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Il fut décidé que le tiers de l'armée composé de volontaires rassemblés sous les ordres d'un Sultan & de plusieurs Mirzas, passerait le fleuve à minuit, se diviserait en plusieurs colonnes, se subdiviserait successivement, & couvrirait ainsi la surface de la nouvelle Servie, pour y brûler tous les villages, toutes les récoltes amoncelées, enlever tous les habitans & emmener tous les troupeaux. On décida encore que chaque soldat employe pour l'incursion aurait deux associés dans le reste de l'armée. - Par cet arrangement, tout le monde devait avoir part au butin, sans discussion sur les partages, & l'intérêt général concourait avec l'intérêt particulier pour bien choisir les soldats destinés à faire cette expédition. Le détachement fut egalement prévenu que le reste de l'armée, après avoir passé l'Ingul le lendemain, dirigerait sa marche à petites journées vers la frontière de Pologne, en serrant Sainte-Elisabeth, pour protéger les fourageurs & attendre leur retour. Les talens destructifs dont les Sipahis avaient fait preuve semblaient annoncer tant de zèle pour la dévastation, qu'on leur proposa d'y avoir part, mais le froid les avait si fort abbattus, qu'aucun d'eux ne voulut marcher. Il n'y eut que les Serdenguetchety [[Espèce de troupes Turques dont le nom désigne des enfants perdus, des volontaires déterminés à vaincre ou mourir ; mais il ne leur arrive jamais ni l'un ni l'autre.]], & quelques autres Turcs qui suivirent le Sulant. Le détachement sous ses ordres était parti, & le froid déja moins rigoureux que la veille, s'était tellement adouci pendant la nuit qu'on devait craindre le dégel. L'eau commentait même à recouvrir la glace du fleuve & ne laissait d'espoir pour le traverser. qu'en précipitant notre départ. L'armée fut bientôt prête. On la développa le long de l'Ingul; elle s'ébranle en même temps, & les Tartares accoutumés à de semblables expéditions en s'éloignant à une certaine distance les uns des autres traversent légèrement au petit trot; mais nombre de Sipahis que la crainte faisait marcher pesamment & que le fracas des glaces rompues intimidait au point de les faire arrêter, disparurent & furent engloutis à nos yeux. Nous avions fait alte de l'autre côté du fleuve pour donner aux troupes le temps de se reformer. Quelques Sipahis échappés au danger, de leur pusillanimité, vinrent déplorer le sort de leurs camarades, ils plaignent surtout un de ces malheureux qui vient d'être abîmé dans le fleuve, avec une somme assez considérable pour faire la fortune d'un fils qu'il laisse. Un des Inats-Cosaques propose aussitôt d'aller pour deux séquins repêcher la bourse. On accepte son offre, il se deshabille pendant qu'on lui indique le trou parmi les glaces, il y plonge aussitôt & reste assez longtemps sous l'eau pour inquiéter les spectateurs; mais au bout de quelques minutes, il reparait avec le trésor en main. Ce succès encourage les camarades du mort, ils regrettent encore des pistolets garnis en argent ; l'intrépide Cosaque entreprend un second voyage, les satisfait sans disputer sur une augmentation de salaire, reçoit les deux séquins reprend ses vétemens & court rejoindre ses drapeaux.
Pour suivre le plan arrêté, l'armée remonta jusqu'à ce qu'elle eut joint le chemin frayé dans la neige par les troupes de l'incursion. Nous traversâmes ce chemin près de l'endroit où se divisant en sept branches, il formait une patte d'oye, dont nous tînmes constamment la gauche, observant de ne jamais entamer aucune des subdivisions que nous rencontrâmes successivement, & dont les dernières n'étaient plus que des sentiers tracés par un ou deux cavaliers. Le temps devenu pluvieux força l'armée de s'arrêter sur le bord de l'Adjemka où elle passa la nuit. Mais au dégel qui nous avait d'abord inquiété, succéda rapidement un froid vif, qu'on eut peine à plier les tentes. Une petite grêle violemment poussée coupait le visage, faisait sortir le sang par les pores du nez, & la respiration se gelant aux moustaches, y formait des glaçons dont le poids était très-douloureux. Une grande partie des Sipahis estropiés des marches précédentes périt dans cette journée : les Tartares même en furent maltraités, mais personne n'osait s'en plaindre. Krim-Gueray qui depuis son incommodité faisait une partie de la route dans un traîneau couvert, s'égayait pendant ce temps à me faire des questions sur le Pape, comparait sa position à celle du Saint Pere, & regrettait de n'être pas à sa place. Je saisis ce moment pour lui représenter la désolation que le froid occasionnait dans son armée, & le danger d'une trop longue marche. Je ne puis adoucir le temps, me dit-il; mais je puis leur inspirer le courage d'en supporter la rigueur; aussitôt il demande un cheval, & se conformant à l'usage qui interdit aux Souverains Orientaux les Chales [[Les Chales sont une étoffe de laine fabriquée aux Indes, & de la plus grande finesse]] dont les particuliers s'enveloppent la tête & il brave les frimats, & force par son exemple, les Sultans, ses Ministres, & tout ce qui l'environne, à se découvrir. Cet acte de vigueur, en arrêtant les murmures, plaçait sous les yeux du prince le tableau des désastres qui les occasionnaient.
