IV DE TURKESTAN A TACHKEND. Femme d'un chef de poste - Tchemkend - Tadjiks - Uzbegs - Sartes - Le Thiau-Chan - Tachkend - La prison - Le général Kaufmann - Anecdotes - Cruauté asiatique - Prestige de l'autorité - Le Tachkend sarte.
Après Turkestan, le premier grand village sarte que nous ayons traversé est Ikân; mais quelle différence avec nos villages animés par la vie extérieure de nos paysans. Ici tout est silence et tranquillité, hormis le bazar, composé de quelques baraques semblables à des écuries et où sont couchés quelques hommes qui nous regardent passer avec l'indifférence particuIière aux musulmans. Il nous sembla traverser des ruines.
La femme du chef de poste d'une station entre Turkestan et Tchemkend était Tatare comme son mari. C'est peut-être la première jolie musulmane que j'aie vue depuis mon départ d'Orenbourg. Elle était grande et élancée, avec des cheveux superbes, des traits agréables, un joli teint, mais surtout avec des yeux et des dents d'une beauté surprenante. Sa vaste robe de soie bleue à larges manches lui allait à ravir, et ses bottes pointues à dessins en cuir vert étaient fort originales. Mon mari me dit qu'elle doit être d'origine iranienne.
De Turkestan à Tchemkend, rien d'insolite, sinon les traversées de rivière auxquelles nous étions déjà habitués. Le plus périlleux de ces passages fut celui de l'Arisse, rivière comparable à la Marne et que la fonte des neiges avait considérablement grossie. n s'effectua à l'aide de l'arba.
Un soir, vers six heures, Tchemkend s'offrit à nos yeux tout entourée d'arbres. Des voyageurs indigènes, reconnaissables à leurs grandes robes et à leurs turbans, marchaient tranquillement au pas de leurs montures, les uns à cheval ou à âne, les autres à dos de chameau, dont ils paraissaient accepter les balancements avec une sorte de volupté. Ce mouvement inaccoutumé et l'aspect de poteaux télégraphiques nous réjouirent le coeur.
Tchemkend me parut assez jolie; le fort est situé sur une hauteur; les plantations lui font une ceinture de gazon dont le soleil à son déclin fonce le vert tendre et clair. Au jour, la ville présente un mélange d'habitations russes et orientales que fait resplendir le soleil déjà brûlant de ces pays en harmonisant leurs tons blancs et gris, la gaieté des uns corrigeant la tristesse des autres.
Tchemkend (la ville verte) est habitée par des Sartes et des Kirghises devenus sédentaires. On appelle Sarte en Asie centrale tout habitant d'une ville ou d'un village devenu sédentaire et agriculteur. Les Tadjiks, seuls d'origine persane ou iranienne, conservent cependant leur nom tadjik. Les plaines sont habitées par les Kirghises nomades et par les Uzbegs demi-nomades, tous deux de race turque. Les demi-nomades se distinguent des nomades en ce qu'ils ne voyagent qu'en été; en hiver ils habitent dans les villages.
Quand un Kirghise ou un Uzbeg se fixe dans une ville ou un village sarte, leurs descendants deviennent des Sartes. Les Tadjiks parlent un dialecte du persan et les Sartes le turc oriental.
A partir de Tchemkend le panorama devient tout autre sur notre gauche, le Thian-Ghau avec ses cimes glacées nous borne l'horizon; le terrain monte et descend à chaque instant, entrecoupé par des rivières et des ruisseaux où les bestiaux vont se désaltérer. La route étant très-mauvaise, par suite des pluies, notre yemchik se fraye un chemin sur les flancs de petites montagnes à pic.
Les stations se succèdent les unes aux autres; ce ne sont plus des maisons perdues dans le désert, elles sont entourées de villages. Enfin, après le passage d'un pont de bois, splendide en comparaison des autres, Tachkend apparaît à nos regards le soir du 14 mars, à quatre heures et demie.
