XIX. CONSTANTINOPLE. LE BOSPHORE. — ROUMELI-HISSARI. —YENI-KEUI. — THÉRAPIA. — BUYOUK DÉRÈ, SES PLATANES. — LE CAMP DES ANGLAIS. — JEUNE BULGARE. 

Monsieur, 

Un aimant irrésistible pour l'étranger qui visite Constantinople, c'est le Bosphore ; il a besoin de le voir, de le revoir, il ne s'en lasse pas ; partout ailleurs l'homme se fatigue dans ses admirations, il ne le peut ici ! « Nous avons à nos pieds, écrit quelque part M. Eugène Bore à son beau-frère M. Rogeron, les beautés de cette nature incomplète, défectueuse et incapable de nous satisfaire : néanmoins elle est si variée et si admirable, que depuis tant d'années j'y suis toujours sensible comme aux premiers jours de mon arrivée dans Stamboul. » Le Bosphore, ce trait d'union entre Marmara et le Pont-Euxin, ce bien petit coin du globe le plus merveilleux peut-être, n'a que 28 kilomètres de long sur 5 à 6 de largeur moyenne. Nous l'avions visité jusqu'à Bebek, nous voulûmes le connaître jusqu'à la mer Noire. Le 22 septembre, tous les trois accompagnés de Mme Koppé, nous descendons au pont de Galata et vers 9 heures du matin nous montons à bord de l'un de ces petits vapeurs qui vont et viennent, adroits et légers, sur le Bosphore, trouvant leur passage, je ne sais en vérité comment, à travers des espaces couverts de milliers de kaiks. Rendus en face de 

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Top-Hané, nous saluons le vapeur turc qui, le malin, va chercher à leurs charmantes villas, les employés de la Sublime-Porte et qui, le soir, les reconduit ; c'est une douce existence que mènent ces Messieurs, qui, dans leurs bocages fleuris, se délassent des paperasses qu'ils remuent le moins qu'ils peuvent au milieu du jour. L'arrière de notre bateau était réservé aux dames musulmanes, toujours voilées de la tète aux pieds. En moins d'une demi-heure nous sommes vis-à-vis de Bebek, gardant pour la côte d'Europe un peu de cette admiration que la rive d'Asie veut bien nous laisser. C'est enchanteur ! Mais nous apercevons Roumeli-Hissari avec ses châteaux crénelés, sans mâchicoulis, avec ses tours rondes concentriques, celles du centre plus élevées ; d'autres sont carrées et reliées entre elles par des courtines. Ces fortifications, bâties sous Mahomet II, en général sur un plan triangulaire, lui servirent de bases d'opération pour s'emparer de Constantinople. On assure que parmi ces tours quelques-unes sont disposées de manière à former quatre lettres qui représentent en Turc et à rebours le mot Dal, nom de leur constructeur Mim-Ha-Mim-Dal. Cet endroit, par le resserrement du Bosphore, permit aux Perses, sous Darius, plus tard aux Goths et aux Latins de passer, les premiers d'Asie en Europe, les autres d'Europe en Asie. A Bebek, des fenêtres du collège on aperçoit quelque chose de ces forteresses dont les sommets ressemblent à de gigantesques couronnes. Bientôt s'élargit la baie de Beikos où relâchèrent, quelque temps, les flottes Française et Anglaise ; plusieurs vaisseaux de guerre s'y trouvaient encore à l’ancre. A notre droite, des collines étagées les unes sur les autres, fuient dans un vaporeux lointain ; à gauche, l'horizon est plus rapproché et cependant non moins beau. Des arcades ou murailles à grandes ouvertures cintrées que traversent à la fois les rayons du soleil, les pampres de la vigne et les branches du grenadier, produisent de délicieux effets d'optique ; la lumière s'y tamise douce, lointaine et splendide comme elle le ferait dans une longue-vue. A Malte, pour la première fois nous rencontrâmes ce genre d'arcades élégant et original, si parfaitement approprié aux tons chauds de l'Orient. Nous voici en face de la pointe de Yéni-Keui, village où l'on distingue fort bien, comme du reste partout ailleurs, les maisons turques de celles des chrétiens ; les premières ayant des treillis de bois peint, derrière lesquels 

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vivent les musulmanes, comme nos recluses, avec cette différence que celles-ci se donnent à Dieu et les autres…

Thérapia ! crie un matelot, Thérapia ! Thérapia ! C'est un lieu très fréquenté où se déploient à mi-côte, dans les richesses d'une éclatante végétation, les palais d'été des ambassadeurs de France et d'Angleterre ; le monde diplomatique s'y donne rendez-vous dans les agitations de nos destinées. Encore quelques tours de roue, et notre navire pénètre dans la baie de Buyouk-d'Eré, au fond de laquelle s'élève le délicieux bouquet de platanes, témoin, dit-on, du repos que prit en ces lieux Godefroi de Bouillon, avec sa phalange d'invincibles croisés ; je voudrais bien qu'il en fût ainsi, mais il paraît qu'il s'agit d'un autre Français, du comte Raoul, qui campa dans cette plaine au temps d'Alexis Ier Comnène (1096) avant de passer en Asie. Nom pour nom, la gloire de nos pères n'en reste pas moins la même, à l'ombre de ces grands arbres sous lesquels, après notre débarquement, nous allâmes religieusement nous asseoir ; ils sont, à n'en pas douter, d'une haute antiquité et forment, sur un plan circulaire, une salle verte dont l'entrée est au sud-ouest. Nous eussions bien voulu prendre notre modeste goûter dans cette enceinte, mais elle était occupée par des Arabes venus tout exprès pour vendre aux Anglais leurs agiles coursiers. Nos alliés, dans cette charmante plaine entourée de hautes montagnes et baignée d'un côté par la mer, avaient en effet un camp parfaitement établi. Leurs tentes dressées ajoutaient au charme du paysage par leur blancheur éclatante et au charme du souvenir, en nous rappelant les croisés d'autrefois. Les Anglais recrutaient à Buyouk-d'Eré, non-seulement de bons chevaux qu'on leur vendait au poids de l'or, mais d'assez mauvais Turcs qu'ils enrégimentaient à tout prix. Des drogmans improvisés sur place, sachant médiocrement le turc et moins encore l'anglais, n’en gagnaient pas moins, assurait-on, des sommes fabuleuses, si bien que nos fidèles alliés se trouvaient encore là, généralement comme partout, les malencontreux exploités. Il était piquant de les voir, coiffés de casquettes blanches et vêtus d'habits écarlates, trotter à cheval, en tous sens, roides et empesés, à travers les rangs pressés de leurs recrues musulmanes et des chevaux arabes qui hennissaient et piaffaient. Notre plaisir eût été de pouvoir nous recueillir quelques instants à l'ombre des majestueux platanes, pour 

