Cet ouvrage d'Abdolonyme Ubicini (1818-1884) qui décrit Istanbul, l'empire ottoman et ses institutions, dans les années 1850, est un témoignage précieux et plein d'informations sur cette période déterminante pour l'histoire de la Turquie.

A. Ubicini, La Turquie actuelle, Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1855, XXVIII, 474 pages (disponible en ligne sur archive.org)

On ignore quelles furent les sources d'Ubicini, en particulier pour la partie consacrée aux finances où il donne des chiffres très précis montrant un budget en équilibre, loin de la dette ottomane qui grèvera les comptes de la Turquie avant et après la Première guerre mondiale.
Mais, comme le montre son texte, il avait de nombreuses relations avec l'administration ottomane, avec d'anciens ministres et avec les représentations étrangères à Istanbul. Il se montre aussi curieux, en discutant, par exemple, avec sa logeuse, une dame de Péra qui sert d'intermédiaire entre les étrangers et les turcs. Il a aussi de nombreux amis turcs avec qui il s'entretient longuement et qu'il cite dans son livre. 

Il décrit Istanbul et ses environs, le sultan, le gouvernement, l'administration, l'armée, la justice, la hiérarchie religieuse et ses rapports avec le sultan, mais aussi la vie quotidienne, les cafés, les loisirs etc Sur certains sujets, il apporte beaucoup d'informations précises. Il visite ses amis, dîne chez eux et offre ainsi un témoignage direct et précieux.
Il s'intéresse beaucoup aux mentalités, à ce que pensent les soldats ou les étudiants par exemple.

En revanche, il n'a pas visité l'Anatolie et ne connaît le monde rural qu'indirectement.

On ne sent aucun rejet des Turcs comme c'est le cas dans les récits de certains voyageurs du XIXe siècle, on sent plutôt de l'empathie.
Parfois, Ubicini n'échappe malheureusement pas à l'exotisme, dont se délectera Pierre Loti, quand il regrette la disparition des turbans remplacés par les fez. 

Sommaire

INTRODUCTION. 

Derniers moments du sultan Mahmoud. - Avènement d'Abdu-Medjid. - Traités de 1840 et de 1841. - Promulgation du khatti-chérif de Gulkhanè- Continuation des réformes.- Êtablissement du tanzimat. - Statistique générale. - Etendue du territoire. - Climat et productions. - Possessions médiates et immédiates. - Population. - Races. - Religions. - Classement de la population dans les Etats immédiats du Grand-Seigneur.- Grecs. - Arméniens. - Arméniens catholiques. - Israélites. - Latins. - Francs. - Le Tanzimat. - Division du tanzimat en quatre parties. - Gouvernement : Le sultan. - Le grand vizir et le mufti, ou cheikh-ul-islam. - Divan, ou conseil privé. - Conseils de l’empire. - Administration et finances : Eyalets, ou gouvernements généraux. - Départements. - Districts et communes. - Liste des eyalets. - Hiérarchie administrative. - Receveurs généraux et particuliers des finances. - Budget de la Turquie. - Justice et instruction publique : Haute cour d'appel. - Grands ressorts judiciaires. - Tribunaux ordinaires. - Tribunaux inférieurs. - Budget de la justice. - Ecoles. - Budget de l'instruction publique. - Ecoles et tribunaux pour les raïas. - Armée et marine : Organisation de l'armée active. - Effectif. - Réserve. - Irréguliers. - Contingents auxiliaires. - Effectif de la flotte. - Commerce : Page I 

CHAPITRE PREMIER. 
GUELIBOLI BOGHAZI. 
(Les Dardanelles.) 

La Grèce et l’Archipel. - Influence des souvenirs classiques. - Le captan Spiraki. - Ténédos. - La Troade. - Entrée des Dardanelles. - Traité des détroits. - Châteaux d’Europe et d’Asie. - Lord Redcliffe aux Dardanelles. - Sestos et Abydos. - La tradition justifiée par la poésie. - Les grues.-  Gallipoli. - Coup d'œil rétrospectif. - Première descente des Ottomans en Europe. - La mer Blanche des Turcs. - Vue générale de la Propontide et de ses bords : Page 1 

CHAPITRE II. 
BRUSA. 
(Brousse.) 

Route de Guemlik à Brousse. - Aspect général de la ville. - Ses origines et ses vicissitudes. - Osman. - Digression historique. - Vénération des Ottomans pour Brousse. - L’Olympe de Bithynie. - Anachorètes et santons. - Légendes. - Le Père des Cerfs. - Un derviche dans un tronc d’arbre. - Statistique de Brousse.- Embellissements modernes. - Vers turcs. - Sources minérales. - La vie des eaux en Turquie. - Le Bourges et le Saint-Denis de la Turquie. - Réfugiés moldo-valaques. - Le général Griziottis. - L’émir Béchir. - Abd-el-Kader. - Une visite à l’émir Béchir : Page 16 

CHAPITRE III. 
STAMBOUL. 
(Constantinople.) 

I. Topographie et statistique. - Aspect général de Constantinople vu de la pointe du Sérail. - Origine du nom de Stamboul. - Situation. - Murs d’enceinte. - Portes. - Corne-d’Or. - Les Eaux-Pouces d’Europe. - Faubourgs de Topkhanè, de Galata, de Péra, de Kacim-Pacha, de Khas-Keuï, d’Eyoub. - Scutari. - Banlieue de Constantinople. - Population. - Division par mahallès ou quartiers. - Police municipale : Page 53 

II. Mosquées, églises, oratoires de derviches, écoles, hôpitaux, caravansérails, bazars, casernes, etc.. - Vue intérieure d’une mosquée. - Bibliothèque du grand vizir Râghib pacha. - Fontaine du sultan Ahmed. - Le Sérail. - La Sublime-Porte. - Le Divan. - Intérieur d’un ministère. - Sainte-Sophie. - L’Atmeïdan. - Restes de l’antiquité : la colonne de Théodose, la colonne Serpentine, la colonne Brûlée, l'aqueduc de Valens, etc : Page 59 

III. Aspect intérieur de Constantinople. - Les chiens errants. - Tendresse des Turcs pour ces animaux.- Les chiens réfractaires. - Leur antipathie contre les Anglais. -Anecdotes. - Les Derviches. - Le comte de Bonneval. - Cimetières. - Inscriptions. - Funérailles des Turcs. - Cimetière musulman de Scutari.- Grand champ des morts de Péra. - Baloukli et sa légende. - Superstitions grecques. - Prophéties annonçant la prise de Constantinople par les orthodoxes : Page 76 

CHAPITRE IV. 
LE PADICHAH. 
(Le Sultan.) 

Enfance d'Abdul-Medjid.- Son éducation.- Mahmoud et Sélim.- Cérémonie du couronnement. - Portrait et caractère du sultan.- Le chien pensionnaire. - Le sultan visite les provinces de l’intérieur. - Réformes dans le palais. - Liste civile. - Charges et dignités de la cour. - Résidences impériales. - Tchéragan et Beylerbey.- Célébration du baïram. - Description du cortège. - Cérémonie du baise-mains. - L’étrier impérial. - Réception d’un ambassadeur. - Ancienne étiquette abolie. - Le sultan parle français. - Harem impérial. - Profond mystère. - Le sultan n’a point de femmes. - Odalisques et cadines. - Vue intérieure du harem : Page 102 

CHAPITRE V. 
PADICHAH EVALDI. 
(La famille impériale.) 