La prison militaire est le premier édifice qui frappe nos regards; notre yemchik descend et attache la sonnette de notre voiture. Nous passons sous une porte bâtie en briques. La grande rue de la ville haute, bordée d'arbres des deux côtés, s'étend au loin devant nous; nous la traversons dans toute sa longueur. Çà et là, de jolies maisonnettes vertes, blanches rappellent les villas parisiennes. Nous prenons à droite une large avenue. Une église rose et blanche s'élève au milieu d'une belle place toute plantée d'arbres.
La voiture s’arrête devant une maison où mes yeux réjouis lisent en toutes lettres Restaurant - Hôtel Révillon. C'est un Français, c'est un compatriote qui vient nous recevoir. Avec quelle joie je saute de la voiture que de longtemps je ne serai plus obligée de reprendre !
La première visite de mon mari fut pour le gouverneur général du Turkestan le général Kaufmann, qui ne voulut pas entendre ses remerciements, le reçut d'une manière toute gracieuse et nous invita à dîner pour le lendemain.
Le lendemain, à cinq heures, sa voiture vint nous prendre. A notre arrivée au palais, le gouverneur général s'avança lui-même à ma rencontre dans l'antichambre; son aimable figure, ses manières courtoises me prévinrent en sa faveur.
Le diner fut servi dans une agréable et confortable salle à manger.
Le général nous raconta, entre autres anecdotes, une histoire qui montre encore combien est cruel le caractère de ces peuples d'Asie. Khoudaïar-khan, qui est en ce moment à Orenbourg, avait perdu son père à l'âge de quatorze ans. Avant de monter sur le trône, il resta sous les ordres d'un tuteur dont il redoutait l'usurpation. Quand il fut émancipé, le tuteur s'enfuit chez les Kirghises des montagnes. Comme la mère de Khoudaïar-Khan était Kirghise, que le tuteur était Sarte et que Kirghises et Sartes se détestent de la façon la plus cordiale, il fut facile à Khoudaïar de se faire livrer le fugitif avec six cents de ses partisans. Que faire de tous ces gens, sinon leur faire couper la tête ? C'est ce que fit Khoudaïar; mais, comme toute décapitation est un spectacle et par conséquent un plaisir, on fit durer ce plaisir le plus longtemps possible; les partisans de l'ex-tuteur furent décapités un à un, sous les yeux de leur chef. dont la tète fut abattue la dernière. Une pareille inauguration de la souveraineté montrait ce que devait être Khoudaïar; il se livra à tant d'excès que ses malheureux sujets subirent la conquête russe avec une sorte de satisfaction ; elle les débarrassait de leur oppresseur. Le prestige de l'autorité exerce une grande influence sur les peuples orientaux; le vice-empereur du Turkestan ne saurait s'en dépouiller. Vice-empereur, c'est bien le terme qui fit un jour demander par Alexandre II au général Kaufmann, alors en résidence à Saint-Pétersbourg « Est-il vrai qu'on t'appelle là-bas Yarim Padischah? Oui, sire. Et qu'est-ce que cela veut dire ? - Moitié d'empereur, sire. Ah! fit Alexandre, je voudrais bien savoir quelle moitié tu représentes. »
Un beau jour d'été, le général Kaufmann reçut à dîner un grand nombre d'officiers de retour d'une expédition dans la vallée de l'Alaï, aux environs du Pamir. On avait eu soin de donner à la montagne la plus élevée de la contrée nouvellement explorée le nom de « pic Kaufmann ». On dînait en plein air et les convives pouvaient rester couverts. Au potage, le général s'adressant à un jeune colonel du génie, lui dit : "Avez-vous rencontré des montagnes bien hautes dans l'Alaï? - Oui, Votre Haute Excellence. - Quelle est la montagne la plus élevée? demanda le général. - Le pic de Votre Haute Excellence, » réplique l'officier, debout, la main droite à son képi, la main gauche à la couture de son pantalon. Au relevé du potage, le général s'adresse de nouveau au colonel. Ces montagnes sont-elles en réalité si bien situées? Oui, Votre Haute Excellence. Où sont celles qui sont les mieux situées? - Autour du pic de Votre Haute Excellence, » répond l'officier, en se levant et en saluant de nouveau. Au rôti, le général lui demande pour la troisième fois : « Avez-vous vu beaucoup de neige dans la vallée de l'Alaï? - Oui, Votre Haute Excellence. Où avez-vous vu le plus de neige? Sur le pic de Votre Haute Excellence, » répondit l'officier, toujours en se levant et en posture militaire.