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mieux songer aux héros du passé qui ont immortalisé ces lieux ; mais impossible par un tel bruit. Il fallut faire retraite en quelqu'autre lieu voisin ; nous choisîmes dans le pli d'une montagne, sur le bord d'un ravin, à l'angle formé par deux haies, un petit espace très plaisant, mais à peine y étions-nous rendus, qu'une odeur méphylique nous en chassa ; le ravin était rempli de carcasses de toutes sortes : chevaux abattus et chiens en putréfaction, que l'on avait négligé de couvrir de terre. J’ignore si dans le voisinage des autres camps se trouve une telle incurie. Nous dûmes nous diriger ailleurs vers une gorge, au centre de laquelle l'herbe extrêmement fraîche nous révéla l'existence de quelques filets d'eau ; nous ne nous trompions pas, un air pur y régnait et la vue s'y développait grande du côté de la mer Noire, et gracieuse à travers les vallées. Le lieu parut bon pour nous y reposer. Alors chacun de se mettre à l'œuvre ; ces dames préparèrent la collation, Hippolyte dessina et je pris des notes. Bientôt une nappe, étendue sur l'herbe, se couvre de pâtisseries délicates et de fruits exquis ; l'eau est fraîche, nous la puisons nous-mêmes et le Bordeaux est fin. Mais pendant que nous étions aux prises avec ces excellentes choses que l'on avait, comme par enchantement, retirées d'une corbeille, nous apercevons s'avancer pas à pas, vers nous, une sorte d'ombre grise qui tantôt s'abaisse et tantôt se lève, suivant les inflexions plus ou moins prononcées du sol ; le lieu était solitaire, mais nous avions nos cannes. — Laissons venir, dis-je à part moi ! et continuons de faire honneur aux friandises. — L'ombre grise approchait et cette fois sous forme humaine ; était-ce une femme, un homme, un turc, un arabe, un grec ? nous ne pouvions encore le savoir, mais c'était quelque chose d'une apparence fort misérable ; l'être mystérieux avance encore et nous entrevoyons un tout jeune homme au teint pâle et livide, à la physionomie mélancolique et douce. Que voulait-il ? du pain, sans doute ! et chacun s'attendait à lui voir tendre la main ; mais non, il s'arrête ; 30 mètres nous séparent, il se garde bien de les franchir, il ne veut pas être importun, il s'assied et attend ; ses regards seuls disent qu'il a faim et le disent avec une éloquence discrète qui nous attendrit aux larmes ; jamais aucun indigent ne montra plus de retenue et de délicatesse. Vous pensez bien qu'il eut sa part de notre goûter et certainement la meilleure, qu'Hippolyte s'empressa joyeux de 

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lui porter ; notre intérêt redoubla lorsque, sur le front de cette pauvre créature, nous aperçûmes une croix bleue peinte, entre chair et peau, au moyen d'un tatouage ; c'était donc un chrétien que nous avions devant nous, un frère en J–C et un frère dévoué, car le signe indélébile qu'il portait à la tête avait eu ses périls et pouvait à l'avenir les avoir de nouveau. Cette croix au front nous rappela ce passage de saint Augustin, cité par Didron (1). « Comme la circoncision dans la partie secrète du corps humain était la preuve de l'ancienne alliance, dans la nouvelle, c'est la croix sur le front découvert. » La reconnaissance de ce jeune Bulgare fut à la hauteur de sa discrétion et se trahit même par des larmes, lorsqu'en le quittant nous lui serrâmes la main avec une vive sympathie. En écrivant ces lignes, il me semble que je le vois encore nous suivre des yeux bien loin, bien loin, sur la montagne du haut de laquelle nous apparut la mer Noire. 

Ce nom lui convient parfaitement, je vous l'assure, car il n'est pas possible de rencontrer un horizon plus triste et plus désolant ; peut-être les grâces et les magnificences du Bosphore, par la loi du contraste, contribuent-elles à rendre cette mer aussi sombre. Quoi qu'il en soit, nous avons rarement vu, est-ce illusion ? quelque chose de plus lugubre que cette embouchure du Pont-Euxin. Resserrée en cet endroit par les côtes d'Europe et d'Asie, elle s'ouvre béante comme une gueule de dragon, et c'est sans doute à cet aspect étrange que les îles Cyanées durent, chez les anciens, de passer pour être des écueils qui s'écartaient et se rapprochaient comme les mâchoires du mystérieux léviathan. Pendant que nous faisions ces observations, le jour s'avançait, nous descendîmes de la montagne, et l'un des vapeurs qui font le trajet du Bosphore, nous conduisit à Constantinople ; nous débarquâmes au pont de Galata sur des solives mal jointes où l'on a toutes les peines du monde à ne pas trébucher ; un faux pas et vous tombez à la mer. L'incurie des Turcs et la rareté des accidents sont choses ici tout à fait surprenantes. 

Constantinople, septembre 1855. 

(1) Voir Iconographie chrétienne, page 389. 

XX. CONSTANTINOPLE. LES SOEURS DE SAINT-VINCENT -DE -PAUL. — AMBULANCES FRANÇAISES. 

Monsieur,

Un devoir nous restait à remplir, celui de visiter quelques ambulances. Nous n'avions aucune mission à cet effet, je me trompe, nous avions celle qui résulte de l'intérêt que chacun porte à des compatriotes souffrants ; pour n'être pas officielle, était-elle moins légitime ? Ces ambulances françaises au nombre de 14 et pouvant contenir en moyenne dans leur ensemble, douze à treize mille blessés, sont desservies par des médecins et chirurgiens habiles, par des infirmiers soigneux et probes, enfin par une légion de religieuses de Saint-Vincent-de-Paul, que de pieux Lazaristes soutiennent dans les voies du Seigneur. Il serait ici superflu de faire après tant d'autres, l'éloge de ces saintes femmes. Pourquoi décolorer par la parole ce sentiment exquis que chacun de nous à leur endroit, garde au fond du cœur ? Mais cette réserve ne peut nous empêcher de signaler ce qu'une religieuse de cette congrégation a de particulièrement exceptionnel en ce monde. En un certain sens, elle est plus que le prêtre, car elle tient du médecin ; elle est plus que le médecin car elle tient du prêtre ; elle règne au-dessus de l'un et de 

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l’autre par toutes les délicatesses de sa nature, car elle est femme ; par le dévouement le plus entier, car elle est sœur ; et par le plus inépuisable amour, car elle est mère. Enfin elle est au-dessus de la femme par son vœu de chasteté, au-dessus même de la sœur et de la mère, car elle n'est pas exclusive dans ses affections. La religieuse de Saint-Vincent-de-Paul pour tout dire, est une manifestation divine ici-bas, et le malade loin de sa patrie, ne peut guères plus se passer d'elle que de l’espérance. 

