Les "Mémoires" du baron de Tott (1733-1795) sont un document précieux sur la Crimée et l'empire ottoman à la fin du XVIIIe siècle. Voici le texte de la seconde partie de l'ouvrage.

Mémoires du Baron de Tott sur les Turcs et les Tartares. Seconde partie. A Maestricht, chez J. E. Dufour et Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires, associés, 1785 

Nous reproduisons l'intégralité de ce texte en conservant l'orthographe de l'époque et les fautes. Entre doubles crochets [[]] nous avons placé les notes de bas de page de l'auteur. Entre simples crochets [], nous avons ajouté des notes et une partie de la pagination. Nous avons ajouté des intertitres.

Mon Père était mort à Rodosto dans les bras du Comte Tczaky, au milieu de ses compatriotes. Le Ministère qui avait eu des vues sur moi, venait d'être changé en France. Un nom étranger, nul appui, huit ans d'absence passés à Constantinople, rien de tout cela ne me promettait de grands succès à Versailles.
[[Rodosto : ville sur la Propontide assignée par le Grand-Seigneur pour être la résidence du Prince Ragotzi & de tous les réfugiés de Hongrie. Feu mon Père y avait suivi ce Prince & en était parti l'année 1717, pour venir servir en France ; les différentes commissions qu'il eut le mirent souvent à portée de revoir ses anciens camarades, au milieu desquels il vint mourir en 1757. Le Comte Tczaky, ne lui survécut que huit jours, & cessa de parler en apprenant sa mort.]]

tott-001.jpg

 


J'obtins cependant la promesse d'être employé dans une Cour d'Allemagne ; ce qui plaçait assez mal les connaissances que j'avais acquises, & dont M. le Duc de Choiseul voulut sans doute tirer un parti plus utile, lorsqu'après avoir repris les Affaires étrangères, & m'avoir essayé dans une commission particulière, il me destina pour aller résider auprès du Kam [khan] des Tartares. Mon zèle me fit passer par-dessus tous les désagréments de cette mission. Je ne l'avais ni sollicitée, ni désirée, ni prévue, mais je l'acceptai comme une faveur ; c'en était une de servir sous les ordres de ce Ministre.
Il fut décidé que je me rendrais par terre à ma destination & mes préparatifs achevés, je partis de Paris le 10 Juillet 1767 pour aller à Vienne, où je séjournai huit jours, & de-là à Varsovie, d'où après six semaines de résidence, je me rendis à Kaminiek.
Tout ce que la disette de vivres, le manque de chevaux & la mauvaise volonté des gens du peuple, m'avait fait éprouver de difficultés en Pologne, me préparait à supporter patiemment celles qu'il me reliait à vaincre pour arriver au terme de mon voyage. La poste de Pologne ne payant pas Kaminiek, je fus assez heureux pour me procurer des chevaux Russes pour me conduire jusqu'à la première douane Turque vis-à-vis Styanicz, de l'autre côté du Niester. Le cours de ce fleuve sépare les deux Empires & quelques Janissaires qui étaient venus se promener sur les bords de la rive polonaise, attirés par la curiosité auprès de ma Voiture, m'ayant pris en affection lorsque je leur eus parlé Turc, s'embarquèrent avec moi dans le bac qui me transporta de l'autre côté du fleuve.