En effet chaque instant nous enlevait des hommes & des chevaux. Nous ne rencontrions que des troupeaux gelés dans la plaine, & vingt colonnes de fumée qui s'élevaient deja dans l'horison, complétaient l'horreur du tableau, en nous annonçant les feux qui dévaluaient la nouvelle Servie.
La rencontre de quelques broussailles & d'un peu de fourrage détermina enfin le Kam à s'arrêter. On établit sa tente près d'une meule de foin qu'il fit distribuer, & qui malgré son énormité disparut en un instant. Nous nous amusâmes de ce coup-d'œil, il présentait à la fois l'avidité du pillage & la sévérité du bon ordre; un courier du Sultan qui commandait, l'incursion, nous apporta le soir des nouvelles de ce Prince. Il mandait, que les habitans d'un gros village s'étant retirés au nombre de douze cents dans un monastère, l'avaient contraint par leur résistance, de faire attacher des mèches souffrées à quelques flèches, dans l'espérance de voir céder leur opiniâtreté à la crainte du feu; mais que l'incendie en enveloppant trop rapidemment ces malheureux les avait tous consumés. Le Sultan ajoutait au regret qu'il témoignait de cet événement quelques plaintes sur la cruauté des Turcs qui l'avaient accompagné; dont le seul courage, disait-il, était de se baigner dans le sang de leurs prisonniers.
[[Cette journée coûta à l'armée plus de 3000 hommes & 50000 chevaux qui périrent de froid.]]
Krim-Gueray ne fut pas moins sensible que le Sultan au triste effet de l'incendie ; la cruauté des Turcs l'indigna : l'aspect des têtes coupées le révoltait d'avance [[Les Turcs font dans l'usage d'apporter les têtes des ennemis tués au Général qui les commandent, les Tartares au contraire répugnent à cet usage.]]. Je ferais pendre, ajouta-t-il, un Tartare qui oserait se présenter devant moi, dans l'attitude d'un bourreau. Comment peut-il exister une nation assez féroce pour entretenir la barbarie en la payant, & pour se plaire à des objets aussi dégoûtans ?
L'arrivée successive des Tartares qui revenaient déja chargés de butin en apportant de nouveaux détails, nous avait fait veiller jusqu'à trois heures du matin. L'entrée de la tente du Kam ne pouvait être interdite dans cette circonstance, & j'obtins la liberté d'aller prendre quelques heures de repos dans la mienne. MM. Ruffin & Coustillier l'occupaient, étaient gelés, dormaient peu, mouraient de faim. Une neige ferme formait le lit que je venais partager avec eux & sur lequel enveloppé de ma pelisse, je pris place & m'endormis ; bientôt après un page du Kam entr'ouvre la porte, annonce Un présent que son Maître envoie, le place aux pieds de M. Ruffin, & se retire. M, Coustillier que la faim tenait plus éveillé, lie doute pas un moment que le présent ne foit mangeable; il fait aussi que je n'ai rien de caché pour son appétit: mais trop éloigné pour faire l'examen du paquet, il prie son camarade de le visiter : celui-ci que le grand froid retient, se défend long-temps, & forcé de céder 3 il avance son bras sans sortir sa tête de sa pelisse, saisit quelque chose de velu, le souleve à la lueur d'une lanterne suspendue au dôme de la tente, & se présente à l'œil avide de M. Coustillier qu'une figure humaine. Frappé de cet objet horrible, il s'écrie, mon ami, c'est une tête & l'éclair n'est pas plus prompt que M. Ruffin ne le fut à la jetter hors de la tente, en maudissant tous deux le froid, la faim, et les plaisanteries Tartares.