Voilà ce qui explique l’affection qu'elle suggère autour d'elle, ce qui explique le respect dont on environne sa jeunesse et sa beauté. Quelle mauvaise pensée pourrait naître devant cette providence de Dieu et des hommes ? 

Aussi, comme il est intéressant d'écouter les entretiens familiers que les bonnes sœurs ont avec nos soldats ! qu'ont-elles à craindre ? Dieu est avec elles, et l'esprit du mal s'enfuit à leur approche. Voyez leur aisance dans les soins qu'elles prodiguent ; point de pruderie, rien de guindé, tout est naturel ! Auprès du chevet de leurs malades, vous les prendriez pour de chastes épouses. Et l'amour qu'on leur porte est si grand qu'il gagne de proche en proche le Turc lui-même. Le sultan les reçoit, les admire, et lorsque dans une rue la foule les voit passer vives et alertes avec leurs cornettes blanches et leurs robes grises, c'est à qui fera place ; je les ai vues distribuer des ordres à de fiers Osmanlis qui comme de petits enfants s'empressaient d'obéir. On les aime, on les recherche, car elles soignent avec le môme amour le chrétien, le juif, le musulman etc., etc. A ce propos permettez-moi. Monseigneur, de vous conter un touchant épisode dont nous avons été les heureux témoins. C'était le 24 septembre, sœur Philomène du couvent de Saint Benoist, nous accompagnait ; nous allions à la Pointe du sérail visiter l'ambulance de Gulhané ; avant de pénétrer dans les jardins de cette résidence impériale où nos religieuses sont installées, nous voyons accourir un Turc, qui va droit à la sœur, lui prend le bras et le secoue si brusquement que nous en éprouvons de l'inquiétude ; celle-ci voit notre méprise et nous dit en riant. — N'ayez aucune crainte, je sais ce qu'il veut ; il désire que j'aille visiter une personne malade ; tenez la voici. — Et nous aperçûmes en effet assise sur un banc près de l'une des portes du 

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serail, une pauvre jeune femme voilée qui paraissait très souffrante du pied gauche. Sœur Philomène lui dit en langue turque d'ôter sa babouche et de montrer sa blessure. La femme aussitôt d'obéir et la sœur de palper le membre douloureux. Puis, cette dernière ajoute : — Ce ne sera rien, faites-vous porter ce soir à Saint-Benoist et je vous guérirai. — Peindre la reconnaissance du bon musulman et de celle qui peut-être était sa femme m'est impossible, tous les deux prenaient les mains de l’excellente sœur et les caressaient avec effusion. Ces rencontres ne sont pas rares ; une autre fois c'était devant l'ambulance du palais de l'Université, nous étions encore avec sœur Philomène qui souvent nous servait de guide et d'interprète. Un turc magnifique dans son costume, sortait de Sainte-Sophie, il court à moi et me serre fortement le bras, disant banabac, banabac, ce qui signifie Ecoute, fais attention ! Moi qui ne comprenais rien à son geste et moins encore à son banabac, je m'apprête à m'en défendre, la sœur s'aperçoit de mon dessein et s'écrie : — Ce Turc ne vous veut aucun mal, il vous demande si je suis une femme guérissant, car c'est ainsi qu'on nous appelle à Stamboul. — Comme vous le pensez bien, Monseigneur, je me confondis en excuses et lorsque la religieuse se tournant vers le Turc lui eût fait connaître quelle était sa mission, il ne fut embarrassé que dans sa manière de lui témoigner ses respects, ce à quoi celle-ci répondit par son plus fin sourire. 

Mais retournons à Gulhané, gracieuse dépendance du sérail. Nos blessés y jouissent d'une vue magnifique qui embrasse à la fois Marmara, le Bosphore et la Corne-d'Or ; autour de leurs baraques de bois parfaitement établies règne une belle végétation où les roses fleurissent en abondance ; ils y jouissent d'un air pur et sans cesse renouvelé par les vents doux et tièdes de l'Asie qu'ils ont en face. 

On nous assura que cette ambulance la plus heureusement située, je crois, sans en excepter celle de l'ambassade de Russie, n'avait pas moins de 1,800 malades, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Russes que l'on traitait non pas en vaincus, mais en frères malheureux. Chaque cabane est un long parallélogramme, renfermant un grand nombre de lits rangés à droite et à gauche. Dans l'axe s'étend l’allée du service ; nous eûmes le bonheur de serrer la main à quelques soldats qui nous contaient leurs exploits avec cette complaisance naïve et ce charme imprévu

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que le Français apporte à ses récits. — Etiez-vous, mes amis, à la prise de Sébastopol ? dis-je à plusieurs. — « Oui, oui que nous y étions, oui, oui, à la bonne ! » nous répondaient-ils. — Et la plus franche gaité faisait trêve à leurs souffrances. Beaucoup portaient la médaille de l'Immaculée-Conception. 

Nous allâmes voir la supérieure de cette ambulance ; elle nous fit asseoir dans un salon modeste au milieu d'une quinzaine de sœurs qui recevaient ses ordres. Quelques chaises grossières, une table de même et un crucifix de bois sur la muraille composaient tout le mobilier de cette pièce ; «mais Dieu quelle propreté ! propreté dans la charpie, dans les bandes de toile, dans les vêtements, propreté partout. Et puis quel enjouement, quel naturel dans la conversation et comme à l'aisance de leur maintien on devinait la belle éducation que la plupart avaient reçue ! Avec quel entrain elles nous parlaient de la France : — La France nous dit l'une, mais nous l'avons sous nos fenêtres, elle se multiplie dans ses vaisseaux, les voyez-vous là-bas, aucun ne nous échappe ; aujourd'hui même nous attendons des sœurs, elles ne peuvent beaucoup tarder. — En effet, quelques minutes après, le Jourdain, bateau des messageries, doublait la pointe du sérail et l'on apercevait fort bien à l'arrière du pont, s'agiter au vent, plusieurs cornettes blanches. — Les voilà ! les voilà ! cria la supérieure, oh ! qu'elles ont dû souffrir ! — et comme une mère folle de ses enfants, elle nous quitte sans plus de façon, pour courir, avec son essaim de colombes, sur le rivage et faire signe à celles qui arrivaient de France bien fatiguées. La banalité nous eût adressé mille excuses, cette bonne supérieure n'y songea que pour dire à Mme Godard en lui serrant la main : Vous me comprenez, n'est-ce pas ? 

La veille, c'est-à-dire le vingt-quatre septembre, nous avions visité les ambulances qui sont au-dessus de Péra. Vous trouverez bon. Monseigneur, que revenant sur nos pas je vous en raconte quelque chose. La même sœur Philomène nous accompagnait ; elle nous conduit, faisant en même temps les commissions de son couvent, d'abord à l'ambulance de Dolma-Baghtché où de magnifiques terrasses s'élèvent au-dessus du Bosphore ; plusieurs officiers français installés en plein air autour d'une table, y jouaient au wisth. Quittant Dolma-Baghtché, nous 

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allons à l’ambulance de l’école de médecine, fort beau bâtiment moderne, construit à la manière européenne, mais peu salubre ; les salles néanmoins sont vastes et bien aérées. Poursuivant notre route, nous arrivons à l'ambulance de l'école préparatoire où nos blessés sont en tel nombre que les convalescents couchent sous des tentes de môme que beaucoup de malades russes avec lesquels les Français aiment à fraterniser ; cette ambulance a quelque chose de l'aspect d'un camp. 

Bientôt nous atteignons celle du champ des manœuvres en grande partie formée de barraques en bois plus saines à ce qu'il paraît que les constructions de pierre ; au nom de M. Bore, nous y sommes reçus avec un vif empressement, les sœurs nous montrent l«ur chapelle improvisée où nous prions de bien bon cœur pour elles, pour leurs malades et un peu pour nous. Enfin nous entrons à l'ambulance de l’école polytechnique, très belle construction qu'un incendie récent et terrible a détruit aux deux tiers. Quand le feu se manifesta, plus de 500 malades français étaient couchés, parmi lesquels un certain nombre de cholériques ; le dangfii^éra sur plusieurs une telle réaction qu'ils sortirent du lit et se sauvèrent ; les autres furent portés à bras ; rarement, nous dit la sœur, on vit un plus affreux spectacle ; l'incendie s'arrêta justement au pied de la chapelle. Cette ambulance est riche en belles eaux que de loin amène un grand aqueduc ; aussi l'on y voit un très confortable établissement de bains à la manière turque. Ils se composent de trois coupoles, chacune placée sur pendentifs distincts et sur plan carré, correspondant à trois degrés de chaleur comme au temps de Vitruve ; ces bains sont chauffés par un hypocauste ou fourneau dont la flamme s'étend vagabonde sous les dalles et les échauffe au point qu'en versant de l'eau à leur surface, une vapeur brûlante s'en dégage et remplit les coupoles dans des proportions de chaleur calculées ; celte vapeur, c'est tout simplement le bain, car les corps ne sont pas immergés ; toutefois, des robinets d'eau chaude et d'eau froide placés au-dessus de petits bassins en marbre blanc permettent aux baigneurs de se laver ; l’eau bouillante provient d'une chaudière située au-dessus de l'hypocauste. Pompéï présente les restes de bains analogues. 

Des tables de marbre blanc placées sous les coupoles, servent à l'opération du massage qui consiste dans un frottement vigoureux des 

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membres jusqu'à faire craquer les os, exercice k la crème de savon, très sain et fort agréable, dit-on... je n'hésitai pas à m'en priver. 

De cette ambulance nous allons au Saint-Esprit, chapelle où M. Bore reçut le sacerdoce, et siège, il y a peu d'années, de l'évêque catholique ; c'est présentement une école de jeunes filles sous la direction des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, car, ainsi que je l'écris ailleurs, où ne sont-elles pas quand il s'agit de malades à soigner et d'éducation à faire ? On nous y installe en inspecteurs universitaires et de belles pages d'écriture passent sous nos yeux ; l'instruction s'y fait à la française. Parmi les jeunes personnes se trouve une arrière-petite-fille du Dey d'Alger. Vous le voyez, Monseigneur, la France à Constantinople sait rendre à cette famille, en trésors d'éducation, ceux qui lui furent enlevés ; mais je doute que l'ancien souverain de l’Algérie se tînt pour satisfait de l'échange. Enfin nous nous rendons à Péra au petit hôpital de la Marine où les bonnes soeurs soignent encore quelques soldats blessés. Leur pharmacie parfaitement organisée rend, au-dehors comme au-dedans, les plus éminents services. Bien à regret nous ne pûmes voir un brave officier de notre pays, M. de Jourdan, alors dangereusement malade d'une fièvre typhoïde. Ce fut également dans celte journée que nous apprîmes le décès de notre éminent compatriote, M. Bineau, ancien ministre des finances ; ainsi le souvenir de la mort venait s'associer à toutes les graves pensées éveillées en nous par nos visites du 24| comme pour en faire un jour complet de recueillement et de deuil. 

Constantinople, septembre 1855. 

XXI. CONSTANTINOPLE.  TOUR DITE DE LÉANDRE. — DANGER SÉRIEUX. — SCUTARI. — SON CHAMP DES MORTS. — CHAPITEAUX BYZANTINS. — AMBULANCE DES ANGLAIS. — SŒURS CATHOLIQUES DE LA MISÉRICORDE. — DÉFILÉ PRÈS DE TOP-HANÉ DE QUATRE BLESSÉS FRANÇAIS. — UN ÉQUIPAGE DU SULTAN. — GRILLES DORÉES. 

Monsieur,

Après avoir visité ces jours derniers plusieurs ambulances françaises, nous avons hâle de voir celle des Anglais à Scutari. 

Le vingt-huit septembre, vers onze heures, accompagnés de deux religieuses de Saint-Benoist, l'une d'elles Irlandaise et parlant notre langue avec un charme particulier, nous descendons vers le port de Top-Hané où nous prenons un kaik à deux paires de rames. Sœur Philomène, très entendue pour toutes choses, fait prix avec deux Turcs, et nous voilà partis traversant le Bosphore et gagnant la côte d'Asie. La mer était calme, bientôt nous sommes en vue de la tour de Léandre. Tout le monde connaît l'histoire plus poétique que morale d'Héro et de Léandre, tant chantée par les Grecs et les Latins. 

On sait qu'à la lueur d'un flambeau, allumé sur une haute tour, par la prétresse de Vénus, Léandre se rendait la nuit auprès d'elle, en 

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passant la mer à la nage ; qu'il se noya dans une de ces périlleuses traversées, el qu'Héro désespérée se précipita dans les flots pour partager son sort, 

…moritura super crudeli funere virgo. 

(Virg. Gorg. iii, 263.) 

