Smyrne [Izmir]. — Smyrne est située à l'extrémité sud-est d'un golfe dont la profondeur est de quinze lieues, depuis le cap Karabournou jusqu'à l'entrée de la rade : cette rade est séparée du reste de la baie par une langue de terre basse, couverte d'oliviers, et défendue, du côté du nord, par un mauvais château et quelques batteries. La passe, entre le château et la rive septentrionale, serait assez large pour permettre aux vaisseaux de la forcer, sans avoir rien à craindre des batteries; mais les bas-fonds qui la bordent obligent nécessairement tous les navires qui entrent et qui sortent, de passer sous le canon du fort.

Je ne parlerai ni de l'origine ni de l'antiquité de la ville de Smyrne : plusieurs savants voyageurs m'interdisent d'en parler après eux. Mon but n'est de rapporter que ce que j'ai vu. Je me bornerai à donner quelques notions sur l'état actuel de cette ville.

Smyrne renferme plus de cent mille habitants, parmi lesquels on compte au moins soixante mille Turcs. Le reste de la population se compose d'à peu près vingt-cinq mille Grecs, dix mille Arméniens et cinq mille Juifs. Ses rues sont toutes sales et étroites, et les maisons bâties, comme à Constantinople, de terre, de briques cuites au soleil, et de bois ; les incendies y sont aussi fréquents que dans la capitale. En arrivant par mer, on aurait peine à se figurer d'abord toute l'étendue de cette grande et riche cité : la majeure partie des quartiers turcs est bâtie dans un vallon plus bas que le niveau de la mer, et l'on y respire un air humide et malsain. Je ne pus jouir de sa vue entière que du haut d'un kiosque très élevé.

Les bazars sont ce que cette ville offre de plus curieux. Un étranger ne peut s'empêcher d'en admirer l'étendue, aussi bien que l'ordre et la symétrie avec lesquels sont étalées les plus riches marchandises de l'Orient. Chaque état, chaque profession a ses galeries particulières, séparées par des portes qui se ferment chaque soir, au coucher du soleil. On est seulement surpris de voir les denrées les plus précieuses exposées aux incendies, dans de misérables échoppes de bois, tandis que les fruits secs, les comestibles de toute espèce se vendent sous de magnifiques voûtes de pierre : bizarrerie dont on cesse bientôt d'être étonné, lorsqu'on connaît l'apathique insouciance des Turcs.

Smyrne, comme presque toutes les villes de la Turquie, n'offre aucune édifice remarquable : la maison du gouverneur, une des plus apparentes du quai, n'est bâtie que de bois peint, et ses mosquées même sont toutes petites et mesquines.

Cette cité est l'apanage de la Validé-Sultane (mère du Grand Seigneur), qui y entretient un mulésellim, ou simple gouverneur, qui ne relève que de cette princesse, et ne reconnaît pour chef aucun des pachas voisins. Ce mutésellim a sous ses ordres une soldatesque nombreuse et turbulente de [367] janissaires, qui ne demandent que pillage et désordre, et auxquels les incendies qui ravagent si souvent cet entrepôt du commerce de l'Anatolie procurent de fréquentes occasions de s'abandonner à leur penchant pour la rapine.

Deux autres fléaux, les tremblements de terre et la peste, affligent presque continuellement cette ville, surtout le dernier, que lui apportent assez ordinairement les navires de Constantinople et ceux d'Égypte, ou les caravanes de l'Asie Mineure. En 1812, la contagion fit des ravages affreux dans presque toutes les parties de l'empire ottoman : elle enleva, dans un seul été, deux cent cinquante mille habitants à Constantinople, et plus de quarante-cinq mille à Smyrne.

Malgré tous ces inconvénients, Smyrne est l'échelle du Levant qui offre le plus d'agréments aux Européens que leurs affaires ou leurs fonctions appellent en Turquie. On y compte, tant Français qu'Anglais, Italiens, Hollandais, Allemands, Russes et autres, une petite colonie de cinq ou six mille individus établis sur le pays avec leurs familles, et qui habitent un quartier particulier, à proximité du port, et entièrement séparé de ceux des Turcs. Toutes les nations y entretiennent des consuls, dont les maisons sont situées sur le quai et décorées de jolis mâts de pavillon.

Excepté plusieurs des consuls, un petit nombre d'officiers des consulats et quelques négociants, on voit à Smyrne peu de véritables Européens ; les autres sont ce qu'on appelle, en Levant, des Francs, c'est-à-dire des hommes originaires de tous les pays, nés, mariés et établis en Turquie, ne connaissant guère d'autres mœurs et d'autre langage que ceux des Grecs, et qu'on pourrait comparer, sous quelques rapports, aux créoles de l'Inde.

Les consuls et les négociants francs accueillent avec beaucoup de politesse les étrangers que la curiosité ou le hasard conduisent à Smyrne. Partout ils sont fêtés, bien reçus, et c'est à qui les traitera le mieux. Il faut rendre à chaque pays la justice qui lui est due : c'est tout le contraire à Constantinople.

Nous arrivâmes à Smyrne dans la saison des plaisirs, pendant la semaine du jour de l'an, dont les visites se font et se rendent avec beaucoup de cérémonial et d'étiquette. A la même époque commence le carnaval, qui est ici un temps de bombance et d'amusements de toute espèce. Je n'ai vu nulle part, dans le Levant, des tables servies avec plus de choix, et même de profusion, qu'à Smyrne ; il faut cependant convenir que l'amour-propre et le désir de briller n'y entrent pas pour peu de chose.

