II Départ en traîneaux - La neige- L'Oural - Orsk - Les steppes - Irghis - Loups - Terekli - Le désert du Kara-Koum - Ak-Djoulpasse - Un aoul - Les Kirghises.
Le 8 février 1877, nous partons d'Orenbourg. Il serait difficile de dire tout ce que nous avons entassé dans nos traîneaux provisions, fourrures, lanterne à huile, bougies, torche même en prévision de la possibilité de nous égarer la nuit. Notre domcstique, Paul, loué à Saint-Pétersbourg,
est un Allemand des provinces baltiques: outre sa langue maternelle, il parle le russe, ce qui nous sera d'un grand secours.
Le froid était de vingt degrés; il neigeait un peu; à notre traîneau étaient attelés de vigoureux et durs chevaux de la steppe. Le chemin ne se reconnaissait qu'aux gerbes de paille ou aux fagots plantés de distance en distance sur l'immense nappe neigeuse. Le paysage, décoré de la sorte, était si monotone, que je me laissai aller à regarder presque constamment le mouvement des clochettes attachées à la douga, grand cercle de bois affectant la forme d'un fer aimanté et que portait notre cheval du milieu. De la neige, toujours de la neige, agrémentée de temps à autre par les fascines indicatrices. Nous en avions peut-être ainsi pour une vingtaine de jours.
La troisième journée fut rude. Le vent soulevait tant de neige que le soleil en était obscurci. Il fallut atteler cinq chevaux au traîneau. Notre pauvre guide eut une oreille gelée; elle pendait sanguinolente; il fallut le soigner et il s'y prêta de mauvaise grâce.
Les chevaux soufflent péniblement, nous montons dc plus en plus; ce doit être l'un des premiers versants de l'Oural. Les mamelons se rapprochent, et malgré le danger, le vent et le froid, nous contemplons émus le magnifique panorama qui se déroule à nos yeux; de gigantesques masses de granit sont ensevelies sous la neige ; dans un lointain brumeux nous distinguons des bosquets, des ravins, des vallées plus lointaines encore et des villages. Puissions-nous en atteindre un avant la nuit qui tombe Le chemin monte encore, les gorges se rétrécissent il arrive un moment où nous sommes obligés de descendre; la montagne est si haute, le passage si étroit, qu'un mouvement de recul des chevaux ou une glissade du traîneau nous précipiterait dans l’abîme. Mais peu à peu la descente commence, nous sommes sur l'autre versant de l'Oural, l'Asie est devant nous! Le paysage est plus gracieux, des bosquets ornent la route, des coqs de bois s'enfuient à notre approche.
Le jour suivant, nous franchissons la rivière de l'Oural sur une glace solide, et Orsk apparaît à nos yeux; un poteau blanc et noir marque la fin de l'Europe et le commencement de l'Asie administrative. Orsk est un marché renommé et un centre de transit commercial pour Orenbourg.
Nous entrons ensuite dans les steppes, les vraies steppes kirghises. On ne voit plus rien à l'horizon; de loin, on dirait la mer.
Nous rencontrons de nombreuses caravanes de chameaux conduits par des Kirghises coiffés de leurs sempiternels bonnets. Les villages, tapis sous la neige, ne laissent voir de leurs habitations que juste ce qu'il faut pour être aperçus.
De station en station, et par des chemins défoncés, nous atteignons Irghis, où se trouve une garnison russe. Cette petite ville a quelques maisons bâties sur une hauteur. A son entrée elle est décorée de bouquets d'arbres si maigres, si qu'ils semblent tout honteux d'avoir grandi au milieu dc ces déserts. Le lendemain, l'éternelle monotonie de la route est égayée par l'apparition des loups; de beaux loups, grands comme des poulains et très-intelligents, ma foi; car ils se doutent que leur peau est convoitée et se tiennent obstinément hors de la portée des carabines.
Bientôt les loups eux-mêmes disparaissent et nous retrouvons l'immensité du désert. Plus rien à l'horizon; nos chevaux semblent impatients de cette solitude et avancent, bride abattue, à travers une interminable steppe de huit lieues de longueur qui se termine à Terékli, sur la frontière du Turkestan. Depuis Orenhourg les stations étaient bâties en bois; à partir de Terékli, elles seront construites en terre avec des toits plats.
Nous franchissons le désert du Kara-Koum (sable noir). La route est parsemée d'ossements; les chameaux ont tracé avec leurs pauvres carcasses le chemin des caravanes.
Nous passons une nuit et un jour à Ak-Djoulpasse, station située sur les bords de la mer d'Aral. La mer inerte sous l'étreinte de l'hiver a l'aspect d'une vaste nappe de glace.
Le lendemain, mon mari se rend dans un aoul (village) kirghise pour visiter l'intérieur des tentes en feutre et y faire des mensurations anthropologiques. Chaque Kirghise, homme et femme, qui veut bien se prêter à cette inoffensive expérience, reçoit une petite gratification. Aussi, lors de notre départ, ces braves Kirghises nous font la conduite à cheval. Nous voilà tout fiers d'une si belle escorte, mais le chef de la poste tempère notre orgueil en nous racontant la conversation qu'il a eue avec un de nos gardes d'honneur. "Je n'ai, disait-il, en parlant de M. de Ujfalvy, jamais vu d'homme aussi sot que ce seigneur qui nous donne de l'argent pour nous tâter la tête." Le fait est que l'objet de l'expérimentation était d'une malpropreté dégoûtante.
Les Kirghises, dont les moeurs ont été si admirablement décrites par Mme Atkinson, se subdivisent en six hordes
1° Les Kara-Kirghises dans le Sémirétché (province des sept rivières), dans le Ferghanah et sur une partie du fameux plateau de Pamir.
2° La grande horde (oulou djouse) dans le Turkestan,
3° La moyenne horde (kourtou djouse) dans les gouvernements de Sémipalatinsk et d'Akmollinsk de la Sibéric occidentale.
4. La petite horde (ktché djouse) dans les gouvernements d'Orenhourg, d'Oural et de Tourgaï, et dans les environs de la mer d'Aral. C'est la plus nombreuse.
5° La horde de Boukéï, près de la mer Caspienne, dans le gouvernement d'Astrakhan, dans la Russie d'Europe (depuis 1801 seulement).
6° Les Kirghises de la Chine occidentale, quelques familles qui se sont détachées à différentes occasions de ces diverses hordes.
La première horde s'appelle Kirghise, les autres communément Kazaks ou Kaïzaks. Mais, au fond, c'est le même peuple. Ils parlent la même langue, ils présentent le même type et ils ont les mêmes mœurs, les mêmes usages, jusqu'aux mêmes superstitions. Les Kara-Kirghises sont les nomades des montagnes, les autres ceux de la plaine.
Au physique, les Kirghises sont d'une taille ordinaire; ils ont le visage carré, les pommettes saillantes, les yeux relevés aux coins, la bouche grande et les dents d'une blancheur incomparable. Les femmes ont des prunelles qui brillent comme des escarboucles. Leur torse est carré, les mains et les pieds sont très petits, les parties nues de la peau sont hâlées et les parties couvertes au contraire très-blanches. Au moral le Kirghise est sympathique, il est franc, honnête; on peut voir une entière confiance dans sa parole il est bien supérieur aux Sartes habitants des villes de l'Asie centrale. Quand un marchand russe envoie des marchandises à Khiva ou à Boukhara, il les confie de préférence à des Kirghises, car il est sûr qu'elles arriveront à bon port s'il n'y a pas impossibilité matérielle. Depuis que les Russes ont anéanti pour toujours les hordes turcomanes qui venaient infester la steppe jusqu'au nord de la mer d'Aral, les Kirghises vaquent paisiblement à leurs affaires, le commerce se fait en toute sécurité, et tout le monde est satisfait du nouvel ordre de choses. Ils sont musulmans, mais musulmans assez tièdes, et leurs femmes sortent toujours visage découvert; elles montent admirablement à cheval.
Nous repartîmes le surlendemain par un temps superbe, non plus en traîneau, la neige avait disparu, mais en tarantasse, Quel instrument de martyre !