S'il faut en croire les poètes qui ont inventé ou du moins propagé ce fait tragique, il eut lieu non près de Scutari, mais vers l'embouchure des Dardanelles entre Sestos et Abydos ; c'est donc à tort que la tour dite de Léandre a reçu ce nom. Quoiqu'il en soit, très près de ce petit édifice bâti sur un îlot, se trouvait un superbe navire ; il semblait s'avancer à toute vapeur de notre côté, mais illusion ! c'était notre kaik que l'extrême rapidité du courant emportait dans Marmara vers la proue du vaisseau. Banabac, banabac, criai-je à nos deux Turcs qui détournant la tête voient le danger et le conjurent par des efforts inouïs. Trois coups de rames de moins, notre barque se brisait à l'avant du navire et nous allions rejoindre le malheureux Léandre et la prêtresse Héro. Enfin, nous abordons à Scutari. Cette ville, l'ancienne Chrysopolis, sise dans l'Anatolie et séparée de Stamboul par Marmara et de Péra par le Bosphore, regarde vers nord est Top-Hané el vers l’ouest la pointe du sérail. C'est comme un faubourg de Constantinople d'environ 35,000 habitants ; la religion et le commerce lui donnent une physionomie essentiellement orientale ; la religion y met en mouvement de nombreuses caravanes de pèlerins musulmans qui vont à la Mecque, et le commerce y ramène du centre de l'Asie des produits abondants. Cette agréable cité sert d'entrepôt aux marchandises de la Perse et de l'Inde arrivant par terre. Le vaste champ des morts complète l'originalité de celle physionomie à la fois joyeuse et mélancolique : joyeuse par l'activité du négoce, mélancolique par le calme de ses nombreux tombeaux. Les riches Osmanlis de Stamboul ont l'habitude de se faire inhumer à Scutari, préférant à l'Europe la côte d'Asie, vers laquelle ils pensent qu'un jour ou l'autre, ils seront refoulés. Nous parcourons cet immense cimetière, peuplé de marbres au sommet desquels paraissent sculptés et coloriés le fez et le turban ; des palmettes imitées de l'antiquité grecque, ornent le front de ces sépulcres, qu'ombrage une forêt de gigantesques cyprès, 

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où la colombe chère aux Ottomans, façonne son nid et roucoule au-dessus de nos têtes. En ces lieux, la mort est envisagée par son côté le moins lugubre et le plus doux. Le cimetière chrétien tourne davantage à l'austérité, mais aussi davantage à l'espérance ; la mort semble moins y sommeiller, et la croix, son mystérieux étendard, parait la guider d'une façon plus active dans les avenues de l'autre monde. Ainsi ces deux cultes, le coran et l'évangile, mettent-ils en relief leurs différences jusque sur les tombeaux. Le coran c'est l'engourdissement par le fatalisme, c'est le sommeil ! L'évangile, c'est l'activité par l'espérance, c’est l’ardeur ! Et voilà ce qui peut expliquer comment de nos jours, toute civilisation se trouve du côté des peuples chrétiens, et tout abaissement du côté de ceux qui ne le sont pas : aux premiers, la vigilance et le travail ; aux seconds, l'inertie et la torpeur. 

Mais ce champ des morts de Scutari, ne possède-t-il donc nulle part quelques traces de la croix ? Si vraiment, mais elles demeurent sous le sol, comme de mystérieuses semences, qui n'attendent qu'un jour favorable pour germer et fleurir ; en effet, plusieurs chapiteaux byzantins à moitié enfouis, nous attestèrent par leurs ornements en croix grecque, que le christianisme avait jadis régné sur ces beaux lieux, et nous firent naître l'espoir qu'un jour il pourrait bien y régner encore. Avec cette espérance, nous pénétrons dans l'hôpital de nos alliés. Il est installé dans un vaste bâtiment militaire, construit à l'européenne ; son plan est un carré parfait, flanqué à chaque angle d'une tour formée de trois cubes en retraite l'un sur l'autre, le supérieur plus petit. Au sommet de chacune des quatre tours, flotte l'étendard du croissant. Cet édifice, provisoirement converti en ambulance, peut contenir environ quatre mille malades ; mais quand nous le visitâmes, à notre grand étonnement, il en renfermait à peine quatre-vingts, si bien que le personnel des infirmiers, dames et sœurs, se trouvait plus nombreux ; il s'ensuivit que notre première admiration de voir toutes choses merveilleusement disposées dans celte ambulance, diminua beaucoup. L'ordre atteignait la minutie, et le confortable une aisance raffinée ; nous remarquâmes jusqu'à de petites inutilités de salon, potiches, babouches et curiosités de toutes sortes placées sur des planchettes au chevet du lit des malades. Mais nous nous demandions d'où pouvait provenir l'encombrement de 

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nos quatorze ambulances, tandis que celle des Anglais était à peu près vide ; leurs blessés de Sébastopol sans doute n'étaient pas arrivés. Quoiqu'il en soit, signalons un fait bien consolant pour la religion et fort honorable pour nos alliés, nous voulons parler de l'admission dans leur ambulance de Scutari, des sœurs catholiques et irlandaises de la Miséricorde. Ce progrès de la part du gouvernement anglais, nous semble de bon augure, et la guerre d'Orient n'eût-elle produit que cet acte de liberté de conscience si fécond pour l'avenir, nous aurions encore à nous consoler de l'avoir entreprise. L'Irlande, n'en doutons pas, y gagnera de l'indépendance en matière de foi. Oh ! comme sons le charme de cette prévision, nous filmes heureux de visiter ces excellentes religieuses anglaises, qui accueillirent nos deux sœurs françaises avec une vive sympathie, et nous, avec empressement ! On pouvait vraiment ici répéter en les voyant se donner le baiser de paix, le beau passage de saint Paul aux Galates : « Il n'y a plus ni grec, ni juif, car vous êtes tout un en Jésus-Christ. » 

Les sœurs irlandaises sont très prudentes et circonspectes vis-à-vis des dames protestantes garde-malades ; afin de ne les froisser en rien elles ont à leur égard beaucoup de politesse et savent rendre justice au dévouement. Il est quelques-unes de ces dames, nous dit la supérieure, que leur vertu ne peut manquer de convertir au catholicisme. Nous ne pouvions nous lasser d'admirer le tour original et délicat qu'elle mettait à mutiler notre langue, il serait difficile de faire d'une façon plus charmante des fautes de français. L'heure de la séparation approchait, sœur Philomène nous en avertit et nous primes congé de ces Anglaises de Scutari pour retourner à Péra. Cette fois nous louons un kaik à trois paires de rames, très long et très solide ; le danger couru nous avait mis en voie de prudence. Trois Turcs, vigoureux rameurs, en moins de 40 minutes nous firent traverser le Bosphore ; rendus à Top-Hané, un triste mais touchant spectacle s'offrit à nos regards. 

Un navire français était à l'ancre, il arrivait de Sétastopol chargé de 400 blessés. Le débarquement s'opérait tout près du nouveau sérail de l'empereur. Dieu quel défilé ! on les portait un à un, chacun d'eux étendu mourant dans une sorte de couchette de toile que quatre Turcs maintenaient avec précaution sur leurs épaules. Les moins malades 

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fumaient leur pipe avec un air de satisfaction marqué ; plusieurs ayant déjà les yeux vitrés, laissaient peu d'espérance ; beaucoup se trouvaient étourdis par le mal de mer qui semblait engourdir leurs douleurs. Dans cette noble phalange, beaucoup de bras et de jambes manquaient à l’appel. Nous fûmes, en voyant toutes ces mutilations, pleinement guéris de notre envie d'aller à Sébastopol. On assure que durant le combat le cœur reste froid au milieu de ces ruines humaines, je yeux bien croire qu'il en soit ainsi dans les enivrements de la poudre, mais hors du feu ce flegme est impossible, et nous avouerons que nous ne pûmes prendre sur nous de voir jusqu'au bout ce défilé, si noble et si glorieux qu'il nous parût. Pendant qu'il avait lieu, passait un magnifique équipage d'Abdoul-Medjid, plein de quelques-unes de ses belles esclaves que gardaient à vue de farouches bostanjis, et l'on nous écartait des avenues du palais en criant : Sultan, Sultan, harem ! ce qui revenait à dire : N'entrez pas, l'empereur, derrière les grilles dorées de son palais, est avec ses cinq cents femmes. Des Grecs se trouvant près de nous disaient en très bon français, sans doute afin que nous pussions les entendre : « Etait-ce la peine que la France épuisât son or et son sang au soutien d'un souverain de cette sorte ?» Il m'eût été facile de leur répondre que mon pays avait d'autres motivations ; mais ils n'auraient pas voulu me comprendre. 

Constantinople, septembre 1855. 

XXII. CONSTANTINOPLE. DERVICHES HURLEURS. 

Monsieur, 

Jusqu'ici au fond des grandes mosquées de Constantinople, assez fidèles imitations des églises byzantines, nous avions pu voir que les cérémonies religieuses se faisaient avec dignité. Jusqu'ici encore, nous avions été touchés de cette oraison que, cinq fois par jour, les muezzins laissent tomber du haut des minarets sur la cité : « Allah ! Allah ! Grand Dieu. Il n'y a point de Dieu, sinon Dieu ». Nous avions envié pour nous autres chrétiens, la ferveur avec laquelle nous vîmes prier de vieux Turcs agenouillés sur les planches de leurs boutiques, sans que rien du dehors pût les distraire, ni l'intérêt, ni la curiosité ; et nous nous disions qu'il y avait des exemples de zèle à retirer de ces spectacles et plus d'une leçon à recevoir. Ceci nous amenait naturellement à visiter leur tékés ou chapelles. Ce fut le vingt-neuf septembre, que conduits par M. Théodati, nous entrâmes après quelques difficultés dans celle de Top-Hané ; il fallut quitter nos souliers au risque de gagner un rhume, mais on pouvait garder son chapeau, car chez les Turcs tout est à l'envers de nos usages. 

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Nous pénétrons dans un assez étroit vestibule d'où, au travers de fenêtres grillées comme celles des ménageries du jardin des plantes à Paris nous apercevons une vaste salle carrée surmontée de tribunes réservées aux spectateurs autres que les giaours. Cet appartement, d'un aspect sombre, était orné de versets du coran ; vers l’orient, c'est-à-dire vers la Mecque, se trouvait une niche assez profonde qu'occupait le chef des derviches, moines musulmans qui, s'il fout en croire les mauvaises langues, pratiquent fort peu leur voeu de pauvreté, et moins encore celui de chasteté. Au pourtour de la pièce, l'on voyait une centaine d'imans, derviches et laïcs, assis sur leurs talons à la mode orientale ; ils priaient avec convenance, mais voilà qu'au signal de leur chef ils se lèvent, gagnent le milieu de la téké, se distribuant de la sorte : un premier groupe sert de moyeu, un second plus étendu environne le précédent sur un plan circulaire, puis un troisième plus considérable encore se développe autour des deux autres ; tous ces groupes forment trois cercles concentriques, c'est-à-dire quelque chose comme une immense roue tatouée des mille et une couleurs de costumes extrêmement variés. Avec ensemble ces étranges sauteurs se tiennent les bras entremêlés les uns dans les autres et réciproquement passés au-dessus de leurs épaules. Au second signal manifesté par un cri perçant commence le mouvement de cette ronde, lent d'abord, plus vif ensuite et qui toujours croissant, se termine par un galop si rapide que les parquets en frémissent sous leurs pas et les plafonds sur leurs tètes. Viennent-ils à s'arrêter, c'est bien un autre spectacle ; ils s'agitent sur place, à droite, à gauche, derrière, devant ; vous diriez qu'ils se démanchent et que leurs corps vont partir d'un côté et leurs têtes de l'autre ; il en est quelques-uns qui semblent vouloir y mettre bonne façon ; ils pensent sans doute que la grâce ne gâte rien et ont tout l'air de s'admirer dans leurs folies. 

Mais c'est peu de voir, il faut entendre ! car du centre de cette ronde infernale et de cette culbute de têtes, partent des bruits qui seraient effrayants si l'on n'en savait la cause. Qu'un homme endormi et non prévenu, se réveille subitement au milieu de pareils cris sauvages et je le défie de ne pas croire qu'il est sous le coup du plus affreux cauchemar, ou, si vous le voulez, dans un antre de bêtes fauves. Ils n'ont 

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assurément point usurpé leur nom de derviches hurleurs, ces malheureux que nous plaignions, le cœur navré, de tant d'abaissement ; j'entends encore leurs affreux « ouf, ouf, ouf », leurs étranges aspirations, et je vois derrière les grilles leur balancement de tête pareil à celui de l’ours blanc des mers glaciales. Et tout cet affreux tapage h la suite duquel plusieurs roulent étourdis sur le parquet, les yeux hagards et les traits en désordre, ne dura pas moins de deux heures. Etait-ce là une prière ? Cette incroyable cérémonie se termina par un goûter général ; je ne sais quels mets leur furent servis, mais ils étaient blancs, assez semblables à nos crèmes, et poudrés de fines dragées. Etait-ce là une communion ? En vérité, nous dit un médecin passablement philosophe qui se trouvait comme nous spectateur, — « si je croyais à quelque chose en ce monde, je croirais ici au diable. » — Et il développait sa thèse d'une manière sinon orthodoxe du moins fort ingénieuse. — Si tant est qu'il y ait une vérité religieuse, ajoutait-il, celte vérité ne doit provenir que de Dieu à l'homme par la révélation ou par la raison, probablement par les deux à la fois ; or, se peut-il que par l'un ou l’autre moyen. Dieu ait voulu se voir servir de la sorte ? se peut -il qu'il ait voulu que l'homme s'abaissât au-dessous de la bête ? Impossible ! — Qu'est-ce donc alors ? lui dis-je. — Pensez-en ce qu'il vous plaira, me répondit-il ! — Ce docteur, en somme, me parut plus croyant qu'il n'en avait l'air. Nous quittâmes cette téké, sinon l’amertume sur les lèvres, du moins la pitié au cœur. 

Constantinople, septembre 1855. 

XXIII. CONSTANTINOPLE. COUVENT DE SAINT-BENOIST. — ARMÉNIEN DECAPITÉ. — ALBANAIS EXILES. — DETAILS D'ARCHITECTURE A L'EGLISE DE SAINT-BENOIST. 

Monsieur, 

Le trente septembre, veille de notre départ, nos adieux commencent, tristes comme toujours, je vous l'assure, car à quand le revoir ? On n'ose dire jamais, la peine serait trop grande ! plaisir à former des liens, souffrance à les briser, telle est la vie du voyageur ; il lui reste du moins le souvenir et la correspondance pour l'alimenter ; mystérieuse petite botte aux lettres, on ne comprend bien tes services qu'à des distances éloignées, tu ressembles au bonheur à qui personne ne songe quand il est voisin. On dirait qu'à toutes choses il faut le lointain pour qu'elles soient appréciées. Sous le coup de ces réflexions nous adressâmes nos adieux à notre ami, M. Eugène Bore, et nous nous rendîmes au couvent de Saint-Benoist, lieu témoin de sa première messe. Le départ est douloureux, nous l'avions ressenti vivement au sortir d'Angers, nous l'éprouvâmes en quittant Constantinople, à l’égard de Monsieur et de Madame Koppé qui nous avaient si gracieusement donné l'hospitalité, à l'égard de M. Théodati et d'un aimable docteur vénitien

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qu'un exil politique éloignait de sa pairie. Nous retrouvâmes surtout à l’endroit des bonnes religieuses de Saint Benoist, notamment de sœur Philomène et de Mme la supérieure. Celle-ci nous attendait à son couvent dont elle nous fît les honneurs avec une grâce parfaite pour en connaître l'histoire, nous mîmes à contribution ses causeries élégantes et faciles. 

Situé dans Galata, il fut primitivement entre les mains des Jésuites qui, plus tard se virent contraints de l'abandonner lors de leur expulsion générale sous Louis XV. Les Lazaristes prirent leur place et l'occupent encore aujourd'hui de concert avec les religieuses de Saint-Vincent-de-Paul, que le respectable abbé Leleu y introduisit vers 1839, après la conversion de deux protestantes qui, les premières, eurent l'avantage d'organiser le nouvel établissement. Ces pieuses dames ne se doutaient pas des immenses services que cette maison centrale rendrait un jour à nos soldats. Les Lazaristes ont dès le principe généreusement abandonné les deux tiers des constructions de ce couvent aux excellentes sœurs qui, dans leur zèle, y ont ouvert des écoles, la plupart gratuites, pour de pauvres petites orphelines des familles européennes de Galata et de Péra ; ces jeunes filles au nombre d'environ deux cents, y reçoivent une éducation toute française. Les religieuses de St.-Benoist ne se bornent pas à cette unique occupation, elles se consacrent plus entièrement encore au soin des malades et sans distinction de culte. Soyez Turcs où Juifs, vous souffrez ? cela suffit, vous serez les bienvenus ! La supérieure nous conta quels progrès depuis plusieurs années s'étaient faits en Turquie au profit des Européens. Il y a moins de treize ans, qu'une panique générale se répandit parmi les chrétiens de Constantinople, catholiques et schismatiques. Un arménien sur ses vieux jours, plein du repentir d'avoir embrassé le culte de Mahomet, crut avec raison que, pour calmer les inquiétudes de sa conscience, il se devait ainsi qu'à ses coreligionnaires d'avouer sa faute, déclarant que dans son for intérieur il n'avait jamais renoncé véritablement à sa foi. Les Osmanlis s'en émurent et le malheureux Arménien condamné, eut la tète tranchée en face de la Sublime Porte, sur la place de Sainte-Sophie où son corps demeura durant trois jours exposé. Les ambassadeurs ne restèrent pas indifférents à ce spectacle, ils se réunirent en conférence, protestèrent 

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contre un tel acte, et obtinrent que désormais il ne se renouvellerait plus. Depuis lors en effet pareille scène ne s'est pas reproduite à Stamboul. D'ailleurs Abdoul-Medjid, en souverain généreux et éclairé, répugne k ces cruautés et y mettrait bon ordre. Il y a dans ce fait comme le point de départ d'une certaine liberté de conscience vis-à-vis des renégats repentants ; on entend par là ceux qui, après avoir renoncé au christianisme, y font retour plus tard. 

Mais les provinces de l'Empire éloignées de Constantinople ne jouissent pas toujours du même avantage ; les bonnes intentions d'Abdoul-Medjid, même depuis cet événement, y ont été quelquefois méconnues et l'épisode suivant nous en fournit une preuve déplorable. 

L'Albanie, pays situé entre la mer Adriatique et la Roumélie, renferme un assez grand nombre de catholiques ; je ne me souviens plus à quelle époque précise un Bey eut la fantaisie d'en exiler plusieurs. Ces malheureux traversent à pied le nord de la Grèce, vont à Salonique, puis sont dirigés sur Brousse à destination d'un lieu nommé Mouhallitch où dénués des choses les plus essentielles à la vie, ils meurent en assez grand nombre ; on les avait logés dans un lazaret voisin d'un abattoir environné d'ossements. 

Ces mauvais procédés arrivèrent à la connaissance de l'ambassadeur d'Angleterre, qui eut aussitôt l'attention d'en informer Mme la supérieure de Saint-Benoist, et de lui offrir son appui ; celle-ci, tout en manifestant sa vive gratitude, crut devoir refuser. Avec raison elle voulait laisser k notre drapeau l'honneur de la démarche. Elle en écrivit à Monsieur de Bourqueney, qui s'empressa de mettre un vapeur à sa disposition. Ce bâtiment la conduisit à travers Marmara jusqu'à Moudania. Débarquée en cet endroit dans la seule compagnie de deux sœurs, d'un drogman et d'un cavas, sorte de gendarme turc, elle ne craint point de s'aventurer à cheval au milieu des chemins affreux de l'Anatolie, dirigeant ses pas vers Mouhallitch où les exilés lui apparaissent dans l'état le plus triste. Un vieux prêtre autrichien, fidèle compagnon de leur détresse, avait enduré mille souffrances pour ne pas les abandonner. La supérieure, après avoir entendu ce saint homme, prit une résolution hardie. Sans tarder elle fait savoir au Pacha de l'endroit, qu'elle est dans le dessein de se mettre en rapport avec lui ; mais connaissant, à fond 

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L’esprit turc très dédaigneux de ce qui n'a pas une apparence de hauteur, elle s'applique ainsi qu'elle nous le dit elle-même, à s'entourer de grands airs, composant sa physionomie, son geste et sa parole, étudiant son maintien et rehaussant ses talons ; or, pendant qu'elle répétait ainsi son rôle, arrive un messager qui lui apprend que le Pacha consent à la recevoir. — « A me recevoir, reprit-elle, allons donc ! ton maître s'abuse, je n'irai pas ! Il se donnera bien la peine de venir ! Annonce-lui que je l’attends. » — Elle payait d'audace et l'audace lui réussit. Le Pacha ne manqua pas de se rendre au lieu prescrit et voici le langage qu'elle lui tint. — « Regarde ces malheureux, ils souffrent, je t'invite à leur donner sur le-champ ce dont ils ont besoin, pain, viandes, fruits,.... ou redoute les suites de ton refus, car tu as devant toi l'envoyée du ministre de France et je te proteste que si tu fais mauvaise grâce à mes commandements il t'entreprendra ; alors lu sauras à tes dépens, ce que peut mon ambassadeur. » — Cette ferme parole impose au Pacha qui, s'exécutant de suite, ordonne que des vivres soient apportés. — « Ce n'est pas tout, et la supérieure étonnée de si bien jouer son rôle : aperçois-tu ces corps à moitié enfouis, il leur faut une sépulture et un terrain à l'abri de l'insulte des chiens. — Le terrain fut accordé. — C'est bien, dit-elle, merci ! » 

Cet épisode nous semble être un véritable trait de mœurs ; vainement, la supérieure eût supplié, mais elle commande, on lui obéit ! ainsi va le Turc : baissez les yeux, il les lève ; levez-les, il les baisse ! 

Toutefois la tâche n'était point achevée, il fallait environner le cimetière d'une enceinte, mais où n'est pas le secours de Dieu, quand on l'invoque avec foi ? Un médecin anglais, Neyler-Bey, récemment converti au catholicisme, se trouvait sur les lieux ; il apprend l'embarras de la supérieure, il la visite et lui dit : — « Madame, au nom de mon gouvernement, comptez sur 2000 piastres. — Monsieur, reprit celle-ci qui, en fait de dignité, ne restait jamais en arrière, au nom du mien, j'en promets autant. » — Elle s'avançait en cela sans trop savoir si l'ambassadeur ratifierait cet engagement ; mais qu'importe ? nous disait-elle, je ne voulais pas que mon pays demeurât au second plan, d'ailleurs je comptais sur la Providence, notre habituelle ressource et notre éternel refrain. 

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Les murs et une grille de fer s'élèvent comme par enchantement, le vieux prêtre Autrichien les bénit, le cimetière est installé. Cependant le plus difficile était d'y transporter les cadavres ; cette fois les bras manquèrent. Personne, à quelque prix que ce fût, n'osa remuer ces chairs en lambeaux, on craignait la peste. Il faut connaître l'intérêt que les chrétiens attachent à une sépulture sacrée pour concevoir la persistance de la supérieure ; mais que faire ? elle se tourne du côté du docteur anglais ; cet homme de bien la comprend, et sans hésiter met la main à l'œuvre ; le vieux prêtre imite cet exemple que suivent à leur tour nos trois religieuses ; à cinq ils transportent les cadavres, et ces précieuses reliques sont inhumées. 

Les morts une fois en sûreté, la supérieure trouvant que Mouhallitch était un endroit malsain, se mit en mesure d'obtenir pour ses pauvres Albanais survivants, une résidence plus convenable ; elle leur choisit celle de Philadoro qu'ils occupèrent jusqu'au moment où sur les instances des ambassadeurs, ils purent retourner dans leur chère Albanie. 

En entendant Mme la supérieure nous conter cet épisode dans lequel celte généreuse femme figura si noblement, nous ne savions ce que nous devions le plus admirer de son courage, ou de la simplicité touchante de son récit ; impossible d'y apporter plus de charme, de délicatesse el d'attachante modestie. 

Après échange de quelques objets à titre de souvenir, nous primes congé de cette pieuse dame et des excellentes sœurs de St.-Benoist. 

Constantinople, septembre 1855. 

P. S. J'oublie qu'il me reste à vous parler de l'église de ce couvent qui doit être d'une assez haute antiquité. Elle est ornée d'une coupole sur cylindre, ledit cylindre sur pendentifs distinctifs, le tout sur plan carré. Cette coupole jouit du privilège de celles des mosquées, c'est-à-dire qu'elle est couverte en plomb. Le clocher se compose d'une tour carrée, ayant pour corniche une série d'ogives en forme d'accolades légèrement renflées vers la base. 

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A l’entrée de l’église est un petit porche à voûtes d'arrêtés, orné de chapiteaux, provenant de constructions byzantines ; ils tournent à la pyramide tronquée et portent des croix grecques sculptées. 

Avant de pénétrer dans la cour qui précède l'église, on voit un portail ogival donnant sur la rue ; son bandeau est orné de moulures que nous retrouvons en France à la fin du xiie siècle, savoir : des tores, des pointes de diamant, des dents de scie, des quatre lobes aigus et des quatre feuilles. Ces dernières rappellent assez par leur forme, celles qui décorent les arcs ogives aux voûtes de la nef, dans l'église cathédrale d'Angers. 

S'il nous était, en l'absence de tous documents, permis de risquer une conjecture, nous dirions que les parties anciennes de Saint-Benoist, dans leur état actuel, nous semblent devoir remonter à l'époque de la fin du xie siècle. Leur physionomie tient du byzantin par la coupole et les chapiteaux, puis de l'ogive romane par le portail et ses moulures. On voit en tout cela comme un mélange de type oriental combiné avec le style de l'Occident. Je ne serais pas surpris d'apprendre que les Latins, Vénitiens ou Génois, eussent contribué dans une certaine mesure à l'érection de quelques parties du couvent de Saint-Benoist. 

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