Le froid augmenta si fort le lendemain, qu'au moment du départ nonobstant des gants doublés de peau de lievre, mes mains en furent saisies dans le seul instant de me mettre en selle, & j'eus beaucoup de peine à y retablir la circulation. Les colonnes de fumée qui bordaient l'horison à droite, & le Fort Sainte-Elizabeth que nous appercevions à gauche ne biffaient plus d incertitude sur la route que nous devions tenir. Nous la dirigeâmes vers des espèces de jalons placés devant nous & que nous reconnûmes bientôt pour une préparation de feux de signaux. Des charpentes triangulaires à huit étages, remplies de paille & de fagots, n'étaient sans doute destinées qu'à répandre l'alarme à la première apparition des Tartares, elles ne servirent cependant que de guides à leur armée jusqu'à Adjemka ; ce bourg préservé des ravages de l'incursion par sa position dans le voisinage de Sainte-Elizabeth, ne nous présenta qu'un petit nombre d'habitans, & l'on soupçonna que la plus grande partie s'était réfugiée sous le canon de cette forteresse.
L'armée était en si mauvais état, qu'elle avait tout à craindre elle-même d'une sortie: en effet deux ou trois mille hommes, en l'attaquant dans la nuit n'auraient eu que la peine de nous tailler en pieces. Ce danger n'était pas moins prouvé que l'impossibilité de s'y soustraire en continuant une marche dont les troupes ne pouvaient plus supporter la fatigue. Dans cette extrémité Krim-Gueray ordonna aux Sultans & aux Mirzas de former un détachement de 300 cavaliers pour aller au coucher du soleil, insulter Sainte-Elizabeth, afin d'en tenir la garnison sur la défensive. Cette troupe d'élite, la seule dont le renfort moral pût encore surmonter l'abattement physique, en allant faire des prisonniers jusques dans le fauxbourg, assura tellement le succès de cette ruse militaire, que l'armée put séjourner & réparer ses fatigues au milieu de la plus grande abondance. Le bourg d'Adjemka, de huit à neuf cent feux, situé sur une petite rivière du même nom, annonçait par l'abondance des récoltes en tout genre, la fertilité du sol. On défendit cependant aux troupes d'occuper les maisons dans la crainte d'une incendie prématurée. Il fut seulement permis d'enlever le bois & les vivres qu'on pourrait consommer. Le Kam lui-même donna l'exemple en logeant sous la tente.
Le repos du lendemain, en réparant les forces & en donnant à une partie des troupes de l'incursion le temps de rejoindre avec une infinité d'esclaves & de troupeaux, acheva de répandre la gaieté dans l'armée.
J'observai que les Tartares de chaque horde & de chaque troupe avaient un mot de ralliement auquel leurs camarades répondaient pour les diriger. Celui d'Aksèrai (le Palais blanc) était affecté à la maison du Kam ; mais s'il est aisé de concevoir l'utilité de cet expédient, ce que l'on comprendrait à peine en le voyant, ce sont les soins, la patience & l'extrême agilité que les Tartares mettent à conserver ce qu'ils ont pris. Cinq ou six esclaves de tout âge, soixante moutons & vingt bœufs, la capture d'un seul homme ne l'embarrassent pas. Les enfans la tête hors d'un sac suspendu au pommeau de la selle, une jeune fille assise sur le devant soutenue par le bras gauche, la mere en croupe, le pere sur un des chevaux de main, le fils sur un autre, moutons & bœufs en avant, tout marche & rien ne s'égare sous l'œil vigilant du berger de ce troupeau. Le rassembler, le conduire, pourvoir à sa subsistance, aller à pied lui-même pour soulager ses esclaves, rien ne lui coûte; & ce tableau serait vraiment intéressant si l'avarice & l'injustice la plus cruelle n'en était pas le sujet. J'étais sorti avec le Kara pour jouir de ce spectacle ; un Officier de la garde qui formait autour de sa tente une ligne de circonvallation, vint l'avertir qu'un Noguais demandait à lui porter plainte. Krim Gueray y consentit, & suivi, du même Officier, le Noguais s'avance vers nous ; mais incertain par la conformité de nos pelisses, ne sachant auquel des deux s'adresser, il semble me destiner la préférence. Cependant j'allais me reculer pour terminer son embarras, lorsque le Kam qui s'en était apperçu faisant signe à l'Officier de le biffer dans l'erreur se recula lui-même & m'ordonna d'écouter. Il s'agissait d'un cheval perdu & d'un autre qu'il avait volé en échange, sans pouvoir justifier le droit de représailles qu'il s'était attribué. Que dois-je répondre, dis-je au Kam ? Jugez comme vous pourrez, me répondit-il en riant. Je prononçai alors la restitution du vol, & j'allais mettre les parties hors de Cour, lorsque Krim-Gueray qui s'amusait de cette plaisanterie me dit à l'oreille de ne pas oublier la bastonade. J'ajoutai aussitôt : je te fais grace des coups de bâton que tu as mérité. Un signe à l'Officier d'exécuter ma sentence me prouva que le Kam ne me savait pas mauvais gré d'avoir adouci la sienne.