tott-002.jpg


Excepté mon Secrétaire, les personnes qui m'accompagnaient avaient cru que je les conduisais à Constantinople. Je les détrompai pendant le trajet du Niester [[On nomme aussi ce fleuve Nieper.]]. Nous débarquâmes heureusement à l'autre rive, & mes Janissaires empressés d'aller prévenir le Douanier de mon arrivée, le disposèrent à tant d'égards qu'il me fallut enfin céder aux instances de ce Turc, & passer une mauvaise nuit à une lieue de Kotchim où j'aurais pu me procurer plus de Commodité. Le Douanier contraignit aussi les Russes qui m'avaient amené de rester avec leurs chevaux jusqu'au lendemain pour conduire ma voiture jusqu'à Kotchim. Mes représentations sur cet objet ne purent jamais balancer la convenance du Douanier ; il affectait à la vérité de m'en faire hommage, & de ne chercher que ce qui m'était le plus commode ; mais en effet, il ne travaillait qu'à épargner des frais qu'il aurait dû supporter.
A cela près nous ne pûmes nous apercevoir que nous étions à sa charge, que par la profusion dont il nous environna ; & le Pacha qu'il avait fait prévenir de mon arrivée, ajouta encore à notre abondance, par un présent de fleurs & de fruits qu'il m'envoya, avec l'assurance d'être bien reçu & mieux traité le lendemain.
L'habitude de vivre avec les Turcs me rendit cependant ma soirée plus supportable qu'elle n'eût été pour tout autre. J'en passai une partie dans le Kiosk du Douanier : c'est là qu'il faisait sa résidence ordinaire, & que couché nonchalamment sur la frontière du despotisme, ce Turc jouissait de la plénitude de son autorité, en présentait l'image aux habitants de la rive opposée, & s'enivrait du plaisir de ne rien apercevoir d'aussi important que lui. Il m'apprit que deux jeunes Français arrivés depuis peu de jours à Kotchim, après y avoir pris le turban, en étaient repartis pour se rendre à Constantinople. Il satisfit aussi à mes questions sur le revenu de sa Douane ; j'appris qu'elle était pour lui d'un aussi grand profit qu'onéreuse aux malheureux qui tombaient fous sa main : & comme c'était là tout ce qu'il pouvait m'apprendre, je le quittai pour aller jouir de quelque repos. Cependant les gens que le Pacha avait envoyés au-devant de moi pour me conduire à Kotchim & m'y recevoir avec distinction, commencèrent par me réveiller en sursaut à la pointe du jour. Chacun d'eux s'empressa de m'annoncer l'importance de son emploi, afin de tirer meilleur parti de ma reconnaissance. Les gens du Douanier qui guettaient mon réveil, en exigèrent aussi quelque témoignage. J'en distribuai encore aux gardes que l'on m'avait donnés, & que mes gens surveillèrent avec assez de foin pour les empêcher de me voler: après quoi nous partîmes avec un assez nombreux cortège, & je fus bientôt installé dans une maison Juive que l'on m'avait préparée dans le faubourg de Kotchim.
Un Officier & quelques Janissaires pour me garder en occupaient la porte ; j'y fus introduit par un des gens du Gouverneur, destiné à me faire fournir gratis, ce aux frais des habitants, les denrées qui m'étaient nécessaires ; son premier soin fut aussi de me demander l'état des fournitures que je désirais. Je répugnais à cette vexation qui m'était connue, mais je ne connaîtrais ni les droits ni les ressources des vexateurs ; je répondis modestement que rien ne me manquait, & je donnai des ordres secrets pour faire acheter les provisions dont j'avais besoin. Pouvais-je prévoir que c'était précisément le moyen d'aggraver la vexation ? Cependant un malheureux Juif que j'avais charge de faire mes emplettes & que le désir de me voler sur le prix des denrées avait étourdi sur le danger de sa mission, fut saisi, bâtonné & contraint d'indiquer à mon zélé pourvoyeur les marchands dont il avait acheté : ceux-ci en furent quittes à la vérité pour rendre l'argent sans aucun échange ; mon commissionnaire rendit aussi ses bénéfices, & le Turc ne rendit rien ; mais il eut grand soin d'ordonner pour le soir & pour le lendemain une si grande abondance de vivres, qu'il dut encore revendre pour son compte, ce que je n’avais pas pu consommer.
De pareilles scènes ajoutaient infiniment au désir que j'avais de hâter mon arrivée en Crimée ; mais il me fallait & l'aveu du Pacha & des moyens que lui seul pouvait me procurer ; mon premier soin fut de hâter le moment de notre entrevue ; car les Turcs sont si lents & si paresseux, que la première politesse qu'ils font à un étranger est toujours de l'inviter à se reposer: c'est aussi le compliment que je reçus en mettant pied à terre ; mais j'assurai si positivement que rien ne me fatiguait tant que le repos, que j'obtins mon audience pour le lendemain. Le Pacha qui loge dans la forteresse m'envoya pour l'heure convenue des chevaux & plusieurs de ses Officiers chargés de m'accompagner chez lui. 

