Constantinople, et dans les couvents grecs du mont Athos et des îles ; mais personne n’a encore songé à en faire usage, et le vœu qu’exprimait M. Villemain, que la Grèce victorieuse et paisible s’occupât à rechercher les antiquités de son moyen âge, n’a pas encore été exaucé. Quelques indications, consignées par Rima Néroulos dans son Cours de littérature grecque moderne, publié à Genève en 1828, offrent seules quelque intérêt, mêlé à un certain degré d’impartialité : encore ont-elles trait à l’état intellectuel, bien plus qu’à l’état politique des Grecs, sous la domination ottomane.
Je me contenterai d’indiquer rapidement les points principaux de cette longue période que l’on peut diviser en trois époques : la première s’étend depuis la prise de Constantinople jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, vers le temps où la Russie commencé à intervenir directement dans les affaires des Grecs ; la seconde va depuis 1750 jusqu’à l’insurrection grecque de 1821 ; la troisième embrasse l’espace compris entre l’insurrection grecque, suivie bientôt de la déclaration d’indépendance du nouveau royaume hellénique, jusqu’à nos jours.
IV. Danger qu’ils [les Grecs] courent sous Sélim
L’état des Grecs demeura à peu près le même jusqu’au règne de sultan Sélim, deuxième successeur de Mohammed. Environ soixante ans après la prise de Constantinople, et peu de temps après le massacre de la secte des Chiites, ce prince, que ses cruautés et son zèle fanatique pour l’orthodoxie musulmane ont fait surnommer Yavouz (l’lnflexible), résolut de se débarrasser de même des Chrétiens, ou de les forcer à embrasser l’islamisme. Il manda auprès de lui le mufti Djemali, et lui proposa cette question captieuse : « Lequel est le plus méritoire de subjuguer le monde entier ou de convertir les peuples à l’islamisme ? » Le mufti, qui ne devinait pas l’intention du sultan, répondit que la conversion des infidèles était incontestablement l’œuvre la plus méritoire et la plus agréable à. Dieu. Le lendemain, Sélim fit venir le grand-vizir Piri pacha : « Assez longtemps, lui dit-il, les raïas infidèles ont souillé l’air de leur souffle impur ; qu’ils disparaissent de devant ma face, ou qu’ils entrent dans la voie droite. » Le vizir, après avoir essayé vainement de faire révoquer cette mesure sanguinaire autant qu’impolitique, alla trouver le mufti, et tous les deux avertirent sous main le patriarche Hiérémias, en lui dictant la conduite qu’il avait à tenir. Celui-ci demanda à comparaître devant le sultan. Sélim refusa d’abord, puis il finit par se rendre aux représentations du grand-vizir et du mufti. Le patriarche, accompagné de tout son clergé, fut donc admis à paraître devant le divan à Andrinople. Après avoir invoqué le texte même du Coran, qui défend les conversions fondées sur la violence, il argue d’une prétendue capitulation qui aurait été accordée par Mohammed II aux Grecs, lors de la prise de Constantinople, et de laquelle il résultait que, tandis qu’une moitié de la ville était emportée d’assaut, l’autre moitié se fût rendue volontairement au sultan, et lui eût ouvert ses portes, à de certaines conditions acceptées et jurées par lui. Sommé par l’avocat du sultan de produire l’original de ce traité, le patriarche répondit qu’il avait été consumé dans un incendie, mais qu’il offrait de le suppléer par le témoignage de trois vieux janissaires âgés de plus de cent ans, qui avaient assisté à la conquête, et qui confirmèrent par leur déposition les assertions du patriarche. Cette fable, rapportée complaisamment et très au long par Cantemir (1), qui affecte d’y ajouter foi, malgré le témoignage unanime des auteurs contemporains, et brodée encore par la tradition, sauva les Grecs.
(1) Histoire de l’empire ottoman, t. 11, p. 46 et suiv.
Le sultan révoque l’ordre qu’il avait donné de sévir contre les personnes, mais la plupart des églises furent démolies ou converties en mosquées. De ce nombre fut l’église métropolitaine de Pammacaristos, ou de tous les Bienheureux, dans le quartier des Blaquernes, que Mohammed avait donnée au patriarche Gennadius, en remplacement de l’église des Saints-Apôtres, devenue plus tard la mosquée du Conquérant. Hiérémias en eut une autre, de construction mesquine et sans voûtes, située dans le quartier du Fanal ou Fanar, et que ses successeurs ont conservée jusqu’à ce jour.
V. Premiers travaux des missionnaires français dans le Levant - Suppression de l’impôt du sang. - Administration libérale du grand-vizir Kupruli-Zadè-Moustafa.
Cette crise fut une des plus dangereuses de celles que les Grecs eurent à traverser. A plusieurs reprises encore, une première fois en 1640, la dernière année du règne de Murad IV, puis en 1770, à la suite du soulèvement de la Morée, on agita dans le divan la question de savoir si le mieux ne serait pas d’exterminer en masse les raïas. Mais les principes de l’équité et les conseils d’une sage politique l’emportèrent sur la peur et sur la passion du moment.
Les commencements du xviie siècle virent les premiers travaux des missionnaires français dans le Levant. Les Lazaristes, institués récemment par saint Vincent de Paul, s’établirent à Constantinople, Salonique, Smyrne, etc., d’où ils se répandirent dans le reste de l’empire (1).
(1) Les Lazaristes ont succédé, par arrêté du Roi, en date du 5 janvier 1783, à tous les droits et privilèges ainsi qu‘à toutes les possessions dont jouissaient les Jésuites dans le Levant.
« Ils commencèrent, dit M. Villemain, à bâtir des églises, à ouvrir des écoles où ils attiraient des enfants de la communion grecque. Ils s’occupaient, à la fois, d’édifier les catholiques du Levant, nationaux, voyageurs ou captifs, et de convertir les Grecs et les Arméniens. » La liberté dont ils jouissaient à l’ombre des ambassades et du pouvoir de la France, protectrice née de tous les catholiques dans le Levant, les priviléges qui leur furent concédés par les Turcs, leurs efforts pour amener les Grecs à la foi romaine excitèrent souvent de tristes divisions parmi les Chrétiens de Constantinople et éveillèrent la jalousie du synode, qui les accusa plus d’une fois près du divan. Mais leur zèle résista à toutes les persécutions ; l’Eglise grecque fut entamée, et perdit, chaque année, du terrain.
[Fin du devsirme]
L’année 1656 fut marquée par la suppression d’un impôt odieux qui pesait sur les raïas depuis la conquête : je veux parler du tribut du cinquième des enfants mâles que la Porte levait chaque année sur les familles chrétiennes de l’empire pour recruter les ortas des janissaires. On se rappelle que, dans le principe, les ortas étaient formées d’enfants chrétiens enlevés dans le sac des villes d’Europe et qui recevaient une éducation analogue au métier auquel on les destinait. Plus tard, la Porte, moins heureuse dans ses expéditions militaires, avait eu recours à ce moyen qui se trouvait plus à sa portée ; mais, en 1656, soit qu’elle en sentit les inconvénients, soit qu’elle voulût ramener à elle les raïas, elle l’abolit et n’admit plus dans les rangs des janissaires que des Turcs asiatiques. Cet impôt du sang était surtout odieux aux Grecs en ce qu’il entraînait l’apostasie de leurs enfants. Aussi les chants populaires de la Grèce rapportent-ils de nombreux exemples de mères qui avaient poignardé leurs fils dans les bras des commissaires turcs. Mais c’était surtout dans la Morée, parmi les femmes de la Zaconie (1), que de pareils traits étaient fréquents ; chez les Grecs du Bas-Empire, ils étaient à peu près inconnus.
La condition des Grecs et celle des raïas en général s’améliora encore sous le grand-vizirat de Kupruli-Zadè-Moustafa [Köprülüzade Fazıl Mustafa Paşa, 1637-1691] frère du célèbre conquérant de Candie. Ce ministre habile, que les historiens ottomans ont surnommé Fazyl (le Vertueux), méprisant la routine fanatique suivie par ses prédécesseurs, ménagea les Chrétiens et envoya l’ordre formel à tous les gouverneurs de province de n’exiger d’eux aucun impôt en dehors du kharadj et de la dîme (2). Il leur permit de bâtir des églises, même dans les villages où il n’y en avait jamais eu, et par là il engagea une foule de malheureux sans asile à se réunir en petites peuplades, qui s’accrurent rapidement et apportèrent de nouveaux tributs au trésor. Les historiens rapportent à ce sujet une anecdote qui a un côté touchant. Le grand-vizir, faisant route pour la Serbie, à la tête de son armée, arriva dans un village habité seulement par des paysans grecs. Ces paysans n’avaient ni prêtre ni église, la loi ne permettant pas de construire des temples d’une religion étrangère dans les lieux qui n’en possédaient pas au moment de la conquête. Malgré cette défense, confirmée par des sentences juridiques (3), le vizir ordonna qu’on bâtirait une église grecque dans ce village et qu’on y appellerait un papas pour la desservir.
(1) Petit canton du Péloponèse, entre Nauplie et Monembasie, peuplé anciennement par une colonie ionienne.
(2) « Spedili decreti imperiali per tutta la Grecia, Armenia, Macedonia, Bulgaria ed Albania, di levar ogni aggravio dagli susditi Cristiani e che non siano obbligati di pagar altro che l’ordinario tributo. » (Relaz. di Costantinopoli.)
(3) Les fetwas du mufti Behdjé-Abdullah efendi déclarent : « Que les sujets chrétiens peuvent, avec la permission du souverain, réparer ou reconstruire leurs églises, mais que, dans ce dernier cas, il faut que le nouvel édifice soit bâti sur le même sol, sur le même plan, et dans les mêmes dimensions que l’ancien. »
En reconnaissance de ce bienfait qui combla de joie ces pauvres colons, il n’exigea qu’une poule par chaque chef de famille toutes les fois qu’il passerait dans ce lieu. A l’instant, cinquante-trois poules lui furent apportées, nombre égal à celui des familles du village. Kupruli, retournant l’année suivante à Constantinople, repassa par le même endroit, et il reçut cent vingt-cinq poules de ceux qui étaient venus s’y établir, et qui accoururent en foule au-devant de lui, le papas en tête. « Voyez, dit-il aux officiers qui l’accompagnaient, ce que produit la tolérance. J’ai augmenté la puissance du padichah et j’ai fait bénir son gouvernement par des gens qui le haïssaient » (1). Il rendit une ordonnance qui modifiait le kharadj et le répartissait d’après des bases moins lourdes et plus équitables. Les raïas, soumis à la capitation, furent divisés en trois classes : ceux de la première classe furent taxés à quatre ducats par tête, ceux de la seconde à deux ducats, et ceux de la dernière à un ducat seulement. Cette ordonnance fut appelée nizam-djejid (le nouvel ordre), dénomination qui reparut un siècle plus tard sous une autre forme.
(1) Voir Cantemir, Histoire de l’empire ottoman, t. IV, p. 98. Kupruli-Moustafa donna mille autres exemples d’une tolérance semblable, d’où l’ancien dicton grec que, Kupruli-Oghli bâtit plus d’églises que Justinien. Il fut tué à la bataille de Peterwardein, en 1691. Il était le dernier de cette illustre famille des Kupruli qui fournit à l’empire trois de ses plus grands ministres.
VI. Les Fanariotes. Panajoti. Alexandra Maurocordato.
Cette même époque vit le progrès croissant de la puissance des Fanariotes, et leur élévation aux principautés de Moldavie et de Valachie. Mais l’histoire de ces hommes, qui exercèrent une si grande influence sur les destinées de leur pays et même sur celle de l’empire turc, veut que nous reprenions les faits d’un peu plus loin.
Il existe à Constantinople un quartier appelé quartier du Fanar ou du Fanal, situé le long de la Corne-d’Or, près d’une porte qui était désignée, du temps même des empereurs d’Orient, sous le nom de Pili toû Phanarioû. Ce quartier, qui renferme l’église, la maison et l’école patriarcales, est encore aujourd’hui habité presque exclusivement par des Grecs. Vers le milieu du xviie siècle, on y comptait une vingtaine de familles, formant une espèce d’aristocratie qui se faisait distinguer du reste de la nation par son habileté et par ses richesses ; aristocratie douteuse, d’ailleurs, mi-partie européenne et mi-partie asiatique, composée, à l’origine, des débris de ces familles notables qui formaient le corps du clergé laïque à Constantinople, mais mêlée par la suite de sang italien, comme l’indiquent les noms de Giuliani, de Morousi, de Rosetti, figurant à côté de ceux de Maurocordato, de Callimachi, d’Hypsilantis. Quelques-unes de ces familles affectaient, il est vrai, une origine encore plus illustre, et à cause de leurs noms de Cantacuzène et de Paléologue, se portaient comme les héritiers directs des maisons impériales de Constantinople et de Trébisonde dispersées, mais non anéanties par la conquête (1).
(1) Il ne restait plus depuis longtemps de descendants de ces illustres familles ; ou, si quelques-uns avaient échappé aux massacres et à la prescription, ils vivaient misérablement au fond de quelque butte de la Bulgarie ou de la Roumélie, cachés sous des habits de paysan, et conservant à peine le souvenir de leur origine. Les Lettres de Busbec renferment à ce sujet un passage curieux : « C’est là (en Bulgarie), dit-il, qu’il me vint dans la pensée combien était fol e et légère cette noblesse dont le Vulgaire tire tant de vanité : car, désirant savoir de quelles familles sortaient tant de jeunes filles de figures charmantes et de port majestueux, les unes me dirent qu’elles descendaient de satrapes, et d’autres de familles royales. Toutes cependant se trouveront confondues dans la plus vite populace, mariées à des bouviers. Ce n’est pas le seul endroit de la Turquie où j’ai vu d’autres descendants de quelques empereurs vivre d’une façon plus abjecte et plus misérable que ne vécut autrefois Denys à Corinthe.»