Fils et filles du sultan. - Naissance et éducation des jeunes princes. - Circoncision. - Fiançailles des quatre filles d’Abdu-Medjid.- Frères et sœurs. - Le Sultan Abdul-Aziz. - Son caractère supposé. - Hypothèses gratuites. - Les quatre sœurs du sultan mariées successivement à des pachas. - Une seule survit. - Fêtes du mariage d’Ahmed-Féthi, pacha, grand maître actuel de l’artillerie, avec Athiè, sultane.- Son portrait et celui de ses beaux-frères Khalil, Saïd et Méhémet-Ali. : Page 131 

CHAPITRE VI. 
PACHA CAPOUCI. 
(La Sublime Porte.) 

Le divan actuel. - Réchid pacha, grand vizir. - Détails biographiques. - Sa politique. - La jeune Turquie de Mahmoud et celle d’Abdul-Medjid. - Le prince de S.... - Singulière rencontre. - Le cheikh-ul-islam. - A’ali pacha, ministre des affaires étrangères. - Riza pacha, ministre de la guerre; son élévation et sa disgrâce. - Moussa-Safeti pacha, Chéfik bey, Izzet pacha, ministres du commerce, des finances et de la police. - Kiamil pacha, président du conseil d’Etat. - Personnages politiques en dehors du divan. – Méhémet - Kibrisli pacha, ancien grand vizir. - Fuad efendi. - Ahmed Véfik efendi : Page 153 

CHAPITRE VII. 
KALEMIIÈ. 
(Les Emplois de la Plume.) 

Classement et hiérarchie des fonctionnaires. - Budget des emplois civils. - Différences avec l’ancien régime. - Luxe des domestiques. - Singulier mode de payement. - Hadji Méhémet, pacha d’Erzeroum, et le consul de France. - Corruption de  l’administration. - Etrange sortie de lord Redcliffe, ambassadeur d'Angleterre. - Conversation avec un efendi à propos de cet incident : Page 189 

CHAPITRE VIII. 
SEIFIIË. 
(Les emplois du sabre.) 

L’occupation turque de 1848 dans la Moldo-Valachie. - Visite dans le camp d’Omer pacha. - Une nuit sous la tente. - Portrait d’Omer pacha. - Ses commencements. - Héroïsme du soldat turc. - Souvenirs d’Olténitza et de Silistrie.- Moussa pacha. - L’impéritie des généraux est la cause des revers de l’armée d’Asie. - Anciennes pratiques barbares abandonnées. - Sortie d'un vieux marchand de pipes à ce sujet. - Ancienne répugnance des Turcs à se soumettre aux manœuvres et à l’exercice à l'européenne. - Curieux dialogue d'un janissaire et de deux Osmanlis. - Instructeurs européens. - L'escadre anglo-française dans le Bosphore. - Un rondeau turc. - Insuffisance de la marine ottomane. - Sinope. - Le nouveau Cynégire : Page 209 

CHAPITRE IX. 
L’ULÉMA. 
(La justice et le culte.) 

Les ulémas. - Noviciat. - Genre de vie de l’étudiant turc.- Il est antiréformiste. - Echauffourée à propos de la dernière guerre. - Le turban et le fez. - Distinction entre les fonctions judiciaires et les fonctions sacerdotales. - Cadis. - Type de cadi. - Différence entre l’idéal et le réel. - Vénalité et sagacité des juges. - Anecdotes. - Le dépositaire infidèle. - Histoire d’un cadi et d’un chien.- Cinq témoins qui valent leur pesant d’or. - Ancienne juridiction prévôtale. - Exemples terribles de la justice d’un grand vizir. - Privilèges des ulémas. - Tradition populaire. - Les musulmans n’ont ni église ni clergé. - Caractère et fonctions des imans. - Retour sur les derviches. - Le derviche mangeur d’huile. - Les émirs, ou descendants du Prophète. - Émirs magnétiseurs. - Prérogatives du turban vert. - Le nakib-ul-eschraf, ou chef des émirs : Page 231 

CHAPITRE X. 
LE SELAMLIK. 
(Études de la vie privée.) 

I. Vue intérieure du sélamlik.- Osman aga.- Un sujet de drame. - Simplicité de l’ameublement chez les Turcs. - Habillement. - Un souper turc. - Ablutions après le repas. - Le farniente oriental. - Ma chambre à coucher.- Les quatre colonnes de la tente de la volupté, à savoir : le vin, l’opium, le café et le tabac. - Le glyco. - Cérémonial du café et de la pipe : Page 261 

II. La famille. - Naissance et éducation des enfants.- Des noms propres.- Que la vie de famille existe en Turquie autant et plus qu’ailleurs. - Circoncision. - Admission des enfants aux écoles publiques : Page 283 

III. Les esclaves. - Leur condition. - Femmes esclaves dans les harems. - Marchands d’esclaves : Page 292 

IV. Vie extérieure des Turcs. - Jeux, divertissements, voyages. - Isaac bey. - Un patron turc à la recherche de Marseille. - Spectacles et concerts. - Cafés publics. - Leur histoire liée à celle des révolutions de Constantinople. - Le ramazan. - Musiciens et chanteurs ambulants. - Un rhapsode turc. - Plaisanteries de Nasreddin khodja. - Karagueuz. - Encore Isaac bey : Page 298 

V. Esquisses de mœurs.- Noblesse et bourgeoisie turques. - Vie d'un aga, ou grand propriétaire, dans ses terres. - Idée du négociant chez les Orientaux. - Halte d’une caravane. - Sujet de tableau. - Petite bourgeoisie. - Physionomie morale des bazars. - Les petits métiers à Constantinople. - Ecrivains publics et bateliers : Page 320 

VI. Qualités propres aux Osmanlis. - Attachement à la religion. - Dispute entre un Grec et un Latin. - Traits de tolérance. - Les lazaristes d’Orient.- Anecdotes.- Influence des idées religieuses. - Beau trait d'un Arabe. - Hospitalité turque. - Dignité et distinction naturelles des Osmanlis. - Osman aga et la vieille Turquie : Page 344 

CHAPITRE XI. 
LE HAREM. 
(Les femmes.) 

I. Préjugés à l'endroit des femmes turques. - Le Coran et le moyen âge. - Condition légale de la femme d’après la jurisprudence musulmane. - Son rôle dans la famille et dans la société. - Première éducation. - Fiançailles et mariage. - Cérémonies des noces. - Répudiation et divorce. - Singulière disposition de la loi. - Anecdote. - Vie et amusements des femmes dans les harems. - Le tandour. - Bains. - Une page de lady Montague. - Costume. - Une dame turque chez elle et dans la rue. - Lady Londonderry. - Une visite an harem de Réchid pacha. - Importations européennes : Page 366 

II. Les femmes à l’extérieur. - Promenades. - Arabas.- Superstitions. - Absence de vie intellectuelle. - Intrigues et aventures romanesques rares ; pourquoi ? - Le muezzin gardien des mœurs. - Aventure d'un jeune Grec. - Souvenirs personnels. - Mystification d’un capitaine napolitain. - Que rien ne ressemble plus à une femme turque qu’une femme arménienne. - Question de l’émancipation des femmes - Conversation avec Méhémet efendi. - Je suis introduit dans son harem : Page 393 

CHAPITRE XII. 
BEY-OGHLOU.  
(Péra.) 