Les négociants de toutes les nations ont un lieu de réunion qu'ils nomment le Casin. Moyennant un abonnement médiocre, on y trouve, à toutes les heures du jour, un bon feu, des livres, des brochures, des journaux, des billards, et des rafraîchissements de toute espèce. Ce lieu peut être considéré à la fois comme le Wauxhall et la Bourse de Smyrne : on y danse, et on y traite toutes les affaires de banque et de commerce. 

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Pendant le carnaval, les abonnés se cotisent extraordinairement, pour donner aux dames des fêtes et des bals où se réunit toute la meilleure société de la rue Franque. Les consuls, qui ne peuvent faire partie de l'association, y sont invités avec leurs familles, ainsi que les étrangers et les voyageurs présentés par un des membres. Deux commissaires, l'un français et l'autre anglais, en font les honneurs, et y maintiennent le bon ordre et ce qu'ils appellent la police : il serait fort à désirer que le maintien de la décence entrât aussi pour quelque chose dans leurs attributions. Nous assistâmes à plusieurs de ces brillantes réunions, où personne n'est gêné par l'incommode étiquette des palais de Péra; mais où, dès le premier abord, on est frappé du peu de goût qui préside à la toilette des dames, et de l'allure un peu brusque de quelques jeunes gens. On remarque également avec surprise plusieurs fautes d'orthographe dans les deux placards encadrés qui renferment les règlements de la société.

La Longue, ou Promenade anglaise, est la danse favorite des Francs de Smyrne ; et l'anglomanie la plus outrée est ici, comme dans toutes les échelles, la passion dominante du Levantin. Tous, depuis le négociant jusqu'au courtier, depuis le courtier jusqu'au simple commis, sont ridiculement costumés à l'anglaise ; et plusieurs portent cette bizarre manie au point d'imiter l'accent anglais dans la prononciation de leur propre langue, bien qu'ils ne soient jamais sortis de leur pays.

Les Latins ont à Smyrne deux jolies églises : celle des Capucins, qui est sous la protection de la France, et celle des Soccolans, ou Récollets, protégée par l'Autriche. Les lazaristes français, qui tiennent une école composée d'une vingtaine de jeunes enfants, y avaient autrefois aussi la leur; mais elle fut réduite en cendre dans le grand incendie de 1797, et, depuis cette époque, elle n'a pas été rebâtie '. Les familles protestantes vont au service divin dans la chapelle du consul d'Angleterre. En général, on ne se pique pas en ce pays d'autant de fausse dévotion et de bigotterie qu'à Constantinople.

Il n'y a point d'évêque catholique dans cette ville : un religieux, supérieur des Soccolans, en remplit les fonctions, sous le titre de vicaire apostolique et de révérendissime.

On trouve à Smyrne plusieurs auberges et un grand nombre de boutiques, bien fournies de tous les objets à l'usage des Francs; mais les denrées, même de première nécessité, y sont, depuis quelques années, à des prix exorbitants : on peut s'en faire une idée par le loyer d'une maison ordinaire, qui s'élève depuis trois jusqu'à six mille piastres (2,800 fr.-5,600 fr.)

La France, l'Angleterre et la Hollande ont chacune un hôpital pour les pestiférés.

Depuis la funeste catastrophe de 1797 [Note : En I797, tout le quartier franc de Smyrne fut incendié et mis au pillage par les Turcs, à la suite du meurtre d'un musulman par un Esclavon, sujet vénitien.], les habitants n'ont pas cru [369] prudent de relever leur petite salle de spectacle, qui leur a attiré plusieurs avanies.

Le Turc de Smyrne, quoique fanatique et toujours disposé à la révolte, s'accoutume cependant à respecter la personne et les propriétés de l'Européen. Il est rare, surtout la nuit, de rencontrer des musulmans dans le quartier franc, qui est éclairé par des réverbères, et dans lequel la police du pays ne peut s'exercer qu'extérieurement.

Les Grecs y jouissent d'une liberté presque illimitée ; on les reconnaît partout à l'insolence de leur démarche et à leur bruyante gaieté : ils ont, comme les Arméniens, leur archevêque métropolitain, et plusieurs belles églises, où les Turcs leur permettent d'exercer en paix leurs cultes respectifs.

La place de Smyrne, entrepôt du commerce de presque toute l'Asie et de celui que l'Europe fait avec la Turquie, est, pour nos négociants, l'échelle la plus importante du Levant. La France en exporte des soies écrues, des poils de chèvre d'Angora, du cuivre de Tocat [Tokat], et une quantité considérable de cotons et de laines de très bonne qualité ; elle y importe en échange des draps du Languedoc, des toileries, et toutes sortes de denrées de son territoire et de ses manufactures. Ce commerce, longtemps languissant, ne tardera pas à reprendre son ancienne activité ; quelques années de paix suffiront pour lui rendre toute sa splendeur.