Quelque soin qu'on eut mis en arrivant à la recherche des habitans d'Adjemka, ce ne fut que le sur-lendemain, au moment du départ, lorsqu'on mit le feu à toutes les meules de bled & de fourrage qui récelaient ces malheureux, qu'ils vinrent se jetter dans les bras de leurs ennemis pour échapper aux flammes qui dévoraient leurs récoltes & leurs foyers. L'ordre de brûler Adjemka fut exécuté si précipitamment, & le feu prit à toutes ces maisons couvertes de chaume avec une telle violence & une telle rapidité, que nous ne pûmes en sortir nous-mêmes qu'à travers les flammes. L'atmosphère chargé de cendres & de la vapeur des neiges fondues, après avoir obscurci le soleil pendant quelque temps, forma de la réunion de ces matières une neige grisâtre qui craquait sous la dent. Cent cinquante villages également incendiés en produisant le même effet, étendirent ce nuage cendré jusqu'à vingt lieues en Pologne, où notre arrivée put seule donner l'explication de ce phénomène. L'armée marcha long-temps dans cette obscurité, & ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'on découvrit la désertion d'un grande partie des Noguais du Yédesan, dont les fourrageurs nous avaient déja rejoint, & qui dans l'espérance de soustraire leurs prises au droit de dix pour cent dû au Souverain s'en retournaient à tout risque par le désert.
La route dirigée vers la frontière de l'Ukraine Polonaise conduisit l'armée à Crasnikow. Ce village situé derrière un ravin marécageux contenait une espèce de redoute dans laquelle les habitans réunis â une centaine de Soldats opposèrent d'abord quelque résistance; mais la crainte des flammes les força bientôt de fuir dans un bois voisin d'où ils pouvaient fusiller jusques dans le village. Pour les en déloger Krim-Gueray qui s'était porté à la tête du bois, ordonna de rassembler le reste des Sipahis qu'il voulait faire attaquer. Mais ces braves que le séjour d'Adjemka & la cessation du grand froid rendait déja insolens, s'étaient dissipés au premier coup de fusil. Les Ignats-Cosaques rangés derrière nous, animés par la présence du Souverain, demandèrent & obtinrent la permission d'attaquer. Pied à terre aussitôt, ils pénètrent dans les bois, enveloppent le grouppe qui s'y défend, en tuent une quarantaine & ramènent prisonniers ceux qui n'ont pu échapper par la fuite. Pendant cette expédition qui ne coûta aux Cosaques que huit ou dix des leurs & quelques légères blessures aux Tartares qui environnaient le Kam : ce Prince indigné de la lâcheté des Turcs m'en entretenait & présageait l'humiliation qu'elle préparait à l'Empire Ottoman. Occupé de cette idée, il était encore à cheval à l'entrée du village, lorsqu'il apperçut un Turc de la race des Emirs, qui venait à pied, du bois, en tenant une tête à la main. Voyez-vous, me dit-il, ce coquin ? il vient m'empêcher de souper: mais remarquez-le bien, à peine ose-t-il toucher la tête qu'il a coupée. L'Emir arrive, jette son trophée aux pieds du cheval du Prince & prononce avec emphase les vœux qu'il fait pour que tous les ennemis de l'Empereur des Tartares éprouvent le même fort que celui qu'il vient d'exterminer. Cependant Krim-Gueray avait déja reconnu dans cette tête coupée la figure d'un de ses propres Cosaques. Malheureux, dit-il à l'Emir, comment l'aurais-tu tué ? mort, il te fait peur ; vivant, il t'aurait mangé; c'est un de mes Inats tué à l'attaque du bois : quelqu'autre pour t'aider à me tromper, aura séparé sa tête, tu n'aurais pas même eu ce courage.
Le Turc déconcerté cherche à se défendre, il insiste, il ose assurer qu'il a tué cet homme lui-même, & que c'était un ennemi. Visitez ses armes, dit alors le Prince: couteau, sabres, pistolets, tout fut visité sur le champ, & rien n'annonçait le meurtre. Assommez ce faux brave, s'écria Krim-Gueray. aussitôt un Officier de sa garde le frappant légèrement avec son fouet, veut, en satisfaisant la colère de son maître, préserver ce malheureux ; mais celui-ci, fier de sa qualité d'Emir, dont le seul privilège en Turquie n'est toutefois que d'ôter respectueusement la coëffure de celui qu'on veut rosser, reclame insolemment contre l'attentat commis en sa personne. La fureur du Kam éclate alors : coupez le turban verd à coups de fouet fut la tête de ce coquin. Cet ordre prononcé d'un ton ferme qui n'admettait plus de ménagement fut exécuté avec une rigueur plus cruelle que la mort. Cette exécution en imposa aussi aux Sipahis, qui après avoir refusé de partager avec les Tartares la fatigue de l'incursion, guettaient leur retour, leur enlevaient, le pistolet sur la gorge, les esclaves qu'ils amenaient, traînaient ces malheureux pendant quelque temps, & fatigués de ce foin, les coupaient en pièces pour s'en débarrasser.
Le Kam s'était proposé de faire attaquer le lendemain matin la petite ville de Sibiloff, située derriere le bois, à une lieue & demie de nous ; mais sur le rapport des prisonniers, la garnison lui paraissant trop forte, pour esperer de l'enlever sans artillerie, il permit seulement à quelques volontaires d'y aller, tandis qu'à la tête de son armée il se porta sur Bourky en Pologne. Le canon de Sibiloff dont nous entendîmes le bruit pendant notre route, ne put empêcher le détachement Tartare qui s'y était porté de brûler les fauxbourgs & d'y faire un grand nombre d'esclaves. Tous les villages qui étaient sur notre direction éprouvèrent le même fort; & les Tartares plus disposés à s'approprier la personne des habitans, qu'à s'étudier à distinguer les limites de la Pologne, continuèrent leurs brigandages bien au-delà des bornes qui leur étaient prescrites : mais si la sévérité des ordres du Kam ne put d'abord empêcher les ruses de l'avidité Tartare qui ne s'occupait qu'à confondre les habitans de la nouvelle Servie avec ceux de l'Ukraine Polonaise, les mesures que ce Prince avait prises, eurent à la fin le succès qu'il désirait, & d'ailleurs la punition suivit toujours le délit de très-près.
Pour garder plus sûrement les ménagemens dûs à la République de Pologne, le gros de l'armée campait toujours dans les environs des villages, se nourrissant de ses propres vivres, & les Turcs qu'on ne pouvait se dispenser de loger, ayant osé mettre le feu â quelques maisons, furent rigoureusement punis. Un premier apperçu portait à vingt mille le nombre des esclaves que l'armée conduisait ; les troupeaux étaient innombrables. Nous ne pouvions plus aller qu'à petites journées, & la nécessité de surveiller la conduite des Tartares détermina Krim-Gueray à marcher sur sept colonnes. Dans chaque village où nous nous arrêtions, nos logemens marqués â la craie, laissaient aux Sipahis la jouissance des maisons que la suite du Kam n'occupait pas. Ce Prince avait ordonné que la mienne fût toujours à portée de lui. Je jouissais tranquilement de cet avantage depuis plusieurs jours, lorsqu'un Alay-Bey [[Colonel des Arnaouts Sipahis.]] qui n'avait pas trouvé sans doute dans le village une habitation digne de lui, entre gravement chez moi, suivi de deux Sipahis qui portaient son équipage. Je lui demande ce qu'il veut : ne vous dérangez pas, me dit-il froidement. En même-temps il s'établit sur une espèce d'estrade entre deux coussins qui ne le quittaient pas, & demande sa pipe. En vain lui fais-je observer que ce logement m'est destiné, que nous ne pouvions l'occuper ensemble, que je ne puis m'éloigner du Souverain, ni lui de sa troupe. Aucun argument ne le persuade ; son établissement est fait, il est inébranlable. Je prends alors le parti de faire prier le Sélictar de me débarrasser de cet hôte incommode. Le Sélictar vient aussitôt sous le prétexte de me visiter, & demande en entrant au Colonel, depuis quand il me connaît ? Celui-ci, sans se déconcerter, repond qu'il est venu pour faire connaissance en logeant avec moi. C'est à l'attaque du bois, lui répond avec ironie le Capitaine des gardes, qu'il fallait chercher à nous connaître, nous vous aurions tous bien reçus alors ; mais il faut aujourd'hui vous retirer & ne pas attendre sur-tout que le Kam informé de votre démarche ne saisisse ce prétexte pour faire éclater son mécontentement. Je connais, répond l'officier, tout son pouvoir ; pour disposer de ma tête, un mot lui suffit ; il peut le prononcer; mais vivant, je ne sortirai d'ici que lorsque l'armée partira. C'était son dernier mot ; rien ne put l'émouvoir. Furieux contre ce fou, le Sélictar me quitta pour aller informer Krim-Gueray de ce qui se passait. Je reçus bientôt l'invitation de me rendre chez lui. Ce Prince était occupé à donner des ordres dont la sévérité me fit trembler. Animé depuis long-temps contre l'indiscipline & la lâcheté des Turcs, l'insolence de mon Alay-Bey venait de le pousser à bout. On ne m'appellait en effet que pour laisser le champ libre au coup qu'on allait lui porter. Le Kam voulait étendre sa rigueur sur tous les Sipahis, & ne pouvait être retenu que par la crainte du soupçon de partialité. S'il hésitait à cet égard, j'étais bien décidé à mettre tout en usage pour laisser en paix le Colonel, dont la devise n'était pas vaincre ou mourir, mais dormir ou mourir.
Je prétendis que ma plainte pouvait avoir été mal rendue, que c'était moi qu'il fallait entendre ; & parvenu à égayer le Kam sur le ridicule entêtement des Arnaoutes, je fis disparaître le mien dans la foule. L'ordre fut révoqué sous la clause obligeante que je ne quitterais plus sa tente.
L'armée chargée des dépouilles de la nouvelle Servie, réglant sa marche sur celle des troupeaux, s'approchait lentement de la frontière, & les Tartares toujours insatiables n'étaient occupés qu'à tromper la surveillance du Kam, pour ajouter à leur butin, par une maraude prohibée sous les peines les plus sévères ; mais la couleur brune des vêtemens Tartares s'apperçevait de trop loin sur la neige pour favoriser les ruses des pillards. Quelques Noguais s'étaient cependant détachés pour tourner un village Polonais derrière lequel ils étaient prêts à se cacher, lorsque le Kam qui prolongeait la lisière d'un bois sur un plateau d'où l'on dominait la plaine, apperçut ces maraudeurs : il ordonna aussitôt de faire halte, & chargea son Sélictar d'aller en personne avec quatre Seimens nettoyer le village, & lui amener celui des Noguais, qu'il trouverait en flagrant délit. L'air sombre dont Krim-Gueray donna cet ordre, annonçait un exemple. Déja le Sélictar qui s'était transporté à toutes jambes pour l'exécuter, reparait & ramene un Noguais avec une pièce de toile & deux pelotons de laine qu'il avait pris. Interrogé par son Souverain, ce maraudeur avoue sa faute, convient qu'il est instruit de la rigueur des défenses, n'objecte rien en sa faveur, ne sollicite aucune grace, ne cherche à intéresser personne, & attend froidement son arrêt, sans montrer ni orgueil ni faiblesse. Qu'il mette pied à terre, qu'on l'attache à la queue d'un cheval, qu'on le traîne jusqu'à ce qu'il expire, & qu'un crieur, en l'accompagnant, instruise l'armée du motif de la punition. A cette sentence prononcée par le Kam, le Noguais ne répond qu'en descendant de cheval, & en s'approchant des Seimiens qui doivent le lier; mais on ne trouve ni corde ni courroie. Tandis qu'on se dispose à en chercher, j'essaie un mot en sa faveur ; & pour toute réponse, l'impatience de Krim-Gueray prescrit d'en finir, en se servant de la corde d'un arc : on objecte qu'elle est trop courte.

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