I. Aspect et perspectives de Péra. - Les Francs.- Courte digression politique et historique. - Les capitulations. - Ancienne suprématie de la France dans le Levant. - Droit de préséance de nos ambassadeurs et de nos consuls. - L'imperium in imperio. - Abus. - Contrastes avec la ville turque. - Statistique de la population franque à Péra : Page 430 

II. Fréquence des incendies à Péra. - Cherté des loyers et des vivres. - Curiosités. - Coup d’œil sur la société. - Diplomates et négociants. - Ambassadeurs de France. - Lord Redcliffe et l’ambassade d’Angleterre. - Le comte de Stürmer et l’internonciature d’Autriche. - M. de Titoff. - La drogmanerie ancienne et nouvelle. - Une soirée dans un salon pérote. - Ancienne école des Jeunes de langues. - Constitution de la nation française à Péra. - Députés et tribunaux de la nation. - Corps des négociants français. - Galata. - Le café Mimich. - L’hiver à Péra. - Etiquette et ennui. - Spectacle, bals, soirées. - Education et genre de vie habituel des dames pérotes. - Alexandre Dumas et Fénelon. - Absence de vie intellectuelle. - Confusion des langages. - Métamorphose d’un cuisinier en maître de langues. - Entretien en style macaronique. - La villégiature. - Thérapia et Buyukdéré. - Les îles des Princes : Page 440 

Introduction

Lorsque le sultan Mahmoud expira, le 1er juillet 1839, il put craindre, comme Charlemagne, que son œuvre ne périt entièrement avec lui. Le temps et le succès lui avaient manqué pour asseoir son plan de réformes; quelle main, après la sienne, saurait fixer et coordonner ces éléments de civilisation qui flottaient à la surface ? La Turquie, d’ailleurs, pouvait-elle encore être sauvée? Lui-même, en voulant relever son empire, n’en avait-il pas précipité la chute ? 

Question terrible que le destin semblait, dans ces heures mêmes, occupé à résoudre contre lui! De même que les derniers moments du Prophète furent troublés par les querelles de ses disciples qui se disputaient son héritage, Mahmoud, de son lit de mort, avait pu entendre le retentissement de la marche d’Ibrahim s’avançant à grands pas vers sa capitale, tandis que les orateurs et les hommes d’État, en France et en Angleterre, déclaraient à la tribune la succession de la Turquie ouverte et conviaient les cabinets à son partage. 

L’ennemi au cœur de l’empire, l’Europe plutôt étonnée que gagnée à sa cause, pour lui succéder un prince âgé de dix-sept ans, voilà donc où avaient abouti tant d’efforts, tant de flatteuses espéranees, une volonté si persévérante ! 

Alors pour la première fois, couché sur son lit de mort, il douta, et ce discours prophétique d'un derviche lui revint en mémoire : « Lorsque les plantes révélèrent à Lokman leurs propriétés médicinales, aucune ne lui dit : J’ai la vertu de guérir un cadavre. Sultan Mahmoud est un autre Lokman ; mais l’empire est un cadavre, » 

Cependant, Mahmoud mort, tout à coup la scène change. L’Europe s’émeut, elle arrête la marche triomphante d’Ibrahim, et, par les deux traités consécutifs du 15 juillet 1840 et du 13 juillet 1841, garantit l’intégrité de l’empire ottoman placé désormais sous la sauvegarde du droit public européen. C’était pour la Turquie, jadis exclue des conventions du traité de Vienne, un résultat immense : elle y gagnait bien plus que la restitution d’une province, la sécurité de son propre avenir. 

De son côté, le jeune sultan n’avait pas attendu jusque-là pour comprendre qu’en plaçant son trône sous la sauvegarde du droit public de l’Europe, il contractait un engagement vis-à-vis de celle-ci, l’engagement de continuer l’œuvre de son père. Qu’importait, en effet, que la Turquie fut garantie contre l’éventualité d’une invasion étrangère, les diverses parties qui la composaient s’en allaient d’elles-mêmes par lambeaux ? Il rallia autour de lui les fidèles serviteurs de Mahmoud, ceux qui avaient connu et commencé à appliquer ses plans de réforme, et la Turquie entra d’un pas ferme dans la voie où elle n’a pas cessé de marcher depuis. 

La promulgation du khatti-chérif de Gulkhanè fut le point de départ d’une nouvelle ère pour la Turquie. 

Gulkhanè, la maison des roses, est le nom donné à la troisième cour du Sérail, où se trouvait anciennement le Divan. C’est là que le 3 novembre 1839, jour mémorable dans l’histoire de la Turquie, en présence du sultan et des divers corps de l’État réunis, des patriarches des cinq communautés, des représentants de toutes les puissances amies résidant à Constantinople, Réchid pacha, alors ministre des affaires étrangères, donna lecture à haute voix, de l’ordre impérial qui jetait les bases de la nouvelle constitution de  l’empire turc. Le préambule de cette charte, comme on l’a  appelée fait voir le caractère à la fois religieux et politique de la réforme. « Tout le monde sait, y est-d dit, que, dans les premiers temps de la monarchie ottomane, les préceptes glorieux du Coran et les lois de l’empire étaient une règle toujours honorée. En conséquence, l’empire croissait en force et en grandeur, et tous les sujets sans exception avaient acquis au plus haut degré l’aisance et la prospérité. 

Depuis cent cinquante ans, une succession d’accidents et de causes diverses ont fait qu’on a cessé de se conformer au code sacré des lois et aux règlements qui en découlent, et la force et la prospérité antérieures se sont changées en faiblesse et en appauvrissement; c'est qu’en effet un empire perd toute stabilité quand il cesse d’observer ses lois. Ces considérations se sont sans cesse présentées à notre esprit, et, depuis le jour de notre avènement au trône, la pensée du bien public, l’amélioration de l’étal des provinces et le soulagement des peuples n’ont cessé de nous occuper uniquement. Or, si l’on considère la position géographique des provinces ottomanes, la fertilité du sol, l’aptitude et l’intelligence des habitants, on demeurera convaincu qu’en s’appliquant à trouver les moyens efficaces, le résultat qu’avec l’aide de Dieu nous espérons atteindre peut être obtenu dans l’espace de quelques années. Ainsi donc, plein de confiance dans le secours du Très-Haut, appuyé sur l’intercession de notre Prophète, nous jugeons convenable de chercher, par des institutions nouvelles, à procurer aux provinces qui composent l’empire ottoman le bienfait d’une bonne administration. » 

Cet acte eut un grand retentissement en Europe : les uns l’accueillirent avec enthousiasme, les autres avec défiance ; les plus sages attendirent. 

Quinze années se sont écoulées depuis lors, et ont mis le nouveau système turc à l’épreuve. De la capitale et des districts voisins les changements ont gagné peu à peu jusqu’aux provinces frontières, et la face de l’empire a été en quelque sorte renouvelée. 

Mais avant de montrer en quoi consiste la réforme ottomane et d’en faire voir l’application aux diverses parties du territoire, il est indispensable d’entrer dans quelques détails sur l’étendue et la population de l’empire ainsi que sur les races différentes qui le composent. 

Les possessions territoriales de l’empire ottoman occupent, dans les trois parties de l’ancien monde, une superficie de 30 000 milles carrés géographiques, entre 48°-23° lat. N. et i 3°-42° long. E. Confinant au nord et à l’ouest à la Russie et à l’Autriche, à l’est à la Perse, il atteint vers le sud l’extrémité du golfe Persique et les régions mystérieuses de l'Afrique centrale. Son territoire, formé des plus belles et des plus riches contrées du globe, favorisé par le climat le plus heureux, réunit les productions de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, la soie, l’opium, le riz, le maïs et toutes les céréales, la graine jaune, l’alizari, la vallonnée, les bois de construction, les huiles, les laines, les poils de chèvre, les graines oléagineuses, la houille, tous les métaux, le tabac, les fruits secs, les noix de galle, les parfums, l’huile de rose, le lin, le chanvre, la gomme, etc. Cette immense variété de produits trouve sur tous les points, grâce aux avantages d’une position géographique incomparable, des débouchés prompts et faciles. Baignée à l’intérieur par quatre grands lacs, traversée par un grand nombre de fleuves, et quels fleuves ! - en Europe, le Danube et ses affluents ; en Asie, l’Euphrate, le Tigre, le Kizil-Irmaq et le Jourdain ; le Nil en Afrique, - la Turquie débouche de divers côtés dans six mers différentes, offrant un développement de 4200 lieues de côtes : par la Bulgarie, la Roumélie et une portion de l’Asie Mineure, dans la mer Noire ; par l’Anatolie, la Macédoine et la Thessalie, dans l’Archipel ; par l’Albanie, dans la mer Ionienne et l’Adriatique; par l’Irak, dans le golfe Persique. A cheval sur l’Europe et sur l’Asie, par le Bosphore et les Dardanelles dont elle tient les clefs, elle est maîtresse absolue de la mer de Marmara, qui baigne les murs de la capitale. 

Parmi les possessions comprises dans cette vaste étendue de territoire, on doit distinguer : 1° Les possessions immédiates, soumises à l’autorité directe du sultan et qui se composent de la Turquie d’Europe, appelée Roumili par les Turcs, moins les provinces danubiennes et le Monténégro ; de l’Asie Mineure (Anadoli) avec la Syrie et la Mésopotamie, et du territoire de Tripoli en Afrique ; et 2° les possessions médiates ou tributaires qui, bien que relevant politiquement de la Porte et considérées comme partie intégrante de l'empire par les traités, sont administrées, les unes, telles que l'Égypte et Tunis, par des pachas ou des beys héréditaires, les autres par des princes indigènes, nommés à vie, sous l’autorité desquels elles ont conservé le privilège d’une législation et d’une administration intérieure indépendantes. Telles sont les trois principautés de Valachie, de Moldavie et de Serbie. 

La population totale de l’empire ottoman peut être évaluée approximativement à 35 millions et demi d’habitants, dont 27 millions pour les provinces immédiates, et 8 millions et demi pour les provinces médiates. 

Moldo-Valachie : 4 000 000 

Servie : 1 000 000 

Monténégro : 200 000 

Egypte et Tunis : 3 200 000 

--------------------------

[Total : ] 8 400 000 

Suivant un ancien dicton qui a cours en Turquie, ce chiffre se répartit entre soixante-douze nations et demie, en y comprenant les Juifs, que leur petit nombre, résultant de leur dispersion dans le monde entier moins encore que du préjugé auquel ils sont en butte, même en Turquie, ne fait compter que pour une fraction de nation. En effet, nulle part en Europe il n’existe un empire composé d’éléments aussi divers, aussi hétérogènes que l’empire turc. Ce n’est pas une nation, c’est un composé de nations. Sur une population totale de 35 millions d’habitants, la race conquérante figure au plus pour un tiers ; le reste est mélangé de Grecs, d’Arméniens, de Juifs, de Roumains, de Slaves, d’Albanais, d’Arabes, etc., ayant tous leur physionomie, leur individualité propres. Toutes les races, toutes les religions, tous les idiomes de l’ancien monde, continuent à subsister côte à côte sur les vastes et pacifiques domaines du sultan. Ici, ce sont les Abyssins et les Tchinganés (Bohémiens), païens pour la plupart ; là, les Chaldéens, qui professent l’hérésie de Nestorius; les Chemsiyés, adorateurs du soleil; les Yézidis, dont la croyance est le manichéisme modifié -par la doctrine de Zoroastre ; plus loin, les sectes impies des Ali-Ilahis et des Ismaïliens; les Wahabis, les protestants de l’islamisme; ailleurs encore, les Kurdes, descendants des anciens Parthes, et qui ont retenu avec leur langue leur manière de combattre, et les tribus nomades des Turkomans, débris des hordes conquérantes des Seldjoukides. Cette variété, ce contraste perpétuel de physionomie, de langage, de costume, de mœurs, de religion, au sein des populations de l’empire ottoman, est ce qui frappe le plus le voyageur, soit qu’il traverse les plaines de l’Asie Mineure, soit, qu’il s’enfonce dans l’intérieur de la Turquie d’Europe, ou qu’il parcoure les montagnes et les déserts de la Syrie. 

Les Ottomans ou Osmanlis figurent dans ce dénombrement pour 12 ou 13 millions, dont 2 millions seulement dans la Turquie d’Europe. Le reste de la population se compose de Grecs (2 millions), d’Arnautes ou Albanais (1 500 000), d’Arméniens (2 400 000), de Slaves (6 200 000),  de Roumains ou Moldo-Valaques (4 millions), d’Arabes (4 700 000), de Kurdes (1 million), etc. 

Considérée sous le rapport religieux, cette même population donne : 

Musulmans : 21 000 000 

Grecs orthodoxes et Arméniens ; 13 000 000 

Latins : 900 000 

Israélites : 150 000 

En dehors des trois grandes communions, mahométane, chrétienne et juive, il existe dans l'empire ottoman diverses sectes ou peuplades idolâtres, telles que les Tchinganés, les Chemsiyés, les Yézidis, les Lazes, qui, de même que les Druzes, passent pour professer indistinctement le christianisme et l’islamisme. Le nombre total de ces sectaires en Turquie est évalué à 300 000. 

Sous le rapport politique et civil, la population des États immédiats du Grand-Seigneur comprend trois catégories parfaitement distinctes : 

1° Les sujets musulmans, qui jouissent de la plénitude des droits civils et politiques ; 

2° Les sujets non musulmans ou raïas, assimilés aux premiers sous le rapport civil seulement, et dont le nombre, pris en masse, n’atteint pas 10 millions ; 

3° Les Francs, c’est-à-dire les Européens domiciliés en Turquie, dont l’état et les conditions d’existence sont réglés par les capitulations. 

Les raïas forment cinq groupes ou nations distinctes, appelées, en style officiel, milleti khamsè, les cinq communautés : la communauté grecque, la communauté arménienne, la communauté arménienne-unie, la communauté Israélite et la communauté latine ou catholique. 

Chaque communauté est régie, sous la surveillance de la Porte, par un patriarche qui joint quelquefois, mais non pas nécessairement, l’autorité religieuse à l’autorité civile. 

Le patriarche est élu par ses coreligionnaires et confirmé par la Porte, qui lui délivre un berat ou diplôme d’investiture. Les Juifs de Turquie ont à leur tête un grand rabbin, dont les attributions et les prérogatives sont les mêmes que celles des patriarches des nations chrétiennes. 

La communauté grecque (roum milleti), composée de tous les sujets ottomans du rite orthodoxe, se partage en deux races ou nationalités distinctes : les Grecs ou Romaïques, pour me servir du mot par lequel ils se désignent eux-mêmes, et les Slaves, formés de Serbes, de Bulgares, de Bosniaques, etc. Il importe de ne point perdre de vue cette distinction, si l’on veut éviter une méprise très-fréquente en Orient, où la religion et la nationalité sont sans cesse prises l’une pour l’autre, où même la religion prend la place de la nationalité. Le nom de Grecs ne s’applique pas exclusivement en Turquie aux populations d’origine hellénique ; il sert à désigner indistinctement tous ceux des sujets chrétiens de la Porte, à quelque race qu’ils appartiennent, qui reconnaissent la juridiction civile et religieuse du patriarche de Constantinople. 

La race grecque (2 millions) est répandue par tout l'empire, mais d’une manière inégale. Dans la Turquie d’Europe, elle forme environ le onzième de la population totale ; dans l'Asie Mineure et la Syrie, elle atteint à peine à un vingt-cinquième ; dans les îles de l’archipel ottoman, à Mételin, à Chio, à Rhodes, à Candie, elle peut être évaluée, en moyenne, aux trois quarts. 

Parmi les peuples de race slave qui sont les sujets immédiats de la Porte, on distingue en premier lieu les Bulgares, dont le nombre est évalué à 3 millions, disséminés sur toute l’étendue de la Turquie d’Europe. Puis viennent les Serbes de la Bulgarie, de la Bosnie et de l’Herzégovine (1 100 000), du Monténégro (200 000) ; enfin, les Vlaques ou Zinzares, d’origine latine, de même que les Moldo-Valaques (300 000) ; ce qui, joint aux 2 millions de Grecs, forme un total de 6 600 000 individus. Or, si l'on retranche de ce total environ 400 000 catholiques (Grecs, Bulgares, Bosniaques, etc.), les 6 200 000 restant représenteront, d’une manière assez exacte, l’effectif de la communauté grecque. 

Les Arméniens passèrent en même temps que les Grecs sous la domination ottomane (1453) et subirent les mêmes conditions. Joachim, archevêque arménien de Brusa (Brousse), fut appelé à Constantinople par le Conquérant, qui lui donna l’investiture civile et l’installa avec le même cérémonial qui avait été suivi pour le patriarche des orthodoxes, Gennadius. Depuis cette époque jusqu’en 1830, les Arméniens formèrent une seule communauté, paisiblement occupée de banque tt de négoce, et vivant en paix avec les Turcs. En 1828, une violente persécution ayant été suscitée contre les Arméniens catholiques, qui, depuis le XVIIe siècle, formaient une très-petite minorité dans la nation, la séparation fut demandée à la Porte, qui l’accorda deux années après et reconnut le patriarche des Arméniens unis au même titre que le patriarche schismatique. Néanmoins les premiers continuèrent à rester peu nombreux, et, encore aujourd’hui, ils présentent à peine 38 000 âmes sur un total de 2 400 000. 

Les Arméniens habitent principalement dans la Turquie d’Asie, du côté de la Perse et de la Russie, contrées où ils comptent un grand nombre de leurs coreligionnaires. Les Arméniens unis sont répartis dans huit diocèses, outre le siège primatial de Constantinople : Brousse, Angora, Trébisonde, Erzeroum, Artin, Alep, Merdin et Amasia-Tokat. 

Ces trois derniers sont sous la juridiction ecclésiastique du patriarche de Cilicie, qui réside à Bezoummar, dans le mont Liban, depuis 1741. 

Les Juifs de Turquie (iehoudi milleti), au nombre d’environ 150 000, sont la plupart originaires de l’Espagne et du Portugal, d’où ils émigrèrent pendant le cours du XVe siècle, à la suite des persécutions. On les trouve, en plus ou moins grand nombre, dans toutes les Échelles, et principalement à Constantinople, à Salonique et à Smyrne. 

Les Latins, composés des Latins proprement dits, c’est-à- dire des catholiques suivant la liturgie romaine, au nombre d’un demi-million à peu près, des Grecs unis et des Melkites, des Syriens et des Chaldéens unis, des Maronites, forment une communauté d’environ 735 à 750 000 individus, régis spirituellement parleurs patriarches et leurs évêques respectifs et placés sous l’autorité civile d'un délégué (vekil) de la Porte, assisté d’un conseil de notables élus par la nation. 

Les Francs, c’est-à-dire les Européens domiciliés en Turquie et placés sous la juridiction exclusive de leurs ambassades, sans être soumis aux lois et aux tribunaux du pays, forment, comme il a été dit plus haut, une nouvelle catégorie d’habitants tout à fait distincte des sujets musulmans ou non musulmans de la Porte. Leur nombre est assez difficile à évaluer ; néanmoins il ne paraît pas dépasser 150 ou 200 000, dont la presque totalité réside dans les Échelles, notamment à Constantinople, Smyrne, Salonique, Trébisonde, Beyrout, Alep, etc. 

III

L’acte de Gulkhanè n’était, à proprement parler, qu’une déclaration de principes, les uns renouvelés des premiers siècles de l’islamisme, les autres empruntés aux systèmes politiques des États de l’Occident. Il restait à tirer les conséquences de ces principes, c’est-à-dire à promulguer les lois qui devaient ouvrir à la Turquie une nouvelle voie et la régénérer en la transformant. De cet ensemble de lois nouvelles et de réformes est résultée l’organisation actuelle de la Turquie, qui a reçu le nom de tanzimat, mot arabe qui signifie « ordre, organisation. » On y ajoute quelquefois l’épithète de khaïriè, « heureuse. » 

Le tanzimat n’a fait que pourvoir aux nécessités les plus urgentes ; il laisse donc subsister dans son ensemble bien des lacunes que le gouvernement s'efforce peu à peu de combler ; de plus il rencontre çà et là dans l’application, et par suite de causes indiquées plus haut, des résistances souvent difficiles à surmonter. On ne saurait donc le considérer comme une œuvre définitive, mais comme le commencement d’un système de réformes qui tend sans cesse à s'améliorer et à s’étendre. 

Le tanzimat, dans son état actuel, se divise en quatre grandes branches : 

1° Le gouvernement;  

2° L’administration et les finances ; 

3° La justice et l’instruction publique ;  

4° L’armée et la marine. 

Gouvernement. 

Le gouvernement de la Turquie est une monarchie absolue dans la forme, mais tempérée dans son principe, d’abord par les institutions et par les conditions mêmes de la souveraineté, ensuite par les mœurs qui, là plus que partout ailleurs, modifient et limitent même jusqu’à un certain point l’action du pouvoir. 

Le souverain prend le titre d’empereur (padichah) des Ottomans. Le titre de sultan, qu’il joint également à son nom, a une signification moins relevée et correspond au mot prince, pris dans toutes les acceptions qui indiquent une existence souveraine plus ou moins rapprochée du trône, une origine impériale ou royale. C’est pourquoi il sert à désigner les enfants aussi bien que les frères et les sœurs du padichah, avec la différence que, pour les mâles, le titre est mis avant le nom : sultan Mahmoud, sultan Sélim ; tandis que, pour les femmes, il vient après : Esma sultan, Validé sultan (la sultane mère). 

Grand-Seigneur est une qualification que les Italiens ont mise en vogue au moyen âge (gran signore) et qui est tout à fait hors d’usage parmi les Orientaux. 

Le sultan est le représentant et le dépositaire de la loi ; seul chargé de son exécution, il peut même la modifier dans certaines parties, pourvu qu’il n’en altère pas le caractère essentiel, fondamental. Ses ordonnances sont appelées khatti-chérif (l’écriture illustre) ou khatti-humaïoun (l’écriture auguste), ou simplement Mot (l’écriture par excellence). 

Le sultan exerce sa double autorité législative et exécutive par l’intermédiaire de deux personnages éminents, qui sont comme la clef de voûte de l’édifice gouvernemental en Turquie : l’un est le sadr'azam ou grand vizir; l’autre est le mufti ou cheikh-ul-islam. Vizir signifie proprement portefaix, pour indiquer que celui qui est revêtu de cette charge porte seul le poids des affaires publiques. Le grand vizir est le lieutenant général et le représentant du sultan, dont il garde les sceaux. De là vient que, suivant une ancienne étiquette à laquelle il a été dérogé pour la première fois lors de l’arrivée du prince Napoléon à Constantinople, il ne fait aucune visite et n'accepte aucune invitation. Il préside le conseil privé ; rien n’est présenté à la sanction du sultan que par son canal ; rien n’est décidé proprio motu qui ne passe par son intermédiaire pour être exécuté. 

Les pouvoirs du grand vizir lui sont conférés en vertu d’un khatti-chérif que le sultan lui adresse lorsqu’il l'élève au vizirat. Ses ordonnances portent le nom de firmans ou fermons, mot persan qui signifie « ordre, commandement. » 

Il a sa résidence officielle à la Porte ou Sublime-Porte (en turc Pacha Capouci, la Porte du Pacha), nom sous lequel on désigne ordinairement le gouvernement ottoman. 

Le cheikh-ul-îslam ou mufti représente le sultan dans l’ordre religieux et dans l’administration de la justice. Son attribution propre est l’interprétation de la loi, attribution considérable là où la loi est tout. Les actes émanés de sa prérogative portent le nom de fetvas. Le fetva n’est point, à proprement parler, une ordonnance, mais une formule destinée à légaliser les actes de l’autorité souveraine, par la déclaration qu’ils ne renferment aucune disposition contraire au texte du Coran. 

Le cheikh-ul-islam occupe le même rang dans la hiérarchie que le grand vizir, et reçoit comme lui, avec le titre d’Altesse, un traitement fixe de 100 000 piastres (23 000 francs) par mois. 

Le grand vizir et le cheikh-ul-islam forment, avec les ministres d’État et quelques hauts dignitaires ayant rang de ministres, le divan ou conseil privé. 

Le divan est composé ordinairement comme il suit. 

Le grand vizir, président; 

Le cheikh-ul-islam ; 

Le séraskier. ministre de la guerre ; 

Le capitan-pacha, ministre de la marine ; 

Le président du conseil d’État; 

Le grand maître de l’artillerie, gouverneur général de toutes les forteresses; 

Le ministre des affaires étrangères (l’ancien rets efendi); 

Le ministre des finances ; 

Le ministre du commerce et des travaux publics (1838) ; 

L’intendant général de l’hôtel des Monnaies; 

L’intendant général des vacoufs (1) ; 

Le conseiller (mustechar) du grand vizir, remplissant les fonctions de ministre de l’intérieur,  évolues sous l’ancienne administration au kiaïa bey ; 

Le ministre de la police (1846). 

1. Les vacoufs (vakf) sont des biens consacrés aux mosquées ou à des fondations pieuses, et qui forment à peu près le tiers de la propriété territoriale en Turquie. 

A chacun de ces départements, à l’exception des ministères des affaires étrangères et de l’intérieur, de l'intendance des Monnaies et de celle des vacoufs, sont attachés des conseils permanents qui élaborent les questions et préparent les projets d’amélioration. Le premier et le plus important de ces conseils est le conseil d’État et de Justice, ou conseil suprême, institué en 1840, et dont le président est de droit membre du conseil privé. 

Administration et finances. 

Administration. - La Turquie est divisée, sous le rapport administratif, en 36 éyalets ou grands gouvernements, dont 15 en Europe, 18 en Asie et 3 en Afrique. 

Ces gouvernements généraux sont subdivisés en 110 départements appelés livas ou sandjaks, non compris les subdivisions de l’Égypte et celles des autres provinces tributaires. 

Les livas se partagent en cazas ou districts ; les cazas en nahiyès, formés de villages et de hameaux. 

Voici, d’après la dernière édition de l’Almanach impérial (salnamè), qui se publie chaque année à Constantinople en langue turque, la nomenclature officielle des gouvernements généraux avec leurs chefs-lieux : 

EUROPE. 

Gouvernements généraux.     Capitales. 

I. Edirnè (Andrinople) : Andrinople. 

2. Silistrè (Silistrie) : Routschouk. 

3. Boghdan (Moldavie)  : lassi. 

4. Effak (Valachie)  : Bucarest. 

5. Vidin. : Vidin. 

6. Nich (Nissa)  : Nissa. 

7. Uskup : Uskup. 

8. Belighgrad (Belgrade) : Belgrade (la forteresse). 

9. Syrp (Serbie)  : Belgrade (la ville). 

10. Bosna (Bosnie)  : Bosna-Seraï. 

11. Roumili (Roumélie)  : Monastir. 

12. Iania (Janina)  : Janina. 

13. Selanik (Salonique)  : Salonique. 

14. Djizaïr (Archipel)  : Larnaca (île de Rhodes). 

15. Kryt (Candie)  : La Canée. 

ASIE. 

16. Castamouni  : Castamouni. 

17. Khoudavendguiar : Brusa (Brousse). 

18. Aïdin : Izmir (Smyrne). 

19. Caraman  :  Koniah (Iconium). 

20. Adana :  Adana. 

21 . Bozouq : Bozouq. 

22. Sivas  : Sivas. 

23. Tharabezoun (Trébisonde)  : Trébisonde. 

Gouvernements généraux. Capitales. 

24; Erzeroum : Erzeroum. 

25. Kurdistan : Van. 

26. Kharberout :  Kharberout. 

27. Haleb (Alep)  : Alep. 

28. Saïda : Beyrout. 

29. Cham (Damas)  : Damas. 

30. Mossul (Mossoul)  : Mossoul. 

31. Bagdad : Bagdad. 

32. Habech (Abyssinie) : Djidda. 

33. Haremi-Nebevi  (Médine) : Médine. 

AFRIQUE. 

34. Misr (Égypte) : Le Caire. 

35. Tharaboulouci Gharb (Tripoli d’Afrique) : Tripoli. 

36. Tunis : Tunis. 

Les gouverneurs généraux placés à la tête des éyalets peuvent être assimilés à nos préfets quant à la nature de leurs fonctions et à l’étendue de leur pouvoir. Ce rapprochement admis, les caïmacams (lieutenants), qui résident dans les subdivisions, seront alors nos sous-préfets. 

Les cazas sont administrés par des mudirs, assistés d’un conseil de notables ; les nahiyès par des mouktars ou kodja bachis, élus par les habitants et faisant en même temps l'office de maires et celui de percepteurs. 

1. Littéralement, le sanctuaire du Prophète ou le lieu de son tombeau. 

Finances. - L’organisation financière est la même que l’organisation administrative. Dans chaque gouvernement général on trouve un defterdar (receveur et payeur général); dans chaque subdivision un mal-mudiri (payeur et receveur particulier). Les mudirs, dans les districts, dirigent en même temps la partie administrative et la partie financière. 

Pour ce qui est des revenus ordinaires de l’empire ottoman, ils varient depuis quelques années de 450 à 472 millions de francs. Ses recettes et ses dépenses s’établissent ainsi qu’il suit : 

RECETTES.

Dîmes 50 600 000 fr. 

Impôt foncier. 46 000 000 

Kharadj (capitation)  9 200 000 

Douanes  49 760 000 

Impôts indirects  34 000 000 

Tribut de l’Égypte  6 900 000 

- - - de la Valachie  460 000 

- - - de la Moldavie   230 000 

- - - de la Serbie  460 000 

Total :   467 640 000 fr. 

DÉPENSES. 

Liste civile du sultan  47 250 000 fr. 

- - - des sœurs du sultan  4 932 000 

Employés  44 850 000 

Armée  69 000 000 

Marine  8 625 000 

Affaires étrangères  2 300 000 

Routes et pavage  2 300 000 

Vacoufs et rentes  42 995 000 

Total :  459 252 000 fr. 

Justice et Instruction publique. 

Justice. - La hiérarchie judiciaire, au sommet de laquelle est placé le cheikh-ul-islam, comprend : 

1° Une haute cour d’appel et de cassation (arz-odaci), formant deux présidences ou chambres (soudours), celle de Roumélie et celle d’Anatolie, qui jugent en dernier ressort. 

A la tête de la première est le cazi-asker (1) de Roumélie, assisté de dix grands juges honoraires ou assesseurs, qui occupent la présidence à tour de rôle pendant une année ; à la tête de la seconde est le cazi-asker d’Anatolie, dont le tribunal, composé également de dix assesseurs, est le second de l’empire. Les deux cazi-askers sont les chefs de la magistrature, l’un en Turquie, l’autre en Asie, et nomment, sous la sanction du cheikh-ul-islam, à tous les offices vacants dans leurs départements respectifs. 

2° Vingt-cinq mevleviets (2) ou grands ressorts judiciaires, correspondant à nos cours d’appel, à la tête desquels sont placés des mollas (grands juges) partagés en cinq classes. 

La première est formée du molla de Stamboul, Istambol efendissi ou cadissi. 

La deuxième comprend les mollas des deux villes saintes de la Mecque et de Médine. 

La troisième comprend les mollas dits des quatre villes, Andrinople, Brousse, Damas et le Caire. 

La quatrième classe comprend les mollas appelés makredi, c’est-à-dire aspirants, parce qu’ils peuvent prétendre aux hautes dignités de la loi : ce sont les mollas de Galata et d’Eyoub (faubourgs de Constantinople), de Smyrne, de Yéni-Chéher, de Salonique et d’Alep. 

La cinquième classe est formée des mollas appelés devriiè, c’est-à-dire qui n’ont pas droit à l’avancement : ce sont ceux de Philippopoli, de Sofia, Bosna, Marach, Castamouni, Van, Trébisonde, Kharberout, Aïntab, Mossoul, Beyrout, et Tripoli d’Afrique. 

Notes

1. Littéralement, juge de l'armée : dignité établie l’an 1362 par le sultan Mourad Ier. 
2. Non compris les provinces tributaires de l’Europe. 
3. Cent vingt-six cadiliks (offices de cadi) ou tribunaux ordinaires siégeant ordinairement au chef-lieu du sandjak ; 
4. Des tribunaux inférieurs, dirigés par des naibs (substituts) qui font l’office de juges de paix dans les districts et dans les communes. 

Les offices de judicature sont annuels. Chaque magistrat, l’année de son exercice écoulée, reprend son rang dans la classe à laquelle il appartient, jusqu’à ce qu’il soit pourvu d'un nouvel office, d’après son tour d’inscription sur le tableau. 

Chaque tribunal de l’empire possédait, il y a quelques années encore, un apanage plus ou moins considérable. On prélevait sur le revenu du district une somme qui constituait la dotation du cadi. Un même uléma possédait quelquefois plusieurs de ces apanages. Comme de raison, il ne résidait pas et déléguait un remplaçant pour administrer la justice. 

Le cumul de ces sortes de prébendes n'existe plus, le gouvernement ayant décidé d’assigner aux juges un traitement fixe sur le budget et de s’attribuer la part des impositions locales qui leur revenait. 

Instruction publique. - L’instruction publique est dirigée par un conseil supérieur placé sous la surveillance du président du conseil d’État et du ministre des affaires étrangères. L’enseignement, d’après la nouvelle organisation de 1815, se divise, comme chez nous, en trois branches : 

1° L’enseignement élémentaire, donné par les mektèbs, gratuit et obligatoire.

2° L’enseignement secondaire, dont l’organisation ne date que de l’année 1850, donné par des écoles préparatoires à l’instar de nos lycées, dites mektebi ruchdiè (écoles de l’adolescence). 

3° L’enseignement supérieur, qui comprend les médressés, sortes de hautes écoles annexées aux mosquées, et les écoles spéciales introduites depuis la réforme. 

Ces dernières sont au nombre de dix à Constantinople, savoir : 

Les deux écoles de la mosquée d'Ahmed et de la mosquée de Sélim, pour les jeunes gens qui se destinent aux services civils ; 

Le collège fondé par feu la sultane mère en 1850 ; 

L’école normale; 

L’école impériale de médecine à Galata-Séraï, fondée par le sultan Mahmoud ; 

L’école impériale militaire, sous la dépendance du ministère de la guerre ; 

L’école impériale du génie et de l’artillerie, sous la dépendance du grand maître de l’artillerie ; 

L’école impériale de la marine, sous la dépendance du capitan-pacha ; 

L’école impériale d’agriculture, à San-Stefano ; 

L’école vétérinaire. 

Si l’on en excepte les nouvelles écoles et les écoles spéciales, à l’entretien desquelles l’État pourvoit directement, on peut dire que l’instruction publique en Turquie est défrayée par les revenus particuliers affectés aux écoles des divers degrés, par les aumônes des particuliers et par les subventions provenant de l’administration des vacoufs. L’État ne contribue en rien aux frais de cet enseignement et n’a rien à y voir. 

C’est de l’instruction publique et de l’application de la loi purement musulmane qu’il s’agit ici. Les écoles des sujets non musulmans de la Porte ne reçoivent rien de l'État et sont dans une complète indépendance. Il en est de même de leurs tribunaux particuliers, qui ne relèvent que des patriarches pour les chrétiens, et du khakham-bachi (grand rabbin) pour les israélites. 

Des tribunaux de commerce où les Européens sont représentés, et où l’on juge d’après la loi et la procédure françaises, sont depuis longtemps en exercice à Constantinople, et s’étendent peu à peu à tout l’empire. De nouveaux tribunaux, offrant aux raïas et aux Européens les mêmes garanties qui leur ont été données dans les tribunaux de commerce, viennent d’être institués pour juger les délits et les crimes, et fonctionnent déjà à Constantinople, au Caire, à Andrinople, à Smyrne, etc. 

Armée et marine. 

Armée. - L’armée forme deux départements séparés, et comprend la totalité des emplois désignés sous le nom de seiffiè, ou emplois du sabre. 

A la tète de la hiérarchie militaire se placent le séraskier, qui a sous ses ordres tout le personnel des troupes de terre, moins les corps spéciaux, et le grand maître de l’artillerie, qui joint au commandement des corps spéciaux la direction des forteresses, du matériel de l’armée et de la plupart des établissements militaires. L’un et l’autre sont assistés d’un conseil supérieur siégeant au séraskiérat et à l’arsenal de Topkhanè. 

L’armée, recrutée uniquement parmi les sujets musulmans, comprend deux services : l’armée active (nizam) et la réserve (redif). 

L’armée active, sur le pied de paix, se compose de six corps d’armée ou camps (ordou); chaque ordou forme deux divisions de trois brigades chacune, réparties dans dix cantonnements ou lieux de garnison. La garde impériale, par exception, n’en a que cinq. 

Chaque brigade est commandée par un général de brigade (liva), chaque division par un général de division (ferik) ; l’ordou entier est sous les ordres d’un feld-maréchal (muchir). 

Voici les noms des six ordous avec l’indication de leur quartier général (merkez) : 

De la garde impériale, quartier général à Scutari ; 

De Constantinople, - Constantinople ; 

De Roumélie, - Monastir ; 

D'Anatolie, - Kharberout ; 

D’Arabie, - Damas ; 

D’Irak, - Bagdad. 

Chaque ordou est composé de 41 régiments, dont 6 d’infanterie, 4 de cavalerie et 1 d’artillerie, présentant un effectif de 20 880 hommes, ce qui donne pour les six ordous un total de 125 880 hommes, auquel il convient d’ajouter les corps détachés de Candie, de Tripoli et de Tunis (16 000 hommes), et les corps spéciaux placés sous le commandement du grand maître de l’artillerie (6800 hommes). 

L’effectif de l’armée régulière active se trouve ainsi porté à près de 450 000 hommes, décomposés comme il suit : 

Ordous. 

Régiments : Effectif. 

Infanterie  36 : 100 800 

Cavalerie  24 : 17 280 

Artillerie  6 : 7 800 

Corps spéciaux

Artill. des forteresses.   4 : 5200 

Génie  2 :  1600 

A reporter  72 : 132 680

Régiments. 