On voit aux environs de Smyrne les villages de Bournaba [Bornova], Sewdi-Keui [Seydiköy], Boudja [Buca] et Coucloudja, où les Francs ont des maisons de campagne char mantes. A moitié chemin du premier, et à peu de distance des bords du Mélès, on trouve une fontaine qui a conservé parmi les Grecs le nom de Bains de Diane. Deux lieues au-delà de ce bourg, ou plutôt de cette petite ville, les curieux vont visiter ce qu'on appelle les Grottes d'Homère. L'auteur d'Anacharsis ne parle que d'une seule. Selon son témoignage, elle était sacrée pour les anciens habitants de Smyrne, qui prétendaient qu'Homère y avait composé ses ouvrages.

Un quart de lieue plus loin, dans un des sites les plus pittoresques, on remarque un énorme rocher qui a la forme d'un cône tronqué, et qu'on a cru depuis peu reconnaître pour le tombeau d'Homère. Une fosse, creusée à son sommet et dans le roc vif, paraît avoir contenu un sarcophage. On lit sur la pierre les noms de plusieurs célèbres voyageurs.

Le 29 janvier 1812, je me séparai à Smyrne, de mes trois compagnons de voyage, dont l'un devait rester dans cette ville. Les deux autres partirent pour Stancho (l'ancienne Cos, patrie d'Hippocrate), et je m'embarquai seul, de mon côté, sur une sacolève qui allait en Candie. Le lendemain de mon départ, les vents contraires me firent de nouveau relâcher à Scio, où ils me retinrent jusqu'au 14 février.

Scio. — Je descendis, à mou arrivée, dans une mauvaise petite auberge, la seule de tout le pays, et tenue par un Grec. [370] L'île de Scio a environ trente lieues de longueur, du nord nu sud, sur six ou huit dans sa plus grande largeur, de l'est à l'ouest. Sa circonférence est d'au moins quatre-vingts lieues. On y compte quarante-cinq mille habitants, dont quarante mille Grecs; quatre mille Turcs et mille Juifs. Outre la capitale, qui, avec le château, renferme seule plus de vingt mille âmes, il y a dans l'île quarante beaux villages, presque entièrement peuplés de Grecs.

La ville est située au bord de la mer, du côté de l'île, en face de Tchesme. Toutes les maisons, solidement construites en pierres de taille, sont l'ouvrage des Génois, que les Turcs chassèrent de cette île il y a plus d'un siècle. On remarque, sur les portes des principaux palais, les armoiries des familles nobles génoises qui étaient établies à Scio, et dont on trouve encore de nombreux rejetons parmi ses modernes habitants.

Les rues sont étroites comme à Gênes, et sales comme celles de toutes les villes de la Turquie. Elles sont remplies d'une foule de femmes grecques, qui attirent les passants par leurs agaceries et la gaieté souvent trop libre de leurs discours, et dans la seule vue de faire quelque saignée à leur bourse. Les filles les mieux vêtues abordent hardiment les étrangers, et n'ont ni honte ni scrupule de recevoir quelque monnaie, pour prix de leurs propos. Elles acceptent un para ' avec autant d'assurance qu'un mendiant de profession; le plus léger prétexte leur suffit pour entrer en conversation avec les jeunes gens, et'pour leur demander s'ils sont mariés. C'est une question inévitable, à laquelle il faut répondre à tous les coins de rue.

La liberté dont jouissent les femmes à Scio est inconcevable dans un pays sous la domination des Turcs. Elles vont et viennent librement, à toutes les heures du jour, dans les rues, sur les places et les promenades, par bandes de dix ou douze, se tenant par les bras ou par les mains, riant, chantant, et critiquant tout ce qui se rencontre sur leur passage, sans que les musulmans y fassent la plus légère attention.

Elles ont presque toutes la taille peu élégante, le sein et les jambes d'un volume énorme, de vilaines dents, et avec cela beaucoup de coquetterie. Totalement défigurées par la quantité de rouge et de blanc dont elles se fardent le visage, leur costume bizarre, surchargé de dorures et d'ornements de mauvais goût, ajoute encore au peu d'élégance de leur tournure, et au dé faut de grâces de toute leur personne. On ne peut cependant, sans injustice, leur refuser de beaux yeux et beaucoup d'esprit naturel.

Les femmes et les filles des Latins, dont le nombre ne s'élève pas à plus de douze cents individus, sont plus modestes, plus retenues ; et leur évêque, vieillard respectable, les a obligées à porter un costume plus décent, auquel on les reconnaît à la première vue. On trouve, parmi ces dernières, des femmes qui peuvent, en tout pays, passer pour fort jolies.

Scio est l'apanage d'une sultane, qui en nomme le mutésellim ou gouverneur ;

1. Le para est une petite pièce de monnaie turque, qui, aujourd'hui, n'équivaut pas à deux liards de France. Il faut quarante paras pour former une piastre turque.

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et ce dernier trouve souvent, dans les intrigues sans cesse renaissantes des Grecs, mille occasions de leur faire des avanies.

Les Grecs sont, à Scio, en possession de plusieurs belles églises, et nulle part ils n'exercent intérieurement et extérieurement leur culte avec plus de liberté.

A l'apparition d'un vaisseau de la flotte du capitan-pacha, ce fantôme de liberté s'évanouit tout à coup pour faire place à la terreur. L'épouvante est générale; et, pendant toute la durée de leur séjour dans le port de Scio, les galioundjis (soldats de la marine), peu accoutumés à respecter les priviléges des Grecs, se répandent dans la ville et dans les campagnes, où ils signalent toujours leur arrivée par les plus affreux brigandages, et par tous les désordres auxquels se livre d'ordinaire une soldatesque sans frein. L'autorité de leurs chefs serait insuffisante pour empêcher de pareils excès ; et les chrétiens n'ont alors d'autre ressource que de s'enfermer dans leurs maisons, et surtout de cacher leurs femmes à tous les regards. Les inquiétudes disparaissent avec le vaisseau, et la gaieté et la confiance reviennent à mesure qu'il s'éloigne de ces parages.

Lors de notre premier séjour, nous fûmes présentés, mes amis et moi, à l'évêque catholique, M. Timoni, originaire d'une noble famille génoise, vénérable patriarche qui, par sa modestie et sa bienfaisance, est parvenu a s'attirer la considération et le respect des habitants de toutes les sectes. Ce prélat, protégé et pensionné par la France, nous fit un jour l'honneur de nous inviter à dîner; et le plaisir que nous trouvâmes dans son entretien surpassa de beaucoup celui que put procurer, à des voyageurs accoutumés à vivre de privations, l'excellente chère qu'il nous fit faire. En évaluant sa dépense sur l'appétit de ses commensaux ordinaires, nous jugeâmes qu'elle devait être très considérable. Son grand âge et la goutte ne lui permettant plus de sortir que très rarement, il est obligé, depuis quelque temps, d'abandonner la conduite de son église à ses vicaires, qui ont su justifier une aussi honorable confiance.

Outre le clergé attaché à l'église épiscopale, il y a de plus, à Scio, un capucin qui dessert la chapelle du vice-consul de France, deux religieux soccolans, protégés par l'Autriche, et un grand nombre de prêtres séculiers, rayas du Grand Seigneur, qu'on distingue du clergé franc à leurs longs cheveux flottants, et à leur ralpak ou coiffure grecque, qui forme un contraste assez singulier avec leur habit ecclésiastique.

La France et l'Autriche sont les seules puissances qui aient à Scio des vice-consuls nationaux. Celui d'Angleterre est un Grec de Zante, et l'ex-vice-consul de Raguse représente aujourd'hui la Russie, la Suède, le Danemark, et toutes les nations qui veulent bien se servir de lui. [Note : A ce sujet, je ne puis m'empécher de parler d'un personnage du même genre que Je rencontrai chez le consul de France à Smyrne. C'était un Grec de Tinos, qui faisait dans son île le vice-consul pour toutes les nations, excepté pour la France. Il portait un uniforme russe, une cocarde suédoise sur un chapeau rond, des épaulettes autrichiennes, et faisait flotter sur sa maison les pavillons de toutes ces puissances.]

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Il ne faut point oublier de prévenir les voyageurs contre les médecins dont fourmillent la ville et la campagne. Comme dans le reste de l'empire, ce sont de misérables intrigants de toutes les nations, pleins d'effronterie, qui, à la faveur de l'ignorance du peuple et de l'insouciance du gouvernement, exercent leur homicide profession avec une liberté et une audace bien funestes à la pauvre espèce humaine.

Je terminerai cet article par quelques détails sur les productions et le commerce de cette île.

L'île de Scio est en général bien cultivée dans toutes les parties susceptibles de l'être, c'est-à-dire vers les côtes, sur quelques collines qui s'élèvent en amphithéâtre derrière la ville, et dans plusieurs vallées charmantes, arrosées par des ruisseaux nombreux et abondants. Le centre est couvert de montagnes pelées et arides qui ne sont propres à aucune culture. Dans le lointain, elles préviennent d'abord le voyageur d'une manière peu favorable contre cette lie.

Malgré ses mauvaises qualités, le Sciote est industrieux, adroit, et actif dans le commerce. Il entend assez bien le jardinage et la culture des terres. Le Grand Seigneur et les riches propriétaires de Constantinople préfèrent les jardiniers sciotes à tous les autres. On les voit souvent amasser dans la capitale un petit pécule, pour l'emporter un jour dans leur patrie : semblables aux domestiques originaires de Tine et de Syra, qui, après avoir fait quelques épargnes au service des Francs, retournent achever leur vie au milieu de leurs compatriotes, qui les regardent dès lors comme des gens d'importance.

La principale richesse de Scio consiste dans ses orangers et ses citronniers, qui sont à peu près les seuls arbres qu'on y voit : le nombre en est prodigieux. On m'a fait remarquer, dans plusieurs endroits, quelques-uns de ces arbres qui ont plus de cinq cents ans ; leur grosseur égale celle de nos ormeaux. C'est un spectacle charmant que cette multitude de jardins qui couvrent les campagnes et l'intérieur même de la ville. On a souvent, sur le même arbre, des fruits desséchés et durcis, des fruits mûrs ou naissants, et de la fleur d'oranger. Au printemps l'air en est embaumé à plusieurs lieues à la ronde; et j'ai ouï dire que lorsqu'on passe, en temps de calme, entre l'île et le continent, le parfum des orangers se fait sentir jusqu'au milieu du canal. Je ne doute point de la vérité de cette assertion ; mais je ne pus m'en assurer par moi-même, ayant fait ce trajet pendant l'hiver.

Il est difficile de respirer un air plus pur et de vivre sous un climat plus sain. Il n'y fait presque jamais froid ; les vents du canal y tempèrent les chaleurs de l'été, et cette saison y est beaucoup moins brûlante qu'à Smyrne, qui n'est cependant qu'à trente lieues de distance. L'eau y est excellente ; [374] mais je n'ai pas trouvé que ses vins méritassent aujourd'hui la réputation dont ils jouissaient chez les anciens. Parmi ses productions les plus communes, on doit compter le mastic, qui découle du lentisque; les femmes du Levant aiment à mâcher cette gomme aromatique malgré son amertume, et l'on en transporte, tous les ans, une quantité considérable à Constantinople. Les Sciotes sont, dit-on, obligés d'en fournir gratuitement le sérail du Grand Seigneur. On tire aussi de ce mastic une excellente eau-de-vie, qui, mêlée avec de l'eau, procure pendant l'été une boisson aussi agréable au goût que saine et rafraîchissante.

L'île ne produit pas assez de blé pour la consommation de ses habitants; elle retire cette denrée de première nécessité, et plusieurs autres, de l'Asie Mineure et de la capitale. On y fabrique des étoffes d'or et de soie, des ceintures et des turbans, qui sont très recherchés parmi les Grecs.

Avant de quitter Scio, je me proposais d'aller visiter, à une lieue au nord de la ville, une espèce de cirque en marbre, que l'on appelle l'École d'Homère ; mais les vents étant devenus favorables, je renonçai à ce projet, et Il fallut songer à mon départ.

Échelle-neuve [[Kuşadası]. —J'arrivai en vingt-quatre heures de Scio à Échelle-Neuve ( l'ancienne Néapolis), nommée par les Italiens Scala-Nuova, et par les Turcs Kouch-Adasi [Kuşadası] (l'Ile des Oiseaux).

Échelle-Neuve est une ville commerçante, située sur la côte de l'Asie Mineure, en face de l'île de Samos, près des ruines d'Éphèse et celles de Magnésie. On compte d'Échelle-Neuve à Smyrne, par terre, environ quinze lieues, et plus de quarante par mer. Le château où réside l'aga, avec la garnison et tous les musulmans, est bâti au pied d'un roc escarpé, sur lequel se trouvent le quartier des Grecs et celui des Arméniens. La population entière de cette ville ne s'élève pas à plus de douze mille âmes. Le port, ou plutôt la rade, est peu sûre lorsque le vent du nord souffle avec violence; mais les navires y sont à l'abri de tout danger avec les autres vents. On voit dans l'ouest, à l'entrée de cette rade, un vieux château construit sur un îlot couvert d'oiseaux marins ; et c'est à leur passage continuel que la ville doit sans doute le nom qu'elle porte parmi les Turcs.

Échelle-Neuve est, depuis quelques années, l'entrepôt d'une partie du commerce de l'Anatolie. On y réunit beaucoup de blé, de riz et d'orge, que des caravanes apportent sans cesse de l'intérieur, et souvent de plus de quarante journées de distance. On y fait aussi un débit considérable de fruits, de légumes secs, de poutargue, et de plusieurs espèces de comestibles, dont la plus grande partie est enlevée par les Anglais, et transportée à Malte et dans leurs possessions de la Méditerranée. Ce port serait devenu de la plus haute importance pour eux, si la guerre maritime eût encore duré longtemps; et  il eût été du plus grand intérêt pour la France d'éclairer les musulmans sur la contrebande énorme que faisaient leurs propres agas avec nos rivaux. Tous les blés et autres denrées, détournés du pays pour passer, assure-t-on, [375] dans les îles de l'Archipel et les ports du Grand Seigneur, ne servaient et ne servent probablement encore qu'à alimenter ceux qui sont sous la domination de l'Angleterre. Funeste effet de la cupidité des gouverneurs turcs, qui en font le monopole, et ne livrent qu'à des prix exorbitants, à leurs administrés, le peu qu'ils veulent bien leur en vendre.

Le 22 février, à la pointe du jour, nous mîmes à la voile de la rade d'Échelle-Neuve. Peu d'heures après, nous allâmes mouiller dans une baie déserte de l'île de Samos, en face du Mont Mycale.

Cette île a environ vingt-deux lieues de circonférence. On y compte aujourd'hui un très petit nombre d'habitants. Elle produit d'excellents vins, ses côtes sont très poissonneuses, et ses montagnes remplies de gibier de toute espèce.

M. Bonfort, agent du consulat général de Smyrne pour Échelle-Neuve et Samos, se distingue, parmi ses collègues, par l'accueil aimable et hospitalier que reçoivent chez lui tous les Européens qui visitent ces parages, mais surtout les Français.

Nous quittâmes Samos le lendemain ; et, favorisés par un bon vent du, nord, nous laissâmes successivement derrière nous les îles de Nacarie, Pathmos, Naxie, et les écueils sans nombre dont cette mer est semée. Un autre danger est à craindre dans cette partie de l'Archipel : ce sont les forbans, dont le repaire principal est l'île de Forni, nommée par les Turcs Fouroun-Adasi. Nous eûmes le bonheur de leur échapper.

Tout nous présageait une prochaine arrivée en Candie, lorsque le vent- d'ouest, qui ne cessait de nous contrarier depuis le commencement de l'hiver, nous força, le soir même, de jeter l'ancre dans le port de Nio, après avoir failli nous briser sur les récifs de la côte, par l'ignorance et la maladresse ordinaires de nos Grecs.

Je me consolais d'autant plus facilement de tous ces contre-temps, qu'ils- me procuraient toujours l'occasion de voir de nouveaux pays ; et la conduite de notre capitaine, à notre arrivée dans celui-ci, ne fit que piquer plus vive ment ma curiosité, à la vue d'une terre que je n'avais pas encore visitée. Plusieurs Turcs candiotes, fanfarons et insolents, selon l'usage, avaient manifesté dans leurs discours des intentions hostiles contre les habitants, et s'étaient armés de fusils et de pistolets avant d'entrer dans la chaloupe. Le capitaine venait de défendre à tout passager de mettre pied à terre avec des armes. Les Candiotes insistèrent, et poussèrent l'audace jusqu'à le menacer lui-même ; mais il fut inébranlable, et sa fermeté acheva ce que sa prudence avait commencé. Les bandits quittèrent tout cet attirail de guerre, et purent alors descendre dans l'île de Nio. Je ne manquai pas de questionner le capitaine sur les raisons qui l'avaient porté à agir ainsi ; et il me répondit que, trois mois auparavant, un Turc candiote, ayant exercé des violences dans ce pays, avait été massacré par les insulaires. Depuis ce désastre, ses compatriotes étaient revenus, au nombre d'environ soixante, avec la résolution de venger [376] sa mort et d'exterminer tous les habitants. Mais ceux-ci les avaient vigoureusement repoussés, et leur avaient fait même essuyer un échec considérable. Pour nos quatre Candiotes, ils s'imaginaient sans doute que rien ne devait leur résister, et ils croyaient leur honneur intéressé à continuer cette trop dangereuse querelle. Sans la sage précaution de notre capitaine, ils eussent infailliblement partagé le sort de ceux qui les avaient précédés.

Nio (l'ancienne Ios) est une petite île de douze lieues de circonférence, à huit lieues nord-ouest de Santorin, et à trente lieues de Candie : elle est stérile et montagneuse.

On n'y voit qu'un bourg de deux cents feux : les insulaires, pour se garantir des descentes et des incursions des forbans, se sont retranchés sur la croupe d'un roc presque inaccessible, au nord-est d'une baie qui, de l'aveu des marins, est le meilleur et le plus sûr mouillage de l'Archipel. Dans le bourg seul on compte quinze églises, toutes desservies par plusieurs papas. Chaque particulier riche ou aisé se fait un devoir et un honneur d'en fonder ou d'en entretenir une à ses frais; mais elles sont toutes petites et de peu d'apparence. La principale, qui n'est guère plus grande ni mieux décorée que les autres, domine tout le village. On m'a assuré qu'il y a plus de cent cinquante de ces chapelles dispersées dans les montagnes et les vallons.

Toutes ces églises ont une ou deux cloches, provenant de Venise ou de la Russie. Un tel privilége n'appartient qu'aux seules îles de l'Archipel, où il n'y a, comme à Nio, ni autorités ni habitants musulmans. A toutes les heures du jour, les échos des montagnes répètent les sons aigus de cette multitude de cloches, dont les papas ne cessent de fatiguer l'air, pour les moindres cérémonies.

L'aspect du pays est triste et peu varié ; l'œil n'embrasse de tous côtés que des montagnes arides, et le bord de la mer n'offre que des ruines, et deux petits magasins bâtis auprès d'une chapelle de forme circulaire. Toute cette partie de l'île présente l'image du plus affreux désert. La crainte des pirates, et l'air méphytique qu'exhalent les marais dont elle est couverte, semblent en avoir pour jamais éloigné les hommes : il faut aller les chercher au milieu des roches escarpées, qui seules assurent leur tranquillité et leur indépendance.

Je me fis conduire au village par un sentier roide, et tracé en ligne droite dans le roc, dont il se détache quelquefois des masses énormes qui roulent avec fracas jusqu'au bord de la mer. J'y arrivai haletant, et pouvant à peine me soutenir. J'admirai plus d'une fois la légèreté et l'aisance avec lesquelles les insulaires, hommes, femmes et enfants, grimpent, chargés des plus pesants fardeaux, jusqu'au sommet de la montagne. Cette agilité leur a fait donner par les Turcs le surnom de taouchân [tavşan], qui signifie un lièvre.

Mon guide me fit entrer dans un noir cabaret, où je trouvai rassemblés autour d'une table vermoulue plusieurs Grecs occupés à boire, à jouer et à chanter. Une vieille femme, que je fus d'abord tenté de prendre pour une [377] tireuse de cartes, accroupie au coin de la cheminée, remuait avec un morceau de bois un café rougeâtre et épais, dont elle vint, d'un air riant, m'offrir dans une tasse de faience, recollée avec de la colle forte. Je la remerciai le plus poliment qu'il me fut possible, en lui faisant comprendre que je désirais trouver quelques oques1 de pain frais, plusieurs douzaines d'œufs, une ou deux poules, et un peu de vin. Vous aurez bien de la peine à trouver tout cela ici, me répondit-elle sèchement, piquée sans doute de ce que j'avais refusé son dégoûtant café. J'allais faire briller quelques petits sequins pour me la rendre plus favorable, lorsqu'un des archontes du lieu, vêtu à la turque et coiffé d'un vieux kalpak, m'invita, d'un ton aussi cérémonieux que grave, à prendre la peine de le suivre dans sa maison, où il se faisait fort de me procurer tout ce dont j'aurais besoin. Je suivis à l'instant ce noble personnage, qu'on nommait, s'il m'en souvient bien, le signor Spiridion ; et j'acceptai ses offres obligeantes avec d'autant plus de plaisir, que la foule des curieux, attirés par l'arrivée d'un Franc, commençait à me donner de l'humeur.

L'archonte, à notre arrivée chez lui, me fit d'abord servir des œufs, un morceau de pain d'orge et un reste de fromage, que je dévorai avec une avidité dont il ne parut pas peu surpris. Il expédia ensuite dans le village un de ses fils, qui ne tarda pas à reparaître avec les provisions demandées. Je les lui payai bien au delà de leur valeur, sans en excepter le déjeuner, persuadé que le meilleur moyen de lui témoigner toute ma reconnaissance était de ne point marchander; et le signor Spiridion, qui ne voulait pas être en reste de politesse avec un étranger, poussa l'attention jusqu'à ordonner à son fils de m'accompagner, et de porter mes provisions à bord.

J'étais à peine rentré dans ma chambre, qu'une barque, montée par deux jeunes archontes de l'île, en bas jaunes et en bonnets de coton blanc, et par un homme habillé à l'européenne, vint aborder la sacolève. Après les premiers compliments, l'Européen, que j'appris bientôt être un capitaine de Raguse, marié et établi dans le pays, m'annonça en italien que les deux jeunes gentiluomini que je voyais étaient fils du primat ou chef de l'île, et envoyés par leur père, qui m'invitait à accepter un logement dans sa maison, jusqu'à ce que le temps me permît de remettre à la voile; ajoutant qu'il était bien fâché de n'avoir pas été plus tôt informé de mon arrivée, parce qu'il m'aurait évité la peine de retourner à bord, et surtout celle de remonter au village par un aussi mauvais chemin. Comme cette dernière difficulté était effectivement celle qui me retenait le plus, je fis tout mon possible pour me dispenser d'accepter la politesse du primat; mais je ne pus longtemps résister aux instances de ses fils, et, abandonnant de nouveau mon bâtiment, je me déterminai à grimper une seconde fois au sommet de la montagne.

1. L’oque est un poids de Turquie, qui équivaut à peu près à deux livres et demie.

Je n'eus pas lieu de me repentir de ma peine; le primat et sa femme me reçurent avec beaucoup de cordialité ; et ce bon vieillard m'ayant renouvelé son invitation, je cédai avec plaisir à sa prière et à celle de toute sa famille. Je restai dix-huit jours dans cette maison vraiment patriarcale, et j'y ai trouvé plus d'une fois l'occasion de m'instruire des mœurs et de quelques usages curieux des habitants de cette île. Je vais citer un fait qui, peu important en soi, servira cependant à donner une idée de l'ignorance et de la crédulité de ces insulaires, et à expliquer les succès des charlatans qui parcourent l'Archipel.

Un jour, le fils aîné du primat ayant ressenti une légère incommodité, sa mère, qui me prenait sans doute pour un médecin, vint tout éplorée, dans ma chambre, me prier de l'aider de mes conseils. J'eus beau protester que je n'entendais rien à la médecine, il fallut absolument donner quelque satisfaction à ces honnêtes gens. Comme la fièvre du jeune homme ne provenait que du froid et de la fatigue qu'il avait éprouvés la veille, je pris sur moi d'ordonner qu'on lui donnât une infusion de thé, et qu'on le tînt chaudement dans son lit, afin d'exciter la transpiration.

Cependant la mère avait déjà mandé un papas, qui fit mettre à genoux le jeune homme, et qui lui donna, pendant l'espace de plus d'une heure, à baiser une petite croix de bois et le bas de son étole, tandis qu'il récitait, au-dessus de sa tète, les prières d'usage en pareille circonstance. J'étais d'autant plus surpris de tout cet appareil, qu'en d'autres pays on ne fait venir les ministres de la religion que dans le cas d'un danger éminent ; mais j'appris depuis que les Grecs appellent leurs prêtres dans les plus légères indispositions, qui ne sont pas la moindre partie du casuel des papas.

Le lendemain, mon malade était sur pied ; et je n'eus pas de peine à me persuader qu'une guérison aussi prompte fut attribuée au papas, bien plus encore qu'à mes ordonnances.

Quoi qu'il en fût, la mère de mon hôtesse, femme presque octogénaire, ne tarda pas à venir me consulter à son tour pour son propre compte. Elle avait, disait-elle, toujours froid : rien ne pouvait la réchauffer. « Couvrez-vous mieux pendant la nuit, et faites meilleur feu pendant le jour, lui répondis-je sans hésiter; et cela se passera. » Cette savante réponse acheva ma réputation; et je suis tenté de croire que, depuis bien des années, l'île de Nio n'avait vu de médecin plus habile et surtout plus prudent que moi.

On ne s'étonnera plus alors de la facilité avec laquelle certains intrigants acquièrent en peu de temps de la renommée et de la fortune en Turquie. Une audacieuse assurance réussit mieux en de pareilles contrées que la science elle-même.

On voit à Nio de fort jolies femmes: sans avoir le ton hardi et les manières libres de celles de Scio, elles sont familières avec les étrangers, qu'elles attendent au passage pour leur offrir des bas et des bonnets de coton, seuls produits de l'industrie du pays. Leur costume, qui est simple et agréable, ressemble, sous quelques rapports, à celui des paysannes de l'Italie.

[378]

Les hommes sont presque tous pêcheurs ou marins, et ils passent pour fripons et voleurs. Le peu de relations que j'ai eues avec eux ne m'a pas mis à même de remarquer s'ils étaient adonnés à ces deux vices. Ce que je puis affirmer, c'est qu'ils sont portés à une gaieté bruyante et grossière, et que l'ivrognerie est leur goût favori. J'ai été témoin, pendant leur carnaval, de plusieurs mascarades aussi ridicules qu'obscènes ; elles ne laissaient pas ce pendant que d'attirer une foule de femmes, de filles, et même de papas, que cet ignoble spectacle paraissait beaucoup divertir, quoique des masques sales et hideux se permissent publiquement les plus grandes libertés avec la première femme qui se rencontrait sur leur passage.

Le pays produit un peu de blé, qui ne suffit point à la consommation des habitants, bien que le plus grand nombre ne se nourrisse que de pain d'orge ; des figues, du miel, d'assez bon vin en petite quantité, quelques olives de qualité médiocre, très peu d'oranges et de citrons.

On remarque, hors du bourg, plusieurs moulins à vent qui appartiennent aux plus riches particuliers.

La veille de mon départ, je fus témoin d'une cérémonie religieuse dans laquelle on retrouve quelques traces des usages des anciens Grecs.

Mon hôte venait de perdre sa fille aînée, qu'il paraissait vivement regret ter. Suivant la coutume des Grecs modernes, il avait laissé croître sa barbe, jusqu'au quarantième jour fixé pour la cérémonie dont je vais parler, et qui devait se renouveler tous les ans.

Une vingtaine de femmes, parées de leurs plus beaux habits, se rendirent à la maison du primat. Chacune d'elles portait un grand plat rempli de blé et de riz bouillis, de raisins secs et de fleurs ; d'autres les suivaient avec des gâteaux, des flacons de vin, et des cierges. Tous les plats, ayant été déposés sur une table décorée en forme d'autel, furent immédiatement recouverts des bracelets, des colliers et des principaux ornements de la défunte ; et l'on commença à se lamenter et à sangloter, jusqu'à l'arrivée de deux papas revêtus de leurs étoles, qui firent transporter le tout à l'église. Je suivis la foule, qui croissait à chaque pas. A notre entrée dans le temple, les plats, les gâteaux et les flacons de vin furent rangés symétriquement sur un tapis en face de l'autel; et les prêtres entonnèrent les vêpres, qui furent suivies des prières ordinaires pour les morts. Les parents et les amis jetèrent ensuite- quelques Heurs sur la tombe de celle qu'ils pleuraient, s'arrachèrent les cheveux, et l'appelèrent plusieurs fois par son nom. Le tout se termina par la distribution du collyva (1), aux papas et aux plus pauvres des assistants. Il est inutile de dire que les parents ne négligèrent point, avant ce partage, de reprendre et d'emporter chez eux les bracelets et les ornements de leur fille.

Deux fois nous sortîmes du port de Nio, et deux fois les vents contraires nous forcèrent d'y rentrer. Le vent du nord-est, qui s'éleva dans la nuit du 10 au 11 mars, nous permit enfin de lever l'ancre et de quitter cette île, après y avoir séjourné trois semaines.

1. C'est ainsi qu'on appelle le riz et le blé, mêlés de raisins secs et de fleurs, contenus dans les plats dont J'ai parlé.

[380]

J'y laissai la sacolève sur laquelle j'étais venu de Smyrne, parce qu'elle était destinée pour le port de Candie; et je m'embarquai sur une bombarde grecque d'Échelle-Neuve, qui allait directement à la Canée.

Nous laissâmes à l'ouest l'île de Sikino, dont les habitants sont, dit-on, adonnés à la piraterie, et à l'est celle de Santorin, connue par ses excellents vins blancs; nous vîmes, à peu de distance de cette dernière, l'île Brûlée, rocher aride nommé en grec Kaiméni.

Pendant la nuit, un vieux Grec de Retimo, qui retournait dans sa patrie, mourut d'hydropisie dans la chambre du bâtiment. On trouva sur lui une assez forte somme d'argent, qui fut, en présence de tous les passagers, mise sous le scellé par le capitaine, pour être ensuite déposée entre les mains de sa famille. Ses compatriotes, après l'avoir étendu sur le pont du navire, vinrent tour à tour le baiser sur le front, et le jetèrent ensuite à la mer, sans autre cérémonie, quoique nous fussions en calme, et à deux portées de fusil au plus de l'île de Sikino, où ils eussent pu facilement le transporter avec la chaloupe, et lui rendre les derniers devoirs.

Le 12 mars, à la pointe du jour, nous découvrîmes la terre de Candie, et les caps Mélek à l'est, et Spada à l'ouest; à onze heures, nous entrâmes dans le golfe de la Canée, et nous jetâmes enfin l'ancre dans ce port à deux heures après midi.

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