Le général cessa son interrogatoire car il voyait que le colonel aurait toujours trouvé moyen de le renvoyer sur le fameux pic de Sa Haute Excellence.
Le général Kaufmann, gouverneur du Turkestan, est un des premiers parmi les généraux russes; il est arrivé aux plus hauts grades et aux plus hautes dignités par son mérite personnel. Sa conquête de Khiva, pour ceux surtout qui connaissent la difficulté de ravitailler une armée au milieu du désert et par cela même d'y entretenir une grande quantité d'hommes, est une expédition extrêmement remarquable. Ses campagnes dans le district du Zerafchàn et ses dernières conquêtes dans le Ferghanah, qu'il fut obligé, dit-on, d'annexer au Turkestan, mirent le comble à sa réputation militaire. Aimé et estimé de l'empereur, qui lui avait confié le poste de gouverneur général de ces contrées, avec le droit de vie et de mort sur ses sujets et celui de déclarer la guerre et de faire la paix à sa volonté, il n'a jamais abusé de son pouvoir et a su se faire aimer de tous. Nous faisons de Tachkend notre quartier général, en
attendant que nous allions visiter Samarkand, la fameuse ville de Tamerlan, aussi sacrée pour les musulmans que Rome l'est pour les catholiques. Il s'agit maintenant de visiter le traditionnel Tachkend, qu'on appelle la vieille ville, et par un beau soleil nous nous mettons en route sur de bons et jolis chevaux.
Tachkend est composée de deux villes, la ville russe et la ville musulmane ou sarte; ce dernier nom est celui par lequel on la désigné. La ville russe est très-agréable; elle a de grandes et larges rues plantées de deux rangées d'arbres entre lesquelles coulent de profonds ruisseaux que l'on désigne sous le nom d'ariques. Comme il est peu de maisons qui n'aient leur jardin, elle ressemble à un immense parc. La végétation y est admirable et les arbres croissent avec une rapidité étonnante, grâce sans doute à la multiplicité des irrigations.
La maison du gouverneur général a peu d'apparence, parce qu'on l'a construite petit à petit en y ajoutant quelque appendice d'année en année. Mais l'intérieur en est vraiment splendide. Les salons, les serres, les chambres décorées à la manière du pays et embellies par des étoffes et des meubles européens en font un vrai palais. Le jardin, ouvert pendant l'été au public, est fort beau. La musique militaire y jette plusieurs fois par semaine.
Tachkend possède un grand nombre de magasins de toute espèce, dont plusieurs sont remarquables. La ville est éclairée la nuit au pétrole. Les scorpions, phalangides, tarentules sont une chose rare dans la ville russe, mais ils sont, en revanche, assez nombreux dans la ville sarte.
La ville sarte ressemble à toutes les autres cités musulmanes de l'Asie centrale. Les rues sont étroites, tortueuses et malpropres; les murs sont en argile couleur de terré, sans fenètres; à l'arrière des jardins sont plantés de grands arbres.
Le bazar est très-vaste et très-animé; tous les produits d'Asie centrale s'y trouvent réunis. Chaque rue du bazar est occupée par un genre particulier d'industrie, ce qui permet de s'orienter assez vite au milieu de ce dédale. Le tout est parsemé de boutiques où l'on boit le thé, dans une espèce de véranda couverte de tapis; dans d'autres, on vous rase la tète d'une façon assez primitive. Quelquefois des jeunes gens font entendre un chant qui frappe par sa monotonie des musiciens ambulants exécutent aussi des morceaux qui ne sont rien moins qu'harmonieux. Tout cela ne manque pas d'un certain caractère; mais il y règne une telle malpropreté, un tel sans-gêne, que toutes les illusions qu'on pourrait se faire sur le compte des Sartes sont bien vite dissipées. Quand nous eûmes tout vu, nous rentrâmes à la maison, en passant devant la forteresse, accablés de fatigue et brûlés par le soleil de l'Orient, déjà très chaud à cette époque. Que sera-ce donc en juillet?