Report. 72 : 132 680 

Corps détachés 

en Candie  4 : 8 000 

à Tripoli   2 : 4 000 

à Tunis  2 : 4000 

------------------------

80 : 448 680 

Le rédif est comme une deuxième armée, organisée sur le modèle du nizam, et présentant, dans les diverses armes, un nombre de régiments égal à celui des ordous, ce qui porte le chiffre réel de l’armée, sur le pied de paix, à 275 000 hommes environ. 

En temps de guerre, ce chiffre atteint aisément 400 000 hommes par l'adjonction des contingents auxiliaires fournis, soit par les provinces tributaires, soit par certaines portions du territoire immédiat de l’empire, telles que la Bosnie et la haute Albanie, non encore soumises à la loi de recrutement, et par celle des troupes irrégulières (bachi-bozouqs), formées exclusivement de volontaires musulmans, de la gendarmerie et du corps des Cosaques impériaux. 

Marine. - Le département de la marine est confié au capitan-pacha, ayant sa résidence officielle à Tersanè, et assisté du conseil de l’amirauté (medjlici bahriiè). 

L’état-major général comprend 5 amiraux (feriki bahriiè), 3 vice-amiraux (bahriiè livaci) et 7 contre-amiraux (bahriiè mir-alai), assimilés pour le grade, les premiers aux généraux de division, les seconds aux généraux de brigade, et les derniers aux colonels de l’armée de terre. 

L’effectif de la flotte se composait, avant le désastre de Sinope, de : 

2 vaisseaux à 3 rangs, de 130 et de 120 canons. 

4 vaisseaux à 2 rangs, de 90 à 74 canons

40 frégates…………..……. 60 à 40 canons

6 corvettes ……..……... de 26 à 22 canons. 

14 bricks …………………. 20 à 42 canons 

16 cutters, schooners, etc. …12 à 4 canons 

6 frégates à vapeur ….  de  800 à 450 chevaux. 

12 corvettes et bâtiments inférieurs. 

En tout, 70 bâtiments. 

Les équipages au complet forment un total de 32 000 matelots, plus un régiment d’infanterie de marine de 4000 hommes, sous le commandement supérieur d’un général de brigade. 

Commerce. 

Le commerce intérieur de la Turquie peut être envisagé sous deux rapports : 1° Échanges des Échelles (1) et des places commerçantes de ia Turquie entre elles; 2° Échanges de la Turquie avec ses provinces tributaires. 

1. On comprend, d’après un usage ancien, sous le nom  d’Échelles du Levant {en turc, iskèlè) toutes les places maritimes de l’Afrique septentrionale, de l’Egypte, de la Syrie, de l’Asie Mineure, de la Turquie d’Europe et de la Grèce. 

Sur le premier point, le manque de documents officiels rend à peu près impossible une évaluation quelconque. Quant aux échanges de la Turquie avec ses provinces tributaires, elles peuvent être calculées approximativement entre 60 et 65 millions, qui se partagent ainsi entre les quatre provinces : 

                  Importation.        Exportation.          Totaux. 

Égypte      24 000 000 fr.     48 000 000 fr.       39 000 000 fr. 

Valachie      8 750 000           5 750 000            44 500 000 

Moldavie     4 400 000           4 875 000              6 275 000 

Serbie          4 750 000              500 000               2 250 000 

                  ------------------------------------------------------------------------

                  35 900 000          26 425 000           62 025 000 

Ces divers échanges s’effectuent, d’une part : au moyen des caravanes, qui établissent une communication régulière et périodique entre les Échelles et les grandes villes de l’intérieur, soit de la Turquie, soit des contrées voisines de l’Asie et de l’Afrique; de l’autre, au moyen de la navigation à voile et à vapeur. Cette navigation est dite navigation de caravane, par opposition à la grande navigation, qui a pour objet les échanges avec les États et les ports européens. On estime de 25 000 à 30 000 (environ 3 millions et demi de tonneaux) le nombre des navires, sous pavillon ottoman, égyptien, valaque, moldave, samien, de Jérusalem, affectés à ce service dans les ports de Constantinople, Smyrne, Beyrout, Salonique, Trébisonde, Varna, Candie, Alexandrette et Basra (golfe Persique). 

Le commerce extérieur de la Turquie était évalué en 1852 à 450 millions (importation et exportation réunies) répartis comme il suit, d'après les principaux pays de provenance et de destination : 

                             Importation.                  Exportation.               Totaux. 

Grande-Bretagne       58 000 000 fr.              30 000 000 fr.            88 000 000 fr. 

et dépendances 

Idem (transit              50 000 000                   50 000 000               100 000 000 

avec la Perse)

France                        25 000 000                  53 000 000                  18 000000 

Autriche                     26 000 000                  42 000 000                  68 000 000 

Russie                         22 000 000                 47 000 000                  69 000000 

Hollande                       6 000 000                   2 000 000                    8 000 000 

Belgique                       1 000 000                     460 000                     1 460 000 

Sardaigne                        800 000                   2 300 000                     3 100 000 

Grèce                              400 000                   4 000 000                     4 400 000 

Perse (commerce        25 000 000                  1 500 000                   26 480 000 

direct)

Suisse, États-Unis,       21 000 000               14 000 000                 46 000 000 

etc

                      ----------------------------------------------------------------------------------

                               225 200 000 fr.            216 260 000 fr.              451 460 000 fr. 

Le tableau rapide que nous venons d’esquisser marque seulement les premiers pas de la Turquie dans la voie des réformes ; le temps et l’appui durable de la France et de l’Angleterre compléteront l’oeuvre de Mahmoud et d’Abdul- Medjid. 

La Providence, d’ailleurs, réservait à celui-ci un autre auxiliaire qui avait fait défaut à Mahmoud, le succès. L’expérience de cette dernière année a donné gain de cause à la réforme. La Turquie a montré qu’elle n’était plus ce qu’on l’avait vue en 1828, au lendemain de la destruction des janissaires. Et cependant, déjà à cette époque, les résultats de la première campagne inspiraient au cabinet russe de sérieuses réflexions. J’ai cité ailleurs les curieux aveux consignés dans une dépêche du comte Pozzo di Borgo à M. de Nesselrode, datée du mois de novembre de cette même année 1828 : « Lorsque le cabinet impérial examina la question de savoir si le moment était arrivé de prendre les armes contre la Porte, il aurait pu exister des doutes, relativement à l’urgence de cette mesure, aux yeux de ceux qui n’avaient pas assez médité sur les effets des réformes sanglantes que le chef ottoman venait d’exécuter avec une force terrible....  Maintenant, l’expérience que nous venons de faire doit réunir toutes les opinions en faveur du parti qui a été adopté. L’empereur a mis le système turc à l’épreuve, et Sa Majesté l’a trouvé dans un commencement d'organisation physique et morale qu’il n’avait pas eue jusqu’à présent. Si le sultan a pu nous opposer une résistance plus vive et plus régulière, tandis qu’il avait à peine réuni les éléments de son nouveau plan de réformes et d’améliorations, combien l’aurions-nous trouvé plus formidable dans le cas où il aurait eu le temps de lui donner plus de solidité ! » 

La même chose était arrivée quarante ans auparavant dans la guerre de 1787, qui suivit le fameux voyage de Crimée. Les pauvres diables de Turcs, comme on disait dans les entretiens de Catherine et de Joseph II, se défendirent avec une opiniâtreté qui mit à mal plus d’une fois leurs agresseurs. En 1854, le malade de l’empereur Nicolas a prouvé qu’il lui restait encore assez de vigueur pour lutter seul contre le géant du Nord et le forcer à reculer. 

1. « Pouvait-on croire que cet empire musulman délabré eût pu mettre l’empire russe dans le plus triste état ? » (Lettre du prince de Ligne, datée du camp devant Ockzakow, juin 1787.) 

Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytics
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner