Victor Godard-Faultrier (Angers, 1810-1895), historien et archéologue, fut correspondant du ministère de l'Instruction publique, inspecteur des monuments historiques et fondateur du musée des antiquités d'Angers. Après avoir obtenu du gouvernement une mission scientifique pour étudier les monuments byzantins d'Istanbul et d'Athènes, il entreprend un voyage en 1855, de Marseille à Rome, en passant par Istanbul, Athènes, Malte, Naples.
Victor Godard-Faultrier, D'Angers au Bosphore pendant la guerre d'Orient : Constantinople, Athènes, Rome. Impressions, curiosités, archéologie, art et histoire, établissements chrétiens, monuments byzantins. souvenirs d'Anjou à Malte, Naples… par M. V. Godard-Faultrier, Directeur du Musée des Antiquités d'Angers, Correspondant des Ministres d'Etat et de l'Instruction publique, chargé d'une mission scientifique.
Paris, Librairie de L. Maison, éditeur des études sur la Réforme, par Audin, 17, rue de Tournon. 1858. In-8, 560 pages
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C'est donc en pleine guerre de Crimée (1853-1856), qu'il visite Istanbul en septembre 1855 après être passé par Izmir [Smyrne] : les blessés, nombreux pendant le siège particulièrement meurtrier de Sébastopol, y affluent. La description des hôpitaux gérés par des religieuses ou les visites aux blessés occupent plusieurs pages.
Il écrit son récit de son voyage sous la forme épistolaire et la Turquie occupe les pages 15 à 115.
C'est un fervent nationaliste, catholique plein de préjugés contre les musulmans et contre les Orthodoxes, avec des relents de colonialisme.
C'est aussi un historien et un archéologue qui observe les monuments de l'époque antique et byzantine, sans montrer beaucoup d'intérêt pour les autres : pour lui, les Turcs ne font qu'imiter leurs prédécesseurs !
Il nous donne cependant de belles descriptions, dont celle de Sainte-Sophie, de l'Hippodrome, de la tour de Galata, du palais de Topkapi, les anciennes églises byzantines, du Bosphore et de ses villages et un témoignage sur la vie des européens à Istanbul, le collège de Bebek etc.
D'Angers au Bosphore pendant la guerre d'Orient : Smyrne, Constantinople
Nous avons ajouté la pagination et des intertitres entre crochets.
[I] [Préface]
Dans les premiers jours de l’année 1855, des motifs dont l’exposé serait sans intérêt pour le lecteur, me déterminèrent à faire, avec ma femme et mon fils, un voyage en Orient ; je donnai connaissance de ce projet à un ami dévoué, M. Victor Guérin, alors professeur de rhétorique au Lycée d'Angers et ancien membre de l’Ecole d’Athènes. Il nous facilita l’exécution de notre dessein par sa sollicitude à me faire obtenir du gouvernement une mission scientifique. Il m'assura que j'y avais quelques droits, comme ayant rempli, depuis plus de quinze ans, les fonctions de correspondant du ministère de l'Instruction publique, en matière historique. M. Mérimée, de l'Académie française, voulut bien intervenir favorablement dans cette affaire, et à quelque temps de là je reçus, par un arrêté du 23 avril, la mission d'étudier plusieurs monuments byzantins de Constantinople et d'Athènes. La Commission archéologique d'Angers m'invita, d'autre part, à recueillir à Naples tout ce que j'y pourrais rencontrer de souvenirs angevins.
Les choses ainsi préparées, il ne restait qu'à déterminer l'époque du départ ; j'en écrivis à M. Eugène Bore, qui nous conseilla de n'entreprendre le voyage que vers la fin d'août, à cause des chaleurs intolérables et des fièvres d'été. Nous suivîmes les avis de cet excellent ami et parent, supérieur des Lazaristes à Constantinople, préfet apostolique, chef des études du collège de Bébek, et alors aumônier de MM. les officiers français, à l'ambulance de Russie (1). Nous commençâmes notre voyage le 19 août.
J'ai consigné mes notes dans une suite de lettres. Quelques-unes ont réellement été adressées du lieu où elles furent écrites ; un plus grand nombre est resté en portefeuille à l'état d'ébauche. J'ai dû attendre mon retour pour les compléter et leur donner un plan d'ensemble.
1) On appelle ainsi l'une des ambulances militaires françaises pendant la guerre d'Orient, à cause de la destination première de ce bâtiment.
Cette forme épistolaire facilite singulièrement la rédaction, et voilà pourquoi j’ai cru devoir l’adopter.
Un autre avantage que j’y trouvais, était celui de me permettre d'offrir à différentes personnes un gage, bien faible assurément, mais du moins bien sincère, de respect, de reconnaissance et de cette douce affection que fait naître la conformité des goûts studieux ; et comme dans cet ouvrage l'Anjou m'a constamment préoccupé, il allait de soi que je fasse hommage de mes lettres principalement aux écrivains qui ont su se distinguer, dans notre département, par leurs œuvres littéraires et historiques.
Plusieurs de ces personnes m'ont vivement engagé à publier ce recueil. Elles ont cru qu'en parlant, même après tant d'autres, de l’Orient, d'Athènes, de Naples et de Rome, on pouvait encore se faire écouter, tant le sujet a en lui un fond d'inépuisable intérêt. Elles ont trouvé, d'ailleurs, que les circonstances dans lesquelles notre voyage a eu lieu, l'occasion qu'il m'a fournie d’étudier quelques monuments byzantins et angevins peu connus, les observations nouvelles qu'il m'a été donné de recueillir sur des musées importants, imprimaient à mon récit un caractère spécial qui contribuerait à le faire volontiers accueillir.
Puisse cette prévision, ne pas être l'illusion d'une trop indulgente amitié !
Quoi qu’il en soit, je dois à ceux qui ont ainsi apprécié mon travail, des remercîments pour leur bienveillance extrême. J’en dois aussi à H. Lebiez, peintre distingué d'Angers qui a revu, avec un zèle intelligent et affectueux, les dessins que j'avais en portefeuille, et notamment ceux de mon fils ; pourrais-je oublier de signaler le soin et le talent que M. H. Lagarde, lithographe de M. Barassé, a mis à les interpréter ? non, sans doute ! aussi je ne balance point à lui attribuer une bonne part dans le succès de cette œuvre, succès que deux cent cinquante souscripteurs nous laissent espérer. Reconnaissance également à l'un des brillants lauréats de notre Lycée d'Angers, au jeune Emile de Lens, qui a si bien lithographié l'une des planches, et si facilement tracé la carte du voyage.
J'aurais mauvaise grâce à taire le désintéressement que MM. Cosnier et Lachèse, pour l'impression du texte, et M. Barassé, pour celle des dessins, ont apporté dans l'œuvre.
Je dois enfin des remercîments tout particuliers à trois de mes honorables correspondants qui, après avoir examiné le manuscrit, m'ont permis de puiser dans leurs lumières des secours dont je voudrais avoir dignement profité. Ce sont : M. Dubourg, ancien professeur au Lycée impérial d'Angers, un de ces vénérables et modestes érudits dont la complaisance égale le profond savoir et la sagacité ; M. Sorin, inspecteur honoraire d'Académie, chevalier de la Légion-d'Honneur, esprit élevé, sûr et délicat, d'un commerce utile à tous, mais particulièrement à ses anciens élèves ; et M. le conseiller Poitou, que ma famille est fière de compter parmi ses alliés, et dont le nom, grâce à de brillants succès, fait désormais autorité en matière de goût.
[III]
D’un autre côté, j’ai mis à profit la lecture d'un charmant volume intitulé : Du Bosphore aux cataractes du Nil, de notre compatriote M. le comte Ernest de Villoutreys ; j’ai contrôlé, sur ses pages spirituellement écrites, certains faits que j’avais consignés dans mes notes, et j’ai pu très bien me rendre compte de la finesse et de la sincérité de ses observations qui m’ont été souvent utiles ; à lui donc aussi mes remercîments.
Et maintenant puis-je mieux finir que par ces jolis vers de H. H. Durand :
Mon pauvre livre c'est demain
Qu'on va te froisser feuille à feuille ;
Puisses-tu trouver en chemin
Un cœur où l'amitié t'accueille !
V. Godard.
[…]
V. DE SYRA A SMYRNE. TINOS. — ANDROS. — SCIO. — GOLFE DE SMYRNE. — SMYRNE.
Monsieur,
Nous sommes en pleine mer Egée ; le 5 septembre, sur les trois heures de l'après-midi, nous traversons une passe entre Tinos et Andros, lies où l'on cultive le mûrier et qui fournissent, nous assura-t-on, des soies de bonne qualité aux fabriques de Lyon.
A Tinos, le commerce, nous fut-il dit, est aux mains des habitants des deux cultes catholique et schismatique, sans qu'il y ait entr'eux, comme à Syra, rien de tranché ; les catholiques romains s'y trouvent en majorité. Notre navigation, voisine de ces deux îles, nous permit de confirmer cette remarque que nous avions déjà faite dans les Cyclades, que généralement les rochers du rivage descendent suivant une pente oblique et roide, sans torsions trop indécises, sans rencontres tourmentées, jusqu'à la surface de la mer et probablement jusqu'au fond, ce qui explique comment les vaisseaux peuvent ordinairement passer fort près de la terre. Cette gorge traversée, la mer ne nous parut plus semée d'iles çà et là jusqu'à Scio, que nous aperçûmes dans le lointain d'une nuit étoilée.
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Jeudi, 6 septembre. De bon malin nous entrons dans le golfe de Smyrne. II est de forme allongée ; deux heures et demie de bonne vapeur suffisent pour le parcourir en ligne longitudinale, et une demi-heure pour aller d'une rive à l'autre. Ses rives, généralement plates et couvertes de forteresses crénelées, sont ornées de bois d’oliviers et de citronniers, au-delà desquels le sol s'élève en hautes collines à droite et à gauche de ce riche bassin. La mer, de couleur azurée comme à Marseille, et d'un calme parfait, nous disposait à recevoir les plus douces impressions. Nous étions sous le charme d'une nature éminemment attrayante que l'aspect de Smyrne augmentait encore. A la voir, celle grande cité, étendue aux pieds de ses montagnes brillantes et comme endormie au fond de son golfe enchanteur, vous devinez l'Asie, vous rêvez d'Homère, et la molle Ionie vous revient sans effort, à l'esprit, avec ses dieux, ses héros et sa civilisation antiques. Impossible de nier ici les effets puissants de cette riche nature sur les arts et la poésie. C'est bien de cette terre propre à tant et de si fécondes germinations, que dut naître l'ordre ionique aux formes souples et féminines, aux chapiteaux roulés en volutes comme une chevelure soignée, que durent partir ces chants élégants si vantés autrefois, et ce dialecte qui, de la langue hellénique, fut le plus suave et le plus doux. En présence de ces beaux lieux, l'on se prend à regretter de n'avoir pas mieux connu son Homère et l'on se promet au retour de réparer celle faute. Ce golfe de Smyrne est plein de son nom, et l'on aime à croire avec les anciens que ses mânes errent encore sur ces bords charmants, à travers les bois d'oliviers de son ingrate patrie, aujourd'hui si justement fière du nom de ce sublime mendiant. On dirait que la peine qu'il ressentit de s'être vu délaissé des siens, lui aurait fait négliger de s'inspirer de leur molle civilisation, car nous voyons dans ses œuvres une ferme beauté qui semble quelque peu étrangère à la voluptueuse Ionie ; nous leur trouvons je ne sais quelle saveur primitive qu'il dut, comme l'abeille, aller chercher ailleurs sur des rivages moins séduisants que ceux de Smyrne, mais d'un aspect aussi grandi, aussi poétique, bien qu'ils aient été plus austères. Homère, après tout était plus homme de génie qu'il n'était Ionien, plus homme à tirer ses accents héroïques de son propre fond que du milieu dans lequel il vécut. Ce prince des poètes nous est
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particulièrement cher, car il nous met en voie de nous rappeler un nom précieux à l’Anjou ! Dacier ne l'a-l-elle pas traduit avec amour, avec ce cœur de femme qui sait rendre les beautés délicates, et n'est-elle pas la première, je crois, qui nous apprit généralement en France à le goûter ? Mais la cloche du bord et l’ancre jetée, nous avertissent qu'il est temps de débarquer à Smyrne.
[Izmir, Smyrne]
Les drapeaux de toutes les nations du monde flottent en front de bandière, sur la rive, au sommet des habitations des consuls ; leurs hampes, surmontées de couronnes, se marient gracieusement avec les minarets que nous apercevons pour la première fois ; nous sommes sur la terre des mosquées aux brillantes coupoles, mais on sent que la civilisation européenne les presse et les assiège. L'étendard français déploie sa flamme vive et légère, son aigle doré étend ses ailes qui reluisent au soleil. Un édifice qui l'avoisine reporte encore nos souvenirs vers l'Anjou : c'est celui du Bon-Pasteur de Smyrne ; si l'heure l'eût permis, nous l'eussions visité avec d'autant plus d'intérêt que nous avions connu à Angers sa digne supérieure. Nous nous étions également promis d'aller voir un médecin distingué, M. Racord, beau-frère de l’un de nos amis, mais nous marchions en caravane avec nos connaissances du bord et il eût été difficile de s'en séparer. Un juif, que nous payâmes en commun, nous conduisit à travers les rues de la cité, sales, étroites et pavées à la Romaine, c'est-à-dire avec des dalles de toutes formes, se pénétrant par leurs angles variés. Je remarquai également (autre usage romain) que plusieurs maisons anciennes et modernes avaient, dans leur appareil, des assises de briques et de moellons horizontalement entremêlées ainsi que cela se pratiquait en Gaule du iiie au ixe siècle. Ce procédé de construction est en usage à Constantinople et à Naples. Il y a, vous le voyez, des peuples qui n'oublient rien. N'oublions pas nous-mêmes que nous sommes à Smyrne, et puisque nous parlons d’antiquités, disons tout de suite qu'en cette ville elles sont rares à la surface, mais abondantes sous le sol ; c'est ainsi que l'on nous fit voir deux magnifiques tombeaux rectangulaires en marbre blanc, ornés de guirlandes sculptées, qui avaient été découverts dans des fouilles et que l'on destinait à la Prusse. Il sera bien d'en ordonner l’enlèvement le plus tôt possible si l'on ne veut pas qu'ils soient détériorés.
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Notre juif, vêtu de sa robe traînante et parlant français, nous mena voir les bazars, couverts d'ignobles tentures servant à écarter les rayons du soleil. Chaque peuple a son quartier marchand ; nous visitâmes ceux des Turcs, des Arméniens, des Juifs et des Francs. On appelle de ce dernier nom les Européens chrétiens sans autre distinction f ce beau nom, qui est en réalité le nôtre, et sous lequel s'abritent les peuples civilisés, prouve assez la haute influence de notre nation en Orient depuis un temps immémorial. Quoiqu'il en soit, de tous les bazars, celui des Turcs est à la fois le plus malpropre et le plus original. Dans l'intérieur de ses boutiques, il n'est pas rare que vous aperceviez, assis sur ses jambes au centre d'un fouillis de marchandises et d'un nuage de parfums équivoques, l'un de ces vieux musulmans à la face hébétée et pourtant majestueuse, devant lequel brûlent, comme en présence d'un dieu, les pastilles du sérail. En fumant son tchibouk, il vous regarde passer avec celle impassibilité orientale et dédaigneuse qui a tout l'air de dire : Qu'est-ce que ces chiens de chrétiens viennent faire là ? si encore ils achetaient ! Il n'est pas rare non plus de voir dans les mêmes bazars étroits et incommodes, cheminer de longues files de chameaux en cet ordre : à la tète marche un petit négrillon, tirant de toutes ses forces un pauvre Ane qui n'en peut mais, lequel, à son tour, traîne un petit chameau suivi d'un plus fort, et ainsi de suite, de façon que le dernier de la bande se trouve le plus gros. Ces animaux, d'une patience admirable, chargés de cachemires de l'Inde, de tapis de Perse, s'avancent à pas comptés et souvent s'embarrassent dans les tentures en lambeaux des bazars. Nous vîmes l'une de ces pauvres bêtes qui eut toutes les peines possibles à dégager son long cou de ces pièges malencontreux. A tout instant un pêle-mêle étrange vous empêche d'avancer. Ici c'est un Turc aux laides épaules chargées de je ne sais combien de kilogrammes de barres de fer qui vous crie : guarda, guarda ! là c'est une voilure sonnant la ferraille et visant à l'européenne, qui roule quelques femmes de pacha si bien enveloppées qu'on leur voit à peine les yeux ; ailleurs ce sont des Turcs portant à la ceinture un arsenal de vieux pistolets et d'élégants poignards, ces insignes d'une police qui ne fait peur qu'aux petits enfants ; plus loin, vous entendez le muezin qui, du sommet du balcon de son minaret, crie : Allah ! Allah ! convoquant d'un ton langoureux les pieux musulmans à
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la prière. Voilà que passe le pacha de Smyrne, précédé de ses trois queues de chevaux, étendards vraiment emblématiques d'un pouvoir qui de lui-même ne se met à la tête de rien. Et ce sublime mendiant, si calme, si résigné, si pittoresquement drapé dans ses guenilles, lui refuserez-vous un simple para, la huitième partie d'un sou ? Et ces esclaves noirs et blancs que l'on vend comme des bêtes de somme, les croyez-vous indignes d'un regard de pitié et n'aurez-vous aucun souhait pour l’anéantissement d'un usage aussi barbare ? Vos lèvres reculeraient-elles devant le besoin de goûter à l'eau limpide de ces fontaines, et seriez-vous assez oublieux de la fantaisie, pour ne pas essayer d'un bain à la turque dans une étuve chauffée sous le pavage à la manière romaine, étuve qui n'a d'autre vapeur que celle qui est produite par l’eau jetée sur les dalles brûlantes ? Je gage que vous ne résisterez pas, du moins, au plaisir de prendre des glaces et des sorbets ; Smyrne et Naples ont le privilège de ces délicieux rafraîchissements.
Ainsi réconfortés, visitons les édifices religieux qui, bien que n'ayant point une grande magnificence, ont cependant de l’intérêt. Ils attestent que si la liberté de conscience n'existe pas pour les Turcs, elle est du moins pleine et entière pour les Européens, qui vivent dans un quartier à part et sous leur propre juridiction, formant entr'eux une république à beaucoup d'égards indépendante du sultan.
Smyrne, ville d’environ 130,000 habitants et d'un grand commerce, possède une synagogue où l’on voit une chaire et, en face, un velum derrière lequel sont placés les livres du Pentateuque. C'est toujours le Dieu caché, le Messie attendu ! Nous entrâmes également dans une église grecque ainsi distribuée : 1° un siège archiépiscopal au fond de l'abside ; 2° devant ledit siège, l'autel ; 3° devant l'autel, une porte à deux battants faisant partie du templion, ou iconostasis, qui, décoré de peintures, sépare le chœur des nefs. Ces peintures, dont l'aspect tourne au byzantin, représentent des saints communs aux deux églises grecque et latine ; nous ne nous rappelons pas en avoir vu de sculptés. Les Grecs, en effet, n'admettent dans leur culte que les images peintes. Au sortir de ce temple environné de tombes en marbre blanc, nous entrons dans une mosquée, mais non sans être contraints de quitter nos chaussures ; c'est une coupole à pendentifs distincts, sur plan carré, autour de
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laquelle sont des galeries, au rez-de-chaussée et au premier étage ; le tout à l’imitation des anciennes églises byzantines, car nous aurons occasion de faire remarquer plus d'une fois que les Turcs en architecture, n'ont à peu près rien inventé. Nous ne parlons pas des chapelles catholiques dont la distribution ne diffère en rien des nôtres.
Chemin faisant, nous rencontrons quelques soldats français avec lesquels nous échangeons d'affectueuses poignées de mains ; ils occupaient un poste dans un local rempli de provisions pour l'armée d'Orient, et ils nous répétèrent la nouvelle prématurée de la prise de la tour Malakoff.
Il nous restait à voir, en dehors de la ville et la dominant une vaste citadelle, et tout auprès, les restes de l’amphithéâtre où saint Polycarpe, patron de Smyrne, fut martyrisé vers le milieu du iie siècle, mais nous en fûmes empêchés par des bruits fâcheux ; une bande de brigands, tenant les Smyrniotes à l'état de blocus, et l'heure avançant, nous dûmes songer au retour sur le Simois, retour qui ne s'effectua qu'après avoir goûté, sur une terrasse avancée dans la mer et sous une tonnelle de pampres, à quelques-unes de ces délicieuses glaces dont je vous ai parlé. Dans ce café, nous étions environnés d'un grand nombre de Turcs, de Grecs, d'Arméniens et de Juifs aux costumes pittoresques et variés ; la plupart fumaient le narguilé et le tchibouk avec leur insouciance habituelle.
Nous primes congé de cet entourage après avoir acheté plusieurs chapelets faits de dents de chameaux. On sait combien ces chapelets sont communs chez les Turcs qui aiment à les rouler entre leurs doigts plutôt par désœuvrement que comme moyen de prière.
Septembre 1855.
VI. DE SMYRNE A CONSTANTINOPLE. BACCHIBOUSOUKS. — LESBOS. — TROIE. — LES DARDANELLES. — EUROPE ET ASIE. — GALLIPOLI. — COURONNE D'ÉTERNELLES. — FEUX ÉTRANGES. — ARABES EN PRIÈRE.
Monsieur,
Le jeudi, 6 septembre, sur les quatre heures et demie du soir, nous quittons Smyrne ; la mer devenue houleuse et la maladresse d'une embarcation turque, faillirent faire chavirer noire youyou à l’instant où nous l’abandonnions pour remonter sur le Simois. Nous trouvons à bord de nouvelles physionomies, des Musulmans, des Grecs, et trois de ces affreux bandits qui, depuis assez longtemps, exploitent les environs de Smyrne. Ils appartenaient à celte milice turque indisciplinée, connue sous le nom de Bacchibousouks, plus faite pour piller les honnêtes gens que pour les défendre. Des menottes de bois, serrant fortement leurs poignets, empêchaient tout usage des mains. Nous en eûmes pitié, et souvent quelqu'un de nous approchait de leurs lèvres l’eau nécessaire à l'apaisement de leur soif sous un soleil dévorant. Leur tête était couverte du turban ordinaire à celte milice, turban très élevé et de couleurs diverses. On les conduisait à Constantinople, je crois,
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pour dresser leur jugement. Ils étaient sous la garde d’un préposé turc, armé de toutes pièces : pistolets chargés à la ceinture et yatagan au côté. L'un de ces trois brigands avait un air fort intelligent et très résolu ; une sombre vengeance couvait dans ses regards. Que sont-ils devenus ? Je l'ignore. Je sais seulement que la justice musulmane est des plus expéditives et se résume souvent dans une pierre au cou et te Bosphore.
Nuit magnifique, si chaude que nous ta passons sur te tillac dans la compagnie d'un aimable capitaine, M. Foumel, qui, la veille, avait bien voulu me faire hommage d'un livre intitulé : Voyage de Paris à Constantinople, par Marchebeus, voyage entrepris en 1833, et d'autant plus curieux qu'il était le premier fait par bateau à vapeur dans ces parages.
Afin de rompre le sommeil et de prolonger nos causeries, nous nous fîmes servir le café à la turque, c'est-à-dire très noir, très épais, dans de fort jolies petites tasses chinées de couleur bleue. Toutefois, comme nous commencions à nous apercevoir que la nature revendiquait ses droits, chacun s'enveloppa dans les plis de son manteau et s'endormit sur le pont ; mais nous eûmes la précaution d'inviter un matelot à nous éveiller lorsque nous serions près de l'Ile de Metelin, autrement Mytilène, l'ancienne Lesbos. Nous voulions saluer cette patrie de Sapho dont la lyre, après vingt-six siècles, résonne encore, mais, il le faut avouer, plutôt en Occident que dans le pays de celle femme célèbre, où l'écho s'en est au moins fort affaibli.
Notre matelot, fidèle à la consigne, nous avertit à temps que nous touchions à Metelin ; en moins d'une seconde nous fûmes debout ; des colis sont échangés à la clarté des étoiles ; il pouvait être une heure après-minuit (vendredi 7 septembre). Vénus, brillant à l'horizon, nous rappela l’hymne de Sapho. Il faut en prendre son parti, la mythologie, fort oubliée de nos jours, règne trop en ces lieux, pour qu'il soit possible de la dédaigner ; elle est ici tout-à-fait de saison, l'homme de la plus jeune France s'y laisserait prendre ; il est vrai que la fable possède sur ces rivages des charmes qu'elle n'a pas au collège.
Cependant le Simois reprenant sa route, nous ne vîmes qu'à travers la nuit, la patrie de Sapho, mais l'obscurité lumineuse qui nous environnait allait bien aux souvenirs de cette contrée célèbre ; le demi-jour ne gâte rien à l’endroit des choses séculaires. Tenedos nous apparaît
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vers les sept heures du matin, Tenedos, où, suivant Virgile, se cachèrent les Grecs après qu'ils eurent introduit dans Troie leur fameux cheval de bois.
Cette île, donnée en 1376 par l'empereur Andronic Paléologue aux Génois, devint entre leurs mains une station importante que leur disputèrent les Vénitiens leurs rivaux. Ces deux peuples, au moyen âge, souverains de la Méditerranée, conduisaient alors nos vieux croisés dans les mêmes parages où nos flottes, aujourd'hui, transportent de nouveaux guerriers tout aussi jaloux de civiliser l'Orient. Ils étaient grands, nos pères ! le sommes-nous moins ? et même ne le sommes-nous pas davantage ? Ils empruntaient leurs navires, tandis que ceux que je vois sont bien les nôtres ; je distingue le Turenne, magnifique vaisseau de guerre à trois batteries de canon, naviguant, toutes voiles dehors, entre Tenedos et le cap Sigée. Bientôt nous l'atteignons, et ses nombreux soldats nous saluent de leurs joyeux hourras ; ils avaient reconnu des Français. Nos mouchoirs agités répondent à leur affectueux entrain.
Le mont Ida ! — Prenez vos lunettes ! dit une voix. — Aussitôt, chacun de braquer la sienne vers le point indiqué ; mais j'avouerai sans fausse honte que je n'aperçus rien, je me contentai de croire par les yeux d'autrui, me bornant au souvenir de Paris qui, nourri sur celle montagne, devint, par l'enlèvement d’Hélène, l'auteur de la ruine de Troie, après une guerre de dix ans.
Troie, aujourd'hui Bounar-Bachi, était au confluent du Scamandre et du Simoïs, petites rivières à peu près sans eau, qui se réunissent en une seule pour tomber dans l'Archipel, près du cap Sigée ; vainement encore, je braquai ma lunette pour voir les restes d'ilion ; je n'aperçus rien. Peut-on même apercevoir quelque chose ? Contenions-nous de l'emplacement : Campos ubi Troja fuit ! Mais voilà sur le bord de la mer des tumulus parfaitement conservés ; ils ressemblent à s'y méprendre à nos tombelles celtiques. A quelles cendres ont-ils appartenu ? Deux membres de l'école d'Athènes qui voyageaient avec nous, voulurent bien me dire qu'ils étaient les tombeaux d'Achille de Patrocle et d'Ajax. J'aimais trop les grands souvenirs pour ne pas les en croire ; le doute m'eût pesé, surtout dans ces beaux lieux que mes regards ne purent
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quitter qu'à la vue de la baie de Besika, où mouillaient plusieurs navires français.
Dix heures sonnent ; nous entrons dans les Dardanelles, détroit long d'environ 60 kilomètres, sur les bords duquel sont assises quatre villes du même nom, que l'on distingue en vieilles et nouvelles Dardanelles, deux du côté de l'Europe et deux en Asie, toutes crénelées, sans mâchicoulis, et armées d'énormes canons. Les Turcs connaissent ces quatre cités sous d'autres dénominations. A votre droite se trouve un château composé de deux enceintes carrées et concentriques, celle du centre plus haute ; à votre gauche en est un autre en forme de trèfle, du milieu duquel s'élève une tour triangulaire ; ces forteresses nous parurent anciennes et probablement de l'époque des empereurs Byzantins ou de Mahomet II [Mehmet II], qui s'empressa d'imiter leurs fortifications.
Une flottille, voiles déployées, attendait à l'embouchure un vent favorable pour remonter le courant. Aux Dardanelles, l'aspect est des plus imposants. Le soleil, dans toute sa magnificence, unissait sous ses rayons splendides l'Europe et l'Asie, parties du monde si voisines en cet endroit, qu'un bon nageur (1) peut aller d'une rive à l'autre, et cependant si variées, que l’oeil le moins exercé en saisit les nuances diverses. A l'Europe l'austère physionomie, à l'Asie les tons moelleux et doux. Ces différences nous frappèrent surtout quand, près d'Abydos, l'une des quatre villes précitées, nous aperçûmes la belle habitation d'un général anglais, derrière laquelle, dans un fuyant lointain, s'étageaient les unes sur les autres, de gracieuses montagnes aux sommets or et pourpre, aux vallons mollement ondulés.
Comme nous remontions le courant entre les deux rives d'Europe et d'Asie, ainsi qu'on le pourrait faire sur un fleuve, nous découvrîmes, campés sur une colline sous des tentes parfaitement blanches, 3,000 Bacchibousouks appartenant à cette même milice turque éhontée que les Anglais disciplineront avec peine. L'avant-veille de notre passage, quelques-uns de ces bandits avaient, après avoir traversé le détroit, incendié, sur la côte d'Europe, un pauvre village dont nous vîmes encore les débris fumer. Cependant nous avançons toujours, et bientôt, sur la même
(1) Lord Byron traversa ce détroit large de 375 toises.
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rive que celle du camp des Bacchibousouks, parait une petite ambulance française que défend une centaine de nos soldats dont les lentes brillent au soleil ; encore là pour nous un doux souvenir de la patrie !
[Gelibolu]
Vue de Gallipoli où nous relâchons de quatre heures et demie à six heures. A part les minarets et les mosquées, cette cité, de 17,000 habitants, où l’on fabrique le maroquin, a toute l'apparence d'une ville vendéenne avec ses toits en tuiles et ses jardins à mi-côte. Plusieurs Français ont laissé en cet endroit, sous de modestes gazons, des traces de leur passage. Une dame que nous avions à bord, Mme Hell, de Nancy, qui allait retrouver son mari à Varna, avait été chargée, à son départ de France, de porter sur l'un de ces glorieux tombeaux une couronne d'éternelles. Elle eut la douleur de ne pouvoir accomplir cette sainte mission, on ne lui permit pas de débarquer ; mais un sergent-major à qui elle s'en ouvrit, accepta la couronne et promit qu'il la déposerait lui-même avec une prière ; c'était le dernier et bien touchant adieu d’une pauvre veuve à son mari.
Machine en avant ! crie le capitaine, et nous quittons Gallipoli, ville ornée de vieilles tours carrées et de murs en ruines composés, à là manière du Bas-Empire, d'assises de briques et de moellons entremêlés. Nous dépassons plusieurs frégates de guerre et nous voilà dans Marmara (la Propontide), petite mer sans flux ni reflux comme foute la Méditerranée, et qui emprunte son nom à un certain nombre d'îles dont le marbre compose le sous-sol. Longue d'environ 260 kilomètres sur une largeur moyenne de 85, elle sert de canal aux eaux tumultueuses de la mer Noire. A la chute du jour, nous ne fûmes pas peu surpris d'apercevoir, sur les crêtes de la côte d'Europe, des feux qui tour à tour ressemblaient à des incendies et a de magnifiques illuminations, suivant qu'ils s'éloignaient ou se rapprochaient. Mille conjectures nous vinrent en tête ; selon les unes des villages entiers brûlaient, suivant les autres c'étaient des bois pour faire du charbon. Deux années auparavant, un voyageur distingué, M. Boucher de Perthes, avait, à peu près dans les mêmes lieux, remarqué le même spectacle sans pouvoir mieux s'en rendre compte ; l'énigme, pour nous, est encore à résoudre. Ces feux éclairaient la côte à plusieurs milles de distance et servaient de fond majestueux à de gigantesques tableaux où sur des plans plus ou
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moins rapprochés, paraissaient des vallons et des collines, des villages et des bois, des minarets et des moulins à vent aux ailes courtes triangulaires, nombreuses, agitées et disposées en roue. Aucun spectacle ne pouvait faire une plus vive impression ! Les dames que nous avions à bord en éprouvèrent du saisissement ; de pareilles scènes, à près de mille lieues du pays, sur une terre quelque peu sauvage, n'avaient, on le conçoit, pour elles, rien de très gracieux. Les Bacchibousouks leur revenaient à l'esprit avec leur cortège d'horreurs : incendies, viols et pillages. J’avais, je l'avoue, des idées moins noires, car tous ces feux étaient encore pour moi un souvenir de la patrie, un souvenir de cette chère Vendée angevine, où l'on met en pratique ces sortes d'incendies pour engraisser les terres ; c'est peut-être, après tout, l'explication la plus naturelle que l'on puisse donner de cet étrange spectacle. Sur ces entrefaites, la mer devint grosse et s'acharna contre une barque à destination de Constantinople ; depuis Metelin nous la traînions à la remorque ; les deux hommes qui la gouvernaient, effrayés du gros temps, montèrent sur le vaisseau ; bien leur en prit, car le câble venant h se rompre, elle se perdit ; on courut après elle, on la retrouva ; un lieutenant du bord la fit placer à côté du Simois dont elle battait les flancs avec un bruit épouvantable, ce que voyant le capitaine, on la remit à l'arrière. Inutile précaution ! L'eau, pénétrant dans sa coque, la secoua si rudement qu'au point du jour sa démolition commença ; on avait eu le temps de sauver les effets qu'elle contenait. Une partie de la nuit du 7 au 8 septembre s'était écoulée dans ce pénible travail qui nous causa du retard ; à neuf heures et demie du matin disparut la dernière planche de cette pauvre barque. Marmara est une mer capricieuse ; après la tourmente, calme parfait qui remit à place le cœur des passagers ; nos soldats ne purent échapper à ce mal que j'ignore, mais bien douloureux à ce qu'il parait. Ils occupaient l'avant du pont, sans autre abri que le ciel ; il nous a semblé que ces braves serviteurs de la patrie méritaient mieux, et qu'une tenture dressée n'eût point été chose inutile.
Nous sommes toujours en Marmara, et cette fois éloignés des côtes ; midi sonne à l'arrière du navire, c'est l'heure de l’oraison pour les chrétiens qui ne manquent guère de l'oublier, et pour nos Arabes du bord qui toujours s’en souviennent. Ils étaient trois, fièrement drapés
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dans leurs blancs burnous ; ils se tournent du côté de la Mecque, s'agenouillent et, sans respect humain comme sans ostentation, prient, les mains jointes, avec une ferveur digne d'un meilleur culte. A voir leurs épouses ou esclaves, couchées auprès d'eux nonchalantes et ennuyées, on devinait aisément qu'elles se considéraient comme en dehors de cette religion à peu près uniquement l'apanage de l'homme ; et ceci explique peut-être pourquoi nous ne vîmes jamais que deux ou trois vieilles dans les mosquées, tandis que ces temples étaient pleins de musulmans. Qu'ont-elles en effet besoin de prier, ces pauvres créatures qui, considérées moins comme des êtres à l'image de Dieu que comme des choses, n'ont pas le droit de prétendre au ciel destiné seulement à la mère de Mahomet, d'autres disent à l’une de ses femmes, à Marie, mère de J. G., à l'épouse d'Adam, et enfin à une quatrième qui doit rester inconnue jusqu'à la fin des siècles. Pour des millions de femmes, une place réservée, est-ce la peine qu'elles y prennent garde ? la chance est trop incertaine ! Il paraît que chacune des vieilles dont je parlais tout à l'heure, a quelqu'espérance d'être un jour l'heureuse inconnue ; disons cependant, pour être vrai, que les femmes (1) peuvent se bercer de l'espoir d'obtenir un paradis inférieur, ou du moins de pouvoir regarder celui des hommes à travers les grilles.
Mais le Simois avance, les côtes se rapprochent, les îles des Princes nous apparaissent ; il est trois heures. Constantinople ! Constantinople ! crient les marins. C'était vrai !
(1) Il ne faut pas confondre les femmes, créatures terrestres, avec les beautés célestes que les musulmans appellent houris, et qui sont le principal ornement de leur Eden.
Constantinople, septembre 1855.