C’est cette noblesse dont les membres ont été désignés dans l’histoire sous le titre de Fanariotes, du nom du quartier qu’elle habitait. Quoique déchue de son ancienne splendeur, elle conservait une grande autorité sur le reste de la nation. C’était elle qui administrait ses affaires spirituelles et temporelles, et les membres du synode, ainsi que les principaux dignitaires du clergé laïque, se recrutaient dans son sein. Toutefois, l’influence des Fanariotes était encore nulle au dehors, et eux-mêmes ne paraissent occupés qu’à se faire oublier, lorsqu’une circonstance inattendue vint tout à coup les mettre en lumière et leur donner un rôle politique dans l’Etat.
Les rapports de la Turquie avec les cabinets de l’Occident devenaient plus nombreux et plus importants chaque jour ; et cependant, les Turcs, soit paresse, soit préjugé, continuaient à dédaigner l’étude des langues européennes, de même qu’ils refusaient d’accréditer des ambassadeurs près es cours étrangères. Ils se servaient, pour leurs communications avec les Francs, de juifs ou de renégats, la plupart italiens en polonais (1), remplissant à la fois l’office d’interprètes et de traducteurs.
Plus tard, la Porte trouva plus commode d’employer ses propres sujets, au lieu d’avoir recours à des étrangers, et elle se servit des Grecs, dont l’esprit souple et délié s’adaptait merveilleusement à cette sorte d’emploi. Néanmoins, leurs fonctions, qu’ils avaient l’art de rendre lucratives, n’étaient entourées, dans le principe, d’aucune considération. Ils portaient simplement le titre d’écrivains, grammatiki. Le grammatikos se tenait dans la grande salle qui précédait le divan, pêle mêle avec les domestiques, attendant qu’on le fit appeler pour lire ou traduire quelque pièce. Sa faveur était toute personnelle, et dépendait uniquement de son habileté ou du caprice du ministre auquel il était spécialement attaché.
[Panajoti, Panagiotis Nicosios, mort en 1673]
Parmi ceux qui remplissaient cet emploi sous le règne de Mohammed IV, à l’époque du siége de Candie, se trouvait un Grec de Chio, un de ces insulaires que les Turcs désignaient par moquerie sous le surnom de tavchan (lièvres) (2) ; il s’appelait Panajoti ou Panajotaki, et, quoique natif de Chio, on le disait issu d’une famille grecque émigrée de Trébisonde. C’était un homme d’un esprit fin et délié, comme tous ceux de sa race, qui jouissait d’une grande réputation parmi ses compatriotes et même parmi les Turcs, pour l’étendue et la variété de ses connaissances.
(1) Lors de l’ambassade du baron de Busbec, l’interprète, Ibrahim, était un Polonais. Spon parle d’un autre Polonais dont le nom, dans sa patrie, était Albert Bobori, qui était aussi interprète, et qui communiqua à Rycaut les matériaux avec lesquels celui-ci composa son ouvrage sur l’empire ottoman.
(2) Les Turcs donnaient ce surnom aux Grecs de l‘Archipel, à cause de l’agilité avec laquelle ils se dispersaient dans les montagnes, lorsque, chaque année, la flotte du capitan pacha venant faire la levée du tribut dans leurs îles.
Non-seulement il était instruit dans les principaux idiomes des Francs, mais il connaissait même les sciences naturelles et la médecine, qu’il avait étudiées en Italie. Les Grecs l’avaient surnommé le Cheval vert, par allusion au lieu de sa naissance (1) ; les Turcs le prenaient pour un magicien, et prononçaient son nom avec une sorte d’épouvante. Sa réputation grandit encore au siége de Candie, où il avait accompagné son maître et protecteur, le grand-vizir Kupruli-Ahmed pacha. Après la reddition de cette île (1669), Kupruli récompensa ses services en créant pour lui la charge de grand interprète du divan (divan terdjumami [tercumanı]), dont les émoluments étaient considérables. Il y ajouta, comme don particulier, les revenus de l’île de Miconi, dans l’Archipel, évalués à quatre mille écus.
Panajoti resta pendant quatre ans dans cette charge, qu’il remplit avec un rare talent et un désintéressement que peu de ses successeurs imitèrent. Lorsqu’il mourut (2 octobre 1673), la Porte perdit un agent habile et fidèle, qui, tout en la servant avec zèle, s’était montré en toute occasion l’énergique défenseur des droits de ses compatriotes, en faveur desquels il obtint un firman qui les mettait en possession du Saint-Sépulcre, au préjudice des religieux latins de Jérusalem. Il était fort attaché à sa religion, au point qu’il osa un jour, en présence du grand-vizir Kupruli et des principaux ulémas, disputer avec le cheikh Wani, touchant la supériorité du dogme chrétien (2).
(1) Les Grecs ont un proverbe qui dit qu’il est aussi difficile de trouver un cheval vert qu’un homme sage dans l’île de Chio.
(2) Les Grecs eux-mêmes sont forcés de rendre hommage à cette tolérance des Turcs. « Chose incroyable ! dit à ce propos un de leurs écrivains les plus passionnés, tandis que les bûchers se dressaient en Europe pour ceux qui manifestaient les plus légères divergences d’opinions, on tolérait dans la capitale du mahométisme un esclave chrétien annonçant les vérités de sa foi. » (Cours de littérature grecque moderne, par Rizos-Néroules, p. 28.)
Mais son zèle éclata surtout en faveur de l’orthodoxie, pour défense de laquelle il composa un livre curieux, écrit en grec vulgaire, et imprimé en Hollande, sous le titre de Confession orthodoxe de l’Eglise catholique et apostolique d’Orient. Il entrait, peut-être à son insu, un peu de cette partialité dans l’ardeur avec laquelle il seconda les efforts des Turcs au siége de Candie. Mais s’il est vrai, comme le prétendirent dans le temps les Latins, que la chute de la ville doive être imputée à ses ruses, il ne faut pas non plus oublier que ce fut lui qui ménagea à la garnison une capitulation honorable, et dont l’intervention sauva les Candiotes de la rage des Musulmans, enflammée par une résistance longue et opiniâtre. Il racheta lui-même de ses deniers deux églises pour les Grecs et les Arméniens, et, à la même époque, la République de Gênes lui envoya des lettres de noblesse pour les services qu’il avait rendus au marquis de Durazzo pendant son ambassade à Constantinople (1).
(1) Panajoti fut enterré au couvent de la Trinité, dans l’île de Khalki (îles des Princes). Dans une maison, près de la, qui passe pour lui avoir appartenu, on lit son épitaphe gravée sur marbre noir. Voy. Voyage de Constantinople à Bassora, par Sestini, pag. 3.
Panajoti avait été remplacé dans sa charge de grand interprète, par Alexandre Maurocordato, chef de l’illustre famille de ce nom. C’était également un Grec de l’île de Chio, dont le savoir était presque universel, à en juger par la liste de ses ouvrages, insérée dans le Catalogue de la bibliographie grecque modems, publié à Hermopolis (Syra), en 1846. Professeur, médecin, érudit, historien, diplomate, versé dans la plupart des langues de l’Orient et de l’Occident, cet homme vraiment extraordinaire, laissa un Traité de la circulation du sang, dont la découverte récente était encore contestée dans l’Europe, une Histoire des Juifs, des Essais de morale très-estimés, etc. Mais ce qu’on possède peut-être de plus curieux, est un recueil d’une centaine de lettres, extrêmement intéressantes au point de vue de l’histoire contemporaine. En effet, Alexandre Maurocordato fut mêlé à toutes les grandes affaires de son époque. Après avoir représenté la Turquie aux conférences de Carlowitz, où il signa le traité de paix avec l‘Autriche, il fut l’âme de toutes les négociations, comme de la politique extérieure de la Porte et reçut, en récompense de ses services, le titre nouveau de conseiller intime (1) : titre qui s’est conservé dans les diplômes de ses successeurs, jusqu’à l’insurrection de 1821, époque à laquelle la charge de secrétaire-interprète fut remplie exclusivement par des Turcs.
Dans le même temps, le divan créa la charge de drogman de la marine (dersané terdjumani), dont les produits éventuels s’élevaient jusqu’à trois cents bourses d’alors (près de huit cent mille francs) par an. Le titulaire était spécialement chargé d’accompagner chaque année le capitan pacha dans la tournée qu’il faisait avec sa flotte, pour lever les tributs des îles soumises à sa juridiction, et servait d’intermédiaire entre lui et les primats des villes et des villages.
(1) Ex anorratôn - Consultez Cantemir, Hammer, tom. xiii, et surtout l’excellente notice insérée l’année dernière (1852) par M. Périclès Argyropoulo, recteur de l’université d’Athènes, dans son discours d’installation annuelle.
Ces deux emplois de drogmans de la Porte et de l’amirauté, devinrent l’apanage exclusif des Fanariotes. Les Turcs, qui dédaignaient d’employer les raïas dans leurs armées, empruntaient, à défaut de leurs bras, l’esprit souple et la langue déliée des Grecs. Mêlés à toutes les affaires, ces derniers eurent l’art de se rendre nécessaires : «Dès lors, dit Rizos, ce groupe de familles établies au Fanar, s’augmenta et s’enrichit progressivement. S’insinuant de plus en plus dans les affaires ministérielles de la Porte, ces Grecs formèrent une caste particulière, officiellement reconnue par le gouvernement turc. Quoique esclaves, aussi bien que le reste de leurs concitoyens, les Fanariotes occupaient des emplois respectés par les Turcs eux-mêmes, et considérés auprès du Gouvernement. Presque entièrement chargés des affaires extérieures, que l’ignorance et l’incapacité des Turcs les forçaient de leur confier, ils étaient obligés d’acquérir les nombreuses connaissances requises pour ce genre d’administration. Aussi donnaient-ils à leurs enfants une éducation soignée. L’étude approfondie de la langue grecque, du latin, de l’italien, du français et des trois principales langues orientales, le turc, l’arabe et le persan, étaient des préliminaires et des instruments indispensables pour réussir dans la carrière restreinte et ambitionnée des charges auxquelles ces Grecs de Constantinople pouvaient aspirer. Les Fanariotes, qui voyaient dans l’instruction la source de leur avancement, de leur crédit et de leurs priviléges, faisaient cas des hommes instruits, et protégeaient de tout leur pouvoir ceux de leurs concitoyens qui montraient du mérite et des connaissances. Aussi, les savants Grecs affluaient-ils de toutes parts à Constantinople, comme dans un lieu où l’on savait apprécier et récompenser les talents et les Vertus. Les jeunes Fanariotes, destinés au maniement des affaires publiques, se formaient par les soins éclairés de leurs parents, se pénétraient de bonne heure de sentiments élevés, et apprenaient à user d’un langage supérieur à celui du vulgaire ; les femmes même du Fanar parlaient avec pureté, et écrivaient avec élégance leur langue maternelle (1). »
Mais ce qui mit le comble à la fortune des Fanariotes, ce fut, ainsi que je l’ai dit, leur élévation à la dignité d’hospodars de Valachie et de Moldavie.
En 1709, Nicolas Maurocordato [1680-1730], qui avait succédé à son père dans sa charge de grand interprète, fut nommé par la Porte hospodar de Moldavie, à la place du prince indigène Rakovitza, et plus tard de Valachie, après la disgrâce et la mort de Stefan II Cantacuzène (1716). A partir de ce moment, la Porte qui avait été trahie par le prince Cantemir, dans sa guerre contre Pierre le Grand, prit l’habitude de faire gouverner les deux principautés par des Grecs du Fanar, à l’exclusion des boyards indigènes. Cette période qui dura jusqu’en 1821, époque à laquelle les principautés recouvrèrent le droit de choisir elles-mêmes leurs princes, est connue dans l’histoire moldo-valaque sous le nom de période grecque ou fanariote.
Les Fanariotes, en général, ont été l’objet de vives attaques, tant en dedans qu’au dehors de leur pays. Un homme qui les avait pratiqués de longue main a écrit un livre qui, à travers une exagération et une partialité évidentes, laisse subsister contre eux de terribles imputations (1), dont le petit nombre d’écrivains qui ont entrepris leur apologie n’ont pas toujours réussi à les laver. La vérité est que la nature de leurs emplois et la faveur dont ils jouissaient auprès des Turcs les rendaient suspects à leurs compatriotes eux-mêmes.
(1) Rizos. Cours de littérature, p. 80.
(2) Traité sur les princes de la Valachie et de la Moldavie, connus sous le nom de Fanariotes, par Marc-Philippe Zallony. -1830.
Ainsi, lorsque l’hétairie commença à se former en 1814, on mit en question si l’on s’ouvrirait aux Fanariotes des projets de l’association, et un petit nombre d’entre eux seulement y furent admis. Cependant ils n’avaient pas été sans influence sur ce réveil de la nationalité qui commençait à se faire jour de toutes parts dans la Péninsule. M. Villemain a écrit une phrase qui est peut-être le meilleur jugement que l’on puisse porter sur les Fanariotes : « Ils préparèrent de loin la liberté sans la vouloir. » De même que les prérogatives nouvelles reconnues par les Turcs au patriarche, lorsqu’ils traitèrent avec lui comme avec une autorité civile, représentant, non plus seulement une secte, mais une nation, tournèrent, malgré l’avilissement du haut clergé, au maintien et à l’augmentation de la foi, de même les Fanariotes, parvenus à force de bassesse à une sorte d’indépendance et de pouvoir, moins occupés de l’avenir de leur patrie que du soin d’augmenter leur crédit et leurs richesses, mais la servant par leur prospérité, d’ailleurs ingénieux et polis, cultivant par goût autant que par nécessité la langue, qui sans eux aurait péri, contribuèrent au progrès de la nation qu’ils paraissaient oublier. Ce serait leur titre à la reconnaissance des Grecs, si l’on devait leur tenir compte d’un résultat qu’ils amenèrent sans le chercher.
VII. Les Fanariotes (suite)
L’ère des Fanariotes fut donc l’époque de la renaissance de la Grèce. Jusque-là, à part le collége établi par Gennadius près de l’église patriarcale, et où l’on enseignait le grec ancien ou littéral, les lettres, la philosophie, la Grèce était presque entièrement dépourvue d‘écoles. Celles qui s’établirent postérieurement au mont Athos, à Janina, à Larisse, en Thessalie, à Smyrne, à Pathmos, à Corfou, n’étaient guère fréquentées que par les jeunes gens qui se destinaient à l’Eglise, l’enseignement, qui s’y faisait en grec littéral, les mettant hors de la portée du peuple. Aussi est-il presque impossible de se faire une idée de l’ignorance et de la grossièreté des esprits à cette époque. Les Grecs d’Asie surtout, plus anciennement et plus profondément entamés par la conquête, étaient tellement dégradés qu’à peine pouvait-on saisir en eux la trace de leur ancienne origine ; ils étaient devenus pires que les barbares. C’était miracle que la plupart fussent encore Chrétiens. La langue elle-même semblait à la veille de disparaître. Si de loin en loin paraissaient quelques hommes distingués, tels que Cyrille Lucar et Callinique, patriarches de Constantinople, Dosithée, patriarche de Jérusalem, Basile de Smyrne, Philarète d’Athènes, Meletius, l’achevêque Métrophane et Démétrius Cantemir, la plupart écrivaient en grec littéral (1). Le même préjugé qui, en Europe, faisait mépriser aux savants l’usage des langues vulgaires, pour se servir uniquement de la barbarie du latin, régnait en Grèce dans toute sa force.
(1) Cantemir, Histoire de l‘empire ottoman, t. Il, p. 38.
L’avénement de Panajoti et d’Alexandre Maurocordato aux importantes fonctions du drogmanat marqua pour la Grèce une ère nouvelle. Par leurs soins, des colléges fleurirent dans plusieurs parties de la Turquie européenne et de l’Asie Mineure ; les écoles de Constantinople et de Janina devinrent surtout célèbres. Une multitude de jeunes Grecs, après y avoir achevé leurs études, passaient en Europe, les uns pour se perfectionner dans les sciences et dans la connaissance des langues, les autres pour étudier la médecine sous le célèbre Boerhaave. Plusieurs de ces jeunes gens devinrent, à leur tour, des hommes célèbres : tels furent Samuel, patriarche de Constantinople, Eugène Bulgaris, Nicéphore Théotoki, Georges Handjeri, dont les noms appartiennent plus spécialement à l’histoire de la seconde période. L’établissement de ces écoles, la plupart fondées et entretenues par des Fanariotes, ne paraît pas avoir rencontré des obstacles sérieux de la part de la police turque, bien que les Grecs affectent de nous montrer leurs fondateurs obligés, pour ne point éveiller la susceptibilité ombrageuse de la Porte, de les déguiser sous le nom de maisons de correction ou de les placer à l’abri du sanctuaire, en transformant le vestibule des églises en salles primaires où les enfants apprenaient à lire et à écrire. Les auteurs mêmes qui voudraient, afin de rehausser le mérite de leurs compatriotes, faire croire à une persécution ou tout au moins à un mauvais vouloir systématique de la part des Turcs, racontent des traits singuliers de la tolérance de ces derniers pour l’enseignement chrétien, de la liberté qu’ils laissaient à cet égard aux diverses communautés, du respect qu’ils professaient pour les monastères, presque tous transformés en écoles, et pour les ordres religieux, à quelque secte qu’ils appartinssent. Du reste, cet empêchement, s’il exista jamais, ne se prolongea pas au-delà de cette première période, et a peine entrés dans la seconde, sous sultan Sélim III, nous verrons les écoles et les lycées, autorisés par le Gouvernement, prendre une extension et un développement extraordinaires.
VIII. Réveil littéraire de la Grèce.
La deuxième période se partage en deux moitiés bien distinctes : l’une, scientifique et littéraire ; l’autre, politique. Durant la première, le nombre des écoles augmente ; plusieurs sont transformées en lycées ; des professeurs célèbres tentent d’introduire dans l’enseignement les méthodes nouvelles qu’ils ont rapportées d’Europe ; la langue se fixe ; la littérature, si elle ne compte encore aucune œuvre originale remarquable, s’enrichit d’une foule d’ouvrages empruntés aux langues étrangères, au français surtout : l’Essai sur l’esprit et les mœurs des nations, le Siècle de Louis XIV, l’Histoire de la conjuration contre Venise, traduits par Samuel, patriarche de Constantinople ; l’Histoire ancienne de Rollin, par Alexandre Cancellarios ; les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, par Georges Emmanuel ; la Logique de Condillac, la Physique de Brisson, la Chimie de Fourcroy, et l’Astronomie de Lalande, par Daniel Philippide ; la Phèdre de Racine, par Démétrius Morousi ; plusieurs tragédies de Voltaire, par Jacovaki Rizos ; le Voyage du jeune Anacharsis, dont la première édition française est de 1788, et dont il existe deux versions en grec moderne. On recherchait les livres avec ardeur ; ou les faisait venir à grands frais de France, d’Allemagne et d’Italie ; Constantinople, Smyrne, Athènes virent s’établir les premières librairies grecques ; de grandes bibliothèques se formèrent, soit dans les écoles publiques, soit dans les maisons des particuliers. Alors parurent des hommes distingués dans les sciences, tels que Samuel, dont le patriarcat coïncide avec l’époque de la première guerre de Catherine contre les Turcs ; Eugène Bulgaris de Corfou, qui, après avoir enseigné pendant huit ans les belles-lettres, la théologie, les mathématiques et les sciences naturelles dans l’école du mont Athos, alla mourir en Russie, archevêque de Tauride et de Kherson (1775) ; Nicéphore Théotoki, de Corfou, qui passa également en Russie, où il fut fait archevêque d’Astrakhan par Catherine. Une sorte de fièvre de savoir, comparable à celle qui avait marqué l’apparition en France et en Allemagne des chefs-d’oeuvre antiques au commencement du xvie siècle, s’était emparée des esprits. C’était la réaction de l’Occident sur l’Orient qui commençait. Les Turcs, poussés par le génie réformateur de Sélim, sortaient peu à peu de leur routine ; Catherine marchait à grands pas dans la route frayée par Pierre le Grand. Les Grecs, pressentant la lutte prochaine des d’eux empires, prêtaient l’oreille à tous les bruits du dehors, et s’agitaient dans une vague attente.
IX. Soulèvement de la Morée en 1770. - Origine du protectorat de la Russie dans le Levant.
L’expédition de 1770, dans le Péloponèse, nous montre pour la première fois la Russie intervenant d’une manière directe dans les affaires de la Grèce. Toutefois, les commencements de son influence remontent à une époque beaucoup plus ancienne. Dès le règne de Pierre le Grand, un espoir de liberté commença à se manifester parmi les Grecs. A Salonique, dans les premières années du XVIIIe siècle, les habitants s’informaient des victoires du czar de Russie et en parlaient comme d’un libérateur (1).
(1) Missions du Levant, t. II
Celui-ci exploita habilement cette tendance des esprits dans son intérêt et dans celui de ses successeurs. Conquérir Byzance, refaire un empire d’Orient, de même que Charlemagne avait refait un empire d’Occident : une telle idée n’avait rien de trop vaste pour le génie entreprenant de Pierre ; mais ce génie était en même temps trop pénétrant pour ne point voir que l’heure n’était pas venue. Il marqua le but et ouvrit la voie à ses successeurs. A partir de ce moment, commence l’action de la Russie sur les populations grecques de la Turquie, action sourde par moments, mais constante, systématique, toujours semblable à elle-même. La religion en fut le moyen le plus efficace. Le czar exerçait un pouvoir occulte sur les moines du mont Athos et sur le synode de Constantinople. De riches présents, des parures d’église, des livres imprimés étaient expédiés de Moscou dans les couvents et les évêchés de la Grèce ; ceux-ci envoyaient en échange des reliques que le clergé moscovite recevait avec une grande vénération. Aujourd’hui encore, après un siècle et demi, les choses n’ont pas changé. Entrez dans une église ou dans un monastère grec en Turquie, le papas ou l’higoumène qui vous accompagne, vous arrête avec orgueil devant un candélabre en or massif ou devant un missel superbement enluminé et enrichi de pierreries : c’est un présent de l’empereur de Russie. S’il osait même, et qu’il ne vous connût pas pour un de ces schismatiques, pires à ses yeux que les Musulmans, il vous montrerait de petits catéchismes imprimés à Moscou, dans lesquels l’obéissance absolue au czar de Russie et sa reconnaissance comme chef de l’Eglise orthodoxe et véritable successeur de Constantin, sont mises au nombre des articles de foi. M. Villemain nous apprend de même que, du temps du czar Pierre, les prêtres grecs mêlaient les noms du grand-duc de Moscovie à celui des saints de la nation.
En 1720, Pierre le Grand conclut avec la Porte du traité où l’on voit pour la première fois la Russie, à l’exemple des puissances catholiques, stipuler avec la Porte en faveur des pèlerins russes à Jérusalem et des religieux de cette nation (1). L’article 11 de ce traité, confirmé par le même article du traité russe de Belgrade en 1759, origine première du protectorat que les czars prétendirent plus tard sur les Grecs de Turquie, s’exprime ainsi :
« Il est libre aux marchands des deux nations de voyager et de trafiquer en toute sûreté d’un Etat à l’autre. Il sera permis aux Russes de faire des pèlerinages à Jérusalem et en d’autres lieux saints, sans qu’ils soient assujettis, ni à Jérusalem, ni ailleurs, à aucun tribut, kharadj ou peskasch, ni à des exactions pécuniaires pour leurs passe-ports. Les ecclésiastiques russes qui s’arrêteront sur le territoire de la Porte ne seront point molestés. »
Il y a loin, comme l’on voit, de ce début modeste aux prétentions exorbitantes que la Russie a mises en avant de nos jours, et dont les puissances occidentales se préoccupent à si juste titre (2) ; mais il en marque le point de départ, et met entre les mains de la Russie le levier dont elle s’est servie depuis avec tant d’habileté à l‘encontre de la Porte. La fortune, en arrêtant le czar Pierre sur les bords du Pruth, suspendit l’exécution de ses projets. Mais le dessein de soulever la Grèce à un moment déterminé ne fut pas abandonné. Il passa comme une tradition à ses successeurs, avec cette unité de vues qui fait la force, et parfois, le danger des
(1) Traité de Constantinople, du 5 novembre 1720.
(2) Famin, Des églises chrétiennes en Orient, p. 255.
gouvernements absolus et héréditaires. Du temps de l’impératrice Anne (1730-41), des émissaires envoyés par le maréchal Munich répandirent l’or et les proclamations à pleines mains dans l’Epire et dans les montagnes de la Thessalie ; car la Russie comptait bien plus, pour organiser un soulèvement, sur les habitants de la Péninsule, où les Klephtes et les Armatoles (1), toujours en armes, conservaient les traditions de la mère-patrie, que sur les populations abâtardies de la Roumélie et de la Thrace. Sous le règne d’Elisabeth (1741-62), de nouveaux émissaires avaient paru dans les montagnes du Taygète, dans le pays habité par les Maniotes, et y avaient semé des bruits de guerre et d’affranchissement. Une tradition populaire, chez les Hellènes, portait que leur délivrance serait l’œuvre d’une race septentrionale, aux cheveux blonds : ils l’expliquaient naturellement en faveur des Russes.
(1) Les Klephtes étaient des bandes armées répandues dans les montagnes de la Grèce septentrionale, principalement dans l’Epire et la Thessalie, qu’elles dévastaient par leurs brigandages. Les Turcs, après avoir tenté vainement de les soumettre, traitèrent avec elles, et au commencement du XVl° siècle, sous Sélim II, ils en formèrent une milice sous le nom d’Armaloles (armatoloi), qui fut chargée de la garde des routes et de la défense du pays contre les rapines des Albanais mahométans. D’après le khatti-cherif impérial, la Grèce septentrionale était divisée en quatorze armaloliks ou capitaineries, dont les commandants obéissaient aux pachas et, en quelques endroits, aux primats grecs. Ceux qui ne voulurent pas accepter ce servage armé continuèrent à vivre sur leurs montagnes, et gardèrent leur ancien nom de Klephtes qui, dans l’ancienne langue, signifie voleurs.
Ces bruits n’avaient, d’ailleurs, rien de précis ; c’étaient plutôt de vagues rumeurs, des conjectures hasardées à voix basse, des prophéties répétées d’un ton mystérieux, dans ce langage mystique qui fonda plus tard le [page 75] succès de l’Hétairie, et tellement inhérent à l’esprit des peuples slaves, qu’il se retrouve jusque dans le style de leurs chancelleries (1). Mais leur effet sur les masses ne fut que plus certain ; elles finissaient par se mêler aux croyances religieuses du pays. Le voyageur anglais Chandler, qui parcourait la Morée quelques années plus tard, sous Catherine, raconte qu’il entendait dire partout sur son passage, que les Russes délivreraient bientôt les Grecs ; que tout récemment une croix lumineuse était apparue pendant trois jours, sur le dôme de Sainte-Sophie ; que les Turcs avaient fait de vains efforts pour chasser ce signe miraculeux, et qu’ils étaient tombés dans la consternation.
Le soulèvement de 1770 fut le résultat de ces menées.
Toutes les histoires sont pleines du récit de cette expédition, dont on ne saurait dire si elle fut plus malheureuse pour les Grecs que honteuse pour la Russie. C’est pourquoi je n’en parlerai ici que pour mémoire, et afin de ne point perdre de vue la série des événements.
Un grec de Thessalie, nommé Papadopoulos, ou Papasoghlou, devenu capitaine de la garde russe, paraît en avoir été le premier instigateur. Grégoire Orloff, favori de Catherine, embrassa ce projet avec enthousiasme et le fit goûter à l’Impératrice. On parlait tout haut de renvoyer les Turcs de l’Europe, de constituer, sans dire où ni comment, une Grèce indépendante ; mais au fond, il s’agissait pour Catherine d’incorporer la Crimée à son empire. Papadopoulos et un autre émissaire russe, nommé Tamara, partent pour soulever la Grèce.
(1) Voy. Pièces justificatives, II.
Le vladika de Montenegro et un jeune moine grec qui se faisait passer pour Pierre III, le dernier empereur de Russie, quoiqu’il ne prit que le nom de Stephano, les aident dans leur projet. Les Monténégrins furent gagnés les premiers, puis les Maniotes. Quelques évêques et les principaux chefs se réunirent secrètement dans la maison d‘un vieillard nommé Benaki, primat de la ville de Calamata, et promirent de rassembler cent mille Grecs, si les Russes paraissaient sur la côte avec des armes et des vaisseaux.
Ils tinrent parole. Lorsqu’au mois d’avril 1770, la flotte russe, commandée par l’amiral Spiritoff, se montra dans la baie d’Aetylos, l’insurrection éclata comme une bombe d’un bout à l‘autre de la Morée ; mais toute la coopération des Russes se borna au débarquement de huit cents hommes et de deux mille vieux fusils. Trois semaines après, une altercation s’étant élevée entre Alexis Orloff, commandant de l’expédition, et le chef maniote Mavromichali, ces huit cents hommes se rembarquèrent, abandonnant les malheureux insurgés à la fureur de leurs ennemis. Près de cinquante mille Grecs furent égorgés ; les Russes contemplaient de leurs vaisseaux le massacre des habitants et l’incendie des villes. Bientôt ils mirent à la voile des côtes de Grèce pour rallier la flottille de l’amiral Elphinston, qu’on avait envoyée pour renforcer l‘escadre de Spiritofi. La flotte turque fut détruite à Tchesmé [Çeşme] (7 juillet 1770) ; mais les Russes ne firent aucune tentative en faveur des Grecs, et Spiritoff, après un hivernage malheureux à Paros, ramena les débris de sa flotte. Avec elle s’évanouirent les dernières espérances des Grecs.
Le traité de Kutchuk-Kaïnardji, qui mit fin à la guerre, quatre ans plus tard (21 juillet 1774), en stipulant plusieurs conditions favorables aux Grecs, parut dicté moins par un esprit de justice et par un désir de réparation, que par l’espoir de conserver un droit sur ceux mêmes que l’on abandonnait. D’ailleurs, la plupart de ces conditions étaient dérisoires : il était bien temps de proclamer une amnistie et un pardon général en faveur des insurgés (1), après que les trois quarts au moins avaient péri ! Les exilés et les bannis pouvaient bien revenir ; mais les morts sortiraient- ils de leurs tombeaux ?
X. Traité de Kaïnardji. - Développements de la marine et du commerce grecs.
Cependant, ce même traité de Kaïnardji, en accordant à la Russie la libre navigation de la mer Noire et la faculté d’accréditer des consuls et des vice consuls dans les Echelles (2), devint une source de prospérité pour les Grecs. La plupart de ces charges de consul et vice-consul furent données à des indigènes. Ceux-ci en profitèrent pour faire le commerce à l’abri des immunités qui leur étaient garanties parleurs bérats (3) . Mais comme le privilége du bérat n’était pas restreint à la personne du consul ou de l’agent consulaire ; qu’il s’étendait à tous les employés et à tous les serviteurs de sa maison ; que, de plus, chaque ambassade en avait à sa disposition un certain nombre, que l’on pouvait acheter moyennant une somme de trois à quatre mille piastres, on vit la plupart des Grecs munis de ces diplômes équiper des bâtiments de commerce qui arboraient le pavillon russe, et parcourir librement toutes les mers de la Turquie. La convention explicative du traité de Kutchuk-Kainardji (10 mars 1779), et le traité de paix de Jassy (9 janvier 1792), par lequel la Porte reconnut l’incorporation à la Russie de la Crimée et des pays adjacents, jusqu’à la rive gauche du Dniester, stipulaient en faveur de cette dernière de nouveaux avantages commerciaux, dont les Grecs ne tardèrent pas à profiter.
(1) Traité de Kutchuk-Kaïnardji, art. 1er. Voy. Pièces justificatives, III.
(2) Ibid., art. ll.- Un autre article important de ce même traité, à cause de l’extension qu’on a voulu lui donner plus tard, est l’article 7, par lequel la Porte s’engage à protéger constamment la religion chrétienne et ses églises, et permet aux ministres russes, accrédités à Constantinople, de faire, dans toutes les occasions, des représentations en faveur de la nouvelle église à Constantinople. Voy. ibid.
(3) Tom. 1er, p. 398.
Peu à peu, et malgré les mécomptes essuyés, ceux-ci s’habituaient à regarder leurs destinées comme solidaires de celles de l’empire des czars. Leur génie actif et entreprenant s’élança avec ardeur dans la nouvelle carrière qui lui était ouverte. En peu d’années, la mer Noire et la mer Blanche (1), considérées pendant longtemps comme des lacs ottomans, se couvriront de bâtiments marchands des îles grecques de l’Archipel et de la mer Ionienne, qui arboraient le pavillon turc en sortant des Dardanelles et allaient commercer dans tous les ports de la Méditerranée. Trois petites îles, qui n’étaient connues des navigateurs que par leurs rochers, Hydra, Spezzia et Ipsara, contribuèrent surtout à ce rapide essor de la marine grecque. A la place des tartanes, ou barques à voiles latines, avec lesquelles elles trafiquaient d’une île à l’autre, elles commencèrent à construire de gros vaisseaux qui fréquentaient tous les parages de la Méditerranée, depuis Kherson et Taganrok jusqu’à Gibraltar. Quelques-uns mêmes pénétraient jusqu’en Amérique. Les pirates algériens leur donnèrent la chasse ; ils s’armèrent de canons et défièrent leurs attaques.
(1) Les Turcs donnent à la mer de Marmara le nom de Ada Denyz (mer Blanche), en y comprenant aussi l’Archipel et la mer Egée.
Lorsque la révolution française éclata, les Grecs s’emparèrent de presque tout le commerce que Marseille faisait dans le Levant. « L’impulsion, une fois donnée, dit M. Gordon, dans son Histoire de la Révolution grecque, se communique avec une singulière rapidité. A Constantinople, Smyrne, Salonique, dans toutes les grandes villes de la Turquie, à Trieste, à Venise, à Livourne, à Gênes, à Marseille, à Londres, dans tous les principaux ports de l’Europe, on vit s’établir d’opulentes maisons grecques. La ville nouvelle d’Odessa, bâtie sur une steppe de la Tartarie, devint une place de commerce de premier ordre, aux trois quarts grecque. En 1816, le nombre de bâtiments appartenant à des sujets chrétiens de la Porte, armés dans les ports et les îles de la Thrace, de la Macédoine et de la Grèce, s’élevait à six cents, employant dix-sept mille matelots, et armés de six mille pièces de canon. Mais ce ne fut pas sur les côtes seulement que le commerce s’étendit ; le mouvement se communiqua aux vallons fermés du Pinde, de l’Ossa, de Cyllène. Les manufactures de laine de Thessalie et d‘Epire, l’huile de Crète, les raisins de Corinthe, la soie et les autres denrées du Péloponèse rapportèrent des sommes considérables, et vivifièrent, des contrées jusque-là pauvres et négligées. On sait que le commerce contribue essentiellement aux progrès des connaissances et de la civilisation, et que les Grecs sont aussi désireux que capables d’apprendre. En général, la marche des connaissances est lente et graduelle ; mais, parmi ce peuple, elle ressembla à une explosion soudaine ; ce fut quelque chose de presque miraculeux, une révolution d’idées qui contrastait singulièrement avec le flegme et la patiente immobilité des autres raïas. A peine l’exemple avait-il été donné par quelques-unes des principales familles de Constantinople, à peine l’étendard avait-il été levé, et des secours avaient-ils été offerts par quelques riches marchands établis à l’étranger, qui prenaient un vif intérêt à l’amélioration du sort de leurs concitoyens, que de tous côtés on vit surgir des écoles, des colléges, des bibliothèques. Dans la capitale, à Smyrne, à Chio, à Cydonia, a Janina, dans les moindres petites villes, la jeunesse grecque courait à l’acquisition de la science sous les auspices d’habiles professeurs ; l’instruction pénétrait même dans les villages, et les lumières, emprisonnées jusque-là dans les palais du Fanar et les cloîtres du mont Athos, s‘étendaient rapidement à travers les provinces. Au milieu de cette diffusion de la richesse et de l’éducation, la voix du patriotisme, si longtemps oubliée, commença à se faire entendre, et la gloire passée de l’Hellénie, non-seulement devint un thème familier au littérateur dans son cabinet, mais retentit aux oreilles du klephte sur les montagnes, du marin sur les eaux, et du commerçant derrière son comptoir (1). »
(1) Gordon’s History of the greek revolution. Introduction, p. 37.
Les changements furent si merveilleux et si rapides que ceux qui voyaient la Grèce une année avaient peine à la reconnaître l’année suivante. Une mesure inattendue dont la Porte prit l’initiative, donna une base fixe et légale à ce qui n’avait été jusque-là qu’un fait accidentel. Justement alarmé de l’abus que les chancelleries étrangères, et surtout la chancellerie russe faisaient des hérats, sultan Sélim entreprit d’y remédier en octroyant de lui-même aux raïas des priviléges égaux à ceux que leur conféraient les bérats et créant une compagnie de négociants grecs et arméniens, sous le nom de négociants bérataires ou privilégiés. C’était le prince Démétrius Morousi, nommé récemment par le Sultan inspecteur général des écoles et des hôpitaux grecs, qui avait été l’instigaleur de cette mesure (1). Hussein pacha, grand amiral, l’appuya fortement auprès de Sélim, autant pour diminuer l’influence croissante de la Russie, que dans le but de former des matelots pour la marine militaire qu’il avait entrepris de régénérer. Seulement, ses vues furent dépassées ; la marine et le commerce grecs prirent un développement tout à fait hors de proportion, et le moment ne devait pas tarder où ces matelots de l‘Archipel, destinés dans le principe à recruter les équipages des vaisseaux ottomans, deviendraient leur épouvantail et leur feraient une guerre acharnée.
XI. Rhigas.
Rhigas rejoint les deux moitiés de cette période et marque le point précis où la politique s’unit à la littérature. Par lui, nous entrons dans la sphère de l’actien, et déjà les événements qui, vingt-cinq ans plus tard, amèneront la délivrance d’une partie de la Grèce, commencent à se faire pressentir.
(1) « On octroya à ces négociants des privilèges considérables ; ils étaient à l’abri de toute exaction, exempts du kharadj et traités par les douanes sur le même pied que l’étaient, d’après les traités de commerce, les négociants étrangers. La compagnie avait quatre députés, élus dans son sein, pour veiller à ses intérêts et juger en première instance les différends survenus entre ses membres. Son tribunal d’appel était la Cour suprême du grand vizir. Ces privilèges furent maintenus depuis le règne de Sélim jusqu’à l’insurrection. Les négociants ayant trouvé de grands avantages dans ce système, abandonnèrent presque tous les diplômes étrangers et s’incorporèrent dans cette compagnie, qui s’enrichit, étendit ses relations commerciales et prospéra considérablement. » (Rizos-Neroulos, Histoire de la Grèce, p. 117.)
Rhigas fut le précurseur et le premier martyr de l’indépendance grecque. Il était né à Velestina, petite ville de Thessalie, en 1755 ; d’autres disent deux années plus tard. Il vint de bonne heure à Bucarest, où il s’adonna au commerce, seule voie de fortune et d’indépendance pour un Grec, à cette époque. En 1790, au moment où la révolution française venait d’éclater, nous le trouvons professeur dans le lycée de cette ville. Depuis sa jeunesse, il avait mêlé constamment la passion des lettres et de l’étude à la pratique des affaires : la poésie et la géographie comparée l’attiraient surtout. Mais il avait un autre amour qui lui tenait encore plus fortement au cœur : c’était celui de sa belle et malheureuse patrie : il rêvait son affranchissement. Il organisa dans ce but une vaste association dont il devint l’âme et le chef, destinée à soulever la Grèce à un moment et à un signal donnés. Tels furent les commencements de l’Hétairie, modifiée et accrue par la suite. L’hétairie fondée par Rhigas comptait dans son sein des évêques, des archontes, des négociants, des professeurs, des primats, des capitaines de terre et de mer, presque tous les membres éclairés et influents de la nation. Quelques étrangers y furent admis, mais en petit nombre. Rhigas ne comptait, pour délivrer la Grèce, que sur les Grecs. Il se cachait surtout des Russes ; mais il entretenait des relations secrètes avec le fameux rebelle Pazvan-Oglou, qui tint en échec, pendant plusieurs années, les armées de la Porte. En 1796, Rhigas passa à Vienne pour mûrir et préparer son entreprise. Il correspondait de là avec les membres de l’hétairie, répandus dans les différentes parties de la Grèce, et avec les autorités françaises du Directoire, publiait un journal grec pour l’instruction de ses compatriotes, faisait imprimer sa traduction du Voyage d’Anacharsis, en même temps que ses poésies, empreintes de toute la ferveur de son patriotisme et écrites dans cette langue vulgaire si propre à agir sur les masses, allaient réveiller dans tous les cœurs l’enthousiasme de la patrie et de la liberté. Son imitation de la Marseillaise : « Allons, enfants des Grecs ! », son hymne fameux aux montagnards : « Héros ! jusqu’à quand vivrons-nous sur les montagnes ? » (1), retentissaient dans toute la Grèce. Les Palieares, l’hiver, au coin du feu, l’été, à l’ombre des oliviers et des platanes ; les Klephtes, sur la montagne ; les Armaloles, dans leurs marches, les répétaient sans jamais se lasser ; et les Turcs eux-mêmes, frappés de cet air mâle, dont la musique plaisait à leurs oreilles, se le faisaient chanter à table sans en comprendre les paroles. A la même époque, Rhigas faisait graver une grande carte de la Grèce, en douze feuilles, qu’il venait d’achever, non sans peine, et destinée, sans doute, à servir de base aux opérations de l’hétairie. En effet, le moment approchait ; la Grèce entière, prête à se soulever, n’attendait que le signal, lorsque Righas fut arrêté à Trieste avec huit de ses compagnons, au moment où il allait s’embarquer pour le Péloponèse, et livré par la police autrichienne aux mains des Turcs, qui le mirent à mort (mai 1798), à Belgrade, et jetèrent son corps dans le Danube. Tous les journaux de l’Europe retentirent de cette catastrophe (2).
(1) Voy. le Recueil des Chansons de Rhigas, imprimé clandestinement à Jassy, en 1814.
(2) Voy. le Moniteur de l’an VI (1798), n° 271.
Quelques semaines après, Anthimos, patriarche de Jérusalem, publia, avec la sanction et probablement sous l’inspiration de la Porte, une sorte de mandement adressé à tous les Grecs de la Turquie, à l’effet de les maintenir dans leur foi et dans leur servitude. Cet écrit, où triomphent l’égoïsme et la peur, est intitulé : Circulaire paternelle (1). Un ami de Rhigas répondit par un autre écrit, intitulé : Circulaire fraternelle, où il affectait de croire que le nom du vénérable patriarche de Jérusalem avait été supposé, et où, après avoir vengé la mémoire de Rhigas et de ses compagnons, il protestait, au nom de la nation, contre de si lâches conseils (2).
La tentative de Rhigas ne fut pas perdue. En attendant que l’hétairie se reconstituât sur de nouvelles bases, une révolution s’opéra dans les études et dans l’enseignement. Les jeunes Grecs qui se vouèrent au professorat n’étudièrent plus la littérature seulement pour devenir littérateurs. Au lieu d’envisager l’antiquité par son côté abstrait, spéculatif, ils l’abordèrent par son côté positif et pratique. Lorsqu’ils commentaient à leurs élèves Xénophon et Démosthène, le capitaine et l’homme d’Etat les frappaient plus que l’écrivain nourri des grâces du style attique et l’orateur incomparable. Ils voulurent avoir et ils eurent le sens des historiens. Ce qu’ils leur demandaient, c’étaient moins les secrets de leur art que de graves et utiles lecons. L’idée de la restauration de la langue ne les préoccupait plus seule ; ils y mêlaient celle de la patrie à fonder. Ils étudiaient la Grèce morte, afin de la ressusciter vivante. Tels furent, entre beaucoup d’autres, Lambros Photiadis, de Janina, professeur de belles-lettres dans le lycée de Bucarest (1795), son disciple Néophyte Doukas, d’Epire, Benjamin, de Mitylène, fondateur du collége de Cydonie.
(1) Décade philosophique, 7° année, 4° trimestre, p. 218.
(2) Circulaire fraternelle à tous les Grecs soumis à l’empire ottoman, en réponse à la Circulaire paternelle publiera à Constantinople, sous le nom supposé du vénérable patriarche de Jérusalem. Rome (Paris), 1798. ln-8° de 58 pages.
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XII. Rhigas.- Cydonie (Aïvali).
J’ai déjà fait mention de Cydonie, dont l’étonnante prospérité marqua, vers le milieu du XVIIIe siècle, le nouvel état où pouvait aspirer la nation grecque. Vers 1740, Cydonie, ou Aïvali, comme l’appelaient les Turcs, était une simple bourgade de l‘Asie Mineure, aux trois quarts grecque, connue seulement par l’admirable fécondité de son sol et par son heureux emplacement. Elle était située près du rivage de la mer, dans un climat fertile, sous le ciel le plus pur ; en face s’élevait l’ile de Mitylène, séparée du rivage par un détroit de peu de largeur, semé d’une centaine de petites îles inhabitée, mais ornées d’une végétation vigoureuse, qui l’entouraient comme d’une ceinture verdoyante et parfumée (1), et lui formaient un port à l’abri de tous les vents.
(1) Ces îles sont appelés Hécatonnisi (les Cent îles) ou Mosconnisi (les îles Mosquées), par suite, soit des plantes aromatiques dont elles abondent, soit de la grande quantité de polypes qu’on y pêche, et dont le plus grand nombre est de l’espèce appelée en grec, mosk-octapoda, polypes musquée.
Aïvali était l’apanage de la famille des Durri-Zadè, à Constantinople, famille puissante, qui fournit plusieurs grands muftis à l’empire, mais dont le crédit ne réussit pas toujours à protéger les habitants contre les vexations des pachas. Le zèle d’un simple moine, nommé Oeconomos, changea ce pauvre village en une cité florissante, gouvernée par ses propres magistrats, et qu’embellirent les arts, le commerce, l’industrie. Il était doué de cette patience infatigable qui, puisant sa force dans un ardent amour du bien, lève à la longue tous les obstacles. Il obtint de la Porte, par l’entremise d’un riche banquier grec, puissant dans le séraï, un firman qui éloignait tous les Turcs du village d’Aïvali ; un second firman érigea Cydonie en une municipalité indépendante, jouissant du droit de s’administrer elle-même, sauf la surveillance du gouverneur turc et de quelques employés de la douane. Les Grecs secoururent de tous côtés, de Chio, de Constantinople, du Péloponèse, sur cette terre privilégiée. Une ville élégante, avec des rues larges et bien bâties, des maisons spacieuses, entourées de jardins, de riches églises, un palais où siégeait le conseil de la ville, composé de douze épitropes et de trois démogérontes, s‘éleva bientôt sur l’emplacement du pauvre village. Le commerce, l’industrie, la civilisation fleurirent à l’ombre de la liberté, et, dans toute la Grèce asiatique, de même que sur le continent européen, partout où étaient répandus la race et l’idiome grecs, on parlait de l’étonnante prospérité, de la richesse croissante, des mœurs douces et affables des Cydoniens.
Cependant, les Cydoniens n’avaient encore qu’une petite école, où l’on enseignait la grammaire, lorsque Benjamin, à son retour d’ltalie, n’ayant pu réussir à doter sa patrie, trop pauvre, d’un gymnase, s’adressa aux démogérontes de Cydonie. Ceux-ci accueillirent sa proposition ; un vaste collége fut bâti et doté convenablement à l’aide d’une souscription formée par les principaux habitants, et Benjamin y occupa le premier la chaire des sciences en 1790. Cet établissement devint célèbre, et il en sortit une foule d’hommes distingués qui, lors de la formation du Gouvernement provisoire de la Grèce, occupèrent des emplois importants dans l’administration et dans l’armée. Pouqueville, qui séjourna quelques mois à Cydonie, en 1817, nous a laissé, sur l’état de cette ville et de son collége à la même époque des détails d’autant plus intéressants, qu’ils ne précedèrent que de quelques années la catastrophe qui causa sa ruine. « Ce collége, dit-il, établi par les dons volontaires des principaux habitants de Cydonie, est devenu une institution philanthropique, où la jeunesse de toute la Grèce est appelée à participer, sans aucune rétribution, aux leçons destinées primitivement aux enfants des fondateurs du collége. Le logement est fourni gratuitement aux élèves ; et les jeunes gens studieux qui sont dans l’indigence, en servant de répétiteurs aux plus jeunes enfants, trouvent les moyens de pourvoir à leur subsistance, et peuvent continuer ainsi leurs études. Trois professeurs distingués par leur savoir et leur zèle ardent, Grégoire, Eustrate et Théophile, y enseignent les diverses branches des connaissances humaines. Ce dernier, à l’exemple des anciens Grecs qui allaient chercher l’instruction dans les pays alors plus éclairés, vint en France se perfectionner dans l’étude des sciences exactes. Pendant les deux mois que je me renfermai dans ce collége, astreint au régime rigoureux que les Grecs observent pendant les quarante jours qui précèdent les fêtes de Pâques, dans lesquelles le peuple se livre encore aux jeux et aux exercices admirés jadis dans Olympie, j’ai été extrêmement frappé du zèle et du respect, on pourrait dire religieux, avec lequel ces jeunes gens se comportaient dans le collége à l’égard de leurs maîtres. Je trouvai, dans cette petite colonie de Grecs instruits, quelques jeunes gens qui, à ma sollicitation, entreprirent d’abandonner, pour leur conversation, le langage vulgaire, et firent revivre, dans le collége de Cydonie, le langage de Démosthène et de Platon. Nos soirées se passaient agréablement à lire les auteurs anciens et à préparer la représentation de quelques-unes de leurs tragédies. J’ai appris depuis, avec un vif plaisir, qu’ils avaient continué de parler le grec ancien, et qu’ils avaient ainsi maintenu la promesse qu’ils me firent en partant, d’observer jusqu’à mon retour la loi que nous avions décrétée à cet effet, et qui fut inscrite sur le mur de la salle de nos assemblées »
Le collége possédait à cette époque trois cents élèves, parmi lesquels on en comptait plusieurs venus d’Amérique ; une bibliothèque, une imprimerie y avaient été annexées. Quatre années plus tard (juin 1821), après que la Grèce se fut levée en armes, Cydonie, avec son collége, ses édifices publics, ses maisons qui ne renfermaient pas moins de quarante mille habitants, n’offrait plus à l’œil attristé qu’un monceau de ruines.
XIII. Coray [Adamántios Koraïs, 1748-1833].
Mais de tous les hommes illustres de cette époque, le plus remarquable, sans contredit, comme érudit et comme citoyen, celui qui contribua le plus par ses ouvrages au réveil de la nationalité grecque, fut Coray.
Coray appartient presque à la France par sa vie et par ses écrits. Né à Smyrne, en 1748, mais originaire de Chie, après avoir consacré sa jeunesse au commerce, Il alla vers 1782, à l’âge de trente-quatre ans, étudier la médecine à Montpellier, et vint ensuite se fixer à Paris, où il habita jusqu’à l’année de sa mort, en 1855 (2).
(1) Voyage dans la Grèce, par Pouqueville, t. V, p. 137. On peut consulter aussi, sur l’état du collège de Cydonie, une notice intéressante publiée en grec par le docteur Georges Typaldos, qui lui-même y avait fait ses premières études, mentionnée sous le n° 588 du Catalogue des auteurs imprimé à Hermopolis (Syra), en 1846.
(2) Son épitaphe, composée par lui-même, atteste sa prédilection pour la France, devenue, en quelque sorte, sa patrie adoptive. Voy. Pièces justificatives, IV.
C’est la France qui, la première, le fit connaître à l’Europe et a sa patrie. Lorsqu’il publia, en 1799, sa traduction des Caractères de Théophraste, suivie bientôt du Traité des airs, des eaux et des lieux d’Hippocrate, à peine savait-on en Grèce que la France possédât un Grec du nom de Coray, déjà célèbre en Europe. Sa traduction, en grec moderne, du Traité des délits et des peines, de Beccaria (1802), dédiée par lui à la république naissante des Sept-Iles, fut le premier ouvrage qui le fit connaître parmi ses compatriotes. Les termes de cette dédicace, les notes et les prolégomènes qu’il joignit au texte, en ne laissant aucun doute sur les intentions du traducteur, élevèrent presque son ouvrage à la hauteur d’un événement politique. « C’était la première fois, dit un écrivain grec contemporain, que les puissances chrétiennes, en constituant la république des Sept-Iles unies, avaient paru s’occuper de la Grèce asservie, et accordaient à une petite partie de son territoire une ombre d’existence politique. La république ionienne donnait d’heureuses espérances au reste des Grecs, qui, du sein de l’obscurité, contemplaient cette pléiade, présage d’un jour brillant pour la nation tout entière ; ils croyaient voir dans la nouvelle constitution des Sept-Iles une disposition bienveillante des Gouvernements européens pour la Grèce. Dans de telles circonstances, la traduction de Beccaria se répandit bientôt et fit une vive impression sur les esprits. » L’année suivante (1805), Coray publia un mémoire intitulé : de l’État actuel de la civilisation en Grèce, dans lequel il signalait le premier le réveil de la nation, et qui acheva de le révéler comme publiciste et comme patriote. Dès lors ses écrits politiques et littéraires se succédèrent avec rapidité. En 1804, il donna son édition des Ethiopiques d’Héliodore, suivie l’année d’après de la Géographie de Strabon, qu’il publia en commun avec Laporte-Dutheil. Il commença ensuite sa belle édition de la Bibliothèque hellénique, imprimée aux frais des frères Zosimas (17 vol. in-8° ; 1807-26), comprenant Isocrate, Plutarque, Strabon, la Politique et la Morale d’Aristote, Esope, les Histoires diverses d’Elien, les Fragments d‘Héraclide et de Nicolas Damascène, etc. Il entreprit, a la même époque, avec la coopération de plusieurs savants de sa nation, la composition d’un dictionnaire complet de la langue grecque moderne. Le prince Démétrius Morousi se chargea de l’exécution de ce grand travail, qui fut interrompu bientôt par l’explosion de l’insurrection (1). Néanmoins, bien que son grand monument soit demeuré inachevé, Coray n’en peut pas moins revendiquer l’honneur d’avoir épuré et fixé la langue grecque moderne par la méthode à laquelle il a donné son nom.
(1) L'impression de ce dictionnaire fut commencée dès 1817 dans l‘lmprimerie patriarcale de Constantinople. Le premier volume seulement, allant jusqu’à la lettre A, parut jusqu’en 1821. Mais l’on avait déjà, à cette époque, le beau dictionnaire de l’archimandrite Anthimos Gazis (mort à Miliès, petit bourg de la Magnésie, en 1844), dont la dernière édition parut, en 1837, à Vienne.
La langue, alors en train de se former, flottait entre deux systèmes opposés : le premier, conçu par Néophyte Doukas, sans principes et sans fondements arrêtés, tendait à enrichir l’idiome moderne, en y introduisant des expressions et des formes grammaticales plus correctes, tirées de l’ancienne langue ; le second, à la tête duquel s’étaient placés le jurisconsulte Catargi, et le poète lyrique Athanase Christopoulo, consistait à écrire la langue vulgaire telle qu’on la parlait, sans y apporter le moindre changement, ni dans l’acception des mots, ni dans leurs variations, ni dans leurs formes. Coray aperçut le danger que courait la langue entre ces deux extrêmes, dont l’un aboutissait à un mélange informe et incohérent de termes tout à fait anciens et d’expressions corrompues ou triviales, l’autre à un patois grossier sans unité et sans fixité ; et il imagina alors un système intermédiaire qui avait pour principe d’épurer successivement l’idiome populaire en le ramenant, autant que possible, aux formes anciennes, et en proscrivant avec soin les termes étrangers empruntés par l’usage au français, à l’italien, à l’allemand et au turc, pour les remplacer par des mots grecs dérivés de la langue littérale. Le système de Coray se rapprochait beaucoup de celui que Monti et les autres réformateurs de la langue en Italie s’efforçaient de mettre en vigueur à la même époque. Longtemps combattu, il triompha à la fin et de la violence de ses détracteurs et des exagérations de ses partisans, et amena la langue grecque moderne à l’état où nous la voyons aujourd’hui.
XIV. Origine et commencements de I‘Hétairie.
Cependant le moment de l’insurrection approchait ; l’ancienne hétairie, créée par Rhigas, s’était reconstituée sur des bases formidables. Vers la fin de 1814, pendant le congrès de Vienne, une première association s’était formée dans cette capitale sous le nom de Société (itairia) des Philomuses, dans le but de propager les lumières et de multiplier les écoles dans la Grèce. On commençait à s’entretenir des Grecs dans les cercles et les conférences des diplomates, tandis que la Turquie, qui avait négligé de se faire représenter au congrès, était toujours considérée comme en dehors du droit commun de l’Europe. Les îles Ioniennes, tour à tour possédées par la France et par la Russie, et qui allaient être cédées à l’Angleterre, avaient dirigé l’attention des cabinets du côté de la Péninsule. Alexandre et François Il reprenaient les entretiens de Joseph Il et de Catherine lors du voyage de Crimée. Toutefois, les Philomuses ne poursuivaient aucun but politique : pour eux, il s’agissait d’instruire et non d’émanciper les Grecs. L’oiseau de Minerve, qu’ils avaient adopté pour emblème, marquait à la fois leur origine et leurs tendances toutes littéraires. Le comte Cape d’Istria, né d’une famille grecque de Corfou, alors au service de la Russie, était à la tête de cette association, qui ne tarda pas à compter dans son sein non-seulement l’élite de la nation, tant au dedans qu’au dehors de la Péninsule, mais tout ce que l’Europe renfermait d’illustre dans les sciences, les arts, la politique. La plupart des souverains présents au congrès, l’empereur Alexandre des premiers, tinrent à honneur de figurer en tête de la liste et se déclarèrent les patrons de l’hétairie. Singulier effet de cette loi providentielle qui, lorsque le temps d’une idée est arrivé, lui donne pour auxiliaires ceux-là mêmes qui sont occupés à la combattre !
Coray fut un des principaux membres de cette première hétairie. Malgré son grand âge, et quoique depuis plus de trente ans éloigné de sa terre natale, ce vieillard infatigable écrivait nuit et jour pour ses compatriotes, afin de les rendre dignes de cette liberté qu’ils s’apprêtaient à conquérir, coopérait à l’établissement de nouvelles écoles, et les dirigeait du milieu de sa retraite comme il eût pu le faire d’Athènes ou de Constantinople. Les lycées de premier ordre étaient alors ceux de Cydonie, dont j’ai parlé, de Chio, dont l’école pouvait rivaliser avec les plus florissantes de l’Europe, de Pathm0s, de Kouroutchesmè, sur le Bosphore, fondée en 1799, par les soins du prince Démétrids Morousi, de Bucarest, de Jassy, de Janina, d’Athènes, enfin de Corfou, que lord Guilford dota, quelques années après (1825), d’une université, la première qu’ait possédée la Grèce. Les Grecs avaient en outre plusieurs écoles à l’étranger. La plus anciennes et une des plus considérables était à Venise ; celle de Trieste, beaucoup plus moderne, et qui participait à la prospérité croissante de cette cité, comptait parmi ses professeurs Asopius, un des plus habiles écrivains de la langue. Livourne, peuplé en grande partie de négociants grecs, avait aussi son lycée fondé et entretenu à leurs frais. Vienne possédait plusieurs imprimeries fort anciennes, et publiait deux journaux en grec moderne, le Télégraphe hellénique et l’Hermès logios, qui se répandaient delà dans toute la Grèce. Odessa, ville de commerce et de plaisirs, qui s’était considérablement accrue et embellie sous le gouvernement du duc de Richelieu et du comte de Langeron, son successeur, avait, outre son lycée, un théâtre, nouvellement construit, où l’on représentait des tragédies grecques modernes. Des théâtres semblables existaient à Bucarest, à Jassy et à Corfou. Les entreprises littéraires se multipliaient de jour en jour. Pendant les vingt premières années du siècle actuel, plus de trois mille ouvrages ou traductions en grec moderne étaient sortis des presses de Constantinople, de Jassy, de Venise, de Leipsick, de Vienne, de Paris, de Moscou. A peine le prospectus de quelque livre nouveau était-il annoncé, qu’aussitôt une multitude de souscripteurs en facilitaient l’impression. La Grèce possédait encore deux autres journaux, outre le Télégraphe et l’Hermés. Des négociants, affiliés à l’hétairie, faisaient imprimer à leurs frais les meilleurs ouvrages grecs, anciens et modernes, et les distribuaient gratuitement aux écoles.
Bientôt, à côté et à l’ombre de cette première association dont les tendances furent toutes pacifiques et littéraires, et dont les membres les plus avancés rêvaient plutôt qu’ils cherchaient l’affranchissement de la Grèce, il s‘en forma une seconde, exclusivement politique, et avec l’intention manifeste de brusquer les événements plutôt que de les attendre. Elle prit le nom de Société des Amis. Son emblème était le phénix renaissant de ses cendres, arme des Maurocordato. C‘est cette seconde association dont les membres ont été principalement désignés en Europe sous le nom d’hétairistes (1).
XV. L‘Hétairie.
L’origine et les commencements de I’Hétairie, peu connus jusqu’ici, ont donné lieu à une foule de versions, ou plutôt d’hypothèses contradictoires. Aujourd’hui, le temps a levé tous ces voiles, et voici les données certaines que nous fournit l’histoire.
Vers la fin de 1815, un an environ après la fondation de la société des Philomuses, quatre individus, quatre Grecs obscurs, se rencontrèrent à Moscou. Le premier, épirote de la ville d’Arta, s’appelait Nicolas Skouphas, homme de peu d’instruction, de même que ses compagnons, comme le prouve le nom même donné à I’Hétairie (2), mais d’une grande expérience et profondément dévoué à sa patrie.
(1) Voy. surtout, touchant l’origine et les commencements de l’Hétairie, l’Histoire de l’insurrection de la Grèce, de M. Tricoupi, ministre de Grèce en Angleterre, dont le premier volume, en grec, vient d’être publié à Londres (septembre 1853).
(2) Etairia tôn philikôn, au lieu de philôn : le barbarisme de ce mot dénote l’ignorance des fondateurs de I’Hétairie.
Les trois autres avaient nom Athanase Zacalof, Athanase Sekenis et Anagnostopoulo, natifs du Péloponèse. Tous les quatre, venus en Russie pour les affaires de leur commerce, fréquentaient la maison d’Alexandre Maurocordato, ancien hospodar de Valachie, qui vivait retiré à Moscou. C’est là que Skouphas conçut le premier l’idée de reprendre en sous-œuvre le projet de Rhigas d’affranchir la Grèce, au moyen d’une vaste association destinée à fournir des soldats et des subsides à l’insurrection. Il communiqua son projet à ses compatriotes qui l’embrassèrent avec ardeur. Ils passèrent toute cette année et le printemps de l’année suivante à combiner leurs moyens d’action. Dans l’intervalle, Skouphas mourut et fut remplacé par un certain Galati, Ionien, dont les imprudences pensèrent plus d’une fois ruiner l’entreprise naissante. A la fin, ils tombèrent d’accord, et, après s’être liés par des serments mutuels, ils se séparèrent.
L’un d’eux resta en Russie ; les trois autres se partagèrent la Turquie et la Grèce. Partout où ils pénétrèrent, ils se donnaient comme les envoyés d’une puissance mystérieuse, invisible, qui devait intervenir, à un moment donné, pour la délivrance de la Grèce. Quelle était cette puissance‘ ? Quand et comment interviendrait-elle s’ils ne le disaient point. Ils affectaient même d’éluder les questions qui leur étaient faites à cet égard, comme si eux-mêmes ne savaient rien de précis à cet égard ou qu’un seul mot prononcé avant l’heure dût faire avorter l’entreprise. Ils ne la désignaient pas autrement que sous le nom d’archi (archi), le principe. Sous cette dénomination vague, empruntée aux formules de la métaphysique, l’archi restait ce qu’elle était en réalité, une abstraction. Mais ce vague agissait fortement sur l’imagination des Grecs. L’inconnu n’a pas de limites. Vue ainsi de loin, à travers les voiles dont elle se couvrait, s’établissant dans les esprits comme un dogme supérieur à l’examen, l’archi prenait à leurs yeux des proportions gigantesques. Les uns prononçaient tout bas le nom de la Russie, d’autres pensaient qu’il s’agissait d’une coalition de toutes les puissances chrétiennes. La réunion des souverains de l’Europe au congrès de Vienne, l’appui déclaré qu’ils prêtaient à l’hétairie des Philomuses, ne contribuaient pas peu à accréditer ces bruits. Les quatre émissaires recrutèrent ainsi de nombreux partisans et des sommes considérables pendant les cinq premières années de la Restauration (de 1815 à 1820). On sait avec quelle ardeur les idées libérales étaient propagées alors dans la plus grande partie de l’Europe. L’ltalie, la France, l’Allemagne, l’Angleterre étaient travaillées par une multitude de sociétés, les unes poursuivant en secret un but politique, les autres instituées ostensiblement dans un intérêt moral ou philanthropique, telles que la Société de la Bible, la Société pour l’abolition de la traite des noirs, etc. ; mais trahissant toutes, sous un aspect et à des degrés divers, les inquiétudes et les aspirations nouvelles des esprits. Les Philomuses appartenaient à cette seconde catégorie ; au contraire, I’Hétairie se rattachait directement aux premières, avec lesquelles elle offrait, au moins dans sa forme et dans son organisation intérieure, certaines analogies. Ses statuts, son mode d’initiation, ses hiéroglyphes, ses symboles, rappelaient tout à fait les pratiques en usage dans les loges de francs-maçons et les ventes de carbonari. Elle comprenait sept degrés ; mais tous les initiés, quel que fût leur degré, s’apercevaient immédiatement lors de leur admission que l’objet essentiel de la société était la guerre contre les Turcs (1).
(1) Histoire de la révolution hellénique, par M. Sp. Tricoupis. Londres, 1853, en grec - Voir également un compte rendu de cet ouvrage, inséré dans l‘Athenaeum français, du 3 décembre 1853.
La seule connaissance des moyens et des forces de l’entreprise était réservée à un petit nombre d’adeptes. Ces adeptes, qui formaient le conseil secret de l’Hétairie, étaient désignés par les diverses lettres de l’alphabet, suivant leur date d’affiliation. Alexandre Hypsilantis, qui devint le chef de l'Hétairie, quoique l’un des derniers initiés, était inscrit sous la lettre chi, correspondant à la vingt-deuxième de l’alphabet. Leur nombre était donc fort restreint ; mais la masse des simples affiliés était considérable. Au commencement de 1820, elle comprenait plus de deux cent mille individus. Toutefois, cette multiplicité même commençait à devenir un danger. Suivant la coutume ordinaire, on s’était relâché, avec le temps, de la rigueur de la règle primitive : des choix un peu hasardeux avaient été faits. D‘autre part, les impatiences ne pouvaient plus être contenues. Chaque jour amenait de nouvelles imprudences qui menaçaient de tout découvrir. Le moment était venu de substituer à l’archi un chef visible capable de contenir le mouvement, ou de le diriger. On s’adressa d’abord au comte Capo d’Istria. Sur son refus, les hétairistes mirent à leur tête Alexandre Hypsilantis.
XVI. Hypsilantis [Alexandre Ypsilántis, 1792-1828]. Massacres de Constantinople.
Hypsilantis était, à cette époque, un jeune homme de vingt-huit à vingt-neuf ans. Sa famille, originaire de Trébisonde [Trabzon], comptait parmi les plus illustres du Fanar. Son père, Constantin, après avoir été successivement hospodar de Moldavie (1799), puis de Valachie (1802), avait émigré en Russie, avec toute sa famille, après la paix de Tilsitt. Alexandre, l’aîné de ses fils, entré de bonne heure au service, était devenu rapidement colonel, puis général et aide de camp de l’Empereur. Il avait perdu la main droite à la bataille de Dresde. C’était un jeune homme doué de plus de témérité que de courage, de plus d’imagination que de force de caractère, généreux sans grandeur d’âme, moins occupé du soin de délivrer sa patrie que possédé du désir de jouer un rôle, cachant, sous une grande séduction de formes et de langage, un amour de soi et un dédain des autres, d‘autant plus enracinés, qu’ils existaient à l’insu d’eux-mêmes, capable de se jeter tête baissée dans une entreprise hasardeuse sans aucune des qualités propres à en assurer le succès.
Tel était Alexandre Hypsilantis. Par lui nous entrons dans la phase révolutionnaire de l’Hétairie.
Le moment semblait opportun. Sultan Mahmoud était au plus fort de sa lutte contre les grands feudataires de l’empire. Le fameux Ali de Tebelen, pacha de Janina, déclaré fermanli (1) par la Porte (mars 1820), appelait de tous côtés les Grecs aux armes et à la liberté, afin de se défendre contre les Turcs. Les Serbes, mécontents des efforts du divan pour éluder l’article 8 du traité de Bucarest, qui leur accordait une administration intérieure indépendante, analogue à celle des Principautés danubiennes, étaient à la veille d’un soulèvement. Celles-ci, agitées par le voisinage d’Hypsilantis et des hétairistes retirés en Bessarabie, n’attendaient qu’un signal. L’empire, affaibli au dedans, entamé au dehors, penchait vers sa ruine. Du côté des cabinets de l’Europe, il y avait tout à attendre, rien à redouter.
(1) C’est-à-dire « mis au ban de l’empire »
La Russie favorisait sous main les projets de l’Hétairie. L’Autriche aiderait au soulèvement des Serbes, peut-être avec l’arrière-pensée de se les incorporer. L’Angleterre verrait sans déplaisir l’établissement, à l’occident de la Turquie, d’une grande vassalité, capable de balancer celle des provinces transdanubiennes acquises d’avance à la Russie. Quant à la France, bien que la plus ancienne alliée de la Porte, elle ne résisterait pas à cet entrainement chevaleresque qui lui avait fait tirer l’épée, quarante ans auparavant, pour l’indépendance des Etats-Unis.
Tels étaient les calculs, ou, pour mieux dire, les rêves des hétairistes, lorsque, dans les derniers jours de février 1821, Alexandre Hypsilantis quitta brusquement Odessa, où il vivait depuis un an au sein de sa famille, arriva le 5 mars sur les bords du Pruth, et gagna le même jour Jassy, capitale de la Moldavie, distante de quatre lieues seulement de la frontière.
La Moldavie était gouvernée alors par Michel Soutzo, qui avait succédé, en 1819, au prince Charles Callimachi. Hypsilantis fut reçu par l’hospodar, prévenu sous main de son arrivée, et par un petit nombre de partisans qui s’étaient enfuis secrètement de Constantinople. Les conjurés n’avaient ni plan arrêté ni armée organisée, mais Hypsilantis arrivait ses poches bourrées de proclamations, à l’aide desquelles il espérait révolutionner le pays. En attendant l’effet produit par ces manifestes, une soixantaine de marchands ou patrons de navires mahométans qui se trouvaient à Galatz, et tout ce qu’il y avait de Turcs domiciliés dans cette ville, sont massacrés. Le 5 avril, Hypsilantis quitte Jassy et se dirige sur Bucarest, en semant le bruit, sur son passage, de la prochaine arrivée d’un corps de quarante mille Russes qui étaient, disait-il, en marche pour appuyer l’insurrection ; les Grecs, nouvellement arrivés de Constantinople, parlaient d’une vaste conspiration, prête à éclater, qui devait leur livrer cette capitale. Malgré cela, les boyards moldo-valaques et le peuple des campagnes ne faisaient pas grand accueil aux hétairistes, soit apathie naturelle, soit défiance instinctive des Russes, ou appréhension du résultat d’une entreprise qui ne leur semblait appuyée sur aucune base solide. La situation, vague d’abord, commençait à se dessiner. Le 9 avril, quatre jours après le départ d’Hypsilantis, le consul russe de Jassy protesta par l’ordre exprès de son souverain contre l’entreprise des hétairistes et y désavoua toute participation. Le surlendemain, Michel Soutzo, chassé de la capitale par les boyards moldaves, était contraint d’émigrer en Bessarabie avec sa famille (1). La protestation du consul de Russie fut suivie d’un ukase de l’Empereur, qui privait Hypsilantis de son grade de major général dans l’armée. En même temps, le ministre de Russie à Constantinople, baron de Strogonoff, communiqua au divan la résolution prise par son gouvernement de garder une stricte neutralité au milieu des troubles des Principautés, et de maintenir les traités existants entre les deux puissances. L’internonce d’Autriche appuya cette déclaration par une note conçue dans le même sens. Cette réserve des cabinets était en quelque sorte une nécessité de leur situation. Les souverains de la Sainte Alliance, réunis en ce même moment au congrès de Laybach pour renverser le régime constitutionnel établi à Naples à la suite de l’insurrection de 1820, ne pouvaient aller contre leur propre principe en soutenant la rébellion sur le Danube.
(1) Quelque temps après, l’ex-hospodar voulut quitter son asile pour se rendre en Italie, mais il fut arrêté en Autriche et confiné à Goritz. Il vit aujourd’hui retiré à Athènes.
Il est vrai qu’ils en firent bon marché, quelques années après, en faveur des Grecs. Mais la guerre de Grèce fut le triomphe de l’opinion, non de la politique. Quant à la Russie, elle se montra fidèle à sa vieille habitude d’abandonner ceux qu’elle avait compromis, du moment qu’elle jugeait leur cause perdue. C’était la répétition du rôle qu’elle avait joué en Morée lors du soulèvement de 1770, et tout récemment en Serbie, lorsqu’elle avait désavoué la tentative de Czerni-Georges (1818).
En effet, l’armée turque était en marche ; les Moldo-Valaques commençaient à s’agiter, mais leurs dispositions paraissaient peu favorables aux hétairistes ; Théodore Wladimiresco, dans la petite Valachie, avait relevé le drapeau national et négociait avec la Porte, lui offrant de se joindre à elle pour chasser les Grecs, à la condition qu’elle rendrait à la Roumanie ses anciennes franchises et le gouvernement de ses princes indigènes. L’armée de la délivrance, comme elle s’intitulait pompeusement, ne se composait que d’un ramassis d’Albanais, attirés par l’espoir du pillage, et du bataillon sacré d’Hypsilantis, formé de l’élite de la jeunesse grecque. La cause était perdue ; néanmoins Hypsilantis s’était trop avancé pour reculer. Il tint encore la campagne pendant deux mois, jusqu’à ce qu’enfin, l’issue malheureuse du combat de Dragachan (19 juin) l’ayant obligé de se réfugier sur le territoire autrichien, il fut arrêté peu de jours après et enfermé dans la forteresse de Mongalz, en Hongrie. Il en sortit au bout de quelques années et se retira à Vienne, où il mourut le 20 juillet 1828, à l’âge de trente-huit ans.
XVII. Massacres de Constantinople. - Mort du patriarche Grégoire. – Khalet efendi
Pendant l’intervalle, de graves événements s’étaient accomplis à Constantinople et en Grèce.
Depuis quelque temps déjà, une inquiétude vague et une sourde fermentation régnaient à Constantinople ; des bruits de complot circulaient. Les Grecs, disait-on, devaient, à un jour donné, s’emparer de Top-Khanè et de l’arsenal, tandis que dans le même temps une escadre moscovite déboucherait dans le Bosphore et bombarderait la ville. Le souvenir des anciennes traditions concernant la délivrance de Sainte-Sophie et la fin prochaine de la domination des Osmanlis, mêlé au récit de nouveaux prodiges, tenait le peuple dans l’attente. Les Grecs s‘abordaient d’un air mystérieux. Les Osmanlis, de leur côté, attachaient sur eux, dans les rues, de sombres regards, et accusaient hautement le padichah, dont la condescendance sacrilége laissait vivre ces ennemis de la religion et de l’empire. Des incendies, signe ordinaire par lequel le peuple manifestait son mécontement, éclataient à la fois sur divers points de la capitale.
L’année 1820 s’acheva au milieu de ces défiances et de ces appréhensions mutuelles. Toutefois, rien de précis n’avait encore transpiré sur la conjuration près d’éclater en Moldavie, lorsque le grand-drogman de la Porte, Jean Callimachi, ayant eu vent des sourdes menées de l’Hétairie, dénonça le complot au ministre dirigeant, Khalet éfendi.
Ce favori de Mahmoud était alors au plus haut de sa fortune. Tandis que le sultan vivait retiré au fond du serai, suivant l’ancien usage, Khalet, simple nichandji (1) ou dépositaire du sceau impérial, était l’âme du gouvernement.
(1) Le nichandji était, sous l’ancienne administration, l’officier chargé d’apposer le sceau du sultan (toughra) aux actes émanés de la prérogative impériale.
Il faisait et défaisait les grands-vizirs ; le divan tremblait sous lui ; les ministres étrangers briguaient ses bonnes grâces. Plus occupé du soin de sa fortune que des intérêts de l’empire, mettait son unique étude à se maintenir dans la faveur de son maître en faisant le vide autour de lui. A ceux qui blâmaient ce système d’exclusion et ses jalousies souvent mal fondées, il répondait : « Le pouvoir ressemble au faite d’un minaret, où il n’y a de place que pour un seul homme ; celui qui y est assis ne doit y laisser monter personne, sous peine d’être précipité et brisé sans pitié sur le pavé de la disgrâce ; c’est pourquoi il doit être sans pitié aussi pour tous ceux qui cherchent à le gravir. » Sa vie entière fut l’application de cette maxime. Le favori nourrissait de plus une haine aveugle contre les Chrétiens. Ni le progrès de sa fortune, ni le séjour qu’il avait fait en France comme ambassadeur, n’avaient pu étouffer en lui ses anciens instincts de derviche. Il plaisait au peuple par son fanatisme même, en même temps qu’il servait les passions et quelques-unes des grandes Vues de son maître. Les grands le haïssaient et épiaient en silence l’occasion de sa chute.
Lorsque le grand interprète lui fit part de ses craintes, Khalet affecta de les traiter de chimériques, et, comme l’autre s’obstinait à lui faire, pour ainsi dire, toucher du doigt, les desseins des hétairistes et la trahison de Michel Soutzo, il s’emporta, et pour être plus sûr de sa discrétion, il lui ôta le lendemain sa charge de grand drogman, qui fut donnée à Constantin Morousi, et l‘exila à Kaïsariè (Césarée de Cappadoce) [Kayseri]. Khalet, plutôt que de perdre sa créature Michel Soutzo, aimait mieux laisser son maître dans l’ignorance du danger qui menaçait ses jours et l’empire. D’ailleurs il ne croyait ce danger, ni aussi imminent, ni aussi sérieux qu’il l’était en réalité.
Bientôt cependant, de nouvelles informations ne laissèrent aucun doute sur le prochain soulèvement des Principautés. Le prince Charles Callimachi, frère de l’ex-grand interprète, qui avait remplacé le vieux prince Alexandra Soutzo, comme hospodar de Valachie, fut mandé à la Porte. Le favori dissimulait mal un commencement d’inquiétude ; il paraissait indécis sur le parti qu’il convenait de prendre : Né tedbir idèdjek ? ( Que faire ?) disait-il au prince. Celui-ci conseillait des mesures énergiques, propres à étouffer sur l’heure l’insurrection. Baqalum, bir qatch adem eulsun, reprit son interlocuteur. (Attendons, il faut que beaucoup d’hommes meurent). Khalet, alarmé de la responsabilité qu’il avait assumée sur sa tête, pensait dès lors à généraliser le complot, afin d’éteindre, dans la faute de tous, le crime de Soutzo et sa propre complicité.
Sur ces entrefaites, la nouvelle officielle de l’invasion des Principautés par Hypsilantis parvint à Constantinople. La dissimulation n’était plus possible. Khalet efendi dénonça le complot à sultan Mahmoud, comme si rien n’en eût transpiré jusque-là. Le grand vizir Ali pacha fut destitué et remplacé par Benderli-Ali pacha, sur la fermeté duquel l’on pensait pouvoir compter. Le séraskier Youçouf pacha reçut l’ordre de se tenir prêt à entrer en Moldo-Valachie, et il fut enjoint aux commandants des châteaux du Bosphore et des Dardanelles, de visiter soigneusement tous les bâtiments grecs qui se présenteraient pour sortir des détroits.
Ces mesures prises, le 25 djemazi-ul-akhir 1256 (30 mars 1821), un khatti-cherif, adressé au kiaya bey, et rendu public le même jour, fit connaître au peuple les événements dont la Moldavie venait d’être le théâtre. Le sultan, après avoir déclaré que le darul-islam était en péril, proclamait le djihad, en rappelant, suivant la teneur ordinaire, les fidèles Musulmans à la stricte observation des lois du Prophète, seul moyen de raffermir l’islam chancelant.
L’effet produit par ce manifeste, dans les circonstances présentes, fut immense. En donnant un corps à de vagues appréhensions, il porta à son comble l’effervescence populaire, accrue encore par la nouvelle de l’insurrection de la Morée, qui parvint à Constantinople à cette même époque. La fureur contre les Chrétiens, et en particulier contre les Grecs, ne connut plus de bornes. Le divan, placé entre une double terreur, fut entraîné. Une série de massacres commença. Ce furent d’abord plusieurs Fanariotes, connus par leur parenté ou leurs alliances avec les Hypsilantis et les autres chefs de l‘hétairie, Michel Handjéri, Michel Mana, Théodore Rizos, qui furent exécutés en différents endroits de la ville, après avoir été anathématisés solennellement par le patriarche Grégoire. Une autre sentence d’excommunications fut lancée contre Michel Soutzo et ses partisans, comme traîtres et rebelles envers la Sublime-Porte. Une lettre d’Hypsilantis, adressée, sur ces entrefaites, au grand drogman Constantin Morousi, par l’entremise du ministre de Russie, pour l’inviter à se mettre à la tête de l’insurrection à Constantinople, et déférée par lui à la Porte, ajoute aux horreurs d’une situation où tout est péril, parce que tout est méfiance et terreur. Les Turcs, racontent un contemporain, s’attendaient à voir sortir les insurgés de dessous terre. Un nouveau khatti-cherif appelle aux armes tous les fidèles Musulmans, depuis sept ans jusqu’à soixante ans (1).
( 1) Iedi ïachindan altmich ïachinaqadar : formule usitée dans la déclaration du djihad.
Des hordes féroces accourent du fond de l’Asie et se mêlent aux janissaires ; des derviches, les cheveux épars, parcourent les rues en excitant le peuple contre les infidèles. Les maisons des Grecs, dans les faubourgs et les villages du Bosphore, à Thérapia, à Buyukdéré, sont pillées et incendiées ; les Francs eux-mêmes, quoique protégés par leurs ambassades, osent à peine se montrer dans les rues.
Mais ce n’était là que le prélude de scènes plus sanglantes. Le 22 avril, jour de Pâques, à la suite de la célébration de l’office divin, le patriarche Grégoire est arrêté et pendu à cinq heures devant la porte de son palais. Le supplice de Constantin Morousi, décapité sous les yeux mêmes du sultan, avait précédé de quelques jours. C’étaient ce même Grégoire et ce même Morousi dont le premier, un mois auparavant, avait lancé les foudres de l’Eglise contre les hétairistes, et dont le second n’avait pas hésité à déférer au divan la lettre d’Hypsilantis. Le yafta (1), attaché sur leur poitrine après l’exécution, suivant un usage de la jurisprudence criminelle des Turcs, portait l’accusation banale de trahison.
Des circonstances horribles s’étaient ajoutées à la mort du patriarche. Des juifs s’étaient emparés de son cadavre, et après l’avoir mutilé, l’avaient traîné, à l’aide de crocs, par les rues et les égouts de la ville. Le soir, il fut jeté à la mer, où le capitaine d’un navire céphaloniote, mouillé dans le port, le recueillit au bout de quelques jours, et le transporta de nuit à Odessa, où le gouvernement russe le fit inhumer en grande pompe, après l’avoir décoré du grand cordon de Sainte-Anne.
(1) On appelle ainsi un écriteau qu’il est d’usage, en Turquie, de placer au-dessus de la tête et sur la poitrine du supplicié, et dans lequel sont relatés le crime et le motif de la condamnation. - Voy. Pièces justificatives, V.
Les archevêques d’Ephèse, de Nicomédie et d‘Anchiale avaient été suppliciés le même jour que le patriarche, en trois quartiers différents de la ville. A Andrinople, le métropolitain Cyrille eut le même sort ; douze autres prélats, plusieurs archontes et négociants grecs, furent pendus devant leurs demeures ; les massacres, la démolition des églises, les profanations de tout genre s’étendirent en Thrace, en Macédoine, dans l’Asie Mineure. Les deux frères Jean et Charles Callimachi furent décapités, le premier Césarée, le second à Boli, dans l’ancienne Paphlagonie, où ils vivaient en exil. Durant deux mois encore la terreur fut à l’ordre du jour.
L’Europe entière s’indigna au récit de ces massacres. En vain, la Porte chercha-t-elle à justifier ses actes par de tardives déclarations ; en vain, rappela-t-elle les atrocités commises par les Grecs contre le molla de la Mecque qui revenait en pleine sécurité à Constantinople avec tout son harem sur un bâtiment d’Alexandrie ; le temps de la justice n’était pas venu encore pour les Ottomans. La chrétienté, émue des clameurs intéressées de la Russie mêlées aux gémissements des Hellènes, oublia que la Porte n’avait agi après tout que par représailles et sous la pression d’une terreur autorisée, au moins par les apparences. En effet, il était bien difficile de ne pas établir une corrélation directe entre ces bruits de complot propagés depuis plusieurs semaines dans Constantinople et le soulèvement simultané de la Moldo-Valachie et de la Morée ; seulement la vengeance du divan, égarée à dessein par Khalet efendi, frappa les innocents pour sauver les coupables. Lorsque la tentative d’Hypsilantis fut connue à Constantinople, les plus compromis dans l’affaire (et ils étaient très-peu nombreux) étaient partis pour le rejoindre ou avaient fui en Grèce. Le patriarche Grégoire, le grand interprète Constantin Morousi, le métropolitain Cyrille, et tant d’autres, n’étaient donc pas coupables, du moins de fait, envers la Porte. Mais l’effroi ne raisonne pas et l’ivresse du sang commençait à gagner les bourreaux.
Khalet efendi ne jouit pas longtemps de son triomphe. Durant le cours de sa faveur, il avait fait nommer et destituer six grands vizirs. A la fin, le septième, Deli-Abdallah pacha, osa lui tenir tête, et arracha à Sultan Mahmoud l’ordre de son bannissement (décembre 1822). Le favori, tombé de si haut et ne pouvant croire à sa chute, se retira à Konièh [Konya], dans le tekiè des derviches mewlevis [mevlevis], auxquels il était affilié. Quelques jours après son arrivée, comme il était assis devant la porte du tekke, regardant la route de Stamboul, il vit venir de loin un officier du serai : il fit quelques pas au-devant de lui, pensant qu’il lui apportait l’ordre de son rappel : c’était sa sentence de mort. Il fut étranglé. Sa tête, portée à Constantinople, fut exposée dans un plat d’argent, à la Sublime Porte, avec le yafta (1). Khalet avait gouverné pendant douze années consécutives son maître et l’empire.
XVIII. La Grèce libre.
Pendant ce temps là, les événements s’étaient succédé rapidement en Grèce, et commençaient à prendre une tournure inquiétante pour la Porte. L’Hétairie, vaincue à Constantinople et sur le Danube, semblait à la veille de triompher dans la Péninsule.
(1) Voy. Pièces justificatives, V
Là, en effet, était son véritable terrain ; là seulement elle pouvait organiser une résistance armée ; là, elle pouvait espérer d’entrainer l’Europe sur le champ de bataille, s’il y avait encore assez d’ardeur et d’enthousiasme juvéniles dans la vieille Europe pour renouveler la croisade. Pour nous, en effet, la Grèce n’était ni à Constantinople ni dans les plaines voisines du Danube, parmi les descendants d’Etienne et de Michel le Brave, dont les noms frappaient notre oreille pour la première fois ; elle était parmi les populations belliqueuses de l‘ancienne Sparte, dans la terre visitée naguère par Châteaubriand, et qui redisait à chaque pas les noms de Miltiade, de Platon et de Démosthène. Une petite ville voisine du Magne, Calamata, avait donné le signal (mars 1821). De là, l’insurrection s’était propagée dans le reste de la Messénie, dans la Laconie, l’Arcadie, la Béotie, et avait gagné les Cyclades les plus rapprochées de l’Attique. La proclamation de la première assemblée de Calamata (28 mars) ne laisse aucun doute sur le caractère et sur la portée de ce mouvement. C’est le manifeste d’une révolution qui doit englober toute la Grèce, et qui ne finira que le jour où celle-ci aura reconquis son indépendance. L’Europe entière était conviée à prendre part à cette sainte entreprise. Bientôt, au cri de guerre parti du fond de la Marée, mille cris de fureur et de vengeance répondirent de tous les points de l’Archipel. C’étaient quinze mille marins qui, en route pour Constantinople, où ils allaient recruter les équipages du capitan-pacha, s’étaient dispersés aux Dardanelles, le lendemain des fêtes de Pâques, en apprenant les massacres de Constantinople, et avaient regagné leurs îles, mêlant à la salutation ordinaire pendant ces jours : « Le Christ est ressuscité » (1), la terrible nouvelle :
(1) O Christos anasti (le Christ est ressuscité). Les Grecs, en s’abordant, le jour de Pâques, ne manquent jamais de prononcer cette phrase en forme de salut : à quoi l’interlocuteur répond : « En vérité, il est ressuscité. »
« Le Tout-Très Saint a été pendu. » (1) Les chefs de l’Hétairie, échappés à la mort ou à la captivité, rallièrent de toutes parts la mère-patrie. Démétrius Hypsilantis, après avoir mis en défaut la vigilance de la police autrichienne à Trieste, avait débarqué à Hydra au commencement de juin, et avait été proclamé archi-stratège du Péloponèse en qualité de lieutenant de son frère. C’était à peu près l’époque où ce dernier, après la malheureuse affaire de Dragachan, trouvait pour asile une prison sur le territoire autrichien. Quelques semaines après, Alexandre Maurocordato débarqua à Missolonghi (5 août), avec un bâtiment freté et armé à ses frais, apportant des armes et des volontaires à l’insurrection. Déjà, en effet, en attendant la coopération officielle des cabinets, une multitude de philhellènes accouraient, de toutes les parties de l’Europe, au secours de la Grèce. Une armée s’était organisée ; Hydra, Ipsara, Tinos, Naxos, Andros, toutes les Cyclades avaient adhéré à l’insurrection, et leurs flottilles réunies promenaient dans tout l’Archipel le pavillon de l’Indépendance. Enfin, le 1er janvier de l’année suivante (1822), avait été promulguée la nouvelle constitution d’Epidaure, qui réglait !’organisation civile de la Grèce, et déférait le pouvoir exécutif à une commission de cinq membres, sous la présidence d’Alexandre Maurocordato (2).
(1) Titre donné au patriarche œcuménique. Voy. p. 130.
(2) Alexandre Maurocordato, né en 1791, qui tient une place si considérable dans les événements politiques et militaires de sa patrie, à partir de cette époque, était arrière-petit-fils du grand Alexandre Maurocordato, interprète de la Porte. C’est le même qui est aujourd’hui ambassadeur de Grèce à Paris.
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XIX. La Grèce libre. - Commencement des réformes sous sultan Mahmoud.
La suite des événements est trop connue pour qu’il soit nécessaire de la retracer ici. La lutte, une fois engagée, se continua avec acharnement de part et d’autre, jusqu’à ce qu’enfin, conformément aux protocoles de Londres du 5 février et du 7 mars 1850, la Grèce fût érigée en un royaume indépendant, composé du Péloponèse, de l’Attique, de I’Eubée, et de tout le territoire situé au midi de la chaîne de montagnes qui s’étend depuis le golfe de Volo jusqu’à la pointe orientale du golfe d’Arta. La Porte adhéra, le 7 juillet suivant, moyennant une indemnité de douze millions de francs, à ce protocole qui lui enlevait plus de sept cent milles carrés géographiques de territoire, et près d’un million d’habitants. A partir de ce moment, les Grecs de la péninsule ayant repris, avec leur indépendance, leur ancien nom d’Hellènes, se placent en dehors du cadre de cette étude, et notre attention doit se reporter exclusivement sur les Grecs raïas de la Turquie, ou Romaïques, pour nous servir du nom même usité parmi eux.
L’issue de la révolution grecque influa d’une manière favorable sur le sort de ces derniers. En faisant voir aux Osmanlis de quel poids l’opinion de l’Europe pesait désormais dans la balance des destinées de l’empire, elle assouplit leur orgueil, et les disposa à plus de tolérance envers leurs raïas. Les esprits les plus obstinés dans les vieux errements commencèrent à comprendre que la Turquie ne pouvait plus être sauvée par la guerre, mais par une réforme dans les institutions et par de sages concessions destinées à fondre peu à peu l’antagonisme des races et des religions.
Sultan Mahmoud, après avoir été au moment, à la nouvelle du désastre de Navarin, de faire massacrer tous les Chrétiens de ses Etats, en représailles de ce qu’il pouvait considérer comme une violation de la légalité internationale, reprit le cours de ses réformes avec cette patience calme qui fut son génie, et que ne lassèrent jamais ni les revers de la fortune, ni les injustices des cabinets. Il s’occupa surtout d’améliorer la condition des raïas, reconnut en partie leurs droits, octroya le principe de l’égalité devant la loi qui dicta quelques années après le khatti-chérif de Gulkhanè, abolit les anciennes distinctions de costume, si chères à l’orgueil des Osmanlis, encouragea la construction des églises. Tous les actes de son gouvernement, ses instructions à ses vizirs et aux gouverneurs des provinces, consignés dans le Moniteur ottoman, qui commença de paraître vers cette époque, portent l’empreinte de cette politique libérale et conciliatrice. C’est ainsi que le grand-vizir Réchid pacha, surnommé Kutayi (1), le pacificateur de l’Albanie, se trouvant à Monastir, en 1831, contribua, en son nom propre, pour une somme de quatre-vingt mille piastres, à l’érection d’une église dans cette ville. « Pourquoi, disaient les Turcs aux Grecs, après que l’édifice fut achevé, pourquoi n’y avez-vous pas ajouté quatre minarets ? » Un Grec de Monastir disait en parlant de Réchid : « Si le grand-vizir vit encore dix ans, les Turcs souperont avec nous en carême, et nous dînerons avec eux en ramazan. »
(1) Du nom de sa ville natale, Kutaya. Administrateur habile, bon général, quoiqu’il eût perdu la bataille de Koniah, en 1833, contre lbrahim ; il mourut quelques années après.
Pendant le voyage que le sultan entreprit, en 1857, dans ses provinces européennes, afin de s’assurer par lui-même de la stricte observation de ses règlements, l’on vit, spectacle inouï ! des raïas coiffés du turban et portant des pantoufles jaunes, à l’égal des Musulmans, admis en présence du padichah, et lui exposer librement leurs griefs. Dans toutes les villes et les principales localités, sur son passage, il fit donner lecture d’un firman dans lequel il enjoignait à toutes les autorités de veiller au bienêtre de ses sujets, sans distinction d’origine ni de culte. On l’avait entendu ailleurs prononcer ces belles paroles : « Je ne veux reconnaître désormais les Musulmans qu’à la mosquée, les Chrétiens qu’à l’église, les Juifs qu’à la synagogue. » Ce langage inouï dans la bouche d’un souverain ottoman, ces actes singuliers de tolérance n’étaient pas dictés seulement à sultan Mahmoud par une vue réfléchie de sa situation et par la nécessité de se rattacher les populations chrétiennes de ses Etats : ils avaient leur source en partie dans la jalousie secrète qu’il nourrissait contre Méhémet-Ali, et dans le désir de vaincre en libéralisme le vassal insolent dont il n’avait pu triompher sur le champ de bataille, et que l’Europe, dans son engouement, affectait de lui opposer en toute chose, comme souverain et comme réformateur. Quoi qu’il en soit du motif qui l’avait inspirée, la politique libérale de sultan Mahmoud ne tarda pas à porter ses fruits. L’on avait craint un instant, après que la Grèce fut en possession de son indépendance, que les raïas de la Turquie n’émigrassent en masse dans le nouvel Etat. L’émigration, ainsi que nous l’avons vu plus haut, se fit en sens inverse, et, dans les années 1854 à 1856, les provinces voisines de la frontière hellénique reçurent de nombreux colons chassés de leur pays par les troubles et les désordres intérieurs, inséparables d’un Etat qui se fonde.
La même époque vit ; la disgrâce de Pertew éfendi, et les commencements de la puissance politique de l’ex-grand-vizir Réchid pacha. Pertew éfendi, poète distingué, auteur d’un divâni célèbre, ministre intègre, esprit droit, mais attaché aux vieilles idées, et qui mourut comme un homme de la Turquie antique (septembre 1857), avait, dans plusieurs occasions, entravé par son intolérance et même fourvoyé la politique de son maître ; par exemple, dans la persécution suscitée, en 1828, contre les Arméniens catholiques. Réchid, au contraire rappelé tout exprès de son poste d’ambassadeur à Paris pour entrer au ministère des affaires étrangères, instruit par ses voyages, ayant étudié la civilisation à ses sources, déjà populaire en Europe, lié personnellement avec les hommes placés à la tête des affaires en Angleterre et en France, personnifiait la seconde génération de la réforme, à laquelle se rattachèrent plus tard Ali pacha, Fuad éfendi, Ahmed-Véfik éfendi, et qui se trouvait déjà en lutte avec la première.
Lors de l’avènement d’Abdul-Medjid (31 juillet 1859), Réchid pacha fut maintenu au ministère, et ce fut en cette qualité que, le 5 novembre suivant, il fut chargé de donner lecture, dans la plaine de Gulkhanè, en présence du sultan et de tout le peuple assemblé, ainsi que des représentants de l’Europe, du khatti-chérif dont il avait été le principal promoteur, et qui décrétait le principe de l’égalité civile entre tous les sujets de l’empire.