La forteresse de Kotchim

La forteresse de Kotchim, située à la naissance de la pente de la montagne qui borde la rive droite du Niester, s'incline vers le fleuve & découvre tout l'intérieur de la place à la rive opposée. Le territoire de Pologne offre à la vérité à cette citadelle une perspective si agréable qu'on serait tenté de croire que les Ingénieurs Turcs ont sacrifié à cet avantage la défense & la sûreté de ce poste important, dans lequel on ne tiendrait pas trois jours contre une attaque régulière.
Le Pacha qui y commandait était un vieillard vénérable sur le compte duquel j'avais déjà des notions instructives ; je savais qu'étant d'un caractère timide, il redoutait dans le Visir des dispositions qui ne lui étaient pas favorables, & je devais craindre qu'il n'osât pas me laisser passer sans ordres de la Porte. C'est aussi ce qu'il m'annonça d'abord après les premiers compliments, en m'assurant cependant qu'il me rendrait ma détention aussi agréable qu'il dépendrait de lui ; mais c'était précisément ce qui n'en dépendait pas. Je discutai la question & je parvins à lui persuader qu'il s'exposerait à bien plus de danger en me retenant à Kotchim, qu'il ne courait de risques en me laissant passer, puisqu'il déplairait aux Tartares qui m'attendaient, sans faire sa cour au Visir qui ne m'attendait pas ; & la protection du Kam que je lui garantis acheva de le déterminer. Mon départ fut fixé au lendemain, & nous nous séparâmes d'autant plus amicalement, que je lui avais fait entendre que mon amitié pourrait lui être utile.
Son premier Tchoadar destiné à être mon Mikmandar [['Officier chargé d'aller au devant des Ambassadeurs ou autres personnes que la Porte fait voyager à ses frais.]], vint me voir aussitôt que je fus de retour chez moi ; il examina les mesures qu'il devait prendre, & me quitta pour faire signer ses expéditions & ordonner les chevaux de poste dont nous avions besoin ; mais nonobstant la violence avec laquelle on travaillait à les rassembler, nous ne pûmes partir le lendemain que fort tard ; & malgré les coups que mon Mikmandar distribuait aux malheureux postillons, nous n'en allions pas plus vite. Nous eussions cependant poussé notre journée plus avant, si Ali-Aga [[Nom de mon Mikmandar ou conducteur]] ne nous eût fait arrêter à une lieue du Pruth pour se ménager le temps d'en préparer le passage. Il nous établit à cet effet dans un assez bon village, dont les malheureux habitans furent contraints aussitôt d'apporter des vivres. Une famille promptement délogée, nous fit place, & deux moutons égorgés, rôtis, mangés & point payés, joint à quelques coups distribués sans nécessité, commencèrent à me donner un peu d'humeur contre mon conducteur, qui partit le soir pour aller préparer les moyens de transporter ma voiture de l'autre côté du Pruth.
Je profitai de son départ pour donner à un vieux Turc qui paraissait chargé des intérêts de la communauté, la valeur de ce que nous venions de consommer ; mais d'autres habitans vinrent bientôt se plaindre de ce qu'en ne faisant pas moi-même les partages, ils ne recevraient rien du dédommagement que je leur avais destiné. Le vieux Turc, ajoutaient-ils, auquel vous avez tout donné est soutenu par quatre coupe-jarrets qui sont ses enfants, ils ne supportent aucune charge & s'emparent de tous les bénéfices. En me contant leur doléance, ces malheureux ne se doutaient sûrement pas qu'ils avaient le bonheur de vivre sous une aristocratie. Cependant je doublai la somme, afin de remplir ma première intention, & chacun de nous s'occupant de son gîte, j'élus mon domicile dans ma voiture où je m'endormis si profondément, que nous étions déjà en route quand je m'éveillai. Le Pruth n'était qu'à une lieue, & mon conducteur que nous aperçûmes à cheval au milieu d'un groupe de paysans qu'il bâtonnait avec une grande activité, nous annonça la rivière au bord de laquelle nous arrivâmes sans l'avoir aperçue, à cause de son encaissement.
Le Pruth sépare le Pachalik de Kotchim d'avec la Moldavie. Ali-Aga avait passé la veille à la nage à l'autre rive, avait rassemblé à coups de fouet près de trois cents Moldaves des environs, les avait occupés toute la nuit à former avec des troncs d'arbres un mauvais radeau, & s'en était servi pour repasser de notre côté ; mais tout cela n'en garantirait pas la solidité. Cependant je me disposai à sacrifier, s'il le fallait, & ma voiture & tout ce dont elle était chargée. Je n'en retirai que mon porte-feuille, & je me promis bien de ne me pas exposer à courir personnellement un risque qui paraissait évident, & d'en garantir aussi mes gens, que je réservai pour un second envoi, si le premier réussissait. Mon conducteur, pendant ce temps, fier & radieux d'avoir parfait un si bel ouvrage, m'invitait à remonter dans ma voiture ; & comment, lui dis-je avec impatience, la ferez-vous seulement descendre jusqu'à la rivière ? Comment la ferez-vous ensuite rester sur votre méchant radeau, qui peut à peine la contenir & qui plongera sous son poids? Comment? me dit-il, avec ces deux outils, en me montrant son fouet & plus de cent paysans bien nerveux qu'il avait amenés de l'autre rive ; n'ayez point d'inquiétude, je leur ferais porter l'univers sur leurs épaules, & si le radeau enfonce, tous ces gaillards savent nager, ils le soutiendront : si vous perdiez une épingle, ils seraient tous pendus.
Tant d'ignorance & de barbarie me révoltèrent sans me tranquilliser ; mais j'avais pris mon parti, je lui dis que je ne passerais avec mes gens qu'à un second voyage, qu'ainsi il eut à faire ce qu'il jugerait à propos. Je m'assis sur le bord de l'escarpement, pour mieux juger de cette belle manœuvre, & jouir au moins d'un spectacle dont je comptais payer chèrement les frais.
Le nom de Dieu prononcé d'abord & suivi de plusieurs coups de fouet, fut le signal des travailleurs. Ils dételèrent & amenèrent à bras ma voiture jusques sur le bord du précipice, où quelques coups de pioche donnés à la hâte, montraient à peine un léger dessin de talus. Je les vis alors & non sans frémir au moment d'être écrasés par le poids de ma berline, qu'ils descendirent sur le radeau ; elle ne put y être placée que sur la diagonale, & pour la contenir dans cette assiette, on fit coucher quatre de ces malheureux sous les roues, dont le moindre mouvement eut conduit tout l'équipage au fond de la rivière. Après cette opération qui avait envasé le radeau vers la terre, & fait plonger de sept à huit pouces le côté opposé, il fallut travailler à le mettre à flot ; les cent hommes en vinrent encore à bout ; ensuite ils l'accompagnèrent, partie en touchant terre, partie à la nage, & le dirigèrent avec de longues perches jusqu'à l'autre bord où des buffles préparés à cet effet enlevèrent ma voiture, que je vis en un clin-d'œil sur le haut de l'escarpement opposé. Je respirai alors plus librement, & le radeau qui fut bientôt de retour transporta nos personnes sans ombre d'inconvéniens & de difficultés.

En Moldavie

On juge bien sans doute qu'Ali-Aga était triomphant, & que je ne partis pas sans donner une cinquantaine d'écus aux travailleurs ; mais ce qu'on ne jugera pas si aisément, ce que je n'avais pas prévu moi-même, c'est que mon conducteur, attentif à toutes mes actions, attentif à mes moindres gestes, resta quelque tems en arrière pour compter avec les malheureux ouvriers du petit salaire que je leur avais donné. Il parut une heure après & nous devança sur le champ pour aller préparer le déjeuner à trois lieues du Pruth, où nous le joignîmes dans le tems qu'il rassemblait des vivres avec le même outil dont il construisait des radeaux. A cela près qu'il en faisait à mon gré un usage trop fréquent, Ali-Aga m'avait paru un garçon fort aimable, & j'entrepris de le rendre un peu moins battant.
Le Baron
Votre dextérité au partage du Pruth, & la bonne chère que vous nous faites, ne me laisserait rien à désirer, mon cher Ali-Aga, si vous battiez moins ces malheureux Moldaves, ou si vous ne les battiez que lorsqu'ils vous désobéissent.
Ali-aga
Que leur importe que ce soit avant ou après, puisqu'il faut les battre, ne vaut-il pas mieux en finir que de perdre du tems?
Le Baron.
Comment perdre du tems ! Est-ce donc en faire un bon emploi, que de battre sans raison des malheureux dont la bonne volonté, la force & la soumission exécutent l'impossible?
Ali-aga,
Quoi, Monsieur, vous parlez Turc, vous avez habité Constantinople, vous connaissez les Grecs, & vous ignorez que les Moldaves ne font rien qu'après qu'on les a affrontés. Vous croyez donc aussi que votre voiture aurait passé le Pruth sans les. coups que je leur ai donné toute la nuit & jusqu'à votre arrivée au bord de la rivière ?
Le Baron.
Oui, je crois que sans les battre, ils auraient fait tout cela par la seule crainte d'être battus ; mais quoiqu'il en soit, nous n'avons plus de rivière à passer, la porte nous fournit des chevaux, il ne nous faut que des vivres, & c'est l'article qui m'intéresse ; car je vous l'avouerai, mon cher Ali, les morceaux que vous me procurez à coups de bâtons me restent au gosier, laissez-les moi payer, c'est tout ce que je désire.
Ali-aga.
Certainement vous prenez le bon moyen pour n'avoir pas d'indigestion ; car votre argent ne vous procurera pas même du pain
Soyez tranquille, je payerai si bien que j'aurai tout ce qu'il y a de meilleur & plus sûrement que vous ne pourriez vous le procurer vous-même.
Ali-aga.
Vous n'aurez pas de pain, vous dis-je ; je connais les Moldaves, ils veulent être battus. D’ailleurs je suis chargé de vous faire défrayer par-tout, & ces coquins d'Infidèles sont assez riches pour supporter de plus fortes charges, celle-ci leur parait légère, & ils feront contents, pourvu qu'on les batte.
Le Baron.
De grace, mon cher Ali-Aga, ne me refusez pas. Je renonce à être défrayé, & je garantis qu'ils renonceront à être battus, pourvu qu'on les paie ; je m'en charge ; laissez-moi faire.
Ali-aga,
Mais nous mourrons de faim.
Le Baron.
C'est un essai dont je veux me passer la fantaisie.
Ali-aga,
Vous le voulez, j'y consens ; faites une expérience dont il me paraît que vous avez besoin pour connaître les Moldaves ; mais quand vous les aurez connus, songez qu'il n'est pas juste que je me couche sans souper ; & lorsque votre argent ou votre éloquence auront manqué de succès, vous trouverez bon, sans doute, que j'use de ma méthodes
Le Baron.
Soit : & puisque nous sommes d'accord, il faut qu'en arrivant auprès du village où nous devons coucher, je trouve seulement le Primat [[Primat : ce titre équivaut à celui de Maire, mais ses fondions diffèrent dans les proportions de l'esclavage. la liberté.]], afin que je puisse traiter amicalement avec lui pour nos vivres, & qu'il y ait un bon feu auprès de quelque abri où nous puissions passer la nuit, sans nous mêler avec les habitans & sans inquiétude sur la perte, qui vient de se manifester en Moldavie.
En ce cas, dit Ali-Aga, je puis me dispenser d'aller en avant. Il ordonna en même tems à un de ses gens d'exécuter l'ordre que je venais de donner, me répéta en souriant, qu'il ne voulait pas se coucher sans souper.
Le chemin qu'il nous restait à faire, ne nous permit d'arriver qu'après le soleil couché, & notre gîte nous fut indiqué par le feu qu'on y avoit préparé.
Fidèle à son engagement, mon conducteur en mettant pied à terre fut se chauffer, & s'assit le coude appuyé sur sa selle, son fouet sur ses genoux, de manière à jouir du plaisir que j'allais lui procurer. Je ne fus pas moins empressé de m'assurer celui de tenir ma nourriture de l'humanité qui échange les besoins. Je demandai le Primat, on me le montra à quelques pas, & m'étant approché de lui pour lui donner vingt écus que je mis à terre, je lui parlais Turc & puis Grec, en ces termes fidèlement traduits.
Le Baron (en Turc. )
Tenez, mon ami, voilà de l'argent pour m'acheter les vivres dont nous avons besoin ; j'ai toujours aimé les Moldaves, je ne puis souffrir qu'on les maltraite, & je compte que vous me procurerez promptement un mouton & du pain ; gardez le reste de l'argent pour boire à ma santé.
Le Moldave (feignant de ne pas savoir le Turc, )
Il ne sait pas.
Le Baron.
Comment il ne fait pas! est-ce que vous ne savez pas le Turc?
Le Moldave.
Non, Turc, il ne sait pas.
Le Baron ( en Grec, )
Eh bien, parlons Grec ; prenez cet argent ; apportez-moi un mouton & du pain, c'est tout ce que je vous demande.
Le Moldave (feignant toujours de ne pas entendre & faisant des gestes pour exprimer qu'il n'y a rien dans son Village & qu'on y meurt de faim.) Non pain, pauvres, il ne sait pas.
Le Baron.
Quoi, vous n'avez pas de pain?
Le Moldave.
Non, pain, non.
Le Baron.
Ah ! malheureux, que je vous plains, mais au moins vous ne ferez pas battus : c'est quelque chose ; il est sans doute aussi fort dur de se coucher sans souper: cependant vous êtes la preuve qu'il y a bien des honnêtes gens à qui cela arrive. (au Conducteur) Vous l'entendez, mon cher Ali, si l'argent ne fait rien ici, au moins vous conviendrez que les coups auraient été inutiles. Ces malheureux n'ont rien, & j'en fuis plus fâché que de la nécessité où je me trouve moi-même de manquer de tout pour le moment ; nous en aurons meilleur appétit demain.
Ali-Aga.
Oh! je défie que pour mon compte, il puisse être meilleur qu'aujourd'hui.
Le Baron.
C'est votre faute : pourquoi nous faire arrêter à un mauvais village, où il n'y a pas même du pain ? Vous jeûnerez : voilà votre punition.
Ali-Aga.
Mauvais village, Monsieur, mauvais village! Si la nuit ne vous le cachait pas, vous n feriez enchante ; c'est un petit bourg: tout y abonde ; on y trouve jusqu'à de la canelle [[Les Turcs sont très-friands de cette écorce, qu'ils mettent à toute sauce ; ils la comparent à ce qu'il y a de plus exquis]].
LE ;Baron.
Bon, je parie que voilà votre envie de battre qui vous reprend.
Ali-Aga.
Ma foi, non, Monsieur, ce n'est que l'envie de souper, qui ne me quittera sûrement pas ; & pour la satisfaire, & vous prouver que je me connais mieux que vous ces Moldaves, laissez-moi parler à celui-ci.
Le Baron.
En aurez-vous moins faim, quand vous l'aurez battu ?
Ali-Aga.
Oh! je vous en réponds, & si vous n'avez pas le plus excellent souper dans un quart-d'heure, vous me rendrez tous les coups que je lui donnerai.
Le Baron.
A ce prix j'y consens, je vous prends au mot ; mais souvenez-vous en : si vous battez un innocent, je le ferai de bon cœur.
Ali-Aga.
Tant qu'il vous plaira ; mais soyez aussi tranquille spectateur que je l'ai été pendant votre négociation.
Le Baron.
Cela est juste  ; je vais prendre votre place,
Ali-Aga. (après s'être levé, mis son fouet sous son habit, et après s'être avancé nonchalamment auprès du Grec, lui frappe amicalement sur l'épaule ).
Bon jour, mon ami, comment te portes-tu? Eh bien, parle-donc ; est-ce que tu ne reconnais pas Ali-Aga, ton ami ? allons, parle donc.
Le Moldave.
Il ne sait pas.
Ali-Aga.
Il ne fait pas? ah, ah, cela est étonnant! quoi mon ami, sérieusement tu ne sais pas le Turc?
Le Moldave.
Non ; il ne fait pas.
Ali-Aga.(d'un coup de poing jette le Primat à terre & lui donne des coups de pied pendant qu'il se releve). Tiens, coquin, voilà pour t'apprendre le Turc.
Le Moldave (en bon Turc). Pourquoi me battez-vous? ne savez-vous pas bien que nous sommes de pauvres gens, & que nos Princes nous laissent à peine l'air que nous respirons.
Ali-Aga. au Baron. Eh bien, Monsieur, vous voyez que j« fuis un bon maître de langues ; il parle déja Turc à ravir: Au moins pouvons-nous causer actuellement, c'est quelque chose. (au Moldave en s'appuyant sur son épaule ) Actuellement que tu sais le Turc, mon ami, dis-moi donc comment tu te portes, toi, ta femme & tes enfans.
Le Moldave.
Aussi-bien .que cela le peut, quand on manque souvent du nécessaire.
Ali-Aga.
Bon, tu plaisantes ; mon ami, il ne te manque que d'être rossé un peu plus souvent, mais cela viendra : allons, actuellement au fait. Il me faut sur le champ deux moutons, douze poulets, douze pigeons, cinquante livres de pain, quatre oques [[Poids Turc qui équivaut à-peu-près quarante deux onces]] de beurre, du sel, du poivre, de la muscade, de la canelle, des citrons, du vin, de la salade, & de bonne huile d'olive, le tout à suffisance.
Le Moldave [en pleurant )
Je vous ai déja dit que nous étions des malheureux qui n'avions pas de pain : où voulez-vous que nous trouvions de la canelle !
Ali-aga ( tirant son fouet de dessous son habit & battant le Moldave jusqu'à ce qu'il ait pris la fuite ).
Ah, coquin d'infidèle, tu n'as rien! Eh bien, je vais t'enrichir, comme je t'ai appris le Turc. (Le Grec s'enfuit, Ali-Aga revient s'asseoir auprès du feu). Vous voyez, Monsieur, que ma recette vaut mieux que la vôtre.
Le Baron.
Pour faire parler les muets, j'en conviens, mais non pas pour avoir à fouper: aussi je crois bien avoir quelques coups à vous rendre, car votre méthode ne procure pas plus de vivres que la mienne.
Ali-aga,
Des vivres ! Oh, nous n'en manquerons pas, & si dans un quart-d'heure, montre sur table, tout ce que j'ai ordonné n'est pas ici, tenez, voilà mon fouet, vous pourrez me rendre tous les coups que je lui ai donné.
En effet, le quart-d'heure n'était pas expiré, que le Primat, affilié de trois de ses confrères apporta toutes les provisions ; sans oublier la canelle.
Après cet exemple, comment ne pas avouer que la recette d'Ali valait mieux que la mienne, & n'être pas guéri de mon entêtement d'humanité? En effet j'avais un tort inconcevable, mais évident : ce fut assez pour me soumettre, & en dépit de moi-même, je biffai déformais à mon conducteur le foin de me nourrir, sans le chicaner sur les moyens.
Le sol que nous parcourions, attira toute mon attention. De nouveaux tableaux, également intéressans par une riche culture & par une grande variété d'objets, se présentaient à chaque pas, & je comparait la Moldavie à la Bourgogne, si cette Principauté Grecque pouvait jouir des avantages inestimables qui résultent d'un Gouvernement modéré.
Régis depuis long-temps par leurs Princes sur la foi des traités, ces peuples ne devraient encore connaître le despotisme, que par la mutation de leurs Souverains, au gré de la Porte Ottomane. La Moldavie soumise dans l'origine à une très-petite redevance, ainsi que la Valachie, jouissait alors d'une ombre de liberté. Elle offrait dans la personne de ses Princes, sinon des hommes de mérite, au moins des noms illustres, que le vainqueur considérait, & dans ces mêmes Princes la nation Grecque aimait à reconnaître encore ses anciens maîtres ; mais tout fut bientôt confondu. Les Grecs assujettis ne se virent plus que comme des esclaves, ils n'admirent plus de distinction entre eux ; leur mépris mutuel accrut leur avilissement, & sous cet aspect le Grand-Seigneur lui-même ne distingua plus rien dans ce vil troupeau. Le marchand fut élevé à la Principauté ; tout intriguant s'y crut des droits  ; & ces malheureuses Provinces, mises fréquemment à l'enchère, gémirent, bientôt sous la vexation la plus cruelle.
Une taxe annuelle, devenue immodérée par ces enchères, des sommes énormes empruntées par l'inféodé pour acheter l'inféodation ; des intérêts à vingt-cinq pour cent, d'autres sommes journellement employées pour écarter l'intrigue des prétendons, le faite de ces nouveaux parvenus, & l'empressement avide de ces êtres éphémères, sont autant de causes qui concourent pour dévaster les deux plus belles Provinces de l'Empire Ottoman. Si l'on considère actuellement que la Moldavie & la Valachie sont plus surchargées d'impôts, & plus cruellement vexées, qu'elles ne l'étaient dans leur état le plus florissant, on pourra se faire une idée juste du fort déplorable de ces contrées. Il semble que le Despote uniquement occupé de la destruction, croit devoir exiger davantage à mesure que les hommes diminuent en nombre & les terres en fertilité. J'ai vu, pendant que je traversais la Moldavie, percevoir sur le peuple la onzième capitation de l'année, quoique nous ne fussions encore qu'au mois d'Octobre.

Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
En savoir plus
Unknown
Unknown
Accepter
Décliner
